Faut-il avoir peur de la rupture conventionnelle collective ?

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C’est certainement déjà l’une des stars des ordonnances Macron. Nouvel outil de restructuration à froid des entreprises, la rupture conventionnelle collective répond déjà au doux acronyme de RCC. Sans même attendre la publication du décret au Journal officiel du 22 décembre, des entreprises relevant de secteurs d’activité radicalement différents annonçaient entrer en négociation sur le sujet : PSA, Pimkie, les Inrocks et probablement la Société générale devraient inaugurer ce nouveau dispositif dès le début de cette année.

La RCC aura-t-elle le même succès que sa grande sœur la rupture conventionnelle qui fêtera ses dix ans en 2018, avec déjà plus de deux millions et demi de « séparations à l’amiable » homologuées par l’administration ? L’avenir le dira, mais la RCC semble promise au même succès.

Un dispositif peu contraignant

La rupture conventionnelle collective qui permet à plusieurs salariés de quitter l’entreprise sous la forme du volontariat a en effet beaucoup pour plaire aux entreprises. Elle est déconnectée du licenciement pour motif économique, l’employeur n’est donc pas contraint de rattacher ces mesures à une quelconque justification sur le terrain économique. Alors qu’un employeur ne peut pas recruter de nouveaux candidats pour occuper les postes qui viennent d’être supprimés pour raison économique, il pourra désormais le faire grâce à la RCC qui s’affranchit globalement des dispositions contraignantes du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE)1.

Plus rien n’interdit une direction d’embaucher dans la foulée un intérimaire ou un salarié payé moins à la place d’un salarié qui s’est porté volontaire pour quitter l’entreprise dans le cadre de cette nouvelle RCC. Les modalités d’information-consultation des institutions représentatives du personnel (le nouveau comité social et économique ou CSE) sont beaucoup moins formelles qu’en matière de PSE.  Il est simplement question ici d’information du CSE. Il ne sera pas possible par exemple pour les syndicats de diligenter un expert-comptable pour s’assurer de la pertinence du projet.

Le reclassement interne et les mesures d’accompagnement liées au PSE, comme le contrat de sécurisation professionnelle ou le congé de reclassement ne concernent pas les candidats à la RCC. L’ordonnance prévoit seulement « des mesures visant à faciliter le reclassement externe des salariés sur des emplois équivalents, telles que des actions de formation, de validation des acquis de l’expérience ou à la reprise d’activités existantes par les salariés ». Hier sur France inter, la ministre du Travail Muriel Pénicaud a précisé que les conditions d’accompagnement, de formation et de reclassement seront négociées avec les syndicats et que les salariés concernés sont éligibles au chômage. Faut-il en déduire que l’employeur voit s’ouvrir un boulevard pour supprimer des postes à tout va ?

Cercle vertueux ?

La réalité est beaucoup plus nuancée. D’abord, parce que contrairement à la logique des PSE, la rupture conventionnelle collective exclut tout licenciement et ne repose que sur du volontariat. Autrement dit, si l’accord prévoit 100 suppressions d’emploi et que 80 salariés se portent candidats au départ, l’employeur ne pourra pas licencier 20 salariés pour atteindre son objectif initial. Cette configuration est toutefois rare. L’expérience des plans de départs volontaires a montré que l’appel au volontariat est en général couronné de succès, de sorte qu’il y a souvent plus de candidats au départ que de postes supprimés et qu’il faut les départager en posant des critères objectifs, ce que prévoit l’ordonnance en l’article L.1237-19-1 du Code du travail.

Autre garde-fou, le dispositif repose sur la négociation. La RCC vivra si un accord majoritaire (signé par des syndicats représentant au moins 50 % des voix exprimées en faveur des syndicats représentatifs) l’autorise. Telle est la logique du cercle vertueux. Le caractère majoritaire de l’accord garantit sa qualité. Car comment des syndicats représentatifs peuvent-ils apposer leur signature sur un accord au rabais, qui bafouerait les droits des salariés ?

Le raisonnement est fort mais se heurte parfois à une réalité autre, empreinte de chantage patronal et de faiblesse syndicale qui aboutit à des accords a minima. Plutôt que de devoir s’engager dans un plan social avec des menaces de licenciements à la clé, les syndicats pourraient être tentés de signer des accords qui privilégient le volontariat. Un choix cornélien.

Enfin, dernier argument avancé par le ministère du Travail : son administration, la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) veille au grain. Elle est associée aux négociations, contrôle l’accord lorsqu’il est signé et s’il offre suffisamment de garanties, le valide. Son contrôle est néanmoins beaucoup moins approfondi que lorsque l’employeur décide unilatéralement d’un plan et elle ne dispose que de 15 jours pour examiner l’accord en suivant les prescriptions de l’article L. 1237-19-3 du Code du travail.

A cet égard, l’administration doit vérifier que l’accord portant RCC exclut tout licenciement, que le comité social et économique a bien été informé et enfin que l’accord comporte les mesures idoines (mesures d’accompagnement, indemnités de rupture au moins égales aux indemnités dues en cas de licenciement…). Seule la « présence » de ces mesures est contrôlée. Il suffit donc qu’elles figurent dans l’accord sans qu’elles soient nécessairement qualitatives.

Des accords de faible vertu ?

A priori, l’administration devrait s’opposer à un accord qui ne viserait que des seniors ou qui ne comporterait que des « chèques valise ». Dans la première hypothèse, la discrimination est patente, dans le second, l’absence de mesures d’accompagnement devrait conduire au refus de l’administration. Mais au-delà de cet étiage, la validation de la Direccte ne devrait pas poser de difficultés, ce qui signifie que des accords faibles qualitativement pourront prospérer. Ce sera probablement le cas d’un accord panachant salariés seniors et salariés trentenaires. Le cercle vertueux garanti par le triptyque volontariat/accord majoritaire/contrôle de l’administration a des failles. Et des accords peuvent être au final de faible vertu…

A ce stade, les premières utilisations de la RCC posent des questions. La direction de Pimkie (groupe Mulliez) a communiqué sur la première réunion de négociation qui aura lieu le 8 janvier et dont l’objectif « sera de présenter la situation économique et financière » de l’entreprise. Les syndicats redoutent que le groupe de prêt-à-porter qui accuse des pertes ne supprime quelque 80 magasins (dont 20 en France). N’y a-t-il pas dans cette présentation de la direction l’aveu d’un plan social déguisé ? Car la RCC est censée être déconnectée du licenciement pour motif économique…

De son côté, PSA a indiqué qu’il « n’y a ni plan social ni suppression de postes ». La RCC sera un volet supplémentaire dans le cadre « d’un dispositif d’adéquation des emplois et des compétences (DAEC) qui existe depuis 2012 et permet à l’entreprise d’ajuster ses effectifs et les réduire sans licenciement ». Voilà qui correspond davantage à l’épure de la RCC, un outil de restructuration à froid qui encourt déjà le risque d’être instrumentalisé pour des réorganisations à chaud.

Aurora Moraine

Source Alternative Economique 05/10/18

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Société, Travail, Pauvreté, Emploi, rubrique Politique, Politique économique,

Neutralité du net : après l’abrogation, quels recours restent possibles ?

Bernie Sanders

Bernie Sanders

Les règles encadrant la neutralité du net ont été abrogées aux États-Unis, à la suite d’un vote du régulateur des télécoms. Cependant, si ce vote est une très mauvaise nouvelle pour les partisans de ce principe, tout n’est pas (encore) perdu.

C’est une nouvelle ère qui s’ouvre désormais aux États-Unis, maintenant que la fin de la neutralité du net a été votée par la Commission fédérale des communications. Mais cette période pourrait en définitive ne pas durer très longtemps. En effet, si le projet de réforme anti-neutralité du net du régulateur des télécoms américain est passé jeudi 14 décembre, des recours existent.

C’est ce qu’a rappelé sur Twitter Bernie Sanders, sénateur des États-Unis pour le Vermont et candidat malheureux lors de la campagne présidentielle américaine de 2016. Très remonté contre la politique de Donald Trump et le vote de la FCC, le parlementaire américain a appelé les défenseurs de la neutralité du net à riposter, en dénonçant « une attaque flagrante contre notre démocratie ».

« La fin de la protection de la neutralité du Net signifie qu’Internet sera à vendre au plus offrant. Lorsque nos institutions démocratiques sont déjà en péril, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher cette décision de prendre effet », a complété l’élu. Mais surtout, l’intéressé a évoqué deux plans de bataille, l’un destiné à être appliqué au niveau du Congrès, l’autre devant les tribunaux.

Au Congrès

La première tactique consiste à mobiliser la Congressional Review Act, ou loi de révision du Congrès. Au Sénat comme à la Chambre des représentants, les élus ont la possibilité de proposer une « résolution conjointe de désapprobation », explique Libération, au lieu de passer par une proposition de loi classique, afin de renverser une mesure critique, ici le vote de la FCC.

Pour exploiter cette disposition, les parlementaires ont une fenêtre d’action de 60 jours. Le sénateur démocrate Edward J. Markey a annoncé le jour même du vote, avec le soutien de 15 collègues, la mise en route de la résolution. « Le Congrès peut corriger la décision mal avisée et partisane de la FCC et laisser Internet entre les mains des gens, pas des grandes sociétés », a-t-il dit. Depuis, ils sont 26 à soutenir sa démarche.

Pour qu’une loi de révision du Congrès passe, il faut la faire voter. Or, il y a un souci : l’équilibre des forces politiques est en défaveur des démocrates. Toutefois, les Républicains, qui sont plutôt contre la neutralité du net, n’ont qu’une voix d’avance au Sénat. Reste qu’il y a encore un obstacle : le président des États-Unis. Celui-ci a le droit de mettre son veto pour empêcher une résolution.

Les chances d’obtenir gain de cause par ce canal-là paraissent minces.

Devant les tribunaux

La seconde solution est de passer par l’ordre judiciaire. « Nous déposerons une plainte pour préserver la protection des New-yorkais et de tous les Américains. Et nous travaillerons d’arrache-pied pour empêcher les dirigeants de la FCC de nuire davantage à Internet et à notre économie », a déclaré Eric Schneiderman, le procureur général de l’État de New York, cité par Techcrunch.

Des actions du même type pourraient venir d’au moins dix-huit autres procureurs, vu la teneur d’un courrier adressé le 12 décembre à la FCC dans lequel ils ont demandé un report du vote en raison de révélations sur des faux commentaires lors du processus de consultation publique. Selon Quartz, plusieurs d’entre eux ont annoncé qu’ils agiront en justice pour renverser la situation ou au moins entraver le processus.

Multiples recours judiciaires sur la rampe de lancement

Des organisations issues de la société civile sont aussi sur la brèche. Reuters indique qu’au moins trois groupes d’intérêt public — Public Knowledge, Common Cause et Free Press — se préparent à aller devant les tribunaux. L’Electronic Frontier Foundation est aussi sur le coup. Par ailleurs,  le lobby des géants du net, Internet Association, a fait savoir qu’il examinait le vote et évaluait  ses options légales.

Ici, les chances de succès semblent plus importantes. « Je pense que cette affaire est condamnée au tribunal », a estimé Tim Wu, un professeur en droit à l’université Columbia à New York. « Ils sont allés trop loin », a ajouté celui qui est considéré comme l’inventeur de l’expression « neutralité du réseau » en 2002.

Source Numérama 22/12/2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Internet, rubrique Société, Citoyenneté, Justice rubrique Politique, Société civile, rubrique Education 

Les indépendantistes catalans restent, un défi majeur pour Rajoy

Le président destitué de Catalogne Carles Puigdemont réagit à la victoire électorale des indépendantistes depuis Bruxelles, le 21 décembre 2017 AFP - Aris Oikonomou

En égalant quasiment leur dernier score aux élections régionales, les indépendantistes catalans posent un défi majeur à l’unité de l’Espagne et au gouvernement de Mariano Rajoy qui tablait sur ce scrutin pour les affaiblir.

Les Catalans, qui ont battu avec près de 82% de votants le record historique de participation dans la région, ont accordé jeudi 47,6% des voix aux indépendantistes et près de 52% des suffrages aux partis défendant l’unité de l’Espagne.

La loi électorale catalane prévoit un système de pondération des voix qui avantage les provinces rurales, où les indépendantistes sont très implantés, d’ou leur victoire en sièges au parlement régional.

Les trois partis indépendantistes obtiennent 70 élus sur 135, deux de moins qu’en 2015, semblant avoir atteint un plafond. Ils pourront donc gouverner s’ils arrivent à former une coalition.

Au sein des sécessionnistes, les Catalans ont placé en tête, avec 34 sièges, la liste « Ensemble pour la Catalogne » de l’adversaire numéro un de Rajoy: Carles Puigdemont, président du gouvernement destitué par Madrid après la déclaration d’indépendance du 27 octobre et exilé en Belgique.

Après le référendum d’autodétermination interdit du 1er octobre, émaillé de violences policières, puis la proclamation de cette « république catalane » restée sans effets, la région avait été mise sous tutelle et le parlement dissous en vue de nouvelle élections.

« L’Etat espagnol a été vaincu. Rajoy et ses alliés ont perdu! », a clamé depuis Bruxelles M. Puigdemont.

– Président exilé, vice-président en prison –

Mais, si les indépendantistes arrivent à s’entendre pour gouverner, quels seront les membres du cabinet régional ?

M. Puigdemont est inculpé pour « rébellion » et « sédition » et s’il rentre en Espagne, il sera arrêté.

Le chef du deuxième parti indépendantiste, Oriol Junqueras, son vice-président, lui aussi poursuivi, et déjà en prison.

M. Puigdemont avait déclaré le 12 décembre qu’il reviendrait en Espagne s’il pouvait être investi président. Rien ne s’oppose en principe à ce qu’un dirigeant politique poursuivi soit investi, puisqu’il n’est pas condamné. Mais encore faut-il qu’il reste libre.

Et dans son entourage, on laissait entendre, avant le scrutin, qu’il faudrait « qu’on lui permette de rentrer », autrement dit qu’il n’y ait pas d’arrestation à la clef. Il « pourra alors commencer une négociation ».

Vendredi matin, M. Puigdemont devrait en dire plus lors d’une conférence de presse prévue vers 10H30 (09H30 GMT) à Bruxelles.

M. Rajoy, silencieux jeudi soir, pourrait s’exprimer dans l’après-midi après une réunion avec son Parti populaire, laminé en Catalogne où il est passé de 11 à 3 sièges.

Juste après l’annonce des résultats, un électeur indépendantiste de gauche évoquait « une sensation étrange »: « Nous gagnons en députés mais pas en nombre de voix », disait Fran Robles, médecin de 26 ans. « Donc chaque camp pourra se proclamer vainqueur. Cela reflète bien la réalité, qui est que la Catalogne est politiquement divisée et que la seule façon de trancher la question est de la poser clairement dans un référendum ».

« Avec ce résultat, le message à l’Espagne est: asseyez-vous pour parler », assurait un sympathisant indépendantiste à Barcelone, Francesc Portella, 50 ans, professionnel du marketing.

Il va bien falloir qu’à Madrid « ils cèdent sur des choses qui leurs déplaisent. S’asseoir et dialoguer », a dit aussi à l’AFP le sociologue Narciso Michavila, dirigeant d’un institut de sondages à Madrid.

Mais les Catalans partisans de l’Espagne, aussi, veulent être pris en compte.

Poussés à s’impliquer face au risque réel de rupture unilatérale, ils avaient finalement manifesté en masse depuis octobre, inondant aussi les rues de leurs drapeaux rouge-jaune-rouge.

Un parti libéral et anti-indépendantiste a obtenu le plus grand nombre de sièges au parlement, Ciudadanos, avec 37 élus.

« Les partis nationalistes ne pourront plus jamais parler au nom de toute la Catalogne, car la Catalogne c’est nous tous », a martelé sa dirigeante catalane, Inès Arrimadas.

Selon Narciso Michavila, la réalité économique s’imposera aussi aux indépendantistes, qui devront mettre de l’eau dans leur vin pour stopper la dégringolade du tourisme et des investissements depuis début octobre.

L’élite catalane – dont certains membres sont proches du parti conservateur PDeCat de M. Puigdemont – « sait qu’elle doit récupérer le tourisme et l’économie », dit-il.

Source AFP 21 /12/2017

Voir aussi : Actualité Internationale Rubrique UE, EspagneLe président catalan a cinq jours pour clarifier sa positionLa Catalogne ensanglantéeUn régionalisme si européen, rubrique Politique,

« Le néolibéralisme est une perversion de l’économie dominante »

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Théorie

Même ses détracteurs les plus virulents le reconnaissent : il est ardu de définir le néolibéralisme. De façon générale, ce terme suggère une préférence pour les marchés plutôt que pour l’Etat, pour les incitations économiques plutôt que les normes culturelles et pour l’entreprise privée plutôt que pour l’action collective. D’Augusto Pinochet à Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, des démocrates américains au nouveau parti travailliste britannique, de l’ouverture économique chinoise à la réforme de l’Etat-providence en Suède ; il a été utilisé pour décrire un éventail très large de situations.

Au bout du compte, le mot « néolibéralisme » est utilisé comme un fourre-tout qualifiant tout ce qui touche à la dérégulation, la libéralisation, la privatisation, ou encore l’austérité fiscale. Aujourd’hui, il est couramment conspué. Il est assimilé à toutes les idées et pratiques qui ont contribué à l’augmentation de la précarité économique et des inégalités, qui nous ont conduits à la perte de nos valeurs et de nos idéaux politiques et, enfin, qui ont accéléré l’émergence de mouvements populistes.

Où sont les néolibéraux ?

Il semble donc que nous vivions dans l’ère du néolibéralisme. Mais qui sont, finalement, les adeptes et les diffuseurs de ce courant de pensée – les néolibéraux eux-mêmes ? Etrangement, il faut remonter assez loin dans le temps pour trouver quelqu’un qui a explicitement prôné le néolibéralisme. En 1982, Charles Peters – qui a dirigé pendant de nombreuses années la revue politique Washington Monthly – publiait un « Manifeste néolibéral », qui constitue encore 35 ans plus tard une lecture riche d’enseignements, tant le néolibéralisme qu’il décrit diffère de celui qu’on tourne aujourd’hui en ridicule. A en croire Peters, les dirigeants politiques qui incarnent le mouvement néolibéral ne seraient pas les semblables de Thatcher ou de Reagan, mais davantage des libéraux – au sens américain du terme – qui, après avoir été déçus par les syndicats et l’omniprésence des gouvernements centraux, ont abandonné leurs préjugés contre les marchés.

Le fait que le néolibéralisme soit un concept insaisissable qui ne dispose pas d’un lobby explicite de défenseurs ne signifie pas qu’il soit insignifiant ou irréel

L’utilisation du terme « néolibéral » a explosé dans les années 1990, lorsqu’il a été associé à deux phénomènes dont aucun d’ailleurs n’avait été mentionné dans l’article de Peters. Le premier d’entre eux est la dérégulation financière, qui allait atteindre son apogée lors de la crise financière de 2008 et dans la débâcle qui, à ce jour, tourmente encore la zone euro. Le second de ces phénomènes est la mondialisation économique, qui s’est accélérée grâce à la libre circulation des capitaux et à un nouveau type, plus ambitieux, d’accords commerciaux. Depuis, la financiarisation et la mondialisation sont devenues les manifestations les plus visibles du néolibéralisme.

Entre science et idéologie

Le fait que le néolibéralisme soit un concept insaisissable, changeant, et qu’il ne dispose pas d’un lobby explicite de défenseurs, ne signifie pas pour autant qu’il soit insignifiant ou irréel. Qui peut, en effet, contester que le monde ait effectué un mouvement décisif vers les marchés depuis les années 1980 ? Ou le fait que les hommes et femmes politiques de centre gauche – les démocrates aux Etats-Unis, les socialistes et les sociaux-démocrates en Europe – ont adopté avec enthousiasme plusieurs croyances centrales du Thatchérisme ou du Reaganisme ; à savoir la dérégulation, la privatisation, la libéralisation financière ou encore l’entreprise privée ? Une part importante des discussions politiques contemporaines sont imprégnées des principes basés sur le concept d’homo œconomicus, cet être humain parfaitement rationnel qui cherche à maximiser son intérêt personnel et qui constitue un élément central de nombreuses théories économiques.

La souplesse du terme « néolibéralisme » signifie aussi que les critiques qui lui sont adressées ratent souvent leur cible

Mais la souplesse du terme « néolibéralisme » signifie également que les critiques qui sont adressées à ce courant économique ratent souvent leur cible. Il n’y a en effet rien de foncièrement nocif dans les marchés, ni dans l’initiative ou l’entreprise privée lorsque ces principes sont appliqués de façon appropriée. Les plus importantes réalisations économiques de notre temps ont d’ailleurs découlé d’usages judicieux de ces derniers. Et en snobant le néolibéralisme, nous risquons de nous priver de quelques-unes de ses composantes utiles.

Le vrai problème, c’est que l’économie mainstream tombe trop facilement dans l’idéologie, contraignant les choix qui semblent s’offrir à nous et fournissant des solutions « clé en main ». La juste compréhension des phénomènes économiques qui sous-tendent le néolibéralisme nous permettrait d’y identifier l’idéologie, et de la rejeter lorsqu’elle se fait passer pour une science économique. Enfin – et c’est sûrement le plus important – cet effort d’analyse enrichirait l’imagination institutionnelle dont nous avons désespérément besoin pour refonder le capitalisme du XXIsiècle.

Expérience de pensée

Nous pensons généralement le néolibéralisme comme la somme de principes clés de la science économique dominante. Pour être capables d’étudier ces derniers sans idéologie, nous devons nous soumettre à une expérience de pensée : un économiste célèbre et très respecté atterrit pour la première fois dans un pays, dont il ne connaît rien. Il assiste alors à une réunion avec les dirigeants politiques du pays en question. « Notre nation connaît de sérieux problèmes » lui dit-on alors ; « l’économie stagne, l’investissement est bas et il n’y a aucune perspective de croissance en vue ». Les dirigeants se tournent alors vers lui, plein d’espoir : « Indiquez-nous quelle est la marche à suivre pour faire prospérer notre économie ».

L’économiste reconnaît alors son ignorance et explique que sa méconnaissance de l’économie du pays l’empêche de formuler une quelconque recommandation. Avant de se prononcer, il aurait besoin, dit-il, d’étudier l’histoire de l’économie, d’analyser des données statistiques et de voyager dans le pays.

Mais ses hôtes insistent : « Nous comprenons votre réticence, et nous aurions aimé que vous eussiez le temps de faire tout cela » se voit-il répondre, « mais l’économie n’est-elle pas une science, et n’êtes-vous pas l’un de ses plus éminents praticiens ? Bien que vous ne connaissiez que très peu de chose sur notre économie, vous pourriez probablement partager avec nous des théories économiques générales et des directives qui nous aideraient à guider nos politiques économiques et les réformes que nous souhaitons appliquer ».

L’économiste se trouve alors dans une impasse. D’un côté, il ne veut pas imiter ces gourous économiques qu’il critique depuis longtemps pour colporter leurs conseils politiques favoris. Mais il se sent pris au dépourvu par cette question. Existe-t-il des vérités universelles en économie ? Peut-il, lui-même, apporter ici quoi que ce soit de valide ou d’utile ?

Quels principes ?

Il commence alors son exposé : l’efficience avec laquelle les ressources d’une économie sont allouées est un déterminant crucial de la performance de cette économie, explique-t-il. Une telle efficacité nécessite, à son tour, de mettre en cohérence les incitations des ménages et des entreprises avec les coûts et les bénéfices sociaux. Les incitations auxquelles sont confrontés les entrepreneurs, les investisseurs et les producteurs sont particulièrement importantes pour la croissance économique. La croissance a besoin d’un système abouti de droits de propriété et d’application des contrats, afin de permettre aux investisseurs de s’approprier les rendements de leurs investissements. Enfin, l’économie doit être ouverte aux idées et aux innovations issues du reste du monde.

Mais une période d’instabilité macroéconomique peut faire dérailler l’économie, poursuit-il. Les gouvernements doivent, par conséquent, conduire une politique monétaire rigoureuse, consistant à restreindre la croissance de la masse monétaire à celle de la demande de monnaie nominale pour atteindre un niveau d’inflation raisonnable. Ils doivent assurer la soutenabilité des finances publiques – de sorte que la dette publique ne dépasse pas le revenu national – et mettre en œuvre une réglementation prudentielle des banques et des autres institutions financières pour éviter que le système financier, dans son ensemble, ne prenne des risques excessifs.

Les principes économiques englobent aussi des questions de politique sociale et d’équité

L’économiste aborde ensuite un thème qui lui tient à cœur : « L’économie n’est pas qu’une affaire d’efficacité et de croissance », explique-t-il. Les principes économiques englobent aussi les questions de politique sociale et d’équité. L’économie a, certes, peu de choses à dire sur le niveau de redistribution qu’une société devrait viser, mais elle préconise toutefois que la base fiscale soit la plus large possible, et que les programmes sociaux soient pensés en prenant soin de ne pas inciter les travailleurs à se détourner du marché du travail.

Au moment où l’économiste termine sa présentation, il semble évident qu’il a mené un véritable plaidoyer néolibéral. Un auditeur critique, dans l’assemblée, y aura reconnu un certain nombre de « mots-clés » : efficacité, incitations, droits de propriété, politique monétaire saine, prudence budgétaire et financière. Et pourtant, les principes universels que l’économiste vient de décrire sont définis très vaguement : ils présument une économie capitaliste – dans laquelle les décisions d’investissement sont le fait des agents privés et des entreprises – mais ils ne vont pas beaucoup plus loin. En réalité, ils permettent – et même, nécessitent – une incroyable variété d’arrangements institutionnels.

Nous nous tromperions associant à chaque terme abstrait (incitations, droits de propriété…) une contrepartie institutionnelle prédéterminée

L’économiste vient-il donc de délivrer une analyse néolibérale ? Nous nous tromperions en le croyant ; notre erreur consistant à associer à chaque terme abstrait – incitations, droits de propriété, politique monétaire saine – une contrepartie institutionnelle prédéterminée. Ici résident la prétention centrale et le défaut majeur du néolibéralisme : la croyance que les principes économiques de premier ordre correspondent à un ensemble unique de politiques, proche d’un agenda à la Thatcher ou à la Reagan.

Prenons les droits de propriété. Ils sont importants, en ce qu’ils permettent de distribuer les retours sur investissements. Un système optimal confierait donc les droits de propriété aux individus qui feraient le meilleur usage possible de leur actif, et offrirait au contraire une protection contre ceux qui risquent de s’approprier tous les bénéfices. Ainsi, les droits de propriété sont bénéfiques lorsqu’ils protègent les innovateurs des comportements de passagers clandestins, mais néfastes lorsqu’ils les préservent de la concurrence. En fonction du contexte, un régime légal qui fournit les incitations adéquates peut donc être tout à fait différent du régime standard de droits de propriété privée à l’américaine.

« Néolibéralisme » à la chinoise ?

Cette idée peut sembler une parenthèse sémantique sans aucun intérêt pratique, pourtant le succès économique spectaculaire de la Chine est largement lié à un bricolage institutionnel défiant toute orthodoxie. La Chine s’est tournée vers les marchés, mais elle n’a pas copié les pratiques occidentales en matière de droits de propriété. Les réformes menées dans le pays ont produit des mesures d’incitation basées sur les marchés, à travers une série d’arrangements institutionnels inédits, mieux adaptés au contexte local.

Plutôt que de passer directement, par exemple, de la propriété étatique à la propriété privée – ce qui aurait été dans tous les cas limité par la faiblesse des institutions en place – le pays s’est appuyé sur des formes mixtes de propriété. Ces dernières se sont avérées fournir aux entrepreneurs des droits de propriété plus efficaces. Les Entreprises de Bourg et de Village (EBV), qui ont constitué le fer de lance de la croissance chinoise dans les années 1980, étaient ainsi détenues collectivement et contrôlées par les gouvernements locaux. Même si ces sociétés appartenaient à l’Etat, les entrepreneurs recevaient la protection dont ils avaient besoin pour faire face au risque d’expropriation. Les gouvernements locaux étaient en effet directement intéressés aux profits des firmes et n’avaient donc aucune raison de tuer ces poules aux œufs d’or.

Qualifier les réformes chinoises de néolibérales déforme la réalité au lieu de l’éclairer

La Chine a recouru à toute une série d’innovations de ce type ; chacune traduisant des principes économiques de premier ordre en des arrangements institutionnels inhabituels. Les réformes chinoises ont notamment permis de protéger le secteur public chinois de la compétition mondiale, en établissant des zones où les entreprises étrangères pouvaient suivre des règles différentes de celles en vigueur dans le reste de l’économie. Au vu de ces écarts par rapport aux standards orthodoxes, qualifier les réformes chinoises de néolibérales – comme ont tendance à le faire certains observateurs – déforme la réalité au lieu de l’éclairer. Si nous voulions appeler cela du néolibéralisme, nous devrions certainement être plus cléments avec les idées qui sous-tendent la plus spectaculaire réduction de la pauvreté dans l’histoire.

Certains pourraient rétorquer que les innovations institutionnelles chinoises sont purement transitoires : le pays finira peut-être par converger vers un modèle d’institutions occidentales, pour soutenir sa croissance économique. Mais une telle façon de penser néglige la diversité des arrangements capitalistes qui prévalent encore dans les économies avancées, et ce malgré une relative homogénéisation de nos discours politiques.

Une feuille de route vide

Comment définir, après tout, les institutions occidentales ? Le poids du secteur public varie beaucoup selon les pays de l’OCDE, d’un tiers du PIB en Corée du Sud à près de 60 % en Finlande. En Islande, 86 % des travailleurs sont membres d’une organisation syndicale, quand ce pourcentage n’atteint que 16 % en Suisse. Aux Etats-Unis, les entreprises peuvent licencier quand bon leur semble, tandis que le droit du travail français a depuis toujours imposé aux employeurs un certain nombre d’étapes préalables. Les marchés financiers représentent aujourd’hui presque une fois et demie le PIB des Etats-Unis, tandis qu’en Allemagne, leur importance est trois fois moindre, à environ 50 % du PIB.

L’économie ne peut être réduite à une liste de principes abstraits relevant du sens commun

L’idée que l’un de ces modèles de taxation, de droit du travail, ou d’organisation financière puisse être intrinsèquement supérieur aux autres est démentie par l’alternance de périodes de prospérité et de récession qu’ont connue ces économies développées dans les récentes décennies. Les Etats-Unis ont traversé plusieurs périodes de troubles au cours desquelles ses institutions économiques ont été jugées inférieures à celles de l’Allemagne, du Japon, de la Chine et aujourd’hui probablement de l’Allemagne à nouveau. Indéniablement, des niveaux comparables de richesse et de productivité peuvent être atteints via différents modèles capitalistiques. Nous pourrions même nous avancer un peu : tous ces modèles sont encore loin d’épuiser le champ de ce qui pourrait être possible et désirable dans le futur.

L’économiste en visite de notre expérience de pensée connaît tous ces exemples, il sait que les principes qu’il a énoncés ont besoin d’être alimentés par des solutions institutionnelles avant de devenir opérationnels. Droits de propriété, d’accord, mais de quel type ? Politique monétaire saine, très bien, mais de quelle façon ? Il semble plus facile de critiquer cette liste de principes pour sa vacuité, que de la dénoncer comme un programme néolibéral.

 

Les bons économistes savent que la bonne réponse à n’importe quelle question économique est : « ça dépend »

Pour autant, ces principes ne sont pas complètement dépourvus de fond. La Chine et, plus généralement, tous les pays qui ont réussi à se développer rapidement ont démontré l’utilité de ces principes une fois adaptés au contexte local. Réciproquement, trop d’économies se sont retournées contre des dirigeants politiques qui avaient bafoué ces principes. Pas besoin de regarder plus loin que dans les régimes populistes d’Amérique latine ou communistes d’Europe de l’Est pour apprécier la pertinence d’une politique monétaire saine, d’une soutenabilité fiscale et d’incitations privées.

Bien sûr, l’économie ne peut être réduite à une liste de principes abstraits relevant du sens commun. Une large part du travail des économistes consiste à développer des modèles stylisés permettant d’expliquer comment les économies fonctionnent ; pour ensuite confronter ces modèles avec la réalité. Les économistes tendent ainsi à décrire leur travail comme un affinage progressif de leur compréhension du monde : leurs modèles sont supposés devenir de plus en plus performants à force d’être testés et révisés. En réalité, les progrès en économie se produisent différemment.

Un modèle, mais quel modèle ?

Les économistes analysent une réalité sociale qui diffère totalement du monde physique. Elle est entièrement créée par l’homme, malléable et régie par des règles qui varient dans le temps et dans l’espace. Les progrès en économie ne consistent donc pas à choisir le bon modèle ou la bonne théorie pour répondre aux questions que l’on peut se poser, mais à améliorer notre compréhension de la diversité des relations causales. Le néolibéralisme et ses remèdes habituels – toujours plus de marchés, toujours moins d’Etat – sont en fait une perversion de l’économie mainstream. Les bons économistes savent que la bonne réponse à n’importe quelle question économique est : « ça dépend ».

En économie, les nouveaux modèles supplantent rarement les anciens

Est-ce qu’une hausse du revenu minimum est néfaste à l’emploi ? Oui, si le marché du travail est concurrentiel et si les employeurs n’ont aucun contrôle sur le salaire auxquels ils doivent rémunérer les travailleurs pour les attirer ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce que la libéralisation du commerce encourage la croissance économique ? Oui, si cela permet d’améliorer la rentabilité des industries où ont lieu l’essentiel de l’innovation et de l’investissement ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce qu’une hausse de la dépense publique améliore l’emploi ? Oui, s’il n’y a pas de tensions dans l’économie et si les salaires n’augmentent pas ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce qu’une situation de monopole nuit à l’innovation ? Oui et non : cela dépend d’une multitude de conditions propres au marché.

En économie, les nouveaux modèles supplantent rarement les anciens. Les modèles du marché concurrentiel1 datant d’Adam Smith ont ainsi été au fil du temps en intégrant – plus ou moins chronologiquement – les questions de monopole, d’externalités, d’économies d’échelle, d’incomplétude et d’asymétrie de l’information, de comportement irrationnel des agents et tout un tas d’autres aspects du monde réel. Malgré tout, l’ancien modèle est resté utile. Pour comprendre le fonctionnement des marchés, il est nécessaire de les visualiser à travers différents prismes à différents moments.

Un bon économiste est un bon cartographe

On trouvera peut-être dans les cartes l’analogie la plus adaptée à cette situation. Tout comme les modèles économiques, les cartes sont des représentations hautement stylisées de la réalité. Elles sont utiles justement parce qu’elles font abstraction de nombreux détails du monde réel qui pourraient en gêner la compréhension. Mais cette abstraction implique aussi que nous ayons besoin de plusieurs cartes différentes en fonction de nos besoins de déplacements. Si, par exemple, je me déplace en vélo, j’aurais besoin d’une carte qui répertorie les pistes cyclables. Si je décide de me promener à pied, je choisirais une carte indiquant les sentiers pédestres. Si une nouvelle ligne de métro est construite, j’aurais sûrement besoin d’une nouvelle carte du métro, sans pour autant devoir jeter toutes les anciennes que je possède.

Les économistes ont des difficultés avec la partie « artistique » de la discipline

Les économistes sont excellents pour réaliser des cartes, mais ils ne le sont pas assez pour choisir la plus adaptée à leurs travaux. Lorsqu’ils se retrouvent confrontés à des questions de politique économique telles que celles auxquelles a dû répondre l’économiste en visite dans ce pays inconnu ; nombre d’entre eux ont recours aux modèles de référence privilégiant le « laisser-faire ». Les réponses automatiques et l’arrogance remplacent ainsi la richesse des discussions qui peuvent avoir lieu dans une salle de séminaire. John Maynard Keynes a, une fois, défini l’économie comme « la science de penser à travers des modèles, combinée à l’art de choisir ceux qui sont pertinents ». Les économistes ont des difficultés avec la partie « artistique » de la discipline.

Ce constat peut lui aussi être illustré par une parabole : un journaliste appelle un professeur d’économie, pour lui demander si, de son point de vue, le libre-échange est une bonne chose. Le professeur lui répond avec enthousiasme par l’affirmative. Se faisant passer pour un étudiant, le journaliste assiste ensuite au séminaire d’économie internationale dispensé par le même professeur dans une université. Il y pose la même question : « le libre-échange est-il bénéfique ? ». Cette fois-ci, le professeur semble embarrassé : « Qu’entendez-vous par « bénéfique » ? Et bénéfique pour qui ? » lui demande-t-il. Il se lance alors dans une explication approfondie, pour finalement conclure sur un bilan bien plus nuancé : « si la longue liste d’hypothèses que je viens d’énumérer est satisfaite – et en supposant que nous pouvons taxer les bénéficiaires pour compenser le manque à gagner des perdants – alors le libre-échange peut potentiellement améliorer le bien-être de chacun ». S’il est d’humeur bavarde, le professeur pourrait même ajouter que l’impact du libre-échange sur la croissance de long terme d’une économie n’est pas beaucoup plus simple à déterminer, et qu’il dépend, lui aussi, de toute une liste de conditions.

Les gardiens des joyaux

Le professeur que le journaliste découvre lors de ce séminaire est donc assez différent de celui avec qui il avait pu discuter par téléphone. Lors de leur premier entretien, il s’était montré très assuré et n’avait formulé aucune réserve quant à la politique à adopter. Il n’y aurait qu’un seul et unique modèle à prendre en compte, dans le cadre du débat public du moins ; une seule réponse correcte à apporter, quel que soit le contexte économique. Etonnamment, le professeur estime que les connaissances qu’il transmet à ses étudiants ne sont pas appropriées – voire dangereuses – pour le grand public. Comment peut-on expliquer ce phénomène ?

Les fondements d’un tel comportement sont profondément enfouis dans la culture du métier d’économiste. Mais l’une des principales raisons réside dans l’ardeur mise par ces derniers à présenter les joyaux de la profession – l’efficacité des marchés, la main invisible, les avantages comparatifs – comme étant irréprochables, pour les protéger des attaques des barbares guidés par leur intérêt personnel, à savoir les protectionnistes. Malheureusement, ces économistes ont tendance à ignorer les barbares du camp adverse ; à savoir les financiers et les multinationales, dont les motivations ne sont pas plus louables et qui sont tout aussi prêts que les protectionnistes à détourner les idées néolibérales à leur propre avantage.

Les économistes qui laissent libre cours à leur enthousiasme pour les marchés libéralisés ne sont pas très fidèles à leur propre discipline

Par conséquent, la contribution des économistes au débat public est souvent biaisée dans une direction : celle qui préconise toujours plus de commerce, toujours plus de finance et toujours moins de gouvernement. C’est pour cette raison que les économistes sont perçus aujourd’hui comme des défenseurs inconditionnels du néolibéralisme, et ce alors même que l’économie dominante est loin d’être un hymne à la gloire du laisser-faire. Les économistes qui laissent libre cours à leur enthousiasme pour les marchés libéralisés ne sont en fait pas très fidèles à leur propre discipline.

Repenser la mondialisation

Comment donc penser la mondialisation si nous voulons la libérer l’emprise des pratiques néolibérales ? Nous devons commencer par comprendre le potentiel positif des marchés mondialisés. L’accès aux marchés internationaux de biens, de technologies et de capitaux a joué un rôle important dans pratiquement tous les miracles économiques de notre ère. La Chine est bien sûr le rappel le plus récent et le plus puissant de cette vérité historique ; mais ce n’est pas le seul. Des miracles similaires ont eu lieu en Corée du Sud, à Taïwan, au Japon et dans un certain nombre de pays non-asiatiques comme l’Ile Maurice. Tous ces pays ont su accepter et utiliser la mondialisation des flux plutôt que de lui tourner le dos, et ils en ont bénéficié largement.

Les défenseurs de l’ordre économique existant finissent toujours par invoquer ces exemples lorsque la mondialisation est remise en cause. Ce qu’ils oublient cependant de mentionner, c’est que la plupart de ces pays ont rejoint l’économie mondiale en violant certains principes néolibéraux. La Corée du Sud et Taïwan par exemple, ont largement subventionné leurs exportateurs, respectivement à travers le système financier et en leur accordant des avantages fiscaux. Et globalement, tous ces pays ont levé la majeure partie de leurs barrières à l’importation bien après que leur croissance économique ait décollé.

Bien des réformes pourtant interdites par la feuille de route néolibérale sont devenues monnaie courante

Mais aucun d’eux – à la seule exception du Chili de Pinochet dans les années 1980 – n’a suivi la recommandation néolibérale consistant à s’ouvrir rapidement aux importations. L’expérience néolibérale du Chili a finalement produit la pire crise économique que l’Amérique latine ait connue. Si les circonstances diffèrent selon les pays, les gouvernements ont joué, dans tous les cas, un rôle actif dans la restructuration de leur économie et l’ont protégée d’un environnement extérieur très volatil. Pourtant interdites par la feuille de route néolibérale ; les politiques industrielles, les restrictions sur les flux de capitaux et le contrôle des changes sont devenus monnaie courante.

En contraste, les pays qui se sont cantonnés au modèle de mondialisation néolibéral ont été cruellement déçus ; comme en témoigne l’exemple regrettable du Mexique. Après une série de crises macroéconomiques au milieu des années 1990, le Mexique a adopté des politiques macroéconomiques orthodoxes en libéralisant abondamment son économie, en dérégulant son système financier, en abaissant drastiquement ses barrières aux importations et en signant l’accord de libre-échange nord-américain (Alena). Ces politiques ont de fait permis une certaine stabilité macroéconomique et une hausse significative tant du commerce extérieur que de l’investissement domestique. Mais pour ce qui compte le plus — la productivité globale et la croissance économique –– l’expérience a été un échec. Depuis que le Mexique a entrepris ces réformes, sa productivité globale stagne et son économie s’est avérée être contre-performante, même au regard des standards relativement peu exigeants, de l’Amérique Latine.

Il n’y a pas de plan unique

Ces résultats ne sont pas surprenants du point de vue d’une approche économique logique. Il y a toutefois une autre manifestation de la nécessité pour les politiques économiques d’être ajustées aux défaillances auxquelles est soumis chaque marché, et taillé en fonction des spécificités nationales de chaque pays. Aucun plan ne peut convenir partout et de façon indifférente.

Comme en témoigne le manifeste de Peters (1982), la définition du néolibéralisme a considérablement évolué au cours du temps, en même temps que la connotation du terme est devenue de plus en plus radicale dans son rapport à la dérégulation, la financiarisation ou la mondialisation. Il y a cependant un fil rouge qui relie entre elles les différentes versions du néolibéralisme : il s’agit de l’importance accordée à la croissance économique. En 1982, Peters écrivait que cette insistance était justifiée, du fait du rôle essentiel que joue la croissance dans la réalisation de tous nos objectifs sociaux et politiques — la communauté, la démocratie et la prospérité. L’entreprenariat, l’investissement privé et le retrait de tous les obstacles encombrants (comme, par exemple, une régulation excessive) étaient autant d’instruments nécessaires à la croissance économique. Si un manifeste néolibéral similaire devait être écrit aujourd’hui, il avancerait sans doute le même argument.

L’erreur fatale du néolibéralisme, c’est qu’il se trompe sur ce qu’est l’économie elle-même

Toutefois, les détracteurs du néolibéralisme pointent souvent que cet accent mis sur la croissance déprécie et sacrifie d’autres valeurs sociales et politiques importantes comme l’égalité, l’inclusion sociale, la délibération démocratique ou encore la justice. Des valeurs dont la réalisation est pourtant primordiale, et qui, dans certains contextes, comptent bien plus que les autres. Elles ne peuvent cependant pas toujours – voire même jamais – être réalisées par le biais de politiques économiques technocratiques ; la politique a clairement un rôle central à jouer.

Les néolibéraux n’ont certes pas tort d’affirmer que ces précieux idéaux sont plus susceptibles d’être atteints dans une économie dynamique, solide et en expansion. Ils se trompent en revanche lorsqu’ils pensent qu’il existe une recette unique et universelle pour améliorer la performance d’une économie – une recette à laquelle ils auraient accès. L’erreur fatale du néolibéralisme, c’est qu’il se trompe sur ce qu’est l’économie elle-même. Il doit être rejeté, selon sa propre logique, pour la simple et bonne raison que c’est de la mauvaise économie.

* Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université Harvard. Cet article publié initialement par la Boston Review a été traduit par Aude Martin

Source : Alternatives Economiques

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Il ne s’agit pas de faire une foire d’art contemporain de plus

Olll, « Chinese Tatoo », présenté par la galeriste Sophie Julien ( Béziers). Photo JMDI

Olll, « Chinese Tatoo », présenté par la galeriste Sophie Julien ( Béziers). Photo JMDI

Ultime journée pour le premier Art Montpellier qui vous donne rendez-vous avec la création artistique contemporaine régionale nationale et internationale jusqu’à l’Arena.

Le premier salon d’art à Montpellier se veut un événement à la hauteur de la place qu’occupe l’art contemporain à Montpellier et sa région. Si la destination Montpellier culture est empruntée de longue date, la ville le doit à la vision de son maire historique Georges Frêche qui fut dès le début des années 80, l’un des premiers à saisir le rôle de la culture en terme d’attractivité et de développement économique.

Les Arts plastiques sont cependant restés longtemps la cinquième roue du carrosse loin derrière la danse, la musique et le théâtre. Mais les temps changent, et l’actuel locataire de la mairie, caresse de longue date l’idée de parfaire cet écrin culturel du sud de la France. Tout en maintenant et en développant les moyens du Musée Fabre, depuis son arrivée Philippe Saurel consolide un dispositif qualitatif via les salles d’expositions municipales, pour constituer un parcours urbain enrichi de propositions d’œuvres d’art, temporaires ou définitives, dans l’espace urbain.

La nomination de Nicolas Bourriaud à la tête d’un EPPC qui comprend la Panacée, et le futur Centre d’Art le MoKo en lien avec l’école des Beaux Arts constitue un autre axe de développement prometteur. Cette politique culturelle volontariste produit déjà des effets mesurables dans le secteur privé avec l’implantation récentes d’une vingtaine de galeries sur la ville. La Foire méditerranéenne des arts contemporains qui se tient actuellement à l’Arena apparaît comme une suite logique qui devrait confirmer la place de Montpellier sur la carte des grandes escales du sud en matière d’art contemporain.

Qualité de l’offre artistique

On mesure rapidement l’ambition en parcourant les allées de la première édition de Art Montpellier qui rassemble l’art contemporain, l’art brut, et la création émergente. La foire accueille des dizaines de galeries prestigieuses présentant les oeuvres de 200 artistes, avec un focus sur le mouvement Support Surface ( Dezeuze, Cane, Guyomard, Viallat,) présentés par la galerie Clémence Boisanté et la Figuration libre (Combas, Boisrond, Di rosa, Blanchard), sur le stand AD galerie. Sur une surface de 2 500 m2, elle confirme le savoir-faire de son directeur artistique Didier Vesse, fondateur d’ArtéNîm qui préside aujourd’hui à la destinée d’Art Up ! Lille.

L’implication des galeristes demeure prédominante surtout pour une première édition « L’interaction entre les oeuvres présentées est intéressante juge Eric Galéa entre deux dieux égyptiens en béton coloré signées Mathias Souverbie, c’est un vrai salon d’art contemporain. Cette lisibilité est importante, il arrive qu’on se retrouvent avec des productions artisanales ce qui brouille les esprits. Ici c’est clair. Nous ne sommes pas non plus envahis par le Street art, que j’apprécie, mais dont le côté très tendance est parfois hégémonique», confie l’habitué des salons d’art internationaux dont la galerie est implantée à L’isle sur la Sorgue.

« Il faut trois ans pour que le salon fasse ses preuves et monte en puissance», indique le galeriste Roger Castang, qui vient de Perpignan, le magnifique bronze du sculpteur catalan Guy Ferrer à ses côté ne semble pas le contredire. «Cette année nous sommes une quarantaine, il faudrait arriver à 70 exposants en conservant la qualité des propositions. Devant la singularité des offres nous ne nous trouvons pas en concurrence.»

A l’issue de cette première édition ce sera aux galeristes présents de se prononcer pour savoir si Art Montpellier répond aux exigences de son échelle et de ses perspectives. En reprenant un ticket pour la prochaine édition et par le biais du bouche à oreille. Mais en matière de richesse et de diversité des propositions les amateurs ont de quoi nourrir leur soif de curiosité, et d’y trouver l’occasion de faire des heureux.

Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 09/12/2017

 

Didier Vesse. Photo maxime Dufour

Didier Vesse. Photo maxime Dufour

C’est à l’Arena que s’ouvre aujourd’hui Art Montpellier*, la première édition de la Foire méditerranéenne des arts contemporains à découvrir jusqu’à dimanche. Entretien avec Didier Vesse son directeur artistique.

La première édition d’Art Montpellier porte l’ambition de devenir un lieu d’échange et de rencontre pour les professionnels, collectionneurs et amateurs du monde de l’art contemporain en Méditerranée. Un défi culturel et entrepreneurial soutenu par Cédric Fiolet, directeur de la structure Montpellier Events, et relevé par le créateur et directeur artistique d’ Art Up ! Lille Didier Vesse.

Comment s’est monté le projet ?

C’est une idée de longue date. J’ai été galeriste à Montpellier et dans la région et j’ai toujours pensé qu’une foire d’art contemporain devait voir le jour dans cette ville. Dans les années 90, j’avais proposé le projet à Georges Frêche. Le maire de l’époque n’ayant pas donné suite je m’étais alors tourné vers Nîmes, et nous avions mis en place ArtéNîm. Depuis, mon expérience s’est enrichie à Grenoble, Rouen, Lille. Je n’ai jamais abandonné l’idée de Montpellier. Cette nouvelle édition est ma 24e foire d’art contemporain. Je suis très heureux de relever ce défi ici.

Artistiquement comment s’articule votre proposition?

Dans l’intitulé Foire méditerranéenne des arts contemporains, c’est le « des » qui m’intéresse. Cette notion de pluriel reflète un propos, celui de casser les chapelles. C’est un salon où le Street art côtoie l’art brut, on y découvre des oeuvres d’artistes confirmés, de créateurs d’aujourd’hui, d’outsiders aussi, présentées par des galeristes professionnels. Si je vous demande ce que représente l’art contemporain aujourd’hui, il y a peu de chance que votre réponse corresponde à celle d’une autre personne. En la matière, chaque amateur porte lui-même ses représentations. L’important, pour moi, est de présenter ce que l’art est aujourd’hui. Il s’agit à la fois de faire place aux jeunes artistes sans oublier les valeurs plus anciennes qui donnent du poids.

Art Montpellier présente à ses visiteurs 7 pièces exceptionnelles de Georges Mathieu et beaucoup d’oeuvres d’artistes reconnus. Le salon s’attache notamment aux deux grands courants artistiques qui caractérisent cette région avec une sélection d’oeuvres des grands artistes de la Figuration libre et du mouvement Support surface. Outre la qualité, on peut lire dans la sélection des 40 galeries présentes un esprit d’ouverture assumée et une volonté de garantir un équilibre. Il ne s’agit pas de faire une foire d’art contemporain de plus.

Quels sont les facteurs clés de la réussite ?

Le lieu d’implantation est prédominant, on sent qu’une vraie énergie est en train d’émerger ici autour de l’art contemporain à laquelle Art Montpellier apporte une dimension complémentaire pour aller plus loin. On est encore à l’acte de naissance. Je m’appuie sur un réseau de galeristes qui est très précieux. Ils créent la foire avec nous et on leur en sera toujours reconnaissant. Le travail doit se poursuivre pour attirer les structures muséales, développer l’aspect pédagogique. Cette années les Amis du Musée Fabre organisent une conférence sur le thème « Les collectionneurs d’aujourd’hui ». Il faut aussi impliquer les entreprises dans le cadre du mécénat. Par ailleurs nous souhaitons donner un profil méditerranéen à cette foire. On peut envisager de travailler avec les galeries des villes jumelées. On pourrait aussi créer des liens avec les organisateurs d’Art Beyrouth, au Liban, par exemple. Un galeriste espagnol et un autre installé dans les îles grecques, nous font déjà confiance. Mon rôle est de donner de la visibilité et de rendre cet événement vivant.

Recueilli par JMDH 

* Du 7 au 10 décembre à l’Arena. Entrée : 10 euros, réduit : 6,50.

La Marseillaise 07/12/2017

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