Orpea: la mobilisation européenne des salariés s’organise

En se fédérant, les syndicats de différents pays européens tentent de contraindre Orpea, groupe français leader du service aux personnes âgées, d’améliorer les salaires et des conditions de travail souvent désastreuses. Illustration en France et à Berlin, alors que les salariés belges ont annoncé une grève à partir du 8 novembre.

La France peut fanfaronner, elle héberge les sièges des « leaders européens » de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées et, parmi eux, le groupe Orpea. Avec plus de 850 établissements, Ehpad ou cliniques, implantés dans treize pays d’Europe, Orpea est l’un des deux champions bleu, blanc, rouge des maisons de retraite et des centres de rééducation, presque à égalité avec le groupe Korian, lui aussi français.

Le groupe au taux de croissance à deux chiffres a cependant sa part d’ombre, accusé en 2015 d’avoir espionné ses salariés, en particulier ses représentants syndicaux (une affaire que Mediapart a révélée ici), ou encore de tirer sur les coûts, avec des conséquences parfois dramatiques pour les résidents ou les personnels. L’entreprise a même tenté récemment de faire interdire la diffusion d’une enquête de l’émission « Envoyé spécial » sur les Ehpad, dans laquelle son image est sévèrement écornée. Partout en Europe, le groupe est aujourd’hui contesté, et des mouvements de salariés se multiplient dans la jachère syndicale que constitue le secteur des services à la personne.

Une atmosphère de fête à la résidence ORPEA Château Notre Dame

Une atmosphère de fête à la résidence ORPEA Château Notre Dame

En France, Orpea s’est encore récemment illustré par sa conception toute particulière du dialogue social. Le 4 septembre, une partie du personnel de la clinique La Pinède, à Saint-Estève, dans les Pyrénées-Orientales, propriété de la filiale Clinea du groupe Orpea, s’est mise en grève pour protester contre le manque d’effectifs et de matériel. Leurs collègues de la clinique Clinea de Collioure leur ont emboîté le pas une semaine plus tard, pour les mêmes motifs.

Devant les deux établissements se sont rassemblés des aides-soignantes, des kinésithérapeutes, des secrétaires, des cuisiniers, pour un mouvement rassemblant les syndicats CGT et CDFT. Mais dès le début du conflit, les grévistes ont déchanté : « Nous avons vu, passant devant nous, des gens d’Auxerre, de Marseille, Paris, venus pour nous remplacer, raconte, encore ahurie, Magali Martinez, aide-soignante et déléguée syndicale CGT de la clinique La Pinède. Ces salariés arrivaient tous frais payés pour le déplacement, l’hôtel, et étaient rémunérés en heures supplémentaires… » Une pratique confirmée par cet article de L’Humanité.

À Collioure, même méthode pendant les quinze jours que va durer le conflit. « Ce n’est pas totalement illégal puisqu’il s’agit des salariés du même groupe, mais complètement amoral, remarque Philippe Gallais, ancien délégué central sur la branche Clinea du groupe Orpea. En clair, ça veut dire casser la grève. » De fait, au bout de deux semaines, les salariés cessent leur mouvement, sans rien avoir obtenu ni même signé un protocole d’accord. Orpea n’a répondu à aucune de nos questions sur ce conflit.

« Financièrement, vu le montant de nos salaires, ce n’est pas tenable plus longtemps, les gens ont commencé à rentrer petit à petit au boulot », explique Magali Martinez qui, avec 25 ans d’ancienneté et travaillant la nuit et deux dimanches par mois, gagne 1 400 euros mensuels. Depuis le mouvement et malgré son mandat, elle est désormais interdite d’accès au comité d’établissement de la clinique, ce qu’elle conteste devant le tribunal administratif.

En Allemagne, des grévistes interdits de remettre les pieds dans l’établissement

L’entreprise est bousculée bien au-delà des frontières du pays de son fondateur, le multimillionnaire français Jean-Claude Marian. Outre-Rhin, dans la clinique de réhabilitation de Bad Langensalza, en Thuringe, gérée par la société allemande Celenus, propriété du groupe Orpea, le conflit social sur les salaires est permanent depuis 2015, mais s’est enflammé ce printemps, avec une succession de grèves et de débrayages.

La physiothérapeute employée dans l’établissement Jacqueline Althaus, gréviste, n’a pas l’intention de baisser les bras. Mais le mutisme récurrent de la direction de la clinique commence à lui peser. « Cette semaine, nous leur avons encore proposé, comme preuve de notre bonne volonté, de reprendre le travail en échange de la reprise des négociations sur les salaires. Leur réponse a été d’exiger des entretiens individuels, tout en refusant une négociation collective. Et cinq d’entre nous se sont vu renouveler l’interdiction de mettre les pieds dans l’enceinte de l’établissement. »

Le problème des salaires existe presque depuis la création de la clinique, en 1998. La situation s’améliore en 2013 quand le gouvernement fédéral vote l’introduction d’un salaire minimum universel de 8,80 euros de l’heure. La clinique de Bad Langensalza est rachetée en 2015 par le groupe Celenus, constitué depuis 2010 à partir de multiples rachats par des investisseurs financiers allemands et internationaux, et qui compte alors une vingtaine d’établissements.

Mais à peine la clinique thuringienne a-t-elle intégré Celenus que celui-ci est vendu à son tour au français Orpea, qui détient aujourd’hui 124 établissements en Allemagne : « À part un accord-cadre sur les conditions de travail signé au niveau de Celenus en 2016, nous n’avons jamais rien pu obtenir sur les salaires », explique Jacqueline Althaus, également présidente du comité d’entreprise de la clinique et membre de Verdi, le syndicat des services.

Et les autres « chicaneries » ne manquent pas, à rebours de l’image du dialogue social à l’allemande, censément apaisé : « D’abord, l’employeur a essayé de faire interdire à plusieurs reprises nos mouvements de grève. Mais les tribunaux nous ont donné raison. Par ailleurs, deux collègues membres du CE ont été licenciés sans préavis au printemps dernier pour avoir distribué, en dehors de leurs heures de travail, des prospectus qui avertissaient nos patients qu’une grève allait avoir lieu et pourrait gêner certains services. Finalement, le tribunal régional du travail a décidé, le 17 octobre dernier, que ces licenciements étaient abusifs. Ils vont donc être réintégrés », raconte-t-elle.

« Nous connaissons ce type de réactions contre les salariés et les syndicats dans d’autres établissements et filiales du groupe Orpea. Mais il est difficile de mener un recensement systématique, d’abord parce que le nom même d’Orpea n’est pas toujours connu par les collègues eux-mêmes, mais aussi parce que ce sont souvent des conflits au niveau des établissements et que l’information ne remonte pas toujours », rapporte Astrid Sauermann, porte-parole du syndicat Verdi pour le domaine des cliniques et maisons de retraite.

Dans ce secteur où 70 % des coûts de fonctionnement sont des coûts de personnel, « la seule possibilité de faire monter la rentabilité est de réduire sérieusement ces coûts », explique Wilfried von Eiff, directeur du Centre pour le management des hôpitaux de l’université de Münster : « C’est donc ce que font les investisseurs financiers du secteur. Ils réduisent les salaires mais aussi l’offre de certains services à des niveaux rudimentaires, comme le soin des blessures, la prise quotidienne de médicaments ou le nombre des visites médicales. Il y a une multitude de possibilités, qui aboutissent toutes au même résultat : elles se font au détriment des salariés et de la santé des patients », explique-t-il.

Sur les quatre premiers opérateurs du marché allemand, qui affiche une croissance annuelle moyenne de 5 % avec un chiffre d’affaires d’environ 50 milliards d’euros, un seul groupe est allemand. C’est le numéro 3, Pro Seniore. Pour le reste, le leader est le groupe français Korian, suivi du Alloheim-Gruppe, détenu par le fonds d’investissement américain Carlyle et enfin, en quatrième position… le groupe Orpea. Actuellement, l’Agence fédérale des statistiques recense environ 2,9 millions de personnes âgées demandeuses de soins. Mais à l’horizon de 2030, ce groupe devrait grimper à 3,6 millions de personnes. D’où le calcul des statisticiens d’un besoin minimum d’environ 350 000 aides-soignants supplémentaires d’ici à 2030.

« Toutes les pièces du puzzle se mettent en place » pour une mobilisation européenne

Le problème est connu depuis des années en Allemagne. Avec le vieillissement démographique, les besoins en personnel ne cessent d’augmenter cependant que le salaire et les conditions de travail des aides-soignants stagnent ou régressent. Le nouveau ministre de la santé Jens Spahn a donc décidé de prendre le taureau par les cornes et de lutter contre le dumping salarial, en lançant un grand plan de revalorisation des conditions de travail et de rémunération des aides-soignants.

Pour les salaires, la méthode prévue est de négocier et d’imposer des minima salariaux pour toutes les entreprises du secteur. Mais dans un pays où la définition des salaires est uniquement du ressort des syndicats et des employeurs, la chose ne va pas de soi. Ainsi, pour appliquer la procédure souhaitée par Jens Spahn, encore faudrait-il que les principaux syndicats et fédérations du secteur participent à la discussion. Hélas, la Fédération des opérateurs privés de services sociaux (BPA) a annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de s’asseoir à la table des négociations.

En Belgique, même méthode, même réponse : un préavis de grève a été déposé pour le 8 novembre 2018 au sein de trois résidences des trois plus grands groupes exerçant en Belgique, où Orpea et Korian font également office de leaders. Dès le 12 novembre, des grèves tournantes pourraient affecter l’ensemble des maisons de retraite bruxelloises, avertissent les syndicats.

Pour éviter le piège du face-à-face, des syndicalistes de plusieurs pays défendant les salariés d’Orpea commencent donc à s’organiser en tentant de subvertir l’échelon national. « En France, nous sommes totalement bloqués, d’où l’idée de passer par-dessus, souligne Guillaume Gobet, délégué syndical central CGT. Car Orpea a pour politique de ne pas répondre à qui que ce soit. Sur les mouvements de grève récents, j’ai voulu remettre une lettre à la direction des ressources humaines. Il a fallu envahir le siège pour aller dans le bureau de la DRH, pour voir quelqu’un qui a refusé de prendre mon document. Il n’y a aucun dialogue. »

Le 25 septembre, les Allemands et les Belges sont venus soutenir leurs collègues français devant le siège social du groupe, à Paris. Trois jours plus tard, c’est au tour des Français de la CGT de voyager jusqu’à Berlin pour protester contre le sort réservé aux salariés de Celenus et pour soutenir le syndicat Verdi devant le “Medef allemand”. Vendredi 26 octobre 2018, tout ce petit monde – mais aussi des syndicalistes italiens et espagnols – s’est retrouvé pour préparer la création d’un comité d’établissement européen, sorte de CE supranational. Si la négociation aboutit, tout comme le processus identique qui se déroule au sein du groupe Korian, ce serait une grande première pour le secteur, peu syndiqué, employant un important volant de personnel féminin à temps partiel et bas salaire.

L’enjeu ? « Avoir des liens avec les organisations syndicales d’un groupe désormais mondial, insiste Guillaume Gobet, en France. Et avoir une vision globale du groupe, des informations sur l’organigramme, le patrimoine immobilier, les données financières, sur lesquels nous, élus français, nous n’arrivons à avoir aucun regard. » En clair, s’associer pour peser.

Pablo Sànchez, attaché de presse de la European Federation of Public Service Unions (EPSU), assez circonspect sur les velléités de transparence des géants de la dépendance, y voit surtout une manière de se doter de structures représentatives pour ensuite peser sur les législations européennes : « On doit pouvoir créer une ligne minimum décente sur les conditions de travail, le ratio personnel/patient, une sorte d’harmonisation du secteur. Sinon, c’est la concurrence effrénée entre les pays qui s’applique, même au sein d’un même groupe. »

Les mobilisations, spectaculaires comme au printemps dernier en France dans les Ehpad, cet automne dans les cliniques lucratives, en Espagne, l’an dernier, en Italie, en Allemagne ou en Belgique, « montrent que c’est un secteur où les gens sont en train de dire basta ! », ce qui est « remarquable », souligne le représentant de l’EPSU. « Ces mouvements, un peu partout en Europe, en parallèle de la construction d’un comité d’établissement européen, font que toutes les pièces du puzzle se mettent en place sur le sens qu’il y a à lutter ensemble pour les mêmes droits en Europe », insiste Pablo Sànchez.

La dépendance, financée pour une large part par l’argent public mais soumise pour partie à la recherche de croissance des géants de l’or gris, est donc une sorte de laboratoire à ciel ouvert de l’Europe sociale. « À Orpea par exemple, sur le ratio, nous estimons être à 0,47 personnel pour un résident, quand les Ehpad publics sont à 0,6 [personnel], ce qui n’est déjà pas très haut, rappelle Philippe Gallais, ancien délégué central dans la branche Clinea d’Orpea. En Belgique, ils ont des normes ! Une mobilisation collective, à l’échelle européenne, c’est aussi pouvoir mettre en place des minima. Parce que aujourd’hui, la dépendance est devenue un commerce, donc il faut des règles communes pour l’encadrer. »

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Source Médiapart 07/11.2018

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Le droit des femmes à l’égalité dans l’héritage affole le Maghreb

Marche pour l'égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Marche pour l’égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Selon une interprétation littérale du Coran, les hommes se taillent la part du lion en matière d’héritage, au détriment des femmes. Depuis des décennies, le combat pour l’égalité successorale divise les sociétés musulmanes. Le président tunisien promet une loi très rapidement, déclenchant un tollé dans les rangs conservateurs au-delà de la Tunisie. Tour d’horizon des résistances au Maghreb.

a Tunisie va-t-elle encore une fois marquer l’Histoire et prouver qu’elle est à l’avant-garde des droits des femmes, comme aucun autre pays du monde arabo-musulman ? Son président, le nonagénaire Béji Caïd Essebsi, dont le mandat s’achève fin 2019, veut faire sauter l’inégalité entre les sexes devant l’héritage. Il a demandé aux parlementaires de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de légiférer au plus vite pour une égalité successorale entre femmes et hommes de même degré de parenté. Le projet de loi doit être présenté cet automne au Parlement.

C’est osé, tant le sujet est hautement inflammable, tant les oppositions et les conservatismes sont forts au sein de la société tunisienne, comme dans toutes les sociétés musulmanes du Maghreb et au-delà. Et ce n’est pas acquis, même dans le « laboratoire de la démocratie », comme l’Occident aime à désigner désormais la Tunisie depuis la chute du dictateur Ben Ali en 2011, ce petit pays coincé entre l’Algérie et la Libye, qui en dépit d’un Parlement dominé par un parti islamiste (Ennahda), a su débarrasser globalement sa constitution de la référence à l’islam.

Il faut encore que le texte soit voté par un Parlement imprévisible, cacophonique, déjà très en retard sur de nombreux projets de loi, miné par l’absentéisme et les clivages entre modernistes et conservateurs, mais aussi entre membres d’une même famille politique, à l’instar du parti présidentiel Nidaa Tounes, ébranlé par des luttes internes de pouvoir.

Béji Caïd Essebsi, qui avait l’an dernier abrogé la circulaire de 1973 interdisant aux Tunisiennes d’épouser un non-musulman, poursuit sa lancée dans les pas modernistes et sécularistes de Habib Bourguiba, le pionnier de l’émancipation féminine en 1956, avec la réforme du code du statut personnel abolissant notamment la polygamie, la répudiation, le mariage avant 18 ans… Il va même plus loin que « le père de la nation » en s’attaquant à une inégalité reposant sur le Coran, le Sacré. La loi actuelle, qui prévoit qu’une femme hérite moitié moins qu’un homme du même rang de parenté, s’appuie sur le droit islamique. « Au fils, une part équivalente à celle de deux filles », consacre le Coran (sourate 4, verset 11).

Conscient du feu qu’il allume et pour ménager les plus rétrogrades, le chef de l’État tunisien propose de faire de l’égalité la règle par défaut et de l’inégalité, une dérogation, une exception. Il laisse la possibilité à ceux qui refusent que leurs filles héritent autant que leurs fils de le matérialiser de leur vivant par testament chez un huissier-notaire. Il suit ainsi les recommandations de la Commission pour les libertés individuelles et l’égalité, la Colibe, qui regroupe une dizaine d’islamologues, juristes et intellectuels de différentes sensibilités.

Chargée en 2017 de recenser les dispositions contraires aux principes de liberté et d’égalité consacrées par la Constitution de 2014, et de proposer des solutions pour les amender, la Colibe subit les foudres des milieux conservateurs depuis qu’elle a publié son rapport le 12 juin dernier. Elle y propose d’instaurer l’égalité devant l’héritage mais aussi de dépénaliser l’homosexualité ou de supprimer au moins les peines de prison, d’abolir la peine de mort, la dot, etc.

Deux jours avant l’annonce du président Essebsi, le 13 août dernier, lors de la « fête de la femme », jour férié en Tunisie qui célèbre la promulgation du code du statut personnel en 1956, plus de 5 000 personnes, emmenées par des associations religieuses, ont manifesté devant le Parlement tunisien contre les propositions de la Colibe, reprenant les plus folles rumeurs selon lesquelles la Colibe militerait pour la suppression de l’appel à la prière ou encore de la circoncision…

La première cible des attaques est la présidente de la Colibe, Bochra Belhaj Hmida. Députée indépendante et cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), l’une des associations féministes les plus en pointe, qu’elle a présidée de 1995 à 2001, Bochra Belhaj Hmida essuie insultes, menaces de mort et se voit diabolisée dans les prêches par de nombreux imams : « Ils pensent que je suis contre l’islam et que l’islam est contre l’égalité ! » s’indigne-t-elle auprès de Mediapart. Si « la fureur s’est un peu calmée », elle reste sous protection très rapprochée : « On veut même me rajouter des agents mais je résiste. »

Bochra Belhaj Hmida se veut « très confiante » : « On ne convaincra pas les dogmatiques, très bien organisés, qui manipulent les gens en jouant sur le sentiment religieux : “Viens manifester contre cette réforme ou tu finiras en enfer.” Mais nous pouvons l’emporter en faisant preuve de beaucoup de pédagogie. C’est le choc, la peur du changement, le “on a toujours vécu ainsi” qui paralysent. Il faut expliquer aux femmes comme aux hommes que nous avons tous intérêt à l’égalité. »

Depuis des décennies, la question de l’égalité dans l’héritage divise les sociétés musulmanes, où le religieux est un puissant marqueur identitaire, soulève les haines des plus fondamentalistes, qui voient là encore et toujours la main de l’étranger, de l’Occident. Au Maghreb, le débat va et vient, entre tabou et confusion, depuis les années 1990. Et les rares sondages continuent de donner « l’opinion publique » vent debout contre ce droit des femmes, au prétexte qu’il violerait la sunna, la loi de Dieu. Au Caire, l’initiative du président tunisien est considérée comme « une violation flagrante des préceptes de l’islam » par les autorités de la mosquée Al-Azhar, qui font référence dans le monde musulman sunnite.

Si à Tunis, défilent aujourd’hui dans les rues, les médias, les foyers, les mosquées les “pour” et les “contre”, hier, c’était au Maroc. Dernier bastion de résistance à l’avènement de l’égalité entre les sexes, le droit successoral, à l’instar du droit de la famille, récuse toute séparation du civil et du religieux, devenant le lieu où s’écharpent traditionalistes et modernistes. « L’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) revendique une réforme depuis la fin des années 1990. À l’époque, même les associations féministes n’en parlaient pas, se souvient Khadija Ryadi, figure du militantisme au Maroc, qui anime la Coordination maghrébine des organisations de défense des droits humains. Lors de la grande campagne en 1992 pour le changement de la Moudawana [le code de la famille marocain – ndlr], l’égalité devant l’héritage n’était pas au programme. Et déjà, sans cela, les femmes qui menaient cette campagne et osaient revendiquer leurs droits avaient été la cible de menaces ; dans les mosquées, des imams ont prêché, des fatwas de mort ont été prononcées. »

En octobre 2015, c’est une institution officielle, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), qui lançait le pavé dans la mare en dénonçant cette injustice qui « augmente la vulnérabilité des femmes à la pauvreté » et en appelant à une réforme pour que le Maroc soit enfin dans les clous de sa constitution et des conventions internationales qu’il a signées pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Tollé dans le royaume où les partisans du statu quo envoyaient, en tête de cortège, des femmes dire non à l’égalité devant l’héritage, avec toujours cet argument triomphant que l’on retrouve partout dans les pays arabo-musulmans : « C’est aux hommes de se tailler la part du lion, car c’est eux qui subviennent aux besoins du foyer », une réalité sociologique d’un autre âge.

Celui « de l’Arabie du VIIe siècle », pointe la sociologue et féministe Hanane Karimi, dans une tribune ici au site Middle East Eye« La finalité principale poursuivie par les lois successorales dans le Coran est d’assurer une répartition équitable et juste de la succession du défunt entre ses proches, écrit-elle. Après le paiement des frais de funérailles et d’enterrement, le paiement des dettes et des legs, le Coran propose un schéma de distribution de la succession qui correspond à la répartition économique des rôles dans les familles de l’Arabie du VIIe siècle. Dans ce contexte, la condition de l’application de l’héritage était l’entretien et la protection des parentes par les héritiers. Les hommes avaient pour responsabilité de subvenir aux besoins du foyer – femme et enfants –, ainsi que de tout membre féminin sous leur protection – sœur ou tante non mariée par exemple. Or aujourd’hui, dans un contexte où les femmes pourvoient aux besoins du foyer aux côtés des hommes et parfois seules, cet arrangement des rôles est caduc. L’évolution moderne de la famille marocaine ne permet plus de postuler d’une solidarité mécanique effective. »

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

« La dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues »

Parmi les plus farouches adversaires politiques d’un progrès, on trouve les islamistes du PJD au pouvoir (Parti de la justice et du développement), furieux de cette « recommandation irresponsable », mais pas seulement. En matière d’égalité femmes-hommes, au Maroc comme ailleurs, les lignes de fracture habituelles sont brouillées. Les plus progressistes des politiques, mais aussi des activistes ou des érudits, peuvent parfois apparaître comme de redoutables conservateurs. À l’opposé, un ancien prédicateur repenti comme le salafiste Mohamed Abdelouahab Rafiki, dit Abou Hafs, condamné à 30 ans de prison après les attentats de Casablanca en 2003, est devenu, lui, un premier soutien et appelle à l’ijtidhad – soit à une réinterprétation des textes sacrés, car « la question de l’héritage doit être cohérente avec les évolutions de la société ».

« Il y a une matrice commune de fond, où la dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues. Et sur cette question, précisément, il y a des divisions internes au sein même des moins conservateurs », remarque la théologienne marocaine Asma Lamrabet, l’une des personnalités les plus inspirantes du féminisme musulman, mondialement connue pour ses travaux de réinterprétation du Coran et sur la place des femmes en Islam (lire ici notre entretien avec elle).

« L’héritage est le nœud gordien de la question de l’égalité parce qu’elle touche au pouvoir matériel des hommes. Questionner cette donnée religieuse, c’est remettre en cause les fondements du patriarcat religieux arabo-musulman, à savoir l’autorité “absolue” des hommes sur les femmes et la subordination de ces dernières à cette autorité au sein des deux sphères politique et familiale. Autorité supposée être de droit divin et donc indiscutable », décrypte Asma Lamrabet.

Alors qu’elle travaillait depuis une dizaine d’années « à sortir d’une lecture traditionaliste rigide et profondément discriminatoire du Coran » et à faire bouger les lignes de l’intérieur de la Rabita Mohammedia des oulémas de Rabat, « citadelle de résistances religieuses », assiégée par les tenants conservateurs du patriarcat, elle a été contrainte à la démission au printemps dernier pour ses prises de positions en faveur de l’égalité dans l’héritage. C’est la médiatisation de ses propos après une conférence universitaire autour d’un nouvel ouvrage collectif sur le sujet au Maroc – L’Héritage des femmes, sous la direction de la psychologue Siham Benchekroun après Les hommes défendent l’héritage, porté en 2017 par la psychanalyste Karima Lebbar – qui a eu raison de son poste de directrice du Centre des études sur les femmes en islam de la Rabita.

Fin mars, aux côtés d’une centaine de personnalités marocaines, Asma Lamrabet a signé la pétition lancée par les auteurs de L’héritage des femmes appelant à mettre fin à l’une des plus terribles lois successorales inscrites dans le code marocain, celle du ta’sib. Souvent confondue avec celle de la demi-part, elle intime notamment aux héritières n’ayant pas de frère de partager la moitié de leurs biens avec les parents masculins du défunt, même très éloignés (oncles, cousins, etc.).

Abrogée en Tunisie en 1959 par Bourguiba, la loi du ta’sib provoque des drames humains considérables au Maroc. « Elle est à l’origine de beaucoup de problèmes sociaux. Des femmes sont chassées de leur maison, des oncles qui n’ont jamais rendu visite à leur frère débarquent le jour de sa mort pour prendre leur part d’héritage, décrit la militante des droits humains Khadija Ryadi. Aujourd’hui, les familles essaient de contourner la loi. Des couples, même très pieux, qui n’ont pas eu de garçon essaient de mettre tous leurs biens au nom de leurs filles. »

En Algérie, où le courant conservateur est aussi puissant et où la même injustice que le ta’sib sévit sous un autre nom, on rêve d’un président qui prendrait la même initiative que son homologue tunisien. D’autant, comme le rappelle le journaliste d’El Watan et romancier Adlène Meddi, « dans ce pays, les avancées concernant les droits des femmes se font en binôme avec le pouvoir. Car les résistances sont très fortes au sein de la société. Si tu ne travailles pas avec les autorités, toute la société va être contre toi, hommes et femmes réunies ».

Nadia Ait Zaï y travaille depuis des décennies, avec un optimisme à toute épreuve. Conférencière en droit de la famille à l’université d’Alger, militante reconnue des droits des femmes au Maghreb, avocate, elle dirige le Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (Ciddef), qui a fait du combat pour l’égalité dans l’héritage une de ses obsessions, depuis les années 1990. C’est le Ciddef qui a soumis au débat public et aux autorités en 2010 le premier Plaidoyer pour une égalité de statut successoral entre homme et femme en Algérie. Sans que cela ne déclenche comme au Maroc ou en Tunisie de grandes discussions sociétales. « Aujourd’hui, il n’y a pas la même volonté politique en Algérie qu’en Tunisie, mais l’idée fait son bonhomme de chemin », concède Nadia Ait Zaï.

« Pour le moment, les mentalités régressent, en l’absence d’un discours politique clair, franc, voulant aller vers l’égalité effective, regrette-t-elle. Au lieu de construire des relations égalitaires entre hommes et femmes dans la famille, on continue à réfléchir hiérarchisation des sexes, puissance maritale, alors que les codes de la famille du Maghreb ont connu des changements. Les notions de chef de famille et de devoir d’obéissance ont été abrogées, remplacées par l’égalité entre les époux dans la gestion de la famille. Si la loi a connu des changements, la société est encore empreinte de conservatisme et le politique ne s’y attaque pas. »

Comme beaucoup de femmes mais aussi d’hommes à travers le monde arabe, du Maghreb à l’Égypte, en passant par le Liban, la Jordanie, la Mauritanie, Nadia Ait Zaï a le regard tourné vers la Tunisie : « Comment cette égalité va-t-elle être consacrée dans la loi ? Si c’est un choix entre l’égalité ou la permanence de l’inégalité inspirée de la charia tel qu’annoncé par le président tunisien, c’est ce qui existe déjà de nos jours du vivant de la personne qui veut et peut partager à parts égales son patrimoine entre fille et garçon. Il faut dire que des révolutions culturelles et religieuses ont déjà lieu en silence dans des familles. »

Chaque année, le Ciddef, confronté dans ses permanences à des injustices criantes en matière d’héritage fracturant les familles, appauvrissant les veuves, les filles, remet le combat au centre, rappelle qu’il est urgent de légiférer, que les femmes contribuent à la construction du patrimoine autant que les hommes. Mais le Ciddef se sent bien démuni dans l’arène publique, soutenu par encore trop peu de parlementaires, d’associations et de partis politiques. Le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) est le seul parti à s’être vraiment positionné. En septembre, le plus laïc des partis algériens a, lors de son colloque Les femmes progressistes en lutte pour l’égalité, réaffirmé la nécessité de l’égalité dans l’héritage, ce qui lui a valu une levée de boucliers des conservateurs. Pour le chef du syndicat algérien des imams, Djeloul Hadjimi, ce droit des femmes serait une source de « fitna » (« division »)…

Source : Médiapart 14/10/2018

Enseignement Supérieur. Mon université va craquer !

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En-fin ! Enfin, l’interminable procédure Parcoursup touche à sa fin ce vendredi 21 septembre, dernier jour de la phase dite « complémentaire » où les formations proposaient leurs places vacantes aux candidats restés sans propositions. Le bilan complet de ce nouveau dispositif d’orientation reste donc à faire. Mais les craintes sont grandes qu’il n’ait fait que renforcer les inégalités d’accès à  un enseignement supérieur qui, s’il ne cesse de croître, n’est que formellement « ouvert à tous ». État des lieux

1/ Des étudiants toujours plus nombreux, des moyens en berne

310 000 étudiants en 1960, 1,7 million en 1990, 2,71 millions prévus à la rentrée 2018, et sans doute près de trois millions en 2026 : on peut se féliciter que, plus de cinquante après avoir été initié, l’impressionnant mouvement de démocratisation/massification de l’enseignement supérieur soit appelé à se poursuivre dans les années à venir. Mais dans quelles conditions ? Depuis bientôt dix ans la dépense publique par étudiant, déjà peu élevé en comparaison des autres pays européens, est en baisse en France.

 parcourssup2Source Ministère de l’Education Nationale calculs Alternatives Economiques

Un choix difficile à justifier alors que le marché de l’emploi demande toujours plus de qualification. Et que les diplômes, même s’ils n’offrent pas (ou plus) toutes les garanties escomptées, restent aujourd’hui la meilleure protection contre le chômage.

2/ L’université, de loin la première destination des étudiants

Malgré leur image souvent mauvaise dans l’opinion publique, les universités accueillaient en 2016, plus de 1,5 millions d’étudiants, soit plus de 60 % des effectifs étudiants. Le million d’étudiants restant se répartit entre les diverses filières sélectives de l’enseignement supérieur

56 % des étudiants sont d’ailleurs… des étudiantes. Leur présence est cependant très variable selon les filières, et suit encore souvent des logiques stéréotypées. Rares parmi les écoles d’ingénieur minoritaires au sein des facultés de science et des classes préparatoires aux grandes écoles, elles dominent nettement dans les études universitaires de santé, de langues, lettres et sciences humaines et surtout les formations paramédicales et sociales.

Mais tous les étudiants ne sont pas traités à la même enseigne. En 2016, les filières sélectives publiques recevaient une dotation par étudiant 1,3 à 1,5 fois plus élevée que les universités, indice le plus implacable du fonctionnement à deux vitesses de l’enseignement supérieur français

3/ … Mais le privé a le vent en poupe

Contre-coup des difficultés des universités ?  Les effectifs des établissements privés d’enseignement supérieur ont en tout cas fortement augmenté en quinze ans. Ils accueillent désormais un peu moins d’un étudiant sur cinq (18,18 % en 2016).

Une dynamique dont les écoles de commerce ont le plus largement bénéficié, malgré la hausse vertigineuse de leurs coûts.

4/ Des études toujours aussi sélectives

Malgré un incontestable élargissement de son public, l’enseignement supérieur reste un système hiérarchisé et très sélectif socialement. Nettement sous-représentés, les enfants issus des classes populaires sont quasiment absents des filières sélectives prestigieuses (classes préparatoires, grandes écoles), où les enfants de cadres se taillent la part du lion. A l’université, les fils et filles d’ouvriers et employés se font également plus rares au fur et à mesure de l’avancée dans le cursus Licence-Master-Doctorat. C’est ainsi qu’inégalités économiques et inégalités sociales se redoublent : la collectivité dépense, on l’a vu, 1,5 fois plus pour un élève de classes prépas que pour un étudiant à l’université…

5/ Des enseignants-chercheurs débordés

Depuis plusieurs années, les effectifs d’enseignants titulaires stagnent dans l’enseignement supérieur. Le nombre d’étudiants continuant à augmenter, un vaste volant d’enseignants aux statuts plus précaires (souvent des thésards) s’est développé pour assurer notamment les cours d’amphithéâtre en licence, les groupes de travaux dirigés, ainsi que diverses tâches pédagogiques et administratives…

Egalement chercheurs, parfois responsables administratifs, les enseignants du supérieur connaissent souvent des horaires de travail à rallonge, et peinent à faire face à l’ensemble de leurs obligations. Une enquête récente auprès de plus de 2000 d’entre eux, tous statuts confondus, montre ainsi qu’ils sont sept sur dix à avoir souvent ou toujours le sentiment d’être débordés de travail.

Les comparaisons internationales révèlent en effet que les moyens humains mis au service des étudiants sont plutôt faibles, et en tout cas insuffisants pour mener une politique ambitieuse en matière de formation initiale.

Source : Alternatives Economiques 21/09/2018

Retraites: Bruxelles pousse la France à faire des milliards d’euros d’économies

Le siège de la Commission européenne à Bruxelles. AFP Emmanuel Durand

Le siège de la Commission européenne à Bruxelles. AFP Emmanuel Durand

EXCLUSIF La Commission européenne s’appuie sur une étude du think tank libéral Ifrap pour inciter la France à réduire ses dépenses de retraite. Plus de 5 milliards d’euros pourraient être dégagés sur les régimes des fonctionnaires en 2022.

Et si Emmanuel Macron profitait de la grande réforme des retraites à points de 2019 pour revoir à la baisse les dépenses de pension ? C’est en tout cas ce que lui suggère la Commission européenne. La France doit « uniformiser progressivement les règles des différents régimes de retraite pour renforcer l’équité et la soutenabilité de ces régimes », écrit-elle dans une récente « Recommandation » qui doit être validée le 22 juin par les ministres des Finances européens réunis à Luxembourg.

« Si les réformes des retraites déjà adoptées devraient réduire le ratio des dépenses publiques de retraite à long terme, relève-t-elle, un système de retraites plus simple et plus efficient générerait des économies plus importantes et contribuerait à atténuer les risques qui pèsent sur la soutenabilité des finances publiques à moyen terme. »

Pour appuyer sa requête, la Commission européenne cite une « étude récente » qui estime qu’un alignement des régimes de retraite des fonctionnaires sur ceux du privé « réduirait de plus de 5 milliards d’euros les dépenses publiques à l’horizon 2022 ». Une mention qui a surpris nombre de spécialistes des retraites à Matignon et Bercy. « J’ai cherché mais je ne vois absolument pas de quelle étude il s’agit, confie un haut fonctionnaire. Il est d’ailleurs étonnant que Bruxelles ne cite pas sa source. » En 2015, les statisticiens du Conseil d’orientation des retraites avaient conclu, eux, que « les règles du privé s’avéreraient plus avantageuses que celles du public pour un peu plus de la moitié des fonctionnaires nés en 1958 et moins avantageuses pour l’autre moitié ».

Laurent Fargues

Source : Challenges 20/06/2018

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Inégalités. Le modèle social français est bel et bien efficace

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Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux hier, Emmanuel Macron, préparant un discours, s’exclamait : « On met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres. On doit avoir un truc qui permet aux gens de s’en sortir ! »

Le ton familier utilisé par le président a pu choquer ou susciter le sarcasme. Mais au-delà de la forme, il s’inscrit dans la droite ligne des différentes prises de position de ses ministres ou des membres de la majorité ces dernières semaines. Que ce soit Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des Comptes publics, ou encore Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, plusieurs voix se sont déjà élevées pour pointer du doigt des aides sociales trop nombreuses, trop coûteuses et finalement peu efficaces.

Un credo qu’Emmanuel Macron a encore martelé ce mercredi devant le congrès de la Mutualité française, où il a déclaré que « la solution n’est pas de dépenser toujours plus d’argent ». A quoi bon, en effet, dépenser autant d’argent si cela ne permet pas de sortir les gens de la pauvreté ?

Les vertus du modèle social français

Cependant, si le président de la République a raison de rappeler que la pauvreté est une situation de laquelle on hérite trop souvent, il est faux de dire qu’il est impossible d’en sortir. Mieux encore, le « truc » qui permet aux gens de s’en sortir existe, et est clairement identifié : il s’agit de notre système fiscal (les impôts) et notre système de redistribution, via les prestations sociales (RSA, prime d’activité, allocations logements, etc).

Les prestations sociales coûtent cher en effet, et sans doute le système n’est-il pas parfait. Mais il est loin d’être inefficace ! En 2014, les impôts et prestations sociales ont en effet fait baisser le taux de pauvreté de 7,9 points. En clair, les aides sociales (et les impôts) ont permis à 4,9 millions de personnes de sortir de la pauvreté cette année-là.

L’efficacité du modèle social français ressort encore mieux lorsqu’on compare ses performances à celle des autres pays européens. Avec 13,6 % de pauvres dans la population, la France est bien en dessous de la moyenne européenne (17,3 %), de l’Allemagne (16,5 %), du Royaume-Uni (15,9 %) ou encore de l’Italie (20,6 %).

Or, non seulement il y a relativement moins de pauvres en France qu’ailleurs, mais ces derniers sont mieux lotis dans l’Hexagone que dans le reste de l’Union européenne. C’est flagrant quand on s’intéresse à l’intensité de la pauvreté. Cet indicateur mesure l’écart entre le niveau de vie moyen des personnes pauvres et le seuil de pauvreté. En France, par exemple, le seuil de pauvreté est officiellement fixé à un peu plus de 1 000 euros. Mais est-ce que la plupart des pauvres ont un niveau de vie situé juste en dessous, vers 950 euros, ou disposent-ils de beaucoup moins, comme 600 euros ? Autrement dit, les pauvres sont-ils pauvres, très pauvres ou très très pauvres ?

A l’aune de cet indicateur, la France est l’un des meilleurs élèves de la classe européenne : l’intensité de la pauvreté y est de 16,6 %, nettement sous la moyenne européenne (25 %). Ce qui veut dire qu’en France, les pauvres ont un niveau de vie relativement proche du seuil de pauvreté. A l’inverse, en Roumanie, en Grèce, en Espagne et en Bulgarie l’intensité de la pauvreté dépasse les 30 %, signe que ces pays cumulent un fort taux de pauvreté et des inégalités élevées.

Au-delà de la pauvreté stricto sensu, les inégalités de revenus sont plutôt contenues en France. C’est ce que montre le rapport interdécile, c’est-à-dire le rapport entre le revenu plancher des 10 % les plus aisés et le revenu plafond des 10 % les plus modestes. C’est l’indicateur qui est couramment utilisé pour mettre en évidence les écarts de revenus entre riches et pauvres. Ce ratio est de 3,5 en France, deux fois moins qu’aux Etats-Unis ! On est plus proche en réalité du modèle des pays scandinaves que du modèle anglo-saxon. Enfin, pour le moment…

Et qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien le système de redistribution français qui permet de limiter à la fois la pauvreté et les inégalités. Comme nous l’avons détaillé dans un précédent article, les 10 % de personnes les plus pauvres disposent d’un niveau de vie moyen de 3 080 euros par an et par unité de consommation, contre 72 690 euros pour les 10 % les plus aisées, soit 24 fois plus. Après redistribution, ce rapport passe à 6 ! Les 10 % les plus pauvres voient leur niveau de vie grimper à 9 860 euros tandis que celui du dixième le plus riche tombe à 55 800 euros. Et ce sont les prestations sociales qui sont le plus efficaces en la matière, comme le précise l’Insee.

L’impact local de la redistribution

Ce qui est vrai à l’échelle nationale, l’est aussi à l’échelle régionale. La France est loin d’être homogène en matière de niveau de vie. Mais sans les prestations sociales et les impôts, le fossé entre régions serait bien plus grand. Avant redistribution, le rapport interdécile s’élève à 7,6 en Ile-de-France, 6,8 en Paca et 6,5 dans les Hauts-de-France. Après redistribution, il se réduit assez nettement, notamment là où les inégalités étaient les plus fortes. On passe ainsi de 7,6 à 4,5 en Ile-de-France, et de 6,5 à 3,3 dans les Hauts-de-France. A Paris, une fois passé à la moulinette de notre modèle social, le rapport interdécile chute de 4,5 points, en Seine-Saint-Denis et dans les Bouches-du-Rhône, les inégalités sont divisées par deux.

Car il faut bien avoir en tête que les aides sociales soi-disant « inefficaces » représentent près de la moitié du revenu des plus modestes en Hauts-de-France ! Au niveau départemental, la part des prestations sociales dans le revenu disponible des 10 % de la population ayant les revenus les plus bas grimpe à 52 % dans le Nord, 50 % dans le Pas-de-Calais ou 48,7 % en Seine-Maritime.

On peut certes critiquer le mille-feuille de notre système fiscalo-social, sa complexité. Certaines prestations sont sans doute mal calibrées, tandis que notre fiscalité pourrait être plus redistributive. Tout cela est vrai. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le modèle social français, dans l’ensemble, fonctionne plutôt bien. Et couper dans les aides sociales aura des conséquences immédiates et très concrètes pour de nombreuses personnes…

Laurent Jeanneau, Vincent Grimault et Xavier Molénat

 Source Alternative Economique 13/06/2018