Les « Paradise Papers », nouvelles révélations sur les milliards cachés de l’optimisation fiscale

Paradise papers : révélations de l’ICIJ et de 96 médias sur les milliards cachés de l’évasion fiscale. QUENTIN HUGON / LE MONDE

Paradise papers : révélations de l’ICIJ et de 96 médias sur les milliards cachés de l’évasion fiscale. QUENTIN HUGON / LE MONDE

Qu’ont en commun Wilbur Ross et Rex Tillerson, hommes forts de la Maison Blanche, Stephen Bronfman, trésorier du Parti libéral du Canada et proche du premier ministre Justin Trudeau, mais aussi des multinationales comme Nike et Apple, de grandes fortunes françaises, des oligarques russes, des hommes d’affaires africains et des grands sportifs ?

Ils partagent l’affiche des « Paradise Papers », la nouvelle enquête internationale sur les paradis fiscaux et le business offshore que publie aujourd’hui Le Monde, associé au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 95 médias partenaires dans le monde, dont la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni et le New York Times aux Etats-Unis.

Dix-huit mois après les « Panama Papers », cette enquête, qui a mobilisé une douzaine de journalistes du Monde pendant plus d’un an, exploite notamment sept millions de documents issus d’une fuite massive (leak en anglais) de données en provenance d’un cabinet international d’avocats, Appleby, basé aux Bermudes. Elle porte un nouveau coup de projecteur sur les trous noirs de la finance mondiale et révèle comment, grâce à des schémas sophistiqués d’optimisation fiscale, des milliers de milliards de dollars échappent toujours aux fiscalités des Etats et aux autorités de régulation.

Contrairement aux « Panama Papers », cette nouvelle enquête concerne moins le blanchiment d’argent sale, issu de la fraude fiscale et d’autres activités illicites (trafics d’armes, de drogue…), que des schémas légaux montés par des bataillons d’experts en optimisation fiscale. L’argent, ici, a le plus souvent été soustrait à l’impôt de façon légale ou aux frontières de la légalité, grâce aux failles du système fiscal international.

Failles pour contourner la règle

Le cabinet Appleby, dont sont issus l’essentiel des documents de ce nouveau leak, compte parmi les « Rolls-Royce » de la finance offshore. De ces sociétés qui ont pignon sur rue dans les grandes métropoles, à la City de Londres ou à Wall Street, à New York. De celles qui sont invitées dans les conférences internationales sur l’offshore responsable et qu’on érige en exemple pour défendre une industrie à la réputation entachée par des scandales à répétition.

Appleby réunit 700 employés travaillant pour l’élite mondiale des affaires : une population d’ultra-riches et de multinationales prestigieuses, établie dans les centres financiers offshore les plus actifs, dont les Bermudes, les îles Caïmans, Jersey ou l’île de Man…

Les avocats d’Appleby sont loin de s’affranchir des règles avec autant de désinvolture que leurs homologues panaméens de Mossack Fonseca. Fiers de leur réputation, ils attachent une grande importance à satisfaire leurs clients en repoussant autant que possible les limites de la légalité. C’est justement ce qui fait le sel et l’intérêt de cette nouvelle enquête. Elle ouvre les portes d’une industrie offshore en perpétuel mouvement pour trouver, dans les législations des Etats, les failles pour contourner la règle et échapper à leurs taxes et impôts.

Dans les prochains jours, les « Paradise Papers » vous révéleront les secrets offshore de multinationales bien connues, y compris françaises, qui déplacent artificiellement leurs flux financiers vers des territoires pratiquant l’impôt zéro, dans le but de payer le moins de taxes possible là où elles exercent réellement leurs activités. Les secrets, aussi, de grands conglomérats dissimulés derrière des myriades de sociétés-écrans, pour échapper aux contrôles. Ceux, enfin, de compagnies minières qui utilisent les paradis fiscaux comme paravents à des opérations douteuses.

Voyage dans l’Europe de l’offshore

Les « Paradise Papers » vous feront aussi voyager… En Méditerranée, à Malte, et en mer d’Irlande, sur l’île de Man. Deux territoires insulaires qui, malgré leur petite taille, grèvent les recettes fiscales de l’Union européenne (UE) en attirant les yachts et les jets privés des milliardaires, les sociétés d’assurances et de jeux en ligne, grâce à des rabais fiscaux et d’autres stratagèmes réglementaires…

Ils permettent une plongée au cœur des réglementations de pays européens de premier plan comme l’Irlande et les Pays-Bas, qui n’ont rien à envier aux Bermudes et aux îles Caïmans en termes d’optimisation fiscale. Ce nouveau leak permet enfin de porter à la connaissance du public les registres du commerce de dix-neuf des paradis fiscaux les plus opaques de la planète, habituellement très difficiles d’accès ou tout bonnement inaccessibles, de la Barbade au Vanuatu, en passant par le Liban et les îles Cook.

Ces histoires mises bout à bout composent un monde à part, où l’impôt n’existe pas. Un monde réservé aux élites du XXIe siècle. Un monde qui souligne le problème de l’équité fiscale et du partage de l’impôt entre des contribuables qui ont le pouvoir d’y échapper et d’autres qui ne peuvent agir sur leur facture fiscale. Un monde, enfin, qui se joue des tentatives de régulation des Etats.

De fait, malgré le durcissement récent des lois et des règles, l’argent continue d’irriguer les paradis fiscaux grâce à la mise en place de structures hyperopaques comme les sociétés-écrans et les trusts, ces entités de droit anglo-saxon dont les îles Caïmans, les Bermudes et Jersey ont fait leur miel. Grâce aussi à des intermédiaires financiers dont le pouvoir de nuisance n’a jamais semblé aussi fort.

Les « Paradise Papers » braquent ainsi les projecteurs sur ces nombreux cabinets qui, comme Appleby, ont longtemps été ignorés de la lutte contre les paradis fiscaux. Ce sont pourtant eux qui contribuent, par leur génie juridique, à opacifier un monde financier que les Etats ont toujours plus de mal à contrôler.

Jérémie Baruch, Jean-Baptiste Chastand, Anne Michel et Maxime Vaudano

Source Le Monde ; 05/11/2017

Les révélations au jour le jour

Paradise papers : révélations de l’ICIJ et de 96 médias sur les milliards cachés de l’évasion fiscale. QUENTIN HUGON / LE MONDE

Paradise papers : révélations de l’ICIJ et de 96 médias sur les milliards cachés de l’évasion fiscale. QUENTIN HUGON / LE MONDE

A 19 heures, dimanche 5 novembre, Le Monde et 95 médias partenaires coordonnés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont publié les premières révélations des « Paradise Papers », une fuite massive de documents issus notamment du cabinet d’avocats Appleby, spécialisé dans les activités offshore. Voici un récapitulatif de ces révélations :

 

  • Au Canada, c’est un proche du premier ministre Justin Trudeau qui est visé par les « Paradise Papers ». Stephen Bronfman, qui fut le trésorier de sa campagne, investit dans une structure opaque aux îles Caïman.

Lundi soir, une nouvelle salve de révélations évoque cette fois de grandes entreprises multinationales.

Au deuxième jour des révélations des « Paradise Papers », nous avons évoqué la fraude à la TVA des propriétaires de jets privés, mais aussi les multinationales et leurs stratégies d’évitement fiscal qui sont en question.

  • Il n’est pas le seul artiste cité dans les documents. C’est également le cas de la chanteuse colombienne Shakira, qui vit à Barcelone, mais est résidente fiscale aux Bahamas, et expédie l’argent reçu de ses droits d’auteur à Malte, pour y être moins taxée.

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Finance40 % des profits des multinationales sont délocalisés dans les paradis fiscaux, rubrique Politique, Affaires, Panama papers premières révévations, Un petit lexique de l’offshore, rubrique UE, Un nouveau droit à l’opacité pour les multinationales., rubrique Médias, rubrique  rubrique Société, Justice, Comment mieux protéger les lanceurs d’alerte,

Communiqué. Comité de soutien à Antoine Deltour

Verdict du procès en appel des « LuxLeaks »
Luxembourg, le 15 mars 2017

Ce mercredi 15 mars à 15h, la Cour d’Appel de Luxembourg a rendu son jugement dans le procès en appel des « LuxLeaks » : Antoine Deltour est condamné à 6 mois de prison avec sursis et à une amende de 1 500 €, Raphaël Halet à une amende de 1 000 €. Le journaliste Édouard Perrin est acquitté.

En maintenant une condamnation, même réduite, la justice luxembourgeoise s’obstine dans une contradiction déconcertante : reconnaître le rôle de lanceur d’alerte, l’intérêt public des révélations, mais condamner à tout prix. Une nouvelle fois, les intérêts financiers privés semblent primer sur l’intérêt collectif et le droit à l’information. Cette condamnation repousse le symbole attendu d’un changement d’ère en Europe sur les questions fiscales, pour la protection des lanceurs d’alerte et pour le droit à l’information. « Ce jugement décevant est un argument supplémentaire motivant les récentes initiatives européennes pour la protection des lanceurs d’alerte » déclare Antoine Deltour.

La qualité et la précision des débats lors des audiences fait apparaître la décision de la Cour d’Appel de ce jour comme une interprétation singulièrement créative du droit européen, en total décalage avec la jurisprudence. Le jugement mérite toutefois une analyse approfondie avant qu’Antoine Deltour ne se prononce sur un éventuel pourvoi en cassation.

Quelle que soit la décision d’Antoine Deltour, le Comité de soutien continue à se tenir à ses côtés et à promouvoir la justice fiscale, l’information des citoyens et la protection des lanceurs d’alerte.

Voir aussi : Actualité Internationale, Actualité France, Rubrique Société, JusticeTravailPendant ce temps, les lanceurs d’alerte crèvent tout doucement, rubrique Politique, Société civile, Lanceurs d’alerte, Politique Economique, , Un nouveau droit à l’opacité pour les multinationales, rubrique UE, rubrique Médias,

Les théâtres Sorano et Jean Vilar croisent leur regard

Culture Occitanie Métropoles

Par Jean-Marie Dinh

Janvier 2017

Toulouse vue de nuit.

Toulouse vue de nuit.

L’heure d’une renaissance

L’émergence de la Région Occitanie ouvre un nouveau champ des possibles en matière de propositions artistiques et culturelles.

Dans l’ex-région Languedoc-Roussillon, les regards se tournent vers Toulouse, la nouvelle capitale régionale. A Toulouse, le statut de ville centre demeure, ce qui change, c’est le périmètre et la recherche de cohérences territoriales. Cela peut ne pas le paraître, mais c’est un pas vers l’inconnu que font les voisins d’hier et qui partagent aujourd’hui une certaine communauté de destin.

A ce contexte nouveau, s’ajoute le contexte de rationalisation économique vécu par le secteur culturel comme une menace aux multiples effets. C’est pourquoi, les acteurs au sens large, ont bien compris qu’ils se devaient d’être force de propositions pour sortir de l’ornière comptable et/ou concurrentielle et revenir aux fondamentaux en étant porteurs de sens, et d’esprit d’ouverture.

Dans le complexe enchevêtrement de responsabilités à définir, la culture n’est pas la dernière roue du carrosse. Elle ne saurait simplement répondre aux injonctions émanant d’ici ou là, car elle a pleinement son rôle à jouer pour combattre le rétrécissement du champ des idées qui pointe.

Au sein de notre cahier culture interrégional, il nous a semblé enrichissant d’ouvrir un chantier thématique qui fasse résonance avec les mouvements liés à la réforme territoriale. Espace de curiosité, de découvertes et de questionnement qui s’opèrent chez les artistes, les acteurs culturels, les responsables politiques, les spectateurs et les citoyens qui y vivent. Ce chantier, il est important de le préciser, s’inscrit comme une proposition de travail  collaboratif ce qui signifie qu’il vous est possible de le nourrir en prenant contact avec nous.

A bientôt.

 

RENCONTRE
Eclairage de deux directeurs artistiques sur les opportunités à saisir de la grande Région en matière culturelle : Sébastien Bournac du théâtre Sorano à Toulouse et Frantz Delplanque du théâtre Jean-Vilar à Montpellier.

Occitanie
C’est à l’occasion de la création  Mélankholia, de la compagnie U-Structurenouvelle donnée au théâtre Jean Vilar à Montpellier et programmée prochainement au Périscope à Nîmes, que nous avons croisé pour la première fois Sébastien Bournac, directeur du théâtre Sorano en déplacement pour découvrir l’offre théâtrale des compagnies montpelliéraines. Le jeune metteur en scène en charge de la destiné du théâtre historique toulousain depuis un an, met en oeuvre un projet qui fait la part belle à la jeune création.

« Je mesure  le  privilège qui m’a été confié par le maire Jean-Luc Moudenc et son adjoint Francis Grass, (en charge de la culture), de diriger le Sorano dans la lignée de Maurice Sarrazin, confie, Sébastien  Bournac. Je connais la place que tient ce théâtre dans le coeur des spectateurs toulousains. Avec toute l’équipe, le projet que nous menons consiste à redonner une identité  à ce lieu et à trouver des complémentarités avec le TNT et le Théâtre Garonne. Il passe notamment par un soutien aux jeunes compagnies qui peinent à s’insérer dans le tissu professionnel. »

Sebastien Bournac ©P.Nin Ville de Toulouse

Sebastien Bournac : « La grande Région est une chance. Elle nous pousse à approfondir le dialogue et nous bouscule dans nos habitudes.» ©P.Nin Ville de Toulouse

Un  souffle nouveau
La saison du Sorano 2016/2017, figure comme le premier opus du nouveau directeur. Elle s’est ouverte par une opération coup de coeur baptisée Supernova. Durant quinze jours, le Théâtre Sorano a proposé  cinq spectacles  de la jeune création contemporaine, quatre maquettes de projets en cours et huit jeunes équipes artistiques aux esthétiques revigorantes.

La nomination de Sébastien Bournac clôt une période de flottement de plusieurs années. Didier Carette, l’ancien directeur du Sorano sert aujourd’hui de caution culture au FN. En désaccord avec le maire précédent Pierre Cohen, il avait démissionné de ses fonctions.  Durant la mandature du maire socialiste, le théâtre Sorano est repassé en régie municipale directe sans dégager de véritable projet artistique.

Situation différente dans le quartier de La Paillade à Montpellier, où Le Théâtre Jean Vilar est passé en régie municipale directe en 2011. Nommé directeur par le maire Philippe Saurel, Frantz Delplanque poursuit une ligne artistique toujours éclectique et ouverte aux compagnies régionales initiée par son prédécesseur Luc Braemer. En ce début 2017, le directeur entreprend sa troisième saison.  Avec une totale liberté. Il a défini les axes de son projet au cœur duquel il développe la citoyenneté en mettant particulièrement l’accent sur le lien avec les habitants du quartier et l’éducation artistique.

Frantz Delplanque Photo Inés Baucells

Frantz Delplanque : « Ce serait dommage d’attendre du politique pour faire notre travail naturel. » Photo Inés Baucells

Echanges régionaux
L’émergence de la Région Occitanie demeure étroitement liée à la redistribution de compétences en matière de politique culturelle et aux schémas que privilégieront le Conseil régional, l’Etat, et les Métropoles dans ce secteur. En parallèle, on assiste à une mise en relation volontaire des acteurs qui ouvrent l’espace d’un terrain d’épanouissement prenant en compte les spécificités territoriales et les affinités artistiques.

« Ce serait dommage d’attendre le politique pour faire notre travail naturel. En tant que directeur artistique, on ne va pas qu’à Paris et à Avignon, explique Frantz Delplanque, je suis allé voir ce qui se passe à Toulouse. Dès sa nomination, Sébastien Bournac est entré en contact avec moi. J’ai fait la connaissance d’une personne chaleureuse. Je sens chez lui une attention au territoire et aux hommes, et son projet culturel est ouvert. En deux mots, on est raccord. Cela va déboucher sur des projets communs.»

Il va de soit que la notion même de culture en région se caractérise par la vitalité de l’offre artistique territoriale. Les lignes artistiques des lieux de diffusion et la programmation des festivals permettent des échanges nationaux et internationaux.

« Nous devons tisser des liens mais la diffusion des Cies ne doit pas se faire qu’en Occitanie, l’interrégionale et l’international continuent. L’Occitanie se positionne d’ailleurs déjà de manière transfrontalière avec le TNT.  Les agences régionales peuvent entrer en jeu. On aurait besoin d’une médiation à l’échelle européenne.»

L’analyse de l’offre artistique suppose de considérer le champ des acteurs en constante mutation qui la nourrissent. « Concernant la création régionale, le renouvellement évident, c’est celui des générations, indique Sébatien Bournac, nous avons peu de jeunes équipes en Midi-Pyrénées. Une situation notamment liée à l’absence de cursus complet de formation théâtrale pendant des années. Aujourd’hui, fort heureusement, les choses ont changé. Mais auparavant après leur cursus de départ,  personne n’attendait les jeunes comédiens, alors ils partaient vers Paris ou ailleurs.»

Dans ce domaine, Montpellier dispose de structures significatives en matière de formation artistique avec l’ENSAD, l’Université Montpellier 3, les écoles de théâtre  et bientôt le Cours Florent. « Il faut considérer que sur un territoire aussi grand que l’Occitanie, on a des émergences en permanence » analyse Frantz Delplanque.

Réduction budgétaire
Les directeurs artistiques sont aux premières loges pour mesurer les effets de la crise budgétaire qui se traduit par de graves conséquences sociales dans le milieu artistique et une menace sur la qualité de l’offre culturelle.

Hier encore, chacun pouvait mener sa politique propre en matière de diffusion. Aujourd’hui la notion de réseau est devenu incontournable et la coordination s’organise.

« La grande Région est une chance. Elle nous pousse à établir et approfondir un dialogue que nous n’avions pas ou peu. Et cela débouche concrètement. Nous nous apprêtons à accueillir au Sorano début février, le spectacle « Les grandes bouches » du metteur en scène montpelliérain Luc Sabot.  Et puis cette ouverture modifie notre  manière de travailler et nos certitudes. Cela relativise notre façon de faire », estime Sébastien Bournac.

« Nous avons subi un recul du nombre de festivals. Des structures sont menacées. La réduction budgétaire, on peut la comprendre. Nous avons été assez responsables dans le milieu culturel, mais à un moment il faut que l’on veille sur nous. En matière de diffusion, chacun de nous fait ses propres choix en fonction des projets menés et chacun dispose de ses réseaux. La réflexion commune permet de démultiplier les possibilités, souligne Frantz Delplanque, Notre relation avec le Sorano va permettre de trouver des débouchés pour les compagnies que nous soutenons.»

Entre Les pérénigrations vers l’Ouest  célébrées dans le célèbre roman de Wu Cheng et Le voyage vers le soleil levant, les acteurs de la culture se retrouvent dans un nouvel espace pour produire de l’art et du sens.

La folle épopée du Théâtre Sorano de Toulouse

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Au cœur de Toulouse, la façade en briques avec son portique à colonnes en impose. Construit au XIXe par Urbain Vitry, l’imposant bâtiment, ancien auditorium du Musée d’histoire naturelle, est inscrit aux monuments historiques.

Sa vocation dramaturgique advient en 1964 où il devient le théâtre Sorano inauguré par le metteur en scène et comédien, Maurice Sarrazin, un des pionniers de la décentralisation culturelle au même titre que Charles Dullin, Jean Vilar, et Jean-Paul Sartre, il compte parmi les acteurs du mouvement de renouvellement français qui aboutira à un théâtre décentralisé populaire. La construction de ce théâtre, capable d’accueillir 560 spectateurs entre l’orchestre et le balcon est pour Maurice Sarrazin un vrai tournant dans la vie culturelle toulousaine.
Un petit retour en arrière permet de comprendre la place qu’occupent les hommes de théâtre toulousains de l’époque.

Décentralisation culturelle
En 1945, Maurice Sarrazin fonde avec quelques camarades comédiens la troupe du Grenier de Toulouse. Ne bénéficiant alors d’aucune subvention publique, ils sont à l’origine d’une des premières expériences de décentralisation dramatique en France après guerre.
En 1949, le Grenier de Toulouse devient Centre dramatique national du Sud-Ouest. La troupe obtient alors des financements qui lui permettent de monter plus de 150 représentations par an. De 1945 à 1964, le Grenier de Toulouse joue plus de 2550 fois dans la région mais seulement une centaine de fois à Toulouse car il n’y bénéficie d’aucun lieu d’accueil. C’est pour remédier à ce problème qu’en 1964, Maurice Sarrazin dirige la construction de son propre théâtre qui porte le nom d’un des acteurs fondateurs de la troupe, décédé en 1962, Daniel Sorano.

Jusqu’à son éviction en 1969, Sarrazin poursuit l’oeuvre théâtrale entreprise avec sa troupe. Il fait connaître à un large public les grands classiques du répertoire mais aussi des dramaturges contemporains plus difficiles d’accès (Beckett, Ionesco). Il ouvre également son théâtre à l’opéra et aux ballets. Cette action pionnière dans le domaine de la diffusion théâtrale se généralise par la suite avec la multiplication de ce type de Centre dramatiques Nationaux et de troupes permanentes en province.

Théâtre Sorano 35 Allée Jules Guesde, 31000 Toulouse. Tél : 05 32 09 32 35 www.theatre-sorano.fr

Jean Vilar petit histoire d’un théâtre municipal à La Paillade

theatre-jean-vilar-montpellier-93214-visuel-3Implanté au coeur du quartier populaire de la Mosson dans le Chai de l’ancien Mas de la Paillade le théâtre Jean Vilar de la ville de Montpellier compte 374 places. Le Mas de la Paillade fait partie de l’ensemble des « folies de la Mosson »  construites aux XVIIIe et XIXe siècles, comme le domaine Bonnier de la Mosson.

Ce domaine viticole est une ancienne propriété dont son dernier propriétaire est Jean de Baroncelli, écrivain et critique au journal Le Monde, marié en 1949 à l’actrice Sophie Desmarets. Après le gel des vignes du domaine, en 1956, la famille décide de vendre une partie des terrains agricoles à la ville, puis le domaine lui-même quelques années plus tard.

Aujourd’hui, les bâtiments sont répartis en plusieurs structures. Le château abrite les bureaux administratifs du Théâtre et une annexe de la Mairie.Le chai a été reconverti en 1994 en salle de spectacle. Une partie du bâtiment abrite l’Espace Bernard Glandier consacré à la danse et géré par le chorégraphe Didier Théron. Lors de la création du théâtre en 1994,  le maire Georges Frêche avait laissé pour toute consigne à Luc Braemer, qui allait en prendre la direction pour vingt ans, de remplir la salle et de faire venir le public du centre-ville à la Paillade y ajoutant une mission d’accueil et de soutien aux compagnies et artistes locaux. Le directeur et son équipe ont toujours attaché de l’importance au travail de sensibilisation des publics, comme en témoigne le service éducatif créé en 2002.

L’environnement est aujourd’hui toujours au coeur du projet de Frantz Delplanque. Le contexte social économique et culturel hexagonal et le positionnement du maire Philippe Saurel en faveur d’une citoyenneté renouvelée balise plus que jamais la destinée d’un projet qui doit faire sens auprès des habitants du quartier.

Théâtre Jean Vilar 155 rue de Bologne, 34080 Montpellier. Tel: 04.67.40.41.39

 

Agenda. Selection théâtre Région Occitanie

LES MOLIERE DE VITEZUne sélection de spectacles à  Toulouse. 1- « Les Molière de Vitez », mise en scène Gwenaël Morin, actuellement au Théâtre Sorano jusqu’au 21/01. Photo dr

 

« L’enlèvement au sérail »,  opéra de Mozart.  Dir Tito Ceccherin, mise en scène Tom Ryser  du 27 /01 au 5/02  Orchestre  National du Capitole  de Toulouse. Photo Alain Wicht

bouches 2 et 3 fev« Les Grandes Bouches ». Texte François Chaffin  mis en scène Luc Sabot  les 2 et 3 février 2017 au Théâtre Sorano. Photo dr
T Garone © Othello Vilgard« Une légère Blessure »  d’après le roman de Laurent Mauvigner mis en scène Othello Vilgard. Actuellement jusqu’au 28/01 au Théâtre Garonne. Photo Othello Vilgard

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Begin the Beguine
Texte de John Cassavetes mis en scène  par Jan Lauwers. Cette dernière pièce en trois actes de Cassavetes surgit directement des zones obscures er marginales de la société. Du 26 janv au 3 fev 2017 CDN hTh à Montpellier

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Texte Lars Norén mise en scène Nathalie Nauzes. Un huis-clos entre un homme et une femme, un médecin et une prisonnière, enfermée dans un quartier de haute sécurité. Du 23 au 28/02  au Théâtre Garonne de Toulouse

suruneile_vignette1Sur une île
Texte de C. de Toledo. Conception C. Bergon. 22 juillet 2011,. A. B. Breivik, terroriste norvégien d’extrême droite, est  à Utoya où se tient l’université d’été de la ligue des jeunes travaillistes.  Théâtre la Vignette 1 et 2/02  Montpellier

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Let me try
Pièce adaptée du Journal de Virginia Woolf, écrit entre 1915 et 1941. Mise en scène Isabelle Lafon  « Si vous voyez un panneau indiquant « Les intrus seront poursuivis », allez-y ! « Soyons tous des intrus » Ce samedi 15 au TNT Toulouse.

1-parallleParallèle
« Croire Obéir Combattre » : Bruno Geslin s’attaque au sport comme forme d’uniformisation de la pensée.
Touchant autant au politique qu’à l’esthétique, Parallèle aborde le pouvoir les 25 et 26 /01 au Théâtre de Nîmes.

Source : Cahier culture La Marseillaise 14/01/2017

Voir aussi : Rubrique ThéâtreDossier. Théâtre en péril, fin d’un modèle à Montpellier et dans l’Hérault, hTh 2017 Libre saison de bruit et de fureur, SortieOuest archivesBéziers, le débat déconstruit la mystification, Sortieouest. Des spectacles vraiment vivants ! , rubrique Politique, Politique culturelleDernière saison d’hiver au Domaine d’O ?, Politique Locale, rubrique Danse,  rubrique Montpellier, rubrique Rencontre, Rodrigo Garcia : «Vivre joyeusement dans un monde détestable»,

Académie française. Discours de réception d’Andreï Makine

Discours de réception de M. Andreï Makine

Dans son discours de réception à l’Académie Française Andreï Makine revient avec l’exigence littéraire qui convient sur les ombres de l’histoire. Il ouvre une vision sur les inquiétudes du temps présent avec peu de douceur pour nos gouvernants irresponsables.

Le 15 décembre 2016

Andreï Makine

M. Andreï Makine, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Assia Djebar, y est venu prendre séance le jeudi 15 décembre 2016, et a prononcé le discours suivant :

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Il y a trois cents ans, oui, trois siècles à quelques mois près, au printemps de 1717, un autre Russe se rendit à l’Académie, une institution encore toute jeune, quatre-vingts ans à peine, et qui siégeait, à l’époque, au Louvre. La visite de ce voyageur russe, bien que parfaitement improvisée, était infiniment plus éclatante que mon humble présence parmi vous. Il s’agissait de Pierre le Grand ! Le tsar rencontra les membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, s’attarda – le temps de deux longues séances – à l’Académie royale des sciences, observa plusieurs nouveautés techniques et réussit même à aider les géographes français à corriger les cartes de la Russie. Il alla aussi à l’Académie française et là il ne trouva présents que deux académiciens. Non que les membres de votre illustre Compagnie fussent particulièrement dissipés mais le tsar, nous l’avons vu, improvisait ses visites sans s’enquérir des règlements ni de l’heure des séances. Néanmoins, les deux académiciens eurent l’élégance d’initier Pierre aux secrets de leurs multiples activités. L’un d’eux cita, bien à propos, Cicéron, son dialogue De finibus bonorum et malorum. Les langues anciennes n’étaient pas encore considérées en France comme un archaïsme élitiste et la citation latine sur les fins des biens et des maux, traduite en russe par un interprète, enchanta le tsar : « Un jour, Brutus, où j’avais écouté Antiochus comme j’en avais l’habitude avec Marcus Pison dans le gymnase dit de Ptolémée […], nous décidâmes de nous promener l’après-midi à l’Académie, surtout parce que l’endroit est alors déserté par la foule. Est-ce la nature, dit Pison, ou une sorte d’illusion, […] mais quand nous voyons des lieux où nous savons […] que demeurèrent des hommes glorieux, nous sommes plus émus qu’en entendant le récit de leurs actions ou en lisant leurs ouvrages… »

 L’enthousiasme de Pierre le Grand fut si ardent que, visitant la Sorbonne, il s’inclina devant la statue de Richelieu, l’embrassa et prononça ces paroles mémorables que certains esprits sceptiques prétendent apocryphes : « Grand homme, je te donnerais la moitié de mon empire pour apprendre de toi à gouverner l’autre. »

Le tsar embrassa aussi le petit Louis XV, âgé de sept ans. Le géant russe tomba amoureux de l’enfant-roi, sans doute percevant en ce garçonnet un contraste douloureux avec son propre fils, Alekseï, indigne des espoirs paternels. Mais peut-être fut-il touché, comme nous le sommes tous, quand nous entendons un tout jeune enfant parler librement une langue, pour nous étrangère, et dont nous commençons à aimer les vocables. Oui, cette langue française qui allait devenir, bientôt, pour les Russes, la seconde langue nationale.

Non, ce n’est pas cette passion linguistique qui traça l’itinéraire du tsar. Son programme, si je puis dire, était bien plus pratique : la manufacture des Gobelins qui allait inspirer la fabrication des tissus en Russie, la Manufacture royale des glaces qui, malgré l’opposition de l’Église orthodoxe, allait faire briller mille miroirs de Saint-Pétersbourg à Moscou et, enfin, Versailles et le défi que le tsar allait lancer en faisant bâtir son Versailles à lui, son Peterhof et ses fabuleuses fontaines…

Cependant, la discussion avec les deux académiciens ne fut pas vaine. Pour la première fois de sa vie, Pierre découvrait un pays qui avait dédié à sa langue une savante Académie, appelée à défendre l’idiome national. Dès le retour du tsar à Saint-Pétersbourg, l’idée de l’Académie russe prend forme et se réalise peu de temps après sa mort.

Mes paroles s’éloignent, pourrait-on penser, du but de ce discours qui doit rendre hommage à cet écrivain remarquable que reste pour nous Assia Djebar. En effet, quel lien pourrait unir le souverain d’une lointaine Moscovie, une romancière algérienne et votre serviteur que vous avez jugé digne de siéger à vos côtés ? Ce lien est pourtant manifeste car il exprime la raison d’être même de l’Académie : assurer à la langue et à la culture françaises le rayonnement le plus large possible et offrir à cette tâche le concours des intelligences œuvrant dans les domaines les plus variés.

Assia Djebar avait, en ce sens, un immense avantage sur un Russe, qu’il fût un monarque ou un jeune citoyen de l’Union soviétique. Elle n’avait pas eu à subir le refus de Louis XIV qui, en 1698, pour ne pas froisser son allié, le sultan de la Sublime Porte, évita de recevoir le tsar. Ce refus, nous confie Saint-Simon, « mortifia » le jeune monarque russe. Aucun Rideau de fer n’empêcha la brillante élève algérienne de traverser la Méditerranée, de venir étudier à Paris, au lycée Fénelon d’abord et, ensuite, à l’École normale supérieure. Aucune pression idéologique ne commanda, en France, les choix qu’elle devait faire pour persévérer dans ses études. Aucune censure ne lui opposa un quelconque index librorum prohibitorum. Et même quand la grande Histoire – la guerre d’Algérie – fit entendre son tragique fracas, Assia Djebar parvint à résister à la cruauté des événements avec toute la vigueur de son intelligence. Romancière à l’imaginaire fécond, cinéaste subtile, professeur reconnu sur les deux rives de l’Atlantique – la carrière de la future académicienne est une illustration vivante de ce que la sacro-sainte école de la République avait de plus généreux.

Un destin aussi exemplaire fait presque figure de conte de fées ou, plutôt d’une apothéose où le général de Gaulle apparaît, un jour, en deus ex machina, pour aider l’universitaire et la militante pro-F.L.N. Assia Djebar à réintégrer ses fonctions.

Cette vie, d’une richesse rare, est trop bien connue pour qu’on soit obligé de rappeler, en détail, ses étapes. Maintes thèses universitaires abordent l’œuvre d’Assia Djebar. Ses étudiants, en Algérie, en France, aux États-Unis, perpétuent sa mémoire. Des prix littéraires, très nombreux, ont consacré ses textes – depuis Les Enfants du Nouveau Monde jusqu’à La Femme sans sépulture – traduits en plusieurs langues.

Et pourtant, dans cette vie et cette œuvre subsiste une zone mystérieuse qui exerce un attrait puissant sur les étrangers francophones. Cette langue française, apprise, maniée avec une adresse indéniable, étudiée dans ses moindres finesses stylistiques, cette langue donc, que représente-t-elle pour ceux qui ne l’ont pas entendue dans leur berceau ? Une appropriation conquérante ? Une vertigineuse ouverture intellectuelle ? Un formidable outil d’écriture ? Ou bien, au contraire, une durable malédiction qui relègue notre langue d’origine au rang d’un patois familial, d’un sabir enfantin, d’une langue fantôme qui ne pourra plus que végéter au milieu des vestiges de nos jeunes années ? Apprendre cette langue étrangère, se fondre en elle, se donner à elle dans une fusion quasi amoureuse, concevoir grâce à elle des œuvres qui prétendent ne pas lui être infidèles et même, suprême audace, pouvoir l’enrichir, oui, ce choix d’une nouvelle identité linguistique serait-il une bénédiction, une nouvelle naissance ou bien un arrachement à la terre des ancêtres, la trahison de nos origines, la fuite d’un fils prodigue ?

Cette formulation qui peut vous paraître trop radicale reflète à peine la radicalité avec laquelle la question est soulevée dans les livres d’Assia Djebar. « Le français m’est une langue marâtre », disait-elle dans son roman L’Amour, la fantasia. Une langue marâtre ! Donc nous avions raison : adopter une langue étrangère, la pratiquer en écriture peut être vécu comme une rupture de pacte, la perte d’une mère, oui, la disparition de cette « langue mère idéalisée » dont parle la romancière.

« Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, disait-elle, je me retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? »

Le français, une langue marâtre, incapable d’exprimer la beauté des chants de l’amour arabe, une langue aride… Et, en même temps, une langue qui peut servir d’armure à la jeune Algérienne et qui libère son corps : « Mon corps s’est trouvé en mouvement dès la pratique de l’écriture étrangère. » Une langue d’émancipation donc, un parler libérateur ? Certes, mais le sentiment de privation, de déchéance même n’est jamais loin :

« Le poète arabe, nous expliquait Assia Djebar, décrit le corps de son aimée ; le raffiné andalou multiplie traités et manuels pour détailler tant et tant de postures érotiques ; le mystique musulman […] s’engorge d’épithètes somptueuses pour exprimer sa faim de Dieu et son attente de l’au-delà… La luxuriance de cette langue me paraît un foisonnement presque suspect… Richesse perdue au bord d’une récente déliquescence ! »

Tel est le dilemme qui se dresse devant la romancière algérienne comme devant tant d’autres écrivains francophones appartenant aux anciennes colonies françaises : une langue maternelle idéalisée, parée de tous les atours de finesse et de magnificence et la langue étrangère, le français, dont l’utilité d’armure intellectuelle et la force émancipatrice ne pourront jamais remplacer le paradis perdu où résonnaient les mélodies du verbe ancestral. Serait-ce un enfermement insoluble ?

La Grande Catherine de Russie sembla avoir bien tranché ce nœud gordien. « Voltaire m’a mise au monde », disait-elle, et cette affirmation ne concernait pas l’usage du français qu’elle pratiquait couramment grâce à mademoiselle Cardel et que toute l’Europe éclairée parlait à l’époque. Non, il s’agissait avant tout de l’ouverture au monde intellectuel de la France, à ses joutes philosophiques, à la diversité et à la richesse de ses belles-lettres. Le cas de la grande tsarine apparaît encore plus complexe que la situation d’une jeune Algérienne qui se culpabilisait de son geste de transfuge linguistique. Car Catherine, de langue maternelle allemande, et parfaitement francophone, a toujours été animée d’un désir impérieux de russité. Elle voulait comprendre le peuple de l’immense empire qu’elle eut à diriger toute jeune. Le russe, indispensable outil de gouvernance, est devenu pour Catherine une langue d’intimité, de communion avec l’insondable âme russe, avec la musique de ses paysages, de ses saisons, de ses légendes. Nature passionnée, Catherine se mit à étudier le russe en linguiste amateur, démontrant la témérité de son sens de l’étymologie. « Le Périgord, disait-elle, mais c’est un nom purement russe ! “ Peré ” signifie au-delà. Et “ gory ” – montagnes. Le Périgord c’est un pays au-delà des montagnes, donc ce sont les Russes qui avaient découvert cette région ! » Son entourage à la cour de Saint-Pétersbourg avait le tact de ne pas démentir ces fulgurances lexicologiques, préférant rire sous cape en disant que l’Impératrice réussissait à commettre, en russe, quatre fautes d’orthographe dans un mot de trois lettres. Et c’était, hélas, vrai !

Jusqu’à sa mort, Catherine garderait un accent. Allemand ? Français ? Allez savoir. Et ses fautes d’orthographe seraient corrigées par le seul homme qui aimait véritablement cette femme, le jeune prince Alexandre Lanskoï.

 Malgré toutes ses lacunes idiomatiques, la tsarine a laissé aux Russes un trésor inestimable : le privilège de parler français sans se sentir traître à la Patrie et la possibilité de communiquer en russe sans passer pour un patoisant borné, un inculte, un plouc. Bien sûr le dilemme que nous avons vu surgir si puissamment dans l’œuvre d’Assia Djebar – une langue d’origine, perdue, une langue étrangère, conquise – tourmentait aussi ces francophones russes qui, victimes d’une mauvaise conscience linguistique, se mettaient parfois à dénoncer les méfaits de la gallomanie et l’emprise du cogito français sur l’intellection russe. Le dramaturge Fonvizine consacra une comédie à cette influence française corruptrice des âmes candides. Son héros, un peu simplet, clame sans cesse : « Mon corps est né en Russie mais mon âme appartient à Paris ! » Fonvizine compléta cette satire en écrivant ses fameuses Lettres de France où, au lieu de moquer les Russes, lui qui a rencontré Voltaire trois fois, il s’en prend à certaines incohérences de la pensée française : « Que de fois, écrit-il, discutant avec des gens tout à fait remarquables, par exemple, de la liberté, je disais qu’à mon avis, ce droit fondamental de l’homme était en France un droit sacré. Ils me répondaient avec enthousiasme que “le Français est né libre”, que le respect de ce droit fait tout leur bonheur, qu’ils mourraient plutôt que d’en supporter la moindre atteinte. Je les écoutais, puis orientais la discussion sur toutes les entorses que j’avais constatées dans ce domaine et, peu à peu, je leur découvrais le fond de ma pensée – à savoir qu’il serait souhaitable que cette liberté ne fût pas chez eux un vain mot. Croyez-le ou non, mais les mêmes personnes qui s’étaient flattées d’être libres me répondaient aussitôt : “Oh, Monsieur, mais vous avez raison, le Français est écrasé, le Français est esclave !” Ils s’étouffaient d’indignation, et pour peu que l’on ne se tût pas, ils auraient continué des jours entiers à vitupérer le pouvoir et à dire pis que pendre de leur état. » Involontairement, peut-être, Fonvizine nous laisse deviner que tout en critiquant les cercles éclairés de Paris, il est devenu lui-même très français dans sa manière de mener subtilement une controverse intellectuelle.

Et c’est dans cet apprentissage de la francité que nous découvrons le secret de la solidité des liens entre nos deux civilisations. Non, les Russes n’ont jamais été aveugles : Fonvizine, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov ont tous exprimé, à un moment de leur vie, le rejet de ce qui pouvait se faire en France ou de ce qui pouvait s’écrire en France. Mais jamais ces grands écrivains n’ont eu l’idée de chercher la cause de ces fâcheuses réalités dans la francité même – et la faiblesse des ouvrages publiés à Paris, dans je ne sais quelle tare congénitale de la langue française. Fonvizine le formulait sur le ton d’un amant trahi : « Il faut rendre justice à ce pays : il est passé maître dans l’art du beau discours. Ici, on réfléchit peu, d’ailleurs on n’en a pas le temps, parce qu’on parle beaucoup et trop vite. Et comme ouvrir la bouche sans rien dire serait ridicule, les Français disent machinalement des mots, se souciant peu de savoir s’ils veulent dire quelque chose. De plus, chacun tient en réserve toute une série de phrases apprises par cœur – à vrai dire très générales et très creuses – et qui lui permettent de faire bonne figure en toute circonstance. » Reconnaissons-le, ce jugement reste actuel si l’on pense au langage politique et médiatique d’aujourd’hui.

Et pourtant le dramaturge russe ne parle que de la manière – abusive, redondante, hypocrite – d’user d’une langue, mais il n’attribue nullement ces défauts-là à la langue française même. Et Dostoïevski, ce grand pourfendeur de l’esprit bourgeois dans la France contemporaine, il salue le génie de Balzac, son art de peindre ces mêmes bourgeois dans La Comédie humaine. « Bonheur, extase ! J’ai traduit Eugénie Grandet ! » : on oublie souvent que la carrière du jeune romancier russe a débuté par ce cri de joie. Et Tolstoï qui n’hésitait pas à éreinter la production romanesque française, lui, il donnait au jeune Gorki ce conseil de vieux sage : « Lisez les Français ! »

Ces écrivains russes n’avaient jamais étudié Ferdinand de Saussure ni, encore moins, Roman Jakobson. Mais ils devinaient, d’instinct, ce distinguo linguistique désormais trivial : la langue et la parole, le dictionnaire et notre façon d’en faire notre usage personnel dans l’infini de ses possibilités. Oui, un dictionnaire, des règles, un corpus fermé, codifié, normatif et la fantaisie de chacun de nous, simples locuteurs ou bien écrivains.

 Alors, y aurait-il un sens à blâmer une langue étrangère dans laquelle on écrit, à mettre en doute sa richesse, sa grammaire, à se plaindre de son aridité, lui reprochant de ne pas répondre à toutes les circonvolutions de notre imaginaire d’origine ? Non, bien sûr que non. La langue parfaite n’existe pas. Seule la parole du poète atteint parfois les sommets de la compréhension visionnaire où les mots mêmes paraissent de trop. La parole du poète, dans toutes les langues, à toutes les époques. Mais très, très, très rarement.

Notre jeune romancière algérienne était-elle consciente de cette fondamentale neutralité des langues ? Sans aucun doute. Sinon, Assia Djebar n’aurait jamais évoqué, à propos du français, cette part d’ombre que l’histoire des hommes dépose au milieu des mots d’un dictionnaire : « Chaque langue, je le sais, entasse dans le noir ses cimetières, ses poubelles, ses caniveaux ; or devant celle de l’ancien conquérant, me voici à éclairer ses chrysanthèmes ! »

Encore une définition lourde à porter : « la langue de l’ancien conquérant ». 1830, la conquête de l’Algérie et la langue française qui serait donc à jamais associée à la violence, la domination, la colonisation.

Comme le ciel de l’entente franco-russe semblerait léger à côté de ces lourds nuages ! Serait-ce la raison pour laquelle le français, en Russie, n’a jamais été entaché par le sang de l’histoire ? Pourtant, le sang, hélas, a coulé entre nos deux pays et bien plus abondamment que dans les sables et les montagnes de l’Algérie. Soixante-quinze mille morts en une seule journée dans la bataille de la Moskova, en 1812, un carnage pas si éloigné, dans le temps, de la conquête algérienne. Oui, quarante-cinq mille morts russes, trente mille morts du côté français. Mais aussi la guerre de Crimée, dévastatrice et promotrice de nouvelles armes, et jadis comme naguère, l’Europe prête à s’allier avec un sultan ou – c’est un secret de Polichinelle – à armer un khalifat, au lieu de s’entendre avec la Russie. Et le débarquement d’un corps expéditionnaire français en 1918 au pire moment du désastre révolutionnaire russe. Et la Guerre froide où nos arsenaux nucléaires respectifs visaient Paris et Moscou. Et l’horrible tragédie ukrainienne aujourd’hui. Combien de cimetières, pour reprendre l’expression d’Assia Djebar, les Russes auraient pu associer à la langue française ! Or, il n’en est rien ! En parlant cette langue nous pensons à l’amitié de Flaubert et de Tourgueniev et non pas à Malakoff et Alma, à la visite de Balzac à Kiev et non pas à la guerre fratricide orchestrée, dans cette ville, par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens. Les quelques rares Russes présents à la réception de Marc Lambron lui ont été infiniment reconnaissants d’avoir évoqué un fait d’armes de plus ou plus ignoré dans cette nouvelle Europe amnésique. Marc Lambron a parlé de l’escadrille Normandie-Niémen, de ses magnifiques héros français tombés sous le ciel russe en se battant contre les nazis. Oui, ce sont ces cimetières-là, cette terre où dorment les pilotes légendaires, oui, cette mémoire-là que les Russes préfèrent associer à la francité.

Comme tous les livres engagés, les romans d’Assia Djebar éveillent une large gamme d’échos dans notre époque. Ces livres parlent des massacres des années cinquante et soixante, mais le lecteur ne peut s’empêcher de penser au drame qui s’est joué en Algérie, tout au long des années quatre-vingt-dix. Nous partageons la peine des Algériens d’il y a soixante ans mais notre mémoire refuse d’ignorer le destin cruel des harkis et le bannissement des pieds-noirs. Et même les mots les plus courants de la langue arabe, les mots innocents (le dictionnaire n’est jamais coupable, seul l’usage peut le devenir), oui, l’exclamation qu’on entend dans la bouche des personnages romanesques d’Assia Djebar, ce presque machinal Allahou akbar, prononcé par les fidèles avec espoir et ferveur, se trouve détourné, à présent, par une minorité agressive – j’insiste, une minorité ! – et sonne à nos oreilles avec un retentissement désormais profondément douloureux, évoquant des villes frappées par la terreur qui n’a épargné ni les petits écoliers toulousains ni le vieux prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray.

Il serait injuste de priver du droit de réponse celle qui ne peut plus nous rejoindre et nous parler. À la longue liste des villes et des victimes, la romancière algérienne aurait sans doute eu le courage d’opposer sa liste à elle en évoquant le demi-million d’enfants irakiens massacrés, la monstrueuse destruction de la Libye, la catastrophe syrienne, le pilonnage barbare du Yémen. Qui aurait, aujourd’hui, l’impudence de contester le martyre de tant de peuples, musulmans ou non, sacrifiés sur l’autel du nouvel ordre mondial globalitaire ?

Assia Djebar ne pouvait ne pas noter cette résonance soudaine que suscitaient ses œuvres. Ainsi, dans son discours de réception à l’Académie, se référait-elle à… Tertullien qui, d’après elle, n’avait rien à envier, en matière de misogynie, aux fanatiques d’aujourd’hui. Que peut-on répondre à cet argument ? Juste rappeler peut-être que nous vivons au vingt et unième siècle, dans un pays laïc, et que presque deux millénaires nous séparent de Tertullien et de sa bigote misogynie. Est-ce suffisant pour que certains pays réexaminent la place de la femme dans la cité et dans nos cités ? Et que les grandes puissances cessent de jouer avec le feu, en livrant des armes aux intégristes, en les poussant dans la stratégie du chaos, au Moyen-Orient ?

Je ne crois pas que la romancière algérienne ait pu être heureuse de cet imprévisible revif d’intérêt pour des polémiques que, bien sincèrement, elle devait croire dépassées. On la sentait habitée par un désir d’apaisement, de retour vers cette langue rêvée, une langue poétique, dont elle a toujours recherché la musicalité. Et c’est par antiphrase que l’un de ses derniers livres l’exprimait dans son titre : La Disparition de la langue française. Une langue apprise, passionnément explorée, comparée jalousement au palimpseste de sa langue maternelle, une langue que, dans une introspection très lyrique, elle essaye de définir : « Ma langue d’écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au-dehors, parfilée de silence et de plénitude. » Ou encore : « Mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles. » « Mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine. » « Mon Français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu-gris, tout le ciel. »

Une telle auto-analyse, une longue mélopée mystique dont la compréhension finit par nous échapper comme dans un poème qui viserait un hermétisme mallarméen, cette métalangue pour définir sa propre langue d’écriture, a ses limites, Assia Djebar en était certainement consciente. Elle qui a bien lu Saussure, Jakobson, Barthes et Chomsky, elle savait que dans le travail d’un écrivain toutes ces belles et rotondes épithètes, toutes ces arabesques métaphoriques comptent peu. Et que se demander indéfiniment comment s’entrelacent les prétendus métissages linguistiques, velours, épines et autres nattes parfilées, est un exercice distrayant sans plus. Et que la vocation d’un artiste, quels que soient sa langue ou son mode d’expression, sera toujours cette tâche humble et surhumaine si bien définie par les scholastiques : « Adequatio mentis et rei ». Oui, par l’effort de tout son être, faire coïncider sa pensée avec les choses de ce monde. Dans le but prométhéen de dépasser ce monde visible, rempli de haine, de mensonges, de stupides polémiques, de risibles rivalités, de finitudes qui nous rendent petits, agressifs et peureux.  

Si l’on me demandait maintenant de définir la vision que les Russes ont de la francité et de la langue française, je ne pourrais que répéter cela : dans la littérature de ce pays, ils ont toujours admiré la fidélité des meilleurs écrivains français à ce but prométhéen. Ils vénéraient ces écrivains et ces penseurs qui, pour défendre leur vérité, affrontaient l’exil, le tribunal, l’ostracisme exercé par les bien-pensants, la censure officielle ou celle, plus sournoise, qui ne dit pas son nom et qui étouffe votre voix en silence.

Cette haute conception de la parole littéraire est toujours vivante sur la terre de France. Malgré l’abrutissement programmé des populations, malgré la pléthore des divertissements virtuels, malgré l’arrivée des gouvernants qui revendiquent, avec une arrogance éhontée, leur inculture. « Je ne lis pas de romans », se félicitait l’un d’eux, en oubliant que le bibliothécaire de Napoléon déposait chaque jour sur le bureau de l’Empereur une demi-douzaine de nouveautés littéraires que celui-ci trouvait le loisir de parcourir. Entre Trafalgar et Austerlitz, pour ainsi dire. Ces arrogants incultes oublient la force de la plume du général de Gaulle, son art qui aurait mérité un Nobel de littérature à la suite de Winston Churchill. Ils oublient, ces ignorants au pouvoir, qu’autrefois les présidents français non seulement lisaient les romans mais savaient en écrire. Ils oublient que l’un de ces présidents fut l’auteur d’une excellente Anthologie de la poésie française. Ils ne savent pas, car Edmonde Charles-Roux n’a pas eu l’occasion de leur raconter l’épisode, qu’en novembre 1995 le président François Mitterrand appelait la présidente du jury Goncourt et d’une voix affaiblie par la maladie lui confiait : « Edmonde, cette année, vous avez fait un très bon choix… » Par le pur hasard de publication, cette année-là le Goncourt couronnait un écrivain d’origine russe, mais ça aurait pu être un autre jeune romancier que le Président aurait lu et commenté en parlant avec son amie et la grande femme de lettres qu’était Edmonde Charles-Roux. Ceux qui aujourd’hui, au sommet, exaltent le dédain envers la littérature ne mesurent pas le courage qu’il faut avoir pour lancer un auteur inconnu, le défendre et ne pas même pouvoir vivre la joie de la victoire remportée – tel était le merveilleux dévouement de Simone Gallimard qui, quelques semaines avant sa disparition, avait publié Le Testament français au Mercure de France. Ces non-lecteurs ne comprendront jamais ce que cela signifie, pour un éditeur, de monter à bord d’une maison d’édition dans la tempête, de ressaisir la barre, de consolider la voilure, de galvaniser l’équipage et de sauver ce bon vieux navire comme l’a fait, du haut de sa passerelle, le capitaine du Seuil. Non, ceux qui ne lisent pas ne pourront jamais deviner à quoi s’expose, financièrement et médiatiquement, un éditeur en publiant un livre consacré à un soldat oublié, à un obscur lieutenant Schreiber, des souvenirs qu’il faudra imposer au milieu du déferlement des best-sellers anglo-saxons et de l’autofiction névrotique parisienne. L’homme qui a eu le panache d’accepter ce risque, chez Grasset, a balayé mes doutes avec le brio d’un Cyrano de Bergerac : « Avec ce texte, Monsieur, je ne suis pas dans la logique comptable ! » Oui, du pur Cyrano. Quelle folie mais quel geste ! Et quel dommage que les usages du discours académique m’interdisent, paraît-il, de divulguer le nom de ces deux hommes, de ces deux grands hommes !

La nouvelle caste d’ignorants ne pourra jamais concevoir ce qu’un livre français, oui, un petit livre de poche tout fatigué, pouvait représenter pour les Russes francophones qui vivaient derrière le Rideau de fer. Je me souviens qu’un jour à Moscou, dans les années soixante-dix, j’ai été intrigué par le roman d’un jeune écrivain français, par l’originalité de son titre : Les Enfants de Gogol. Les catalogues de la Bibliothèque des langues étrangères reléguaient cet auteur dans ce qu’on appelait le fonds spécial. Il fallait obtenir une autorisation assortie de trois tampons et consulter ce livre sous l’œil vigilant de la préposée. Les Enfants de Gogol, écrit par Dominique Fernandez. Un auteur donc à la réputation suffisamment sulfureuse pour effaroucher les pudibonds idéologues du régime.

On pouvait aussi tenter sa chance sur le marché noir et acquérir ce livre-là ou un autre au prix moyen de cinq à dix roubles, deux journées de travail pour un Russe ordinaire, l’équivalent d’une centaine d’euros. Mais voyez-vous, Mesdames et Messieurs, personne à cette époque ne parlait du prix excessif des livres. Un Moscovite aurait gagné la réputation du dernier des goujats s’il s’était plaint d’avoir trop dépensé pour un livre de poche français qui avait bravé le Rideau de fer.

On me fera observer que cette haute exigence littéraire n’est plus tenable dans notre bas monde contemporain où tout a un prix mais rien n’a plus de valeur. Parler de la mission prométhéenne de l’écrivain, de l’idéal du verbe poétique, des ultimes combats pour l’esprit sur un donjon assiégé par l’inculture, les diktats idéologiques, les médiocrités divertissantes, n’est-ce pas un acte devenu suicidaire ?

Eh bien, quittons cet Olympe de poètes et descendons sur terre, retrouvons-nous dans cette France d’antan, qui n’avait rien d’idyllique, en 1940, par exemple. Au milieu des combats, des blessés, des morts, dans le feu d’une atroce défaite, aux côtés des soldats qui se battent pour l’honneur de leur vieille patrie. Ce ne sont pas des intellectuels ni des poètes, et pourtant l’un d’eux, un presque anonyme lieutenant Ville décide de tracer quelques strophes sur la page de garde dans le Journal des marches du 4e régiment de cuirassiers. Il le fait pour son tout jeune frère d’armes, l’aspirant Schreiber, sachant que la mort peut les séparer d’une minute à l’autre. Un bref poème sans prétention, à la versification impromptue, le seul poème sans doute que le lieutenant ait rédigé durant sa vie :

Écrire une pensée à ce gosse-là, quoi dire ?

Sinon qu’un soir, il arrivait au cantonnement

En rigolant comme un enfant !

Un matin de printemps, il pleut du fer mais

Il rigole bien comme un gamin !

Un jour, la frontière de France s’allume,

Il faut être partout où ça brûle et cogner, cogner,

En hurlant aux vieux guerriers : « Souriez, souriez ! »

Un crépuscule sombre et rouge. Derrière nous, la mer,

Sur nos têtes, devant nous, l’enfer.

Lui s’en amuse, sort des plaisanteries, comme un titi !

Revenus sur la belle terre de France, hélas, tout est perdu.

On baroude encore pour l’honneur.

Le gosse est toujours là, souriant et sans peur…

Non, le lieutenant Ville n’avait pas l’intention de rivaliser avec Victor Hugo. Ces strophes notées entre deux bombardements témoignaient d’une époque où les enfants apprenaient encore par cœur Corneille et Racine, Musset et Rostand. Cette musique intérieure créait dans leur âme ce qu’on pourrait appeler une « sensibilité littéraire », oui, la compréhension que, même dans les heures où l’homme est réduit à la simple chair à canons, la vie pouvait être rythmée autrement que par la haine sauvage et la peur bestiale des mortels.

Une sensibilité littéraire. Serait-elle la véritable clef qui permet de deviner le secret de la francité ?

J’ai cherché à l’exprimer en parlant, dans un livre, du lieutenant Schreiber et de ses frères d’armes. Ce jeune lieutenant français, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, est aujourd’hui parmi nous. Tout au long de nos conversations, son seul désir était de rendre un peu plus pérenne la mémoire de ses camarades morts pour la France. Surtout le souvenir de Francis Gilot, un jeune tankiste de dix-huit ans – dix-huit ans ! – tué en août 44, dans la bataille de Toulon.

Le général de Gaulle en parlant de ces combattants oubliés disait avec tout son talent d’écrivain, avec toute sa sensibilité littéraire : « Maintenant que la bassesse déferle, ces soldats regardent la terre sans rougir et le ciel sans blêmir ! »

Merci.

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L’anthropologie entre les lignes Entretien avec Tim Ingold

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L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.

Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.

Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy

Le regard d’un anthropologue sur la philosophie

J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.

À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.

À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.

J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.

En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.

L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.

Le faire et l’art de produire

Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.

J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.

Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.

Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?

De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.

C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.

Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.

Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.

Anthropologie versus acteur-réseau ?

J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.

J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.

Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.

Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.

L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique

Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.

Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.

Source : La Vie des idées , 13 mars 2014.
Voir aussi : Rubrique Science, Science Humaines, rubrique Education,