Qu’ont en commun Wilbur Ross et Rex Tillerson, hommes forts de la Maison Blanche, Stephen Bronfman, trésorier du Parti libéral du Canada et proche du premier ministre Justin Trudeau, mais aussi des multinationales comme Nike et Apple, de grandes fortunes françaises, des oligarques russes, des hommes d’affaires africains et des grands sportifs ?
Ils partagent l’affiche des « Paradise Papers », la nouvelle enquête internationale sur les paradis fiscaux et le business offshore que publie aujourd’hui Le Monde, associé au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 95 médias partenaires dans le monde, dont la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni et le New York Times aux Etats-Unis.
Dix-huit mois après les « Panama Papers », cette enquête, qui a mobilisé une douzaine de journalistes du Monde pendant plus d’un an, exploite notamment sept millions de documents issus d’une fuite massive (leak en anglais) de données en provenance d’un cabinet international d’avocats, Appleby, basé aux Bermudes. Elle porte un nouveau coup de projecteur sur les trous noirs de la finance mondiale et révèle comment, grâce à des schémas sophistiqués d’optimisation fiscale, des milliers de milliards de dollars échappent toujours aux fiscalités des Etats et aux autorités de régulation.
Contrairement aux « Panama Papers », cette nouvelle enquête concerne moins le blanchiment d’argent sale, issu de la fraude fiscale et d’autres activités illicites (trafics d’armes, de drogue…), que des schémas légaux montés par des bataillons d’experts en optimisation fiscale. L’argent, ici, a le plus souvent été soustrait à l’impôt de façon légale ou aux frontières de la légalité, grâce aux failles du système fiscal international.
Failles pour contourner la règle
Le cabinet Appleby, dont sont issus l’essentiel des documents de ce nouveau leak, compte parmi les « Rolls-Royce » de la finance offshore. De ces sociétés qui ont pignon sur rue dans les grandes métropoles, à la City de Londres ou à Wall Street, à New York. De celles qui sont invitées dans les conférences internationales sur l’offshore responsable et qu’on érige en exemple pour défendre une industrie à la réputation entachée par des scandales à répétition.
Appleby réunit 700 employés travaillant pour l’élite mondiale des affaires : une population d’ultra-riches et de multinationales prestigieuses, établie dans les centres financiers offshore les plus actifs, dont les Bermudes, les îles Caïmans, Jersey ou l’île de Man…
Les avocats d’Appleby sont loin de s’affranchir des règles avec autant de désinvolture que leurs homologues panaméens de Mossack Fonseca. Fiers de leur réputation, ils attachent une grande importance à satisfaire leurs clients en repoussant autant que possible les limites de la légalité. C’est justement ce qui fait le sel et l’intérêt de cette nouvelle enquête. Elle ouvre les portes d’une industrie offshore en perpétuel mouvement pour trouver, dans les législations des Etats, les failles pour contourner la règle et échapper à leurs taxes et impôts.
Dans les prochains jours, les « Paradise Papers » vous révéleront les secrets offshore de multinationales bien connues, y compris françaises, qui déplacent artificiellement leurs flux financiers vers des territoires pratiquant l’impôt zéro, dans le but de payer le moins de taxes possible là où elles exercent réellement leurs activités. Les secrets, aussi, de grands conglomérats dissimulés derrière des myriades de sociétés-écrans, pour échapper aux contrôles. Ceux, enfin, de compagnies minières qui utilisent les paradis fiscaux comme paravents à des opérations douteuses.
Voyage dans l’Europe de l’offshore
Les « Paradise Papers » vous feront aussi voyager… En Méditerranée, à Malte, et en mer d’Irlande, sur l’île de Man. Deux territoires insulaires qui, malgré leur petite taille, grèvent les recettes fiscales de l’Union européenne (UE) en attirant les yachts et les jets privés des milliardaires, les sociétés d’assurances et de jeux en ligne, grâce à des rabais fiscaux et d’autres stratagèmes réglementaires…
Ils permettent une plongée au cœur des réglementations de pays européens de premier plan comme l’Irlande et les Pays-Bas, qui n’ont rien à envier aux Bermudes et aux îles Caïmans en termes d’optimisation fiscale. Ce nouveau leak permet enfin de porter à la connaissance du public les registres du commerce de dix-neuf des paradis fiscaux les plus opaques de la planète, habituellement très difficiles d’accès ou tout bonnement inaccessibles, de la Barbade au Vanuatu, en passant par le Liban et les îles Cook.
Ces histoires mises bout à bout composent un monde à part, où l’impôt n’existe pas. Un monde réservé aux élites du XXIe siècle. Un monde qui souligne le problème de l’équité fiscale et du partage de l’impôt entre des contribuables qui ont le pouvoir d’y échapper et d’autres qui ne peuvent agir sur leur facture fiscale. Un monde, enfin, qui se joue des tentatives de régulation des Etats.
De fait, malgré le durcissement récent des lois et des règles, l’argent continue d’irriguer les paradis fiscaux grâce à la mise en place de structures hyperopaques comme les sociétés-écrans et les trusts, ces entités de droit anglo-saxon dont les îles Caïmans, les Bermudes et Jersey ont fait leur miel. Grâce aussi à des intermédiaires financiers dont le pouvoir de nuisance n’a jamais semblé aussi fort.
Les « Paradise Papers » braquent ainsi les projecteurs sur ces nombreux cabinets qui, comme Appleby, ont longtemps été ignorés de la lutte contre les paradis fiscaux. Ce sont pourtant eux qui contribuent, par leur génie juridique, à opacifier un monde financier que les Etats ont toujours plus de mal à contrôler.
Jérémie Baruch, Jean-Baptiste Chastand, Anne Michel et Maxime Vaudano
Source Le Monde ; 05/11/2017
Les révélations au jour le jour
A 19 heures, dimanche 5 novembre, Le Monde et 95 médias partenaires coordonnés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont publié les premières révélations des « Paradise Papers », une fuite massive de documents issus notamment du cabinet d’avocats Appleby, spécialisé dans les activités offshore. Voici un récapitulatif de ces révélations :
- Le secrétaire au commerce américain, Wilbur Ross, utilise l’offshore pour continuer à faire des affaires avec des Russes, proches de Vladimir Poutine.
- Plus globalement, l’entourage de Donald Trump, qu’il s’agisse de conseillers ou de grands donateurs de sa campagne présidentielle, a massivement recours à la finance offshore.
- Au Canada, c’est un proche du premier ministre Justin Trudeau qui est visé par les « Paradise Papers ». Stephen Bronfman, qui fut le trésorier de sa campagne, investit dans une structure opaque aux îles Caïman.
- En Angleterre, la reine Elizabeth II est pointée du doigt. Les documents des « Paradise Papers » montrent qu’elle détient des intérêts dans plusieurs fonds d’investissements situés dans des paradis fiscaux.
Lundi soir, une nouvelle salve de révélations évoque cette fois de grandes entreprises multinationales.
- Les « Paradise Papers » révèlent également comment Nike évite des milliards d’euros d’impôts via les Pays-Bas grâce à un jeu de filiales et de contrôles croisés.
- Une nouvelle personnalité est mise en cause : le champion du monde de formule 1, Lewis Hamilton, utilise les services de l’île de Man pour ne pas payer de TVA sur l’achat de son jet privé.
Au deuxième jour des révélations des « Paradise Papers », nous avons évoqué la fraude à la TVA des propriétaires de jets privés, mais aussi les multinationales et leurs stratégies d’évitement fiscal qui sont en question.
- L’île de Man, petit caillou situé entre Angleterre et Irlande, s’est fait une spécialité d’aider les propriétaires de jets privés à ne pas payer de TVA sur leur bien grâce à une législation adaptée, qui fait de l’île un paradis fiscal spécialisé dans la question, malgré les démentis de ses dirigeants.
- Le français Dassault Aviation a totalement intégré cette spécialité de Man dans son circuit de vente et fait profiter ses clients de ce montage. Mais la Commission européenne, échaudée par les révélations des « Paradise Papers », pourrait bien ouvrir rapidement une enquête sur cette île.
- Autre île, Jersey abrite désormais la résidence fiscale du géant de l’informatique Apple. Désireuse de quitter fiscalement l’Irlande, devenue moins avantageuse, la « firme à la pomme » s’est livrée, avec son cabinet d’avocat, Appleby, à une étude comparative des zones d’implantation, pour finalement choisir la petite île anglo-normande.
- Outre Man, d’autres paradis fiscaux européens permettent aux grands groupes multinationaux d’échapper en grande partie à la fiscalité. C’est le cas des Pays-Bas, où une législation est particulièrement favorable aux multinationales américaines, très nombreuses à y avoir leur siège social. Parmi elles, on peut citer Nike et son système complexe de filiales et de reversements.
- Whirlpool, multinationale américaine qui va délocaliser une usine d’Amiens vers la Pologne, recourt à un système complexe de circulation de capitaux entre des sociétés « boîte aux lettres » dans plusieurs paradis fiscaux.
- Les révélations des « Paradise Papers » ne font pas que des malheureux. Pointé du doigt pour avoir, par des fonds offshore, acquis un centre commercial en Lituanie, le chanteur Bono (du groupe U2) a « salué » l’enquête, assurant qu’il militait depuis toujours pour la transparence fiscale.
- Il n’est pas le seul artiste cité dans les documents. C’est également le cas de la chanteuse colombienne Shakira, qui vit à Barcelone, mais est résidente fiscale aux Bahamas, et expédie l’argent reçu de ses droits d’auteur à Malte, pour y être moins taxée.
- Dans une tribune au Monde, l’économiste Gabriel Zucman confie des chiffres inédits sur l’ampleur de l’évasion fiscale : selon lui, 40 % des profits des multinationales sont délocalisés dans des paradis fiscaux, « avec, à la clé, un manque à gagner pour les Etats qui dépasse les 350 milliards d’euros par an, dont 120 milliards pour l’Union européenne et 20 milliards pour la France ».
- L’Europe a commencé à réagir aux « Paradise Papers » : la Commission européenne menace d’ouvrir une enquête concernant l’île de Man, mais également de placer douze Etats sur liste noire, dont Man, les Caïmans ou les Bermudes.
- Enfin, les « Paradise Papers » permettent de mieux comprendre l’épais maquis de sociétés écrans qui entoure le géant minier anglo-suisse Glencore, qui possède pas moins de 107 sociétés offshore, et en use pour imposer ses hommes, notamment le sulfureux diamantaire et homme d’affaires israélien Dan Gertler.
Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Finance, 40 % des profits des multinationales sont délocalisés dans les paradis fiscaux, rubrique Politique, Affaires, Panama papers premières révévations, Un petit lexique de l’offshore, rubrique UE, Un nouveau droit à l’opacité pour les multinationales., rubrique Médias, rubrique rubrique Société, Justice, Comment mieux protéger les lanceurs d’alerte,