Jean Ziegler : La conscience humaine est une force révolutionnaire

Jean Ziegler "La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace " © Hermance Triay

Jean Ziegler « La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. »
© Hermance Triay

Dans Retournez vos fusils ! le sociologue suisse choisit clairement son camp et livre des éléments d’analyse concrets pour comprendre et résister à la barbarie libérale.

Rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Jean Ziegler est professeur émérite de sociologie à l’université de Genève. Son dernier essai apporte des clés pour comprendre notre situation et indique les voies d’action pour sa transformation.

Retournez les fusils ! Choisir son camp : vous n’y allez pas par quatre chemins…

La dictature du capital financier globalisé qui asservit aujourd’hui l’humanité non plus… Nous vivons dans un ordre cannibale du monde : toutes les cinq secondes un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente, alors que d’immenses richesses s’accumulent dans les mains d’une mince oligarchie quasi toute puissante.

Selon la Banque mondiale, en 2014, les 500 plus puissantes sociétés privées transcontinentales, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut, Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court.

Contre cet ordre absurde et meurtrier, les Etats eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Les faits sont accablants, les risques encourus énormes. Les fusils dont il est question dans le titre de mon livre sont les droits démocratiques dont nous disposons dans les pays dominateurs.

Aujourd’hui, « faire ce qu’on veut et vouloir ce qu’on fait est devenu quasiment impossible » soulignez-vous. Ce regard critique réconforte, en quoi peut-il porter remède à ce monde malade ?

Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle était l’injonction de Jean-Paul Sartre. C’est la tâche de l’intellectuel, mais aussi de tout démocrate : faire l’effort d’étudier le capitalisme financier globalisé dans ses moindres stratégies, confronter celles-ci à l’intérêt général, choisir son camp, rallier les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences à venir.

Vous évoquez l’utilité des intellectuels. Faut-il mettre en regard leur rôle avec la régression de l’histoire des idées depuis plus de trois décennies ?

Ces trente ans écoulés ont vu l’effondrement du bloc soviétique, dont l’influence couvrait la moitié de la planète, l’unification économique du monde, le tsunami du néolibéralisme qui a dévasté l’idée de l’État-providence, privatisé le monde, tenté d’anéantir les politiques publiques, d’enchaîner les pays dépendants de l’hémisphère sud. Le triomphe de l’idéologie néolibérale correspond à une véritable contre-révolution qui a aussi ravagé les intellectuels.

En vertu des « lois naturelles » de l’économie, dites-vous, le but de toute politique est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, marchandises et services. Le reste serait une histoire d’emballage ?

Oui, c’est le grand succès de l’idéologie néolibérale que de réussir à faire croire que l’économie obéit à des «lois naturelles», que la privatisation et la libéralisation, autrement dit la suppression de toute forme de contrôle public, crée le terrain favorable à l’expansion de l’économie, que la pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres découlent d’une fatalité contre laquelle toute résistance serait vaine, que c’est à l’apogée de l’expansion que se fait « naturellement » la redistribution

En Europe, on commence à se rendre compte du danger mortel de cet « emballage » idéologique. On réalise progressivement qu’il soumet les gouvernements et les citoyens à ces forces économiques aveugles.

L’idéologie néolibérale est-elle le socle du retour du racisme et de la    xénophobie ?

Le désespoir qu’il provoque, oui. Racisme et xénophobie d’un côté, sentiment d’exclusion et d’apartheid de l’autre. En France, la droite française connaît une scission importante entre son courant gaulliste en train de disparaître et son aile néoconservatrice qui s’aligne sur la montée de l’extrême droite en Europe.

Dans ce contexte, l’unité républicaine prend-elle sens ?

Oui, toute unité républicaine vaut mieux que l’extrême-droite au pouvoir. Mais elle ne peut pas durer sans changement profond de la société, de l’économie, de la politique, sans retour de la souveraineté populaire. Sinon la République, la nation, l’héritage formidables de la Révolution française, seront bientôt des coquilles vides.

Comment la gauche de gouvernement qui adopte le langage néolibéral pourrait-elle produire un récit alternatif ?

Telle qu’elle est jusqu’à ce jour, c’est sans espoir. Il faudrait un sursaut gigantesque au PS, je ne l’en crois pas capable.

Que vous évoque les attentats terroristes survenus à Charlie Hebdo et dans le supermarché casher ?

Un antisémitisme nauséabond monte en France. Mais aussi dangereux, au moins à égalité, est l’anti-islamisme. Entre le gouvernement soi-disant socialiste et un grand nombre de Français d’obédience musulmane, le contrat social, le lien de confiance sont fragilisés. C’est sur le terreau de la misère que prospère le monstre djihadiste.

Alors que peut, que doit faire le gouvernement français ? Essayer, par des investissements sociaux massifs, de briser l’isolement et la misère économique des millions d’habitants des banlieues sordides, dont une importante partie sont des musulmans. Prendre enfin sur la tragédie du peuple martyr de Palestine une position officielle claire : non à la colonisation et au terrorisme d’Etat du gouvernement Netanyhaou, oui à la création d’un Etat palestinien souverain.

Où situez-vous la relève ?

La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, ATTAC, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc.

Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Je suis persuadé qu’en Europe aussi l’insurrection des consciences est proche. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Retournez les fusils ! Choisir son camp, Ed. du Seuil, 2014.

Source : La Marseillaise 16/02/2015

Voir aussi : Actualité internationale, Rubrique Rencontre, rubrique Livre, Essai, rubrique Politique, Politique Internationale, Société civile, rubrique Science, Science politique, rubrique Société, Citoyenneté, Droit des femmes, Pauvreté, Santé,

Susan George : « La ratification du Tafta serait un coup d’État… »

«?Les usurpateurs pénètrent souvent sur invitation dans les institutions.?» Photo Astrid di Crollalanza -

Invitée dans le cadre des grands débats à Montpellier, Susan George évoque dans son dernier livre « Les Usurpateurs » (Seuil) la prise de pouvoir des transnationales.

Franco-américaine, présidente d’honneur d’Attac-France, et présidente du conseil du Transnational Institute (Amsterdam), Susan George s’est engagée depuis longtemps dans les combats internationaux contre les effets dévastateurs de la mondialisation capitaliste.

Votre ouvrage pose ouvertement la question du pouvoir illégitime des entreprises qui mine les fondements de notre démocratie représentative. Sur quels constats?

Tout le monde est conscient de l’action des entreprises auprès de tous ceux qui font les lois pour défendre leurs intérêts. Mon livre donne des détails sur ces lobbys et lobbyistes « classiques » mais s’intéresse bien plus à leur capacité à se regrouper par branche – agro-alimentaire, chimie, pharmaceutique etc. – dans des institutions aux noms bien anodins comme les conseils, fondations ou instituts. Ces organisations sont beaucoup plus subtiles dans leurs techniques de communication et de persuasion. Elles parviennent à biaiser la législation dans la santé publique, l’environnement ou la consommation. Je consacre une grande partie du livre à ces usurpateurs qui pénètrent, souvent sur invitation, dans les institutions nationales et supranationales comme les Nations-Unies.

Comment évaluer l’ampleur actuelle du lobbying ?

Le Congrès des USA dispose d’un registre assez complet et plutôt contraignant. Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, vient d’annoncer que l’enregistrement sera aussi obligatoire auprès des institutions de l’UE. C’est tout à son crédit et déjà les plus grandes banques internationales comme Goldman Sachs ou HSBC s’enregistrent. On trouve aussi de bons outils d’information sur Internet. Mon livre en donne un résumé aussi complet que possible. Il s’adresse au lecteur dit généraliste, ce pourquoi j’ai souhaité privilégier l’urgence et non pas faire quelque chose d’universel. Je donne des pistes pour continuer ce travail de dévoilement.

Où situez-vous l’urgence ?

Le plus urgent c’est le Traité entre les Etats-unis et l’UE dit TAFTA ou TTIP. Ce traité est actuellement négocié à huis-clos. Si nous n’arrivons pas à l’arrêter avant qu’il soit ratifié, ce sera un véritable coup d’État contre la démocratie et contre les citoyens qui sera perpétré. C’est la raison pour laquelle je traite le sujet sur le plan international. Actuellement les entreprises des deux cotés de l’Atlantique s’unissent pour obtenir gain de cause.

De quels moyens dispose la justice face à des personnes qui gouvernent sans gouvernement ?

Si le TAFTA passe, la justice aura de moins en moins de moyens.  Avec le système de règlement des différends dit « de l’investisseur à Etat », l’entreprise pourra porter plainte contre un gouvernement dont une mesure quelconque aura entamé ses profits actuels ou même futurs. Le texte prévoit le jugement par un tribunal privé composé de trois arbitres issus des très grands cabinets d’avocats d’affaires internationaux, sans appel et à huis-clos.

Pourquoi le noyautage des institutions politiques internationales, nationales, régionales ne provoque-t-il pas une réaction de la sphère politique légitime ?

Excellente question ! La réponse est : « Je ne sais pas ». Comment se fait-il que nos gouvernements à tous les niveaux soient si ouverts, si complaisants à l’égard des Transnationales ? Ce ne sont même pas elles qui fournissent les emplois. Les gouvernements prétendent chercher « l’emploi » à tous les coins de rue mais les vrais leviers en Europe sont les PME qui produisent environ 85% des emplois. Celles-ci sont négligées, laissées à la portion congrue. Les banques refusent de leur faire crédit et les États continuent à faire les yeux doux aux entreprises géantes qui réduisent leur personnel chaque fois qu’elles le peuvent pour satisfaire leurs actionnaires.

Sur quels fondements philosophiques et éthiques les citoyens dont la légitimité est bafouée peuvent-ils asseoir leurs revendications ?

Il faut baser notre éthique du refus et de la revendication sur ce que l’Europe a fait de mieux dans son Histoire plutôt salie par les guerres, la colonisation, la Shoah, j’en passe et des meilleurs… Avec les Etats-unis, elle est le berceau des Lumières, des révolutions contre le pouvoir, de l’invention de la démocratie et de la justice en tant qu’institution. C’est un travail toujours à recommencer et aujourd’hui plus que jamais. Je commence mon livre en rappelant ce qui donne sa légitimité au pouvoir, à commencer par le consentement des gouvernés et l’État de droit. Cela, les transnationales s’en fichent comme d’une guigne.

La référence à l’héritage des Lumières n’est-elle pas en partie partagée par les néolibéraux ?

Oui, dans le sens où les néolibéraux ne tiennent pas à gouverner directement. Il y a des subalternes pour ça ! du moment qu’ils peuvent dicter le contenu des politiques, ça leur suffit. Cela nécessite tout de même des lois qui, du point de vue du citoyen – ou de la nature si elle avait les moyens de s’exprimer – sont de très mauvaises lois. Le TAFTA serait un exemple achevé de la manière qu’ont les grandes entreprises de diriger en laissant le sale boulot, les négociations proprement dites, aux fonctionnaires politiques.

Il ne suffit pas de renverser les dictateurs mais d’opposer une résistance constante dites-vous...

Eh oui ! J’espère que mon livre donnera aux citoyens de meilleurs moyens pour résister et exiger de profonds changements. Ceux qui lisent ces lignes peuvent commencer par joindre leur signature* aux centaines de milliers d’autres qui refusent le TAFTA.

Recueilli par jean-Marie Dinh

Pétition TAFTA

Les Usurpateurs Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir. Ed du Seuil 2014 17 euros

Source : La Marseillaise/L’Hérault du Jour 08/12/2014

Voir aussi : Rubrique Rencontre, Jacques Généreux : « Le débat sur la compétitivité est insensé », rubrique UE, Commission la finance aux manettes, rubrique Economie, Aéroport de Toulouse les preuves du mensonge, Rubrique Politique, La France, mauvaise élève du lobbying, Manuel Valls dépose les armes de la gauche devant le Medef, Démocratie, Société civile, Politique économique, Rubrique Société, Le lobby de l’eau, Le lobby nucléaire, Citoyenneté, Justice, rubrique Livre, Susan George de l’évaporation à la régulation,

Comment la cocaïne nous a sauvés de la crise financière

Colombia: 7 tonnes of cocaine confiscated in a port of Cartagena

Colombia: 7 tonnes of cocaine confiscated in a port of Cartagena

Condamné à mort par la Camorra napolitaine, il vit depuis neuf ans en citoyen clandestin. Victime et prisonnier de son succès médiatique, paria dans sa propre société, l’auteur de «Gomorra» est protégé jour et nuit par un groupe de carabiniers, d’autant plus sur le qui vive qu’il témoignera le 10 novembre à Naples lors du procès des deux parrains qui ont lancé le contrat sur sa tête.

Pour Roberto Saviano, écrire, c’est résister. Avec son nouveau livre, «Extra pure», il nous plonge dans l’économie de la cocaïne et au coeur de ses réseaux criminels. Un voyage stupéfiant sur tous les continents  du Mexique à la Russie, de la Colombie au Nigeria en passant par les Etats-Unis, l’Italie, l’Espagne et la France. Une enquête tout-terrain pour laquelle, paradoxalement, les liens privilégiés de Saviano avec la police et la justice lui ont permis d’accéder à des sources et des témoignages rares.

Le narcotrafic représente aujourd’hui la première industrie au monde. La carte de la planète est dessinée par le pétrole, mais aussi par le «pétrole blanc», comme l’appellent les parrains nigérians. Or noir, or blanc. A double titre: blancheur de la poudre et blanchiment de l’argent.

Car les liquidités colossales de la drogue sont recyclées par les banques américaines et européennes, là même où se trouvent les plus gros marchés de consommateurs. «Nul marché et nul investissement ne rapportent autant que la coke», va jusqu’à écrire l’auteur. Ce sont les centaines de milliards de dollars du narcotrafic qui ont, selon lui, sauvé en partie les banques lors de la crise des subprimes de 2008.

Pour Roberto Saviano, la coke est à la fois miroir et révélateur du capitalisme mondialisé. Le journaliste et écrivain démonte les rouages de cette économie parallèle où les distributeurs ont pris l’ascendant sur les producteurs, où les cartels mexicains, en privatisant le marché de la drogue et en l’ouvrant à une concurrence féroce, ont dépassé de loin les horreurs des producteurs colombiens. Et où l’Afrique est devenue une nouvelle plaque tournante à destination d’une Europe toujours plus en manque. Car, depuis que la crise fait rage, la consommation de coke, «drogue de la performance», s’est littéralement envolée. Rencontre avec un auteur sous haute surveillance.

Roberto Saviano 'ZeroZeroZero' book presentation, Naples, Italy - 15 Apr 2013

©AGF s.r.l. / Rex Featur/REX/SIPA

Le Nouvel Observateur Vous écrivez que la carte du monde est aujourd’hui dessinée par le pétrole et la cocaïne, le carburant des moteurs et celui des corps. Quelle est l’importance du trafic de la cocaïne dans le monde?

Roberto Saviano La demande de pétrole est toujours forte, et celle de la coke explose. Mais la cocaïne reste le marché le plus profitable du monde. On estime sa production entre 788 tonnes et 1060 tonnes par an et le marché à 352 milliards de dollars. Vous pouvez rencontrer de grosses difficultés pour vendre des diamants de contrebande, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui n’arrive pas à vendre de la coke. Si je veux faire un investissement, disons de 1000 euros, dans une action d’Apple, au bout d’un an je gagnerai 1300 ou 1400 euros. Si je fais le même investissement en cocaïne, au bout d’un an, je gagnerai 180.000 ou 200.000 euros. Il n’y a rien qui va vous faire gagner autant. Et la violence du business est à la mesure de ce chiffre d’affaires.

La cocaïne a-t-elle supplanté l’héroïne ?

Le marché de l’héroïne est inférieur même s’il faut bien dire qu’on a très peu de données sur deux très grands marchés, ceux de la Chine et de l’Iran. L’héroïne a toujours été importante dans les pays d’Europe de l’Est, car elle ne coûte rien. En Russie, avec 3 euros, tu peux te faire un shoot. Mais en Italie ou en France, même aux Etats-Unis, elle connaît une phase de crise. L’héro a une mauvaise image. L’aiguille fait encore plus peur depuis les années sida. Personne ne veut se sentir un zombie toxicomane.

Personnellement, je n’ai jamais essayé ni héroïne ni cocaïne, pour une question morale, et aussi parce que j’ai grandi dans une région où il était très difficile de se droguer: la Camorra ne vendait pas de drogue sur son propre territoire. Sur la base des témoignages que j’ai entendus, l’héroïne est la reine des drogues pour procurer la même sensation qu’un orgasme pendant quinze minutes.

Avec la cocaïne, c’est exactement le contraire : ce n’est pas une phase de quelques minutes, c’est un état beaucoup plus long pendant lequel il y a une hyperperception des choses. Si je suis sous l’effet de la cocaïne, je n’ai pas une déformation de la réalité, mais j’en éprouve mille fois plus la sensation. Ça épouse pleinement notre temps, où tout est communication. Plus le monde accélère, plus il y a de coke; moins on a de temps pour des relations stables et des échanges réels, plus il y a de coke.

Quelle est la nouvelle carte du monde de la cocaïne aujourd’hui?

Le centre du monde, pour ce qui concerne le narcotrafic en tant que pouvoir criminel, c’est le Mexique, frontalier des Etats-Unis. Pour arriver en Europe – le marché européen de la coke a presque rejoint celui de l’Amérique -, la cocaïne passe à travers l’Afrique (francophone, notamment) équatoriale. Et puis elle arrive en Europe à travers l’Espagne ou les pays d’Europe de l’Est. Le premier pays producteur au cours de ces derniers mois, c’est le Pérou, ce n’est plus la Colombie qui est devenue le deuxième. Et la cocaïne de meilleure qualité, c’est la cocaïne bolivienne.

C’est au Mexique qu’a eu lieu la première révolution dans le trafic de la cocaïne.

Le grand tournant a eu lieu dans les années 1980 quand les Mexicains se positionnèrent en véritables distributeurs, et non plus en simples transporteurs. Cela se passe comme dans la grande distribution : le distributeur devient souvent le principal concurrent du producteur et bientôt le dépasse en profits.

Le mot «cartel» fait partie du vocabulaire économique et désigne les producteurs qui fixent d’un commun accord les prix et les quantités, qui décident comment, où et quand commercialiser un bien. Ce qui est valable pour l’économie légale l’est pour l’économie illégale.

La révolution s’est produite quand Pablo Escobar dit «El Magico», le parrain colombien de Medellín, passa un accord avec Félix Gallardo surnommé « El Padrino», ancien de la police judiciaire fédérale du Mexique. C’est Félix Gallardo qui créa les cartels mexicains en structurant le territoire en zones et en établissant un modèle de cohabitation entre cartels.

Depuis, les règles du jeu ont changé. On a assisté à une escalade dans l’horreur. Au Mexique, la guerre de la coke a fait des dizaines de milliers de morts (plus de 50.000 morts entre 2006 et 2012). C’est l’emballement des nouveaux cartels: des structures plus flexibles, une grande familiarité avec la technologie, des massacres spectaculaires, d’obscures philosophies pseudo-religieuses liées à une fascination pour les films violents et les émissions de télé-réalité. Et une furie meurtrière à faire pâlir tous ceux qui les ont précédés. Les acteurs se multiplient. Les Zetas et la Familia, assassins sanguinaires, ont pris le pire des corps paramilitaires, le pire de la Mafia et le pire des narcotrafiquants.

Et en Colombie ?

La guerre contre les cartels a été en partie gagnée. Et pourtant, après des décennies d’effort pour éliminer les narcos colombiens et la fin du Cartel de Cali, la part de marché que le pays a perdue est bien inférieure à ce qu’on pourrait imaginer. Les hommes passent, les armées se démobilisent, mais la coca reste.

Après des années de politique de terre brûlée, au sens littéral, la cocaïne colombienne représente encore presque la moitié de toute celle consommée dans le monde. L’histoire du trafic de drogue en Colombie est une histoire de vides, et de transformations. Une histoire capitaliste. Si la Colombie n’est plus un narco-Etat, ce vide s’est rempli de micro-trafiquants par centaines.

Comment l’Afrique est-elle devenue une plaque tournante?

Comme une épidémie, la cocaïne s’est répandue sur le continent africain à une vitesse effrayante. Le Sénégal, le Liberia, les îles du Cap-Vert, le Mali, la Guinée-Conakry, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud, la Mauritanie, l’Angola sont touchés. L’Afrique est vulnérable car la vacance ou la faiblesse du pouvoir, la corruption d’un Etat qui a en face de lui une organisation proposant et incarnant l’ordre, favorisent le développement des mafias.

Au cours des années 2000, les narcotrafiquants américains, italiens, corses et des pays d’Europe de l’Est se sont rendu compte que l’Afrique pourrait être un immense dépôt de drogue. On a vu se développer des alliances entre Mexicains, Calabrais, et Corses qui ont des relations avec des politiques locaux et des militaires.

La seule mafia africaine, c’est la mafia nigériane. A part au Sénégal, au Burkina-Faso et au Ghana, où il y a bien évidemment de la corruption, mais où le narcotrafic n’a pas de grands alliés, je vois avec beaucoup de désespoir et sans illusion l’avenir des autres Etats, en particulier le Liberia ou la Guinée-Bissau. Ce ne sont que des narco-Etats où il est très facile de faire arriver la cocaïne, et très facile de la cacher aussi. Et ces pays sont en contact avec les pays du Maghreb, le Maroc par exemple.

La coke transite par le Maroc et passe du Maroc à l’Espagne…

Ou bien par les pays du Maghreb vers Gioia Tauro et Livourne en Italie, ou Rotterdam. Marseille, c’est l’affaire des Corses ou des organisations du Maghreb français qui sont devenues très puissantes en ce qui concerne la distribution. Au Maroc, les vieux narcotrafiquants marocains ne veulent absolument pas de la cocaïne mais du haschisch. Car ils savent que le trafic de haschisch est toléré d’une façon ou d’une autre. Mais les plus jeunes veulent justement développer un nouveau marché.

Au Maroc, Ceuta est une plaque tournante fondamentale, mais la Tunisie, aujourd’hui, qui est actuellement déstabilisée, prend de nouveaux relais. La chose intéressante, c’est que le terrorisme islamiste est en cheville avec les organisations criminelles mafieuses sur ces territoires. Les islamistes dénoncent l’usage de la drogue, tout en prenant une part active dans le trafic. La cocaïne est en train de changer la géographie et la géopolitique de l’Afrique.

Quel est le rôle de la mafia corse ?

J’ai trouvé beaucoup de difficultés, au cours des dernières années, à m’occuper véritablement des organisations criminelles françaises. Car en France, il n’y a aucune culture antimafia. Les gens pensent toujours que ce ne sont que des criminels, à traiter comme des criminels. Or ce sont des entrepreneurs en mesure d’influencer la politique française.

Les Corses ont beaucoup changé au fil des dernières années. Le FLNC a des contacts étroits avec la mafia corse dont la force a été de gérer le narcotrafic en Afrique. Quand Marseille a vu chuter la contrebande des cigarettes et le trafic d’héroïne, les Corses ont commencé à développer le narcotrafic de cocaïne. Et les Corses sont devenus les véritables gérants d’un joint-venture avec l’Afrique.

Selon votre enquête, l’immense majorité de l’argent de la drogue est recyclée par les banques américaines et européennes. Pis, vous écrivez que, lors de la crise des «subprimes», les milliards de dollars du narcotrafic ont sauvé les banques.

Avec l’argent de la coke, on achète d’abord les politiciens et les fonctionnaires, et ensuite un abri dans les banques. Blanchir est une opération gagnante. Il n’y a aucun employé ou dirigeant de banque qui ait dû voir l’intérieur d’une prison à cause de ça. Dans la seconde moitié de 2008, les liquidités sont devenues le principal problème des banques.

Comme l’a souligné Antonio Maria Costa, qui dirigeait le bureau drogue et crime à l’ONU, les organisations criminelles disposaient d’énormes quantités d’argent liquide à investir et à blanchir. Les gains du narcotrafic représentent plus d’un tiers de ce qu’a perdu le système bancaire en 2009, comme l’a dénoncé le FMI, et les liquidités des mafias ont permis au système financier de rester debout.

La majeure partie des 352 milliards de narcodollars estimés a été absorbée par l’économie légale. Quelques affaires en ont révélé l’ampleur. Plusieurs milliards de dollars ont transité par les caisses du Cartel de Sinaloa vers des comptes de la Wachovia Bank, qui fait partie du groupe financier Wells Fargo. Elle l’a reconnu et a versé en 2010 une amende de 110 millions à l’Etat fédéral, une somme ridicule comparée à ses gains de l’année précédente de plus de 12 milliards de dollars.

D’après le FBI, la Bank of America aurait permis aux Zetas de recycler leurs narcodollars. HSBC et sa filiale américaine, HBUS, a payé un milliard de dollars d’amende au gouvernement américain pour avoir blanchi de l’argent du narcotrafic. Aux Etats-Unis, à cause du Patriot Act, les autorités se sont intéressées aux liens entre le financement du terrorisme et l’argent de la drogue. Le Sénat a créé une commission d’enquête sur ce sujet et le sénateur Carl Levin travaille sur le blanchiment du Crédit suisse.

Si les banques qui ont leur siège à Wall Street et dans la City ne sont pas les seules à entretenir des liens privilégiés avec les barons de la drogue et si elles sont installées un peu partout dans le monde comme la Lebanese Canadian Bank de Beyrouth, il y a un manque criant d’investigation en Europe. L’ONU, à partir de 2006, a dénoncé le fait qu’il y ait de l’argent provenant du narcotrafic dans les banques européennes.

Lichtenstein, Luxembourg, Andorre, la République de Saint-Marin, Monaco, personne ne sait vraiment ce qui se passe en termes de flux d’argent. Dans quelles banques françaises se trouve l’argent du narcotrafic? Mystère. Les banques françaises n’ont rien à dire à ce propos, pas plus que les italiennes ou les allemandes. Il n’y a eu aucune prise de position réelle à ce sujet. Or on blanchit beaucoup plus d’argent aujourd’hui à Londres qu’à La Barbade.

A Londres et à New York ?

New York et Londres sont aujourd’hui les deux plus grandes blanchisseries d’argent sale au monde. Londres est complètement opaque en ce qui concerne le narcotrafic. Paradoxalement, à Wall Street, l’argent a déjà été transformé. A Londres, on va le transformer.

Pour vous, aucun investissement ne rapporte autant que la coke, une valeur refuge. Votre enquête est-elle aussi une critique du capitalisme?

Le capitalisme criminel, c’est le capitalisme qui est géré par des organisations criminelles sur la base de leurs propres règles. J’ai voulu commencer mon livre avec l’histoire d’un boss qui raconte comment il voit la vie.

Il dit que les lois de l’Etat sont les règles d’un camp qui veut baiser l’autre. Et que lui, que nous, les «hommes d’honneur», personne ne nous baise. Que les lois sont pour les lâches et les règles d’honneur sont pour les hommes. On pourrait dire que ses règles sont celles de n’importe quel PDG : l’absence de sentiments pour les concurrents, l’hypocrisie, l’idée de la compagnie comme une famille à laquelle on doit tout.

Pour comprendre les stratégies mafieuses, il y a trois textes de références: Sun Tzu, Machiavel et Von Clausewitz. Une organisation criminelle, sans règles, ce n’est pas une mafia. Aujourd’hui, en Italie, il n’y a pas une classe dirigeante qui puisse être comparée, en matière de faculté à tout supporter, aux organisations mafieuses.

Je cite un exemple. Est-ce que vous réussiriez à vivre dans une pièce de 10 ou 15 mètres carrés pendant dix ans, sans jamais téléphoner à personne, sans que personne ne vous téléphone, en ne parlant qu’à deux personnes seulement parce que vous n’avez confiance qu’en deux personnes, sans jamais voir vos enfants, et en sachant que votre propre destin est soit de mourir, soit d’être emprisonné?

J’ai très bien vu la façon dont on vit quand on est en prison avec un régime d’incarcération dur. Je vis sous protection depuis dix ans environ. Disons que je suis un peu préparé. Mais jamais je n’arriverais à vivre comme ça. Je serais complètement déprimé, je ne ferais que pleurer tout le temps.

Eux, quand ils sont emprisonnés avec un régime d’incarcération dur, ils pensent en termes d’ère historique. Seuls mon silence, la prison ou ma mort permettra à mon neveu de garder le pouvoir, d’être un parrain et de commander les hommes fidèles de ma famille. En politique ou dans la finance, il n’y a rien de pareil, il n’y a aucun raisonnement aussi radical.

Pensez-vous qu’il faille légaliser la drogue ?

Ce que la crise ne détruit pas, ce qu’elle renforce au contraire, ce sont les économies criminelles. Depuis que la crise a éclaté, la consommation de coke s’est envolée. Pour les mafias, la drogue, c’est toujours comme un distributeur automatique d’argent. Malgré la police et les saisies, la demande de coke sera toujours plus énorme.

La coke est un carburant. Une énergie dévastatrice, terrible, mortelle. Mais aussi terrible que cela puisse paraître, la légalisation des drogues pourrait être la seule solution. Car elle frappe là où la cocaïne trouve un terreau fertile, dans la loi de l’offre et de la demande.

Propos recueillis par François Armanet

Source :  Le Nouvel Obs 18/10/2014

Livre Extra pure édition Gallimard

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Finance, rubrique Société, Consommation, rubrique Politique, Affaires,

Jacques Généreux : « Le débat actuel sur la compétitivité est insensé »

imagesJacques Généreux est professeur à Sciences Po Paris. C’est un des économistes les plus lus en France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels une Économie politique en trois volumes, ou Introduction à l’économie. Il s’est opposé au néolibéralisme notamment dans son Manifeste pour l’économie humaine (2000) et dans Les Vraies Lois de l’économie (2001) qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie. Depuis le début des années 2000, il s’est engagé dans un travail de refondation anthropologique de la pensée politique et économique en s’appuyant sur ce que l’ensemble des sciences de l’homme et des sciences sociales nous enseignent sur le fonctionnement de l’être humain et des sociétés humaines.

Dans une écriture sobre et fluide, vous avez toujours pris en compte la pédagogie dans votre réflexion pour rendre accessible une discipline qui ne fait guère d’effort pour le devenir. Avez-vous le sentiment que le contexte actuel accentue le désir de comprendre l’économie ?

J’ai, il est vrai, cette volonté. En réalité, je ne cesse jamais d’être un prof, je ne peux pas me passer de pédagogie. Tous les gens qui savent lire et écrire peuvent accéder à l’économie au prix d’un petit effort de compréhension mais cette effort doit être à la mesure de l’effort d’explication qui n’est pas très courant parmi les économistes. En tant qu’auteur et éditeur j’observe que les livres qui abordent la crise ou les mécanismes de la finance ont un réel succès. Il y a quinze ans, ils concernaient le public restreint des économistes et des étudiants. Ce n’est plus le cas, aujourd’hui il y a une vraie attente.

D’où provient cette demande selon vous, du fait que l’économie s’immisce partout dans notre vie quotidienne, d’une attente démocratique…

Dans un domaine connexe, je me souviens de l’extraordinaire engouement pour le débat citoyen qui s’est déployé autour du référendum sur le traité constitutionnel européen, en 2005. On a vu des livres se vendre sur le sujet  par dizaines de milliers. Cela démontre que quand on donne la parole aux citoyens, on obtient de vraies réponses.

De cet épisode, on retient aussi le naufrage médiatique général. Médias qui, en matière économique, jouent un rôle prédominant dans la propagation de la pensée unique…

On le sait, la plupart des grands médias nationaux sont contrôlés par des patrons de presse privés qui n’entendent pas que leur « produit » soit le lieu de propagande de l’anti-marché. Il y a sans doute à réfléchir sur des cadres permettant l’indépendance des rédactions. Mais je crois aussi qu’un des phénomènes de l’économie barbare réside dans l’effondrement de l’entendement qui aboutit à ce qu’une majorité de personnes en vient à penser la même chose. Et on ne peut pas reprocher à un éditorialiste d’exprimer ce qu’il pense.

Dans le débat contemporain sur la baisse des coûts, des salaires et des dépenses publiques, la majorité des médias nous présente l’Allemagne comme la bonne élève de l’Europe mais contrairement aux idées reçues, les Allemands travaillent moins que les Grecs. Ceux qui nous parlent d’économie à la télévision et ceux qui nous gouvernent tiennent un discours économiquement infondé et suicidaire. Si tous les états membres appliquaient le modèle allemand, l’économie d’outre-Rhin serait anéantie et avec elle toutes celles de l’UE.

Ce débat sur la compétitivité est insensé car c’est une course sans fin pour savoir qui est plus compétitif que qui, et au final on aboutit à une Europe de pauvres. Malgré les échecs successifs, on ne se pose pas la question de savoir si la réduction du déficit en période de stagnation est une aberration. Même le FMI, pense aujourd’hui que les Européens sont fous.

Pourquoi la politique de baisse historique des taux d’intérêts, que mène la BCE reste-t-elle  sans effet ?

La BCE n’a pas trop le choix. Elle doit préserver la sécurité d’un système financier fragile mais le maniement des taux d’intérêts produit des effets asymétriques. Si vous voulez casser la croissance, ça marche mais dans l’autre sens, si l’on veut que la baisse facilite la reprise, c’est une autre histoire. Les banques, qui sont les bénéficiaires des taux bas, placent paradoxalement leur argent dans les bons du Trésor allemands et français. Pour que les entreprises investissent, il faut que les carnets de commandes se remplissent. On emprunte pour investir, pour produire mais pour vendre à qui ?  Seul l’acteur public peut déployer des investissements pour relancer la machine.

Dans quels secteurs ?

En investissant massivement dans le bâtiment et l’écologique, l’économie de développement durable, les énergies renouvelables, l’agriculture biologique, la recherche…Les domaines tournés vers l’avenir sont nombreux.

Qu’est ce qu’une économie barbare, des ministres qui ne paient pas leur impôts ?

Non, j’évoque l’économie barbare dans le sens où le désignaient les Grecs, c’est-à-dire ce qui est contraire à la civilisation, la violence, la destruction de la convivialité, le déchaînement des égoïsmes, la prédation sauvage des ressources, l’obscurantisme, le règne de l’ignorance, ce qui caractérise en somme le fonctionnement de notre économie.
Le théorème de Schmidt selon lequel les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après- demain n’est pas valide…

En effet, c’est pourquoi quand François Hollande fonde sa politique économique sur la restauration de la compétitivité française, il adhère à des croyances magiques. C’est la religion de la politique de l’offre qu’on apprend à l’ENA. Les dirigeants ont ce que Kundera appelait l’ambition des feuilles mortes, ils vont dans le sens du vent. Cela se conforme aux intérêts du Medef qui se fiche pas mal des travailleurs français parce que son terrain de jeu est mondial.

Dans votre dernier ouvrage* vous donnez des clés de lecture à tous ceux qui s’intéressent aux enjeux économiques en utilisant une forme originale…

J’ai choisi d’évoquer les notions mais aussi les codes de langage et les modèles de pensée du discours économique sous la forme d’un dialogue entre un citoyen plongé dans la crise et un prof d’économie. L’économie, ce n’est pas compliqué. Tous le monde comprend aisément que les tomates sont chères quand il y en a peu, mais expliquer les différentes logiques qui sous-tendent les débats économiques demande un petit décryptage. Et la complexité ne vient pas des débats, ce qui est compliqué, ce sont les économistes…

Recueilli par Jean-Marie Dinh

*Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde (Seuil)

Source : L’Hérault du Jour La Marseillaise 27/09/14

Voir aussi : Rubrique  Politique économiqueLe changement c’est maintenant, rubrique Politique, L’après-Hollande a commencé, Valls dépose les armes de la gauche devant le Medef, rubrique Finance, rubrique UE, Des infos sur le Mécanisme européen de stabilitéTraité transatlantique : les pages secrètes sur les services, rubrique Livre, Thomas Piketty : Un capital moderne, rubrique Rencontre

Henri Peña-Ruiz : « L’intégrisme religieux n’est pas seulement islamiste »

Download

« La religion n’engage et ne doit engager que les croyants. »
photo dr

Henri Peña-Ruiz. Le philosophe spécialiste de la laïcité est attendu ce soir aux Chapiteaux du livre à Sortie-Ouest à 21h. Le militant progressiste pour la tolérance rappelle quelques fondamentaux de la République.

Henri Peña-Ruiz est docteur en philosophie et agrégé de l’Université, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le sujet et vient de signer le Dictionnaire amoureux de la laïcité chez Plon.

Sans en dévoiler le contenu, pouvez-vous précisez les grands axes de votre intervention dont l’intitulé « Culture et laïcité, des principes d’émancipation » recouvre un vaste champ de réflexion…

Dans ce titre, culture et laïcité sont des termes essentiels  sur lesquels je reviendrai pour évoquer le lien entre la culture et la laïcité. Qu’est-ce que la culture ? On peut l’envisager telle qu’elle se définit aux contacts des ethnologues, sociologues, anthropologues, soucieux de la cohérence des entreprises humaines. Il s’agit dans ce cas d’un ensemble d’usages et coutumes d’un groupe humain à un moment de son histoire. Ce sens est statique. Si on approche la culture de manière dynamique, on peut constater par exemple, que la domination des femmes par l’homme en 2005 a reculé par rapport au siècle dernier. En 1905, la coupe transversale de la société à cette époque correspond à un ensemble systématisé de traditions et cent ans plus tard on constate qu’un certain nombre de choses ont changé. Cela fait émerger une autre notion de culture. La culture  comme un processus par lequel l’homme transforme la nature et se transforme lui-même pour s’adapter à son environnement.

Quelle approche entendez-vous souligner de la laïcité ?

L’idée que je veux développer de la laïcité n’est pas contre la religion. Elle est favorable à la séparation de la religion et de la loi pour tous.

La religion n’engage et ne doit engager que les croyants mais dans un Etat qui doit faire vivre agnostiques, athées, et croyants la loi ne peut être la loi de toutes ses personnes si elle n’est pas indépendante de toute loi religieuse. Il n’y a là aucune hostilité à la religion. Les principes de la laïcité ne sont du reste pas seulement promues par des athées. Victor Hugo qui était chrétien et laïque disait : « Je veux l’Etat chez lui et l’église chez elle.» Je n’évoquerai pas la liberté de religion mais la liberté de conviction puisque la moitié de la société française déclare ne pas être adepte d’une religion et doit pouvoir jouir des mêmes droits. Marianne n’est ni croyante ni athée, elle n’a pas à dicter ce qui est la bonne spiritualité.

En se référant à une approche dynamique de la culture, on se dit que les principes de laïcité étaient plus prégnants dans l’esprit des hommes politiques de la IIIe République que dans ceux d’aujourd’hui…

A cette époque, la conquête était plus fraîche. Elle irriguait tous les esprits après les réformes successives ayant fait passer l’enseignement des mains des catholiques à la responsabilité de l’Etat et la loi de 1905. Ces principes souffrent aujourd’hui du clientélisme électoral et de l’ignorance. Beaucoup d’élus se réclament abstraitement de la laïcité sans en appliquer les principes.

N’existe-t-il pas une carence en matière d’éducation et de formation des enseignants ?

Avec un bac plus quatre ou cinq je suppose qu’ils le sont suffisamment. Il faudrait que la déontologie laïque leur soit rappelée mais comment voulez-vous que les choses se passent lorsqu’on viole la neutralité républicaine au plus haut niveau de l’Etat ?

Nicolas Sarkozy et Manuel Valls vous ont tous deux fait sortir de vos gonds…

Lors de son discours de Latran Nicolas Sarkozy bafoue la loi avec sa réflexion profondément régressive « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ». Manuel Valls fait de même lorsqu’il assiste officiellement au Vatican à la canonisation de deux papes. C’est scandaleux. Prétexter,  comme il l’a fait, que le Vatican est un Etat et qu’il agissait dans le cadre de relations diplomatiques est une plaisanterie. Le Vatican n’est pas un Etat comme les autres et l’événement auquel il a assisté était purement religieux. Il aurait bien sûr pu le faire librement à titre strictement privé. Il est par ailleurs très inconséquent vis à vis de G. Clémenceau qu’il dit admirer et qui prit une décision laïque exemplaire en 1918, alors qu’il était président du Conseil en refusant d’assister au Te Deum prévu en hommage à tous les morts de la guerre. Clemenceau dissuade le président Poincaré, de s’y rendre, et répond par un communiqué officiel qui fait date et devrait faire jurisprudence?: « Suite à la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le gouvernement n’assistera pas au Te Deum donné à Notre-Dame. »

Qu’en est-il lorsque que le maire de Béziers Robert Ménard invite le peuple biterrois à ouvrir la Feria par une messe au sein des arènes privées ?

Même si les arènes sont privées, agissant en tant qu’élu, M. Ménard viole la laïcité. Ce qui montre que lorsque les gens du FN ou apparentés brandissent les principes de la laïcité pour donner du poids à leur idéologie, ils ne défendent pas la laïcité. Parce que sous ce titre, ils visent une certaine partie de la population. C’est une discrimination drapée dans le principe de l’égalité républicaine. De la même façon, la volonté des personnes souhaitant que l’on continue à privilégier le mariage hétérosexuel n’est pas universelle. Elles ont le droit de le pratiquer dans leur vie mais pas de l’imposer à tous. Cette confusion est aussi le fait des colons israéliens qui brandissent en Palestine la Bible comme un titre de propriété d’ordre divin. L’intégrisme religieux n’est pas seulement le fait de l’islamisme. Il est présent dans les trois religions monothéistes.

Le terme de laïcité n’est jamais utilisé par l’Union européenne au sein de laquelle de nombreux Etats ne le considèrent pas comme un principe fondateur. Certains pays ont milité en revanche pour intégrer les racines chrétiennes au sein de la Constitution…

Certains pays de l’Union européenne accordent des privilèges publics aux religions, comme les Britanniques ou les Polonais, et tous les pays n’entendent pas séparer l’Etat et l’église. La Suède a prononcé la séparation, l’Espagne a modifié l’article 16 de sa Constitution dans ce sens. Les mentalités évoluent sur cette question. La France a refusé que l’on intègre la notion de racines chrétiennes aux prétexte que ce n’est pas la seule mais une des racines qui pouvait être prise en compte. Si on écrit l’Histoire on ne peut pas mettre en avant un seul chapitre. Nous pourrions aussi évoquer la civilisation romaine sur laquelle se fonde notre justice, où la pensée libre et critique de Socrate et des philosophes grecs.

Quels effets bénéfiques nous apporte l’émancipation laïque ?

Le principe de paix entre les religions et entre les religions et l’athéisme. L’égalité des droits, le choix d’éthique de vie, de liberté sexuelle, elle permet de sortir de certains systèmes de dépendance.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Société, Religion, rubrique Politique, Pour une République qui n’a pas besoin de supplément d’âme, Aubry s’étonne, rubrique Science, Science politique, rubrique RencontreEntretien avec Daniel Bensaïd, Rubrique Livres, Essai,