Deon Meyer charge l’atmosphère

Deon Meyer : « L’Afrique du sud va mal ».  Photo dr

Deon Meyer : « L’Afrique du sud va mal ». Photo dr

Roman
Né en 1958  en Afrique du Sud, Deon Meyer est l’auteur unanimement reconnu de dix best-sellers traduits dans une trentaine de pays. Avant de se lancer dans le polar, il a été journaliste, et stratège en positionnement Internet. Il vit près du Cap.  L’année du lion  est son premier roman post-apocalyptique.

L’auteur sud africain, Deon Meyer sort du noir, le genre, pour le reste on ne peut pas vraiment dire qu’il quitte la noirceur. Dans son dernier roman, L’Année du Lion, l’écrivain dresse un tableau pos-apocalyptique dans le décor géant de son pays, entre le désert du Karoo et le fleuve Orange. Cette histoire inspirée d’une nouvelle l’a obnubilé durant cinq ans. Il y est question de survie, après une fièvre mortelle ayant décimée les neuf dixièmes de la race humaine.

C’est le chaos. Un père et son fils évoluent dans cet environnement hostile. Sans nouvelle de la mère, ils doivent lutter contre la faune sauvage et humaine qui sévissent dans un espace immense et sans loi. On se dispute les restes de la société passée progressivement pillés. Plus le temps passe plus le danger grandi.

Will Strorm en a conscience mais il dispose d’une grande force. Celle de poursuivre un but précis et un idéal. Il veut rejoindre le grand barrage de Vanderkloof proche d’une centrale-électrique et y établir la communauté d’Amanzi basée sur l’égalité. Un espoir, (une rédemption ? ) en rupture avec l’ancien monde.

Aux yeux de l’auteur : « cette communauté imaginaire pourrait correspondre à une vision de l’Afrique du Sud si cette dernière était égalitaire.» Cette force de conviction le père l’a transmet à son fils et l’a partage aussi avec  les survivants qu’il croise. Au fil de l’avancé du projet, la population en quête de civilisation augmente. Il faut s’organiser pour répondre à l’angoisse du manque et aux besoins croissants.

Un mode de gouvernance se construit. Des personnalités se distinguent autour des enjeux de pouvoir. Il y a Domingo, le tireur d’élite, un pilote de Cessna, et le pasteur Nkosi, opportun et politiquement efficace, ce dernier fait entendre la voix de dieux et pose les fondations d’une nouvelle église.

Un reflet du pays
Dans la saisissante scène d’ouverture, Nico Storm qui a 13 ans sauve son père Will d’une meute de chiens prête à le dévorer. Cet acte marque le départ de la relation père/fils, fil conducteur du livre qui peut se lire aussi comme une histoire initiatique. Au court des cinq premières années de la communauté, Nico grandit s’éloigne de son père et s’affilie aux commandos d’élite dans l’armée de la communauté qui voit jour sous l’impulsion de  Domingo.

A l’extérieur d’Amanzi les hordes impulsives et sans pitié charge l’atmosphère ce qui donne lieu à des scènes d’actions haletantes qui rythme le récit. La maîtrise de la mise en scène nous rappelle le talent que Meyer sait déployer dans ses romans noirs.
Deon Meyer observe le délitement de la société Sud Africaine avec frayeur.

« L’Afrique du Sud va mal. On ne sait pas si le pays va s’effondrer ou non. Il faut se montrer prudent. Peut-être que bientôt on sera obligé de quitter le pays, il faut se préparer » affirmait l’auteur lors de sa tournée de promotion à Paris.

En signant ce roman, il accepte désormais la probabilité, même infime, que l’univers sur lequel il a fondé son livre, puisse représenter une évolution cohérente de la réalité. Plus qu’un changement de genre, L’année du Lyon marque une modification plus profonde dans l’oeuvre de Meyer. Il assume radicalement la position de cet univers comme métaphore.

JMDH

L’année du Lion, éditions du Seuil. 640 p 16,99 euros. Traduit de l’afrikaans et de l’anglais par Catherine Du Toit et Marie-Caroline Aubert.

Source : La Marseillaise 04/12/2017

Voir aussi :  Rubrique Livres, Roman noir, rubrique Afrique, Afrique du Sud, rubrique Rencontre, Deon Mayer : « Je ne dresse pas d’agenda politique »,

Contre la haine Plaidoyer pour l’impur

136533_couverture_Hres_0Carolin Emcke conduit une analyse à la fois littéraire et philosophique des contextes qui expliquent la haine xénophobe, raciale, sociale et sexiste minant nos sociétés. Elle étudie les processus d’invisibilisation qui préparent les conduites haineuses et déconstruit les présupposés théoriques de la haine : naturalisation des identités, désir d’homogénéité et culte de la pureté. Ce livre réalise un équilibre rare entre description des situations concrètes de montée en puissance des passions tristes (Europe et États-Unis notamment) et analyse des causes. Le ton est descriptif avant d’être normatif, même si l’auteur ne cache pas son parti pris en faveur d’une démocratie sensible, accordée à une certaine expérience de l’amour : l’aspect le plus remarquable du livre tient dans ce lien établi sans aucune naïveté entre la politique et la sphère des sentiments.

Le projet littéraire de Carolin Emcke n’a pas d’équivalent en France : il s’agit d’articuler journalisme au meilleur sens du terme et philosophie. Les enjeux fondamentaux liés au devenir de la démocratie dans la globalisation, à la guerre et aux droits civiques sont restitués au plus près de l’expérience, parfois sur la ligne de front elle-même. Ce point de vue original confère un ton militant, mais jamais dogmatique, à ce livre. La haine n’y est pas envisagée comme une abstraction mais comme une possibilité ouverte par la modernité et à laquelle cette même modernité permet de répliquer. L’amor mundi revendiqué par Carolin Emcke se confronte à la réalité de l’extrême qu’elle a observé avec autant de courage que de finesse sur des théâtres d’opération divers (Kosovo, Liban, Irak, etc.). L’alliance entre le sérieux habermassien et la lucidité d’une femme qui a regardé la guerre en face n’est pas habituelle dans notre pays où les ponts entre philosophie et journalisme ont été coupés.

Carolin Emcke, née en 1967, a étudié la philosophie, les sciences politiques et l’histoire à Londres, Francfort-sur-le-Main avec Jürgen Habermas, dont elle est proche, et Harvard. Elle a été reporter de guerre de 1998 à 2013 et a notamment couvert les guerres du Kosovo, du Liban et d’Irak. Elle collabore depuis 2007 avec l’hebdomadaire Die Zeit. Outre le prestigieux Friedenspreis de la foire de Francfort 2016, elle a reçu le prix Theodor-Wolff (2008), le prix Otto-Brenner (2010) et le prix Lessing (2015).

 Le Seuil Essais
Date de parution 28/09/2017
17.00 € TTC

L’immensité du ciel poétique méditerranéen actuel

Isabelle Fruleux xa présenté sa création scénique du livre de P Chamoiseau "Frères migrants Photo Olivier Allard

Isabelle Fruleux a présenté sa création scénique du livre de P Chamoiseau « Frères migrants Photo Olivier Allard

Sète
La poésie n’a pas de compte à rendre. « Elle ne résiste pas, elle existe », souligne Patrick Chamoiseau, et Le festival  Voix Vives qui fête ses vingt ans, le confirme.  

Au gré des déambulations  parmi les plus de quarante points de rencontre et les quatre-vingt rendez-vous quotidiens de l’aube sur la plage à l’insomnie musicale qui balisent d’émotions le Quartier Haut de Sète, la poésie contemporaine  s’affiche, se saisit, nous précède et nous succède dans une folle et éphémère épopée livrée au vent.

S’il est possible de garder trace écrite en se procurant l’anthologie de cette XXe édition, disponible Place au livre chez l’éditeur Bruno Doucet,  le festival n’a pas vocation à graver les poèmes dans le marbre.  Il est surtout question de les vivre. La présence des artistes de spectacle vivant, musiciens et comédiens qui s’unissent aux poètes en formant une accueillante communauté en est une démonstration.

A peine apparus, disparaissent poétesse et poète ne laissant derrière eux que songes et interrogations sur ce qu’ils peuvent bien vivre autour de cette mer ou ailleurs dans leur lointain exil. Dans cette longue valse de neuf jours, on perd une tête et on en retrouve une autre. On rencontre de jolis voisins et voisines, on pousse une porte et on entre dans une intimité. Seule la poésie  permet un tel espace de liberté…

La météo poétique fait savoir qu’il pleurera des poèmes jeudi entre 18h et 19h45. Les poèmes tomberont du ciel en danse et en musique. L’occasion de fêter les 20 ans d’un festival ayant ouvert une fenêtre sur la poésie méditerranéenne par laquelle passent de drôles d’oiseaux. L’occasion de tendre les mains pour les saisir ces poèmes en vol sans faire défaut à la parole poétique car, comme le dit la directrice artistique du Festival Maïthé Vallès-Bled : « La poésie s’inscrit immédiatement dans son temps avec ses réalités humaines et socio-politiques. »

Frères migrants

Voix Vives croise les pratiques artistiques contemporaines autour de la poésie. Samedi, accompagnée de musiciens la comédienne et metteuse en scène Isabelle Fruleux a présenté sa création scénique  du livre de Patrick Chamoiseau Frères Migrants (Seuil, 2017).  Sincère et libre, l’auteur martiniquais est revenu dimanche sur sa vision du phénomène migratoire. En tant que catastrophe humanitaire, mais aussi de problème politique :

aff_S14h30ChamoiseauaAaADR1copie2_640« On n’arrive pas aujourd’hui à répondre au problème migratoire alors qu’on sait que les migrations ne vont cesser de croître. Nous sommes confrontés à la nécessité de bâtir un nouveau cadre afin de pouvoir donner hospitalité. Cela ne se joue pas seulement au niveau international mais aussi au niveau national et local. S’il advenait demain en France une catastrophe nucléaire, aucun dispositif n’est prévu pour accueillir le grand nombre de migrants que cela occasionnerait. Et au-delà, comment s’imaginer un monde où les frontières ne seraient pas des guillotines ? ». Pour Patrick Chamoiseau, ces propos que l’on pourrait qualifier de politiques demeurent bien de nature artistique. Car l’auteur réaffirme que chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.

« Le monde habite chacun de nous, il n’est pas une fatalité. L’idée n’est pas de donner des leçons. Mais si l’Europe laisse mourir des milliers de personnes qui n’ont d’autres choix que de fuir, cela signifie que l’imaginaire politique est épuisé, desséché. Et seul l’art, les activités culturelles, la poésie peuvent ouvrir notre imaginaire à d’autres possibles. »
La place de la poésie, dans ses expressions les plus variées, que nous ouvre ce festival a plus que jamais un rôle à jouer en libérant notre pouvoir de création.

 JMDH

Source La Marseillaise 25/07/2017

Voir aussi : Rubrique Festival, Voix Vives 2017, 650 rendez-vous poétiques à ciel ouvert, 100 poètes dans la ville, Voix vives 2016 Les yeux brillants d’un monde vrai !, rubrique Méditerranée,  rubrique Livre, Poésie, rubrique /Méditerranée,

Un trou à la Lewis Caroll vers le pays fasciste

Philippe Pujol sonde l’âme rance et familière d’une idéologie française. Photo dr

Philippe Pujol sonde l’âme rance et familière d’une idéologie française. Photo dr

Livre enquête
Philippe Pujol  osculte le destin croisé et opposé d’une relation avec son cousin fasciste

« Je comprenais qu’Yvan depuis longtemps était en guerre, et que dans une guerre il y a des batailles, certaines que l’on gagne, d’autres que l’on perd. Depuis trente ans, il développait ses forces, se perfectionnait. Je comprenais que les actions politiques nourrissaient son quotidien. Rien ne se réalise sans être obsédé par son idée, sans que l’on y pense sans arrêt. Son idée : rien de moins que d’instaurer une dictature en France, rétablir la Nation France. C’est le pouvoir hypnotique de cette doctrine qui m’intéresse dans ce livre. Déjà, dans le studio surchauffé, je le ressentais, ce pouvoir de fascination, cette capacité de la doctrine à habiter un homme, qui plus est de ma famille, unique en son genre, dont les valeurs éducatives étaient proches des miennes et avec qui j’ai gardé des relations toujours sincères, règle entre nous, lui le patron d’un groupe fasciste et moi le cousin scribouillard d’un journal communiste.»

Philippe Pujol, ancien journaliste à La Marseillaise, Prix Albert-Londres 2014, livre avec Mon cousin le fasciste un récit captivant , le récit d’une relation inavouable comme celui d’une histoire française enfouie, contée avec sobriété, voire tendresse. Contemporain, par son style direct, son livre-enquête à l’écriture tranchante fait d’autant plus  mouche que cette relation pourrait concerner un grand nombre de citoyens français. En effet,  qui peut se targuer aujourd’hui de l’absence de  tout  lien de parenté plus ou moins éloigné avec un fasciste ?

Certes, avec Yvan Benedetti, le fameux cousin de l’auteur, on ne donne pas dans la friture. L’homme  est un illustre représentant de l’Oeuvre française, une frange fasciste affirmée, souvent impliquée dans le service d’ordre et les coups de feu d’après manif,  avant d’avoir était écartée par la stratégie de «normalisation»  idéologique conduite par le FN fin 2010.

A travers la proximité conférée par le lien familial,  Philippe, dit Fifounet, entretien avec son cousin Yvan, alias  Gros patapouf, un pacte d’humanité et de respect mutuel qui permet d’aller plus loin dans la perception. Cette situation ouvre à l’auteur les portes d’un terrain d’observation privilégié qui le conduit, non sans tracas, à offrir l’hospitalité à un groupe de « dobermans qui renifle une famille de lapins », ou à suivre l’entraînement en plein air autour du drapeau dans les activités viriles sobrement baptisées «scoutisme politique».  Le périple conduit Fifounet à rejoindre  l’île  d’Yeu pour se retrouver sur les lieux du dernier souffle de Pétain où un curé de Nantes donne lecture des dernières souffrances du Maréchal, ou en Espagne, où il suit les pas des processions de la vieille garde de la Phalange.

 « On répète trop souvent que le FN spécule sur la peur, sur l’ignorance. je me rends compte que son meilleurs terreau reste la frustration.» Pointant les pièges et la cohorte d’idées reçues sur l’extrême-droite Philippe Pujol décrypte l’idéologie et la préparation active et raisonnée des fascistes «Yvan sait ce qu’est d’attendre son heure.»

JMDH

Mon cousin le fasciste, éd Seuil 15 euros

Source La Marseillaise 27/05/2017

Voir aussi : Rubrique Livre, rubrique Politique,

Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

4836815_6_1168_2015-12-22-2dbcb43-5630-1qdvkpd_7f36f0846d909bc08dcd35018ef782a9


L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Ci-git le hollandisme, Comment Hollande prépare sa réélection face au FNPolitique de l’immigration, rubrique Société, Vertus et vices de la comédie sécuritaireCitoyenneté , Rubrique JusticeLa France déroge à la convention européenne des Droits de l’Homme, On Line Recensement des joies de l’Etat d’urgence,