La sociologie de la radicalisation : entretien avec Farhad Khosrokhavar

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fk-vignette-87x67_1452535231746-jpgChercheur de renommée internationale, Farhad Khosrokhavar est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et directeur du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Ses recherches portent sur l’islam en France, en particulier dans les banlieues et en prison, les problèmes sociaux et anthropologiques de cette religion, et l’islamisme radical et ses mutations. Il a commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. Farhad Khosrokhavar travaille également sur la sociologie de l’Iran contemporain et la philosophie des sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’islam et le phénomène de radicalisation jihadiste, il a notamment publié en France L’islam des jeunes en 1997 (Flammarion), Les Nouveaux Martyrs d’Allah en 2002 (Flammarion), L’islam dans les prisons en 2004 (Ed. Balland), Radicalisation en 2014 (Ed. Maison des sciences de l’homme), Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, avec David Bénichou et Philippe Migaux, en 2015 (Plon). Son travail sur la radicalisation est le fruit de plusieurs enquêtes empiriques, par observation et entretiens, réalisées auprès de jeunes dans des associations de banlieues et quartiers défavorisés d’une part, et auprès de détenus et de surveillants dans plusieurs prisons françaises d’autre part, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice[1]. Sa dernière enquête porte sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam.

Quel regard spécifique le sociologue porte-t-il sur le terrorisme et la radicalisation ?

Le sociologue essaie de comprendre le rôle des acteurs sociaux, la façon dont se construit une logique d’action et comment elle s’intègre dans le tissu social. Pour cela, il mobilise un certain nombre de notions, dont celle de radicalisation. Cette notion est relativement nouvelle, elle s’est imposée après les attentats du 11 septembre 2001 dans les discours politiques et médiatiques, en lien notamment avec des soucis sécuritaires. Les chercheurs en sciences sociales tentent de lui donner une signification anthropo-sociologique. Ils la préfèrent au terme générique de terrorisme qui désigne l’ensemble de ces phénomènes, en pointant leur signification politique et sociale, sans mettre l’accent sur l’acteur social, ses motivations et les processus sociaux qui mènent à la violence. La notion de radicalisation déplace l’analyse vers la subjectivité de l’individu et les interactions entre le groupe et l’individu.

Il existe une pluralité de définitions du terme radicalisation. Dans mon livre Radicalisation publié en décembre 2014, je la définis comme l’articulation entre une idéologie extrémiste et une logique d’action violente. Une action violente sans idéologie (la délinquance par exemple) n’est pas de la radicalisation, pas plus qu’une idéologie extrémiste sans action violente (certaines formes d’intégrisme religieux par exemple). Gérald Bronner[2] et bien d’autres chercheurs adoptent aussi cette définition. Il faut une combinaison des deux pour pouvoir parler de radicalisation. Les sociologues qui travaillent dans ce domaine s’intéressent au processus dynamique de cette combinaison, à la constitution des acteurs radicalisés dans l’arène sociale et à la manière dont leur action, qui est soumise à un principe de législation spécifique, prend forme dans la société.

La plupart des acteurs radicalisés le font aujourd’hui au nom d’une version radicale de l’islam. Mais l’action radicalisée ne se réduit pas à l’islam extrémiste. On peut se radicaliser au nom d’autres idéologies : le néonazisme ou le néofascisme en Europe, l’extrémisme écologique (issu de la deep ecology), les idéologies anti-avortement aux Etats-Unis.

Quelles sont les différentes approches ou théories sociologiques de la radicalisation, en particulier jihadiste ?

Il existe différentes façons de percevoir ce phénomène dans la littérature anglo-saxone, mais aussi française. Certains chercheurs mettent l’accent sur les facteurs économiques et l’exclusion sociale comme principale explication de la radicalisation, surtout chez les jeunes des banlieues. D’autres soulignent les facteurs politiques, en particulier la disparition des utopies dans nos sociétés et le rôle de l’islam radical dans la fabrication d’une nouvelle utopie transnationale (j’insiste moi-même tout particulièrement sur ce facteur, mais aussi Olivier Roy[3], entre autres). D’autres encore mettent en avant la dimension irrationnelle ou nihiliste du jihadisme, à l’instar du philosophe André Glucksmann[4] en France. A l’inverse, des sociologues comme Diego Gambetta insistent sur la rationalité des acteurs radicalisés qui optent pour la meilleure stratégie possible pour atteindre leurs buts sociopolitiques[5]. L’expert américain Marc Sageman estime quant à lui que la radicalisation est principalement l’effet de réseaux d’un nouveau type, qui affaiblissent le rôle des personnalités et donnent naissance à des groupes radicaux sans hiérarchie, et non un phénomène individuel qui naît de manière spontanée de la fréquentation d’Internet[6]. Parmi les approches culturelles, on peut citer les travaux de l’anthropologue franco-américain Scott Altran, directeur de recherche au CNRS (Institut Nicod, EHESS), qui interprète la radicalisation comme une tentative de construction d’une forme de valeur sacrée et voit dans les organisations terroristes Al Qaïda et Daesh de puissants mouvements de contre-culture dont l’attrait moral représente une réelle menace[7].

Je fais moi-même partie du groupe de chercheurs qui pensent que la radicalisation est un phénomène à plusieurs dimensions : chez les jeunes des banlieues, la radicalisation permet la sacralisation de la haine de la société, une haine produite par un sentiment d’exclusion économique et sociale, d’injustice et d’humiliation[8] ; chez les jeunes de classes moyennes, elle est une réponse au vide de l’autorité, à la fatigue d’être soi, ou à une forme d’anomie.

Pouvez-vous préciser votre point de vue sur ces questions ? Qu’ont révélé vos recherches sur le profil et le parcours des acteurs qui s’engagent dans la radicalisation et qui sont impliqués dans des attentats en France et sur le territoire européen ?

Jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo, la majorité des jeunes qui se radicalisaient en France étaient des jeunes des banlieues, socialement et économiquement exclus, cherchant à légitimiser leur guerre contre la société en l’incarnant dans l’islam radical. C’est le cas du terroriste Khaled Kelkal responsable d’une série d’attentats en France en 1995, de Mohamed Merah le tueur de Toulouse et Montauban en 2012, de Mehdi Nemmouche l’auteur de la la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly qui ont commis les attentats de janvier 2015 à Paris. Ces extrémistes originaires des classes populaires, des jeunes hommes d’origine immigrée pour l’essentiel, partagent un certain nombre de caractéristiques, à commencer par leur condition sociale. Nés ou scolarisés en France, ils viennent pour la plupart de familles éclatées, où l’autorité parentale, et surtout paternelle, est absente ou défaillante. Beaucoup d’entre eux ont été placés dans des foyers. Ils ont fait l’expérience de la précarité et de l’exclusion qui a fait naître chez eux un profond sentiment de stigmatisation, d’injustice et d’indignité. Ils partagent une contre-culture de la déviance, fruit de la certitude de ne pouvoir se réaliser et accéder à l’aisance matérielle des classes moyennes que par le vol et les trafics. Désislamisés au départ, ils découvrent l’islam radical sur Internet ou au contact d’autres jeunes et y trouvent un moyen de surmonter leur humiliation, de se construire une nouvelle identité et de donner une légitimité à leur violence. La transposition de leur désespoir et de leur rage dans le registre du religieux, dans sa version jihadiste, se fait d’autant plus facilement qu’ils sont ignorants de l’islam. La délinquance, et souvent la récidive, les a conduit généralement à la prison, et la socialisation carcérale a contribué à mûrir leur haine de l’autre et à renforcer leur vision extrémiste de l’islam. Enfin, l’écrasante majorité d’entre eux a voyagé au Moyen-Orient sur les terres de la «guerre sainte», où ils sont devenus pour un certain nombre des combattants aguerris convertis au jihad. Ce fut l’Algérie pendant la guerre civile pour Kelkal au début des années 1990, le Pakistan et l’Afghanistan pour Merah, la Syrie pour Nemmouche, le Yemen pour les frères Kouachi. Pour d’autres c’est l’Irak ou le Mali. Coulibaly n’a peut-être pas fait de séjour à l’étranger mais a rencontré en prison, en même temps que Chérif Kouachi, le grand «gourou» Djamel Beghal qui a joué un rôle déterminant dans sa radicalisation religieuse.

Les jihadistes français ont donc tous suivi à peu près la même trajectoire : une enfance difficile en banlieue ou dans des quartiers ghettoïsés, marquée par la désorganisation familiale, la violence, l’échec scolaire, la désaffiliation, qui a fait naître un sentiment de frustration et d’humiliation transformé en haine de la société ; une carrière délinquante et des séjours en prison ; l’illumination de l’islam radical qui permet de transformer le mépris de soi et sa propre indignité en mépris de l’autre et en sacralisation de soi ; un voyage initiatique sur les terres du jihad ; et enfin la conversion à l’islamisme jihadiste et l’implication dans des actes violents.

Vous avez aussi pu observer une diversification du modèle des jihadistes en France, avec l’émergence de nouveaux acteurs de la radicalisation.

En effet, depuis 2013 et le début de la guerre civile en Syrie, on constate une rupture avec l’ancien modèle jihadiste : aux jeunes «désaffiliés» qui ont grandi en banlieue s’ajoutent des jeunes radicalisés issus des classes moyennes. Si certains sont d’origine musulmane, beaucoup sont des convertis. Ils n’ont pas de passé de délinquant et n’ont pas connu la prison. A la différence des jihadistes des banlieues, ils ne se vivent pas comme des victimes. Le moteur de leur conversion à l’islam radical n’est pas la haine de la société, mais plutôt un malaise identitaire et la recherche d’autorité dans un contexte de relâchement des normes sociales et de dilution de l’autorité parentale. L’islam rigoriste leur propose un cadre normatif explicite et sacralisé, à l’opposé des idéaux de mai-68 et du projet politique de citoyenneté laïque. Le jihadisme représente pour eux la possibilité de poursuivre un objectif collectif noble (sauver les Syriens qui sont massacrés par le gouvernement sanguinaire d’Assad) et de se bâtir une nouvelle identité fondée sur l’héroïsme et les normes du sacré. Les motivations de ces jeunes prêts à partir pour combattre dans les rangs de l’Etat islamique (Daech) sont donc complexes. Elles relèvent à la fois d’un romantisme révolutionnaire naïf et de la recherche d’un sens à leur destin par l’expérience du sacré et l’adhésion à un projet collectif porteur d’espérance.

Dans ce nouveau groupe d’adeptes du jihadisme figurent aussi de plus en plus de jeunes filles et de femmes, ainsi que des adolescents et des post-adolescents. Les femmes radicalisées restent minoritaires (ce qui ne fut pas le cas pour les mouvement radicaux d’extrème gauche des années 1970-80, en particulier la Fraction armée rouge), mais elles sont beaucoup plus nombreuses chez jeunes originaires des classes moyennes que chez les jeunes des cités, même s’il y a eu quelques cas comme Hayat Boumeddiene par exemple. Leur logique d’action est quelque peu différente des jeunes hommes des classes moyennes. Leur engagement est motivé par un souci humanitaire, mais aussi la recherche d’une figure idéalisée de l’homme, à savoir un homme viril (ne craignant pas la mort), sincère et digne de confiance, qui saura les protéger tout en préservant leur dignité de femmes. Elles partagent un désenchantement à l’égard du féminisme et un refus du couple moderne, marqué par l’instabilité et une égalité entre hommes et femmes considérée comme nivelante. Mais paradoxalement, les femmes européennes qui s’engagent dans le jihadisme recherchent aussi à montrer une certaine égalité des sexes dans la violence et la mort[9].

Jusqu’à présent, ce modèle du jihadisme des classes moyennes concernaient surtout les jeunes partis en Syrie. Mais, pour la première fois en France, les attentats du 13 novembre à Paris ont été perpétrés par un mélange de jeunes de banlieue et des petites classes moyennes. Les deux frères Abdeslam avaient un bar dans le quartier de Molenbeek de Bruxelles, Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats du 13 novembre, possédait également un commerce, et l’un des kamikazes du Bataclan était titulaire d’un bac général et ancien employé de la RATP. La quasi-totalité des auteurs d’attentats ou de tentatives d’attentats sont encore d’origine immigrée. La plupart sont de la deuxième génération, mais on en trouve aussi de la troisième génération comme Abdelhamid Abaaoud. Comme les convertis, ils vont adhérer à un islam de rupture qui n’est généralement pas celui de leurs parents.

Vous accordez une place importante à la subjectivité de l’acteur dans l’analyse de la radicalisation. Comment se traduit cette subjectivité pour les jeunes jihadistes européens ?

Le jihadisme, dans sa version banlieusarde ou classe moyenne, est étroitement associé à une subjectivité qui se veut héroïque. Les jeunes qui s’enrôlent sous la bannière du jihad affrontent la mort sur un mode imaginaire qui exalte la figure du héros, les faisant du coup sortir de l’insignifiance et leur assurant la notoriété, même si celle-ci se décline sous une forme négative pour l’écrasante majorité. C’est pourquoi je parle de «héros négatif» pour désigner ce statut que leur offre l’islam jihadiste, qu’ils vont conquérir en occupant la «une» des médias, et dont ils tirent une fierté, ainsi qu’une «supériorité» sur les autres grâce à l’inversion symbolique de la hiérarchie sociale (ils inspirent la crainte et ont le pouvoir de prendre la vie de ceux qui les méprisaient).

Par «héros négatif», j’entends plus précisément celui qui s’identifie à des contre-valeurs dominantes dans la société et vise à les réaliser par la violence. Le jihadisme en Europe est fondé sur la promotion de cekui-ci : la société est-elle sécularisée, il se veut religieux ; la non-violence est-elle la valeur dominante (même si elle n’est pas nécessairement respectée dans les faits), il prône la violence absolue au nom du Sacré ; le monde social vise-t-il à promouvoir la liberté sexuelle, il est en quête de la mise sous tutelle de la libre sexualité au nom d’une conception hyper-puritaine de la foi ; la société est-elle favorable à l’égalité du genre, il cherche à recréer un ordre où l’homme et la femme auraient des rôles dissymétriques fondé sur le déni des acquis du féminisme ; la société s’identifie-t-elle à l’individu autonome, il entend promouvoir une vision néo-communautaire (la Umma[10] réinventée) où le rôle de l’individu serait subordonné à la préservation des valeurs sacrées ; le monde ambiant entend-il exalter l’autonomie des citoyens et la suprématie du peuple pour édicter des lois, il vise à imposer les lois divines au mépris des lois humaines.

Si le terrorisme au nom d’Allah est le fait d’une infime partie des musulmans européens et qu’il n’a su jusqu’à présent qu’à mettre à mort qu’un nombre limité de personnes (quelques centaines en Europe depuis les années 1995), sa portée sociale n’en est qu’incomparablement plus grande : il bouleverse la société et engendre une crise profonde au niveau des assises symboliques de l’ordre social.

Les ressorts de l’islamisme radical en Europe ou en Occident sont-ils les mêmes qu’au Moyen-Orient ?

Les ressorts ne sont pas les mêmes. Au Moyen-Orient, l’islam est enraciné dans la culture. La plupart des convertis au jihadisme sont issus des classes moyennes, ils ont fait des études universitaires et lisent le Coran. Ils font une interprétation extrémiste des textes religieux en raison de la présence d’idéologues du jihad comme Maqdisi, Abu Mus’ab al-Suri, Tartussi ou Abou Qatada… Ceux-ci se rejoignent pour dénoncer la perversité des systèmes politiques démocratiques laïques ainsi que l’impérialisme occidental, et pour prôner un néo-patriarcat suceptible de redonner du sens à la famille.

A l’inverse, la très grande majorité des jeunes européens qui adhèrent à l’islam radical ne connaissent pas l’arabe et ne lisent pas les textes religieux. Ils n’en ont qu’une connaissance indirecte et édulcorée, par oui-dire, par l’intermédiaire de copains, ou à partir de leurs lectures sur Internet qui diffuse des versions très vulgarisées des jihads en français et dans toutes les langues européennes.

Il y a donc une différence majeure entre les adeptes de l’islam radical occidentaux et ceux du Moyen-Orient et du monde arabe. Cependant, après l’étape de ce que j’appelle le «pré-jihadisme», lorsque les jeunes occidentaux vont sur les terres du jihad, une convergence se dessine entre les jihadistes du Moyen-Orient et ceux en provenance d’Europe ou de pays occidentaux. Le vécu de la guerre, l’apprentissage du maniement des armes et l’endoctrinement suivi là-bas les transforment pour la plupart en jihadistes endurcis.

Quels sont les lieux de radicalisation des jihadistes français et européens ?

Les jeunes européens se radicalisent d’abord sur la Toile, où Daech diffuse massivement sa propagande jihadiste, et au sein de petits groupes de copains, parfois dans la rue. Il suffit qu’un copain soit parti en Syrie pour qu’il devienne un pôle d’attraction pour les autres, qui vont alors chercher à l’imiter. La radicalisation s’effectue aussi au contact de «gourous» et de figures charismatiques dont l’emprise sur les individus psychologiquement fragiles peut être forte. Le rôle des mosquées s’est fortement affaibli dans les années 2000, ne serait-ce qu’en raison de leur surveillance renforcée par les services de renseignements généraux de la police. La radicalisation se déroule donc principalement à la marge des mosquées, dans des groupes restreints et sur Internet. La Toile, en particulier les réseaux sociaux, joue un rôle fondamental aujourd’hui dans la médiatisation et l’internationalisation de l’idéologie jihadiste, l’autoradicalisation individuelle et le recrutement des terroristes.

La prison peut également constituer une étape dans la trajectoire de radicalisation, dans la mesure où les détenus y passent du temps, voire des années, dans une situation permanente de promiscuité, et où la population musulmane y est surreprésentée. L’institution carcerale, avec ses tensions quotidiennes et ses sanctions, son mépris fréquent à l’égard de l’islam, conforte un certain nombre de jeunes délinquants dans leur haine de la société. Il vont aussi y approfondir l’interprétation extrémiste de leur foi au contact d’individus déjà radicalisés, en faisant une lecture unilatérale des textes, en choisissant les parties du Coran qui vont dans le sens du jihadisme et en évitant celles qui contredisent cette idéologie. Le milieu carcéral est par ailleurs un lieu propice à la constitution de réseaux de criminels ou de jihadistes, ou à l’insertion dans des réseaux déjà existant. Mais croire que la prison est le seul endroit où l’on se jihadise est faux. D’abord la radicalisation des musulmans en prison reste très minoritaire. De plus, l’immense majorité des jeunes de classes moyennes partis en Syrie n’avaient aucun dossier judiciaire et n’étaient pas passés par la case prison. En revanche, une grande partie des jeunes de banlieue radicalisés a connu une période d’emprisonnement. Pour eux, la prison est une étape relativement significative, avec toutefois des exceptions, des cas de jeunes qui ont eu des démêlés judiciaires sans passer par la prison.

Quelle influence exercent sur les jeunes radicalisés les séjours à l’étranger, dans les pays où sévit la guerre civile au nom du jihad, en particulier en Syrie ?

L’écrasante majorité des jeunes jihadistes français ou européen est passée par cette dernière étape du parcours de radicalisation. C’est lors de celle-ci que le «pré-jihadisme» ou la «pré-radicalisation» se transforme sur le terrain en jihadisme au sens fort du terme. Elle est très importante car, à côté de l’endoctrinement idéologique suivi, ils apprennent là-bas à manier des armes, à fabriquer des explosifs, et surtout à tuer sans état d’âme et à se sacrifier. Avant les printemps arabes, tant que la Syrie, l’Irak et le Yemen n’étaient pas en guerre, les terroristes dits «maison»[11] faisaient souvent preuve d’amateurisme dans la fabrication et l’utilisation d’explosifs car ils se formaient sur Internet. Les séjours à l’étranger, sur les terres de la guerre sainte, leur permettent d’acquérir un savoir faire redoutable et de devenir des individus potentiellement très dangereux. Leur expérience dans les zones de combat, surtout en Syrie, aux côtés de Daech, développent également chez eux une cruauté et une insensibilité à la souffrance des autres, parce qu’ils y font la guerre et s’identifient entièrement à celle-ci, en tout cas pour ce qui concerne les endurcis. Ils deviennent alors des combattants aguerris capables de perpétrer des actions terroristes sur le territoire européen.

Mais les voyages en Syrie ou dans d’autres zones de conflit au nom du jihad n’ont pas d’influence univoque sur les individus. Parmi ceux qui reviennent, on trouve des jihadistes endurcis, mais également des individus qui doutent, d’autres qui prennent leurs distances comprennant que ce n’est pas la bonne voie, on a des personnes qui reviennent traumatisées par la guerre et enfin quelques repentis. Les cas sont diversifiés.

C’est pourquoi les autorités cherchent à se servir des repentis de retour de Syrie pour lutter contre cette logique d’endoctrinement. C’est le cas dans les pays anglo-saxons et d’autres pays européens où l’on donne la parole aux repentis dans l’espace public afin qu’ils puissent convaincre ceux qui sont attirés par l’islam radical du caractère délétère et dangereux du jihadisme. Leur témoignage, qui a un accent de vérité pour les autres jeunes, peut aider, au moins pour certains, à éviter qu’ils empruntent cette voie scabreuse.

Selon vous, comment peut-on, plus précisément, lutter contre ces nouvelles formes de radicalisation, contre ce terrorisme «maison» dont le foyer est en Europe et non au Moyen-Orient ?

Il est tout d’abord important, bien entendu, d’empêcher les jeunes de partir en Syrie ou ailleurs. Lorsqu’ils reviennent, les mettre tous dans le «même sac» est très dangereux, car ceux qui doutent vont s’endurcir en cotoyant des aguerris (alors que l’inverse n’est pas vrai, les endurcis ne vont pas douter). Il faut donc essayer de les séparer à leur retour. Ensuite, les plus durs doivent suivre des séances de désendoctrinement étalées sur plusieurs mois, voire sur deux ou trois ans, à la condition qu’ils soient volontaires. Leur imposer serait contraire à nos règles démocratiques. En revanche, il serait possible de moduler la peine en fonction de l’acceptation des programmes de déradicalisation : donner la pénalité maximale à ceux qui refusent et la rendre flexible pour ceux qui consentent à les suivre. Par ailleurs, pour dissuader les jeunes adultes, de retour des zones de conflit ou bien seulement endoctrinés, d’adhérer à ces formes d’extrémisme religieux, il me semble nécessaire s’associer des psychiatres et des psychologues à des imams et des représentants de l’ordre. En ce qui concerne les adolescents et post-adolescents, la dimension affective est beaucoup plus présente que la dimension idéologique dans leur radicalisation, qui est souvent révélatrice d’une crise de la famille et de l’adolescence. Pour eux, l’aspect psychothérapeutique de la prise en charge doit être beaucoup plus important, alors que pour les adultes radicalisés, il faut aussi prendre en compte la motivation religieuse et idéologique de leur adhésion à l’islam radical, on ne peut en faire abstraction sous prétexte de laïcité.

L’ouverture de centres fermés de déradicalisation pour les jeunes de retour des zones de conflit est-elle une bonne solution ?

L’ouverture de ces centres pour les jihadistes est un pas plutôt positif, bien qu’ils restent toujours situés dans les prisons, avec toutes les restrictions qu’on sait, à condition qu’on puisse bien les gérer et surtout qu’on ne néglige pas le religieux comme je l’ai dit. Notre société laïque ne comprend plus très bien le sens du religieux, et surtout le sens du religieux dans la radicalisation. La dissuasion doit se faire aussi au nom du religieux.

En quoi consisterait cette dissuasion au nom du religieux ?

Il s’agit de montrer que l’islam ne se réduit pas à sa version radicale et qu’il a une épaisseur historique, civilisationnelle, culturelle, irréductible au jihadisme. La version radicale de l’islam attire les jeunes des banlieues, mais leur inculture de l’islam les aide grandement à légitimer cette identification comme étant la seule version valable de l’islam. Il s’agit de faire un travail de «sape», pour montrer le caractère hasardeux et peu fondé de cette version extrémiste, qui dissuadera une partie de cette jeunesse.

Il faut aussi comprendre que la situation de chômage et cette contre-culture de déviance en banlieue, ainsi que la situation explosive au Moyen-Orient, jouent chacune un rôle dans cette radicalisation. La solution doit se construire sur le long terme et il faut surtout tout faire pour que le lien entre «la haine de la société» et «l’islam» ne se fasse pas automatiquement sous une forme qu’encourage précisément l’inculture religieuse de ces jeunes et l’évitement du religieux par une laïcité «frileuse» qui fait de l’ignorance du religieux une vertu cardinale. Une véritable laïcité doit tout faire pour que le religieux ne soit pas tabou : le caractère «privé» du religieux doit être la conséquence d’une «culture religieuse» bien comprise et pas du rejet du religieux au nom même de la sacralisation de la sécularité.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

Pour aller plus loin :

Outre les ouvrages de Farhad Khosrokhavar mentionnés dans la présentation (voir la liste complète sur sa page personnelle), pour plus de développements, on pourra consulter les publications et interventions suivantes du sociologue :

Farhad Khosrokhavar, « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44.

Conférence en ligne de F. Khosrokhavar sur « Les deux types de jihadisme européen », Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures, PSL Research University, 21 mai 2015 (1h20).

Compte rendu de l’audition de F. Khosrokhavar à l’Assemblée Nationale, par la Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, 10 février 2015.

A signaler : La réponse de Farhad Khosrokhavar (et celle d’autres sociologues dont Bernard Lahire), dans le journal Libération, au rejet des explications sociologiques du terrorisme : « «Culture de l’excuse» ?: les sociologues répondent à Valls ».

Notes :

[1] A l’issue de cette deuxième enquête, F. Khosrokhavar a remis un rapport sur la radicalisation en prison à l’administration pénitentiaire (2014). On trouvera plus de détails sur cette enquête dans les prisons françaises dans l’intervention de Ouisa Kies (EHESS), « La radicalisation en prison », au colloque « La France et la République face à la radicalisation » (Fondation Res Publica, 9 mars 2015). Sur sa méthodologie, on pourra consulter ce compte rendu fort instructif du séminaire CEE-CERI sur les méthodes des sciences sociales à SciencePo : « Enquête sur l’islam carcéral : paroles de détenus et de surveillants » (avril 2014).

[2] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009.

[3] Olivier Roy est un politologue spécialiste des mouvements politiques et phénomènes de radicalisation islamiques. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ? avec Farhad Khosrokhavar (Seuil, 1999), L’islam mondialisé (Seuil, 2002), La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008).

[4] Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002.

[5] Diego Gambetta (dir.), Making Sense of Suicide Missions, Oxford, Oxford University Press.

[6] Marc Sageman, 2004, Understanding Terror Networks, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. M. Sageman est un spécialiste en sociologie et psychologie du terrorisme.

[7] Voir par exemple son article en français « Ce que la sociologie propose dans la lutte contre la violence extrémiste », Huffington Post, 29/06/2015.

[8] Farhad Khosrokhavar avait développé cette idée dans L’islam des jeunes (Flammarion, 1997).

[9] Pour plus de précisions sur les différentes catégories de jihadistes français, on pourra consulter l’article de Farhad Khosrokhavar : « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44 (disponible sur cairn).

[10] La communauté des musulmans.

[11] L’expression «terroristes maison» (homegrown terrorism) désigne les terroristes élevés et éduqués dans le pays où ils commettent des attentats.

Source : site SES-ENS 10/01/2016

Voir aussi : Rubrique Science, Sciences Humaines«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu, rubrique Société, Citoyenneté, Religion,

« Culture de l’excuse » ?: les sociologues répondent à Valls

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«Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Samedi, le Premier ministre a exprimé, une nouvelle fois, sa défiance envers l’analyse sociale et culturelle de la violence terroriste. Une accusation qui passe mal auprès des intellectuels.

En matière de terrorisme, Manuel Valls ferait-il un déni de savoir ?? Voilà trois fois qu’il s’en prend à tous ceux, sociologues et chercheurs, qui tentent de comprendre les violences contemporaines. Samedi, lors de la commémoration de ­l’attaque contre l’Hyper Cacher, le Premier ministre a de nouveau rejeté toute tentative d’explication à la fabrique de jihadistes. «Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille? ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Au Sénat, le 26 novembre, il avait déjà porté la charge : «J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé.» Et la veille, le 25 novembre, devant les députés ?: «Aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle

Pourquoi ce rejet? ? Ces déclarations s’inscrivent dans une remise en cause bien plus large de la sociologie qui, à force de chercher des explications, donnerait des excuses aux contrevenants à l’ordre social. Aujourd’hui, il s’agit de jihadisme, hier, de délinquance. Cette dénonciation du «sociologisme» était un discours plutôt porté par la droite jusqu’ici. Manuel Valls innove sur ce terrain – ?soutenu par des journalistes comme Philippe Val (dans Malaise dans l’inculture, Grasset, 2015)? – quitte à se couper encore un peu plus avec les intellectuels de gauche. En 2015, il les sommait de donner de la voix contre le Front ­national ; aujourd’hui, il répète leur inutilité. Face à un Valls multirécidiviste, la colère monte. «Il n’y a que la sociologie qui peut ­expliquer pourquoi la France est gouvernée par un PM [Premier ministre, ndlr] si médiocre. Mais ce n’est pas une excuse», tweetait dimanche l’historien des images André Gunthert. Même le pondéré Marcel Gauchet, historien et philosophe, juge «particulièrement regrettable» la phrase de Valls. «Pour bien combattre un adversaire, a-t-il rappelé lundi à la matinale de France Inter, il faut le connaître. C’est le moyen de mobiliser les esprits et de donner une efficacité à l’action publique.»

Mais sur le fond, la sociologie se confond-elle vraiment avec la culture de l’excuse? ? Comprendre n’est ni excuser ni déresponsabiliser, rappelle le sociologue Bernard Lahire dans un essai qui vient de paraître (lire ci-dessous). Le propre de la recherche est de mettre à jour les déterminismes sociaux et replacer l’individu dans des interactions aussi fortes que souterraines. La sociologie n’a donc pas pour but de juger ou de rendre irresponsable, c’est à la justice d’effectuer ce travail. Pourquoi alors une telle hargne contre l’analyse sociologique ?? «En fait, écrit Lahire, la sociologie vient ­contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et respon­sable Or, Valls, dans sa rénovation du socialisme, souhaite promouvoir un être respon­sable. En dénonçant la culture de l’excuse, il souscrit à cette vision libérale de l’individu.

Au sein d’une autre gauche pourtant, certains revendiquent le mot. «Excuser, c’est un beau programme, estime le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie (dans Juger?: l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Il prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies.» Un mot qu’il veut revaloriser dans les pratiques juridiques. «Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique? ? Ne serait-ce pas une conquête de la raison sur les pulsions répressives et de jugement??» (lire ci-dessous).

Plus largement, l’attitude de Valls serait symptomatique d’un déni de tout savoir sur la compréhension de la violence. «Ce qui s’est passé ressemble à une opération de non-penser de grande envergure, explique le philosophe Alain Badiou à Libération. De toute évidence, les pouvoirs ont intérêt à bloquer la chose dans son caractère incompréhensible.»

A l’inverse de Valls, on pourrait reprocher aux ­sociologues de ne pas assez expliquer. Les accusations répétées contre cette discipline ­sont peut-être aussi le reflet d’une déception. Celle d’une sociologie privilégiant les études qualitatives et l’enquête de terrain au détriment du chiffre et d’une vision globale de la société – ?voire du travail avec les politiques. Quatre sociologues réagissent aux propos du Premier ministre.

Bernard Lahire :
« Il rompt avec l’esprit des Lumières »

 

«Déclaration après déclaration, Manuel Valls manifeste un rejet public très net de toute explication des attentats de 2015. Il ramène toute explication à une forme de justification ou d’excuse. Pire, il laisse penser qu’existerait une complicité entre ceux qui s’efforcent d’expliquer et ceux qui commettent des actes terroristes. Il fait odieusement porter un lourd soupçon sur tous ceux qui ont pour métier d’étudier le monde social. Ce discours est problématique à trois égards.

«Tout d’abord, le Premier ministre, comme tous ceux qui manient l’expression « culture de l’excuse », confond explication et justification. Il accuse les sciences sociales d’excuser, montrant par là son ignorance. Tout le monde trouverait ridicule de dire qu’en étudiant les phénomènes climatiques, les chercheurs se rendent complices des tempêtes meurtrières. C’est pourtant bien le type de propos que tient Manuel Valls au sujet des explications scientifiques sur le monde social. Non, comprendre ou expliquer n’est pas excuser. Nous ne sommes ni des procureurs, ni des avocats de la défense, ni des juges, mais des chercheurs, et notre métier consiste à rendre raison, de la façon la plus rigoureuse et la plus empiriquement fondée, de ce qui se passe dans le monde social.

«Ensuite, le Premier ministre préfère marteler un discours « guerrier », qui met en scène une fermeté un peu puérile censée rassurer tout le monde (mais qui ne fait qu’entretenir les peurs), plutôt que de prendre le recul nécessaire à la bonne gestion des affaires humaines. En faisant de la surenchère verbale pour clamer l’intransigeance du gouvernement, il prouve la montée dans l’espace public des discours d’autorité et des thématiques sécuritaires. Il devient ainsi une sorte de superministre de l’Intérieur. Il se cantonne dans un registre affectif au lieu de tenir un discours de raison, fondée sur une connaissance des réalités en jeu.

«Enfin, il rompt avec l’esprit des ­Lumières, qui est pourtant au fondement de notre système scolaire, de l’école primaire à l’université ?: doit-on demander aux professeurs d’histoire et de géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie de cesser de mettre en question les évidences, de cesser d’argumenter, d’expliquer et de transmettre les connaissances accumulées sur la société? ? A écouter certains de nos responsables politiques, on pourrait en déduire qu’une démocratie a besoin de policiers, de militaires, d’entrepreneurs et de professeurs de morale mais en aucun cas de savants. Ceux qui sont censés nous gouverner ont bien du mal à se gouverner eux-mêmes. Du calme et de la raison ?: voilà ce dont nous aurions besoin.»

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue «culture de l’excuse», La Découverte, janvier 2016.

 

Farhad Khosrokhavar :
«Il flatte une opinion publique blessée»

 

«La position de Manuel Valls sur les excuses sociologiques du terrorisme est indigne. Le Premier ministre semble oublier que la sociologie, en regardant à la loupe les trajec­toires de jihadistes, peut donner des clés de compréhension et donc des pistes pour en sortir. J’ai travaillé pendant plus de vingt ans sur les phénomènes de radicalisation, ce sont des sujets complexes qui ne peuvent être balayés d’un revers de main. Expliquer ne veut pas dire justifier. Mais dire l’état d’esprit de ces acteurs, c’est donner un sens et rendre intelligible le phénomène.

«Contextualiser permet de combattre les différentes formes de radicalisation et d’examiner de quelle façon la société peut y parer. Plus que jamais, on devrait donc analyser plutôt que d’abandonner ces phénomènes à des impensés. Comprendre, c’est précisément restituer, pénétrer l’intentionnalité des acteurs. Empathie ne veut pas dire sympathie. Dire qu’expliquer, c’est en partie excuser équivaut à dire qu’il ne faut surtout pas chercher à comprendre. C’est faire des jihadistes des bêtes féroces, ou alors des fous. Cette ­seconde hypothèse existe en partie. J’ai d’ailleurs souligné les fragilités mentales de certains. Pour les autres, il ne reste que la première, celle des bêtes féroces, qui consiste à souligner leur inhumanité et dire «on les tue». D’ailleurs, à la suite à la récente attaque dans un commissariat du XVIIIarrondissement de Paris, personne ne s’est interrogé sur la mort de l’assaillant.

«Finalement, il n’est pas vraiment question de sociologie. Le Premier ministre cherche à prendre des positions électoralement rentables comme il le fait avec la déchéance de la nationalité. Il tente de flatter une opinion publique blessée, en plein désarroi. La réalité demeure qu’il existe en Europe une armée de réserve jihadiste dont les acteurs sont des jeunes Européens souffrant d’exclusion sociale ou ayant grandi en banlieues. Pour la neutraliser sur le long terme, la mort ou la prison ne suffiront pas. Il faudra la neutraliser par des mesures socio-économiques, faire sortir du ghetto ces jeunes et inventer un nouveau mode d’urbanisme et de socialisation. Et pour cela, mobiliser l’ensemble des sciences sociales.»

Avec David Bénichou et Philippe Migaux, Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, Plon, 2015.

 

Nilüfer Göle :
« Il franchit une nouvelle étape dans le débat sur l’islam »

 

«En accusant la sociologie de propager une culture de l’excuse, Manuel Valls franchit une nouvelle étape dans le débat autour de l’islam. Cette dynamique est une régression intellectuelle qui va de pair avec une politique basée sur la construction d’ennemis. En 2002 déjà, Oriana Fallaci, journaliste italienne de renom, appelait à ignorer « le chant » des intellectuels et leur prétendue tolérance pour pouvoir ­librement et courageusement exprimer la rage contre l’islam. Depuis, la rhétorique anti–intellectuelle ne cesse de se propager, trouvant d’autres porte-parole aussi bien à droite et à gauche, et ce dans toute l’Europe.

«En érigeant la liberté d’expression comme une arme dans la bataille contre l’islam, un appel à l’intransigeance gagne du terrain. A chaque étape, les tabous tombent les uns après les autres, on cherche à se libérer de la culpabilité du passé colonial, on annonce la fin du multiculturalisme, on refuse l’appellation raciste, et on ridi­culise la pensée bienveillante, «politiquement correcte». C’est la sociologie, accusée d’être porteuse de cette culture de l’excuse, qui entraverait la fermeté des politiques publiques.

«Certes, on ne peut pas expliquer des actes de violence par les seuls facteurs d’inéga­lités et d’exclusion. Ce serait bien trop superficiel. Mais il est tout aussi paradoxal d’ignorer que c’est par les enquêtes sociologiques que nous comprenons comment l’islam, les musulmans « ordinaires » comme les « jihadistes », font partie des sociétés européennes. Le confort des frontières qui séparent les citoyens de « souche » de ceux issus de l’immigration a disparu. Les attaques terroristes en témoignent d’une manière violente et tragique. Les débats sur la présence des musulmans, la visibilité des signes religieux dans la vie de la cité en sont aussi la preuve. Le souhait de ne pas faire l’amalgame entre les différents musulmans n’a plus vraiment cours depuis le 13 Novembre. Vouloir ­juxtaposer une communauté ­monolithique de la nation avec la société, qui est de plus en plus constituée de ­citoyens aux multiples appartenances, est pourtant une nostalgie du passé républicain. Le désir d’adhérer à l’identité nationale et d’expulser ceux qui ne font pas corps avec la nation et ses valeurs conduit à une impasse politique. Plus que jamais, la sociologie peut nous aider à comprendre la possibilité de faire lien et de faire cité.»

Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.

 

Geoffroy de Lagasnerie :
« Excuser, c’est un beau programme de gauche »

 

«Je revendique totalement le mot « excuse ». C’est un beau mot. Dans le débat rituel sur « explication », « compréhension » et « excuse », les deux attitudes qui s’affrontent me paraissent problématiques et me gênent beaucoup. Celle qui nie, comme Manuel Valls, la pertinence même de la sociologie : le déterminisme n’existerait pas, les individus seraient responsables de leurs actes. Cette position a au moins le mérite de la cohérence. Elle sent bien que le savoir sociologique met en crise les fondements du système de la responsabilité individuelle, du jugement et de la répression ; mais comme elle veut donc laisser intact ce système, elle doit nier la pertinence de la vision sociologique du monde.

«La deuxième position me paraît la plus étrange et incohérente. C’est celle de nombreux sociologues ou chercheurs en sciences sociales qui font un usage dépolitisant de leur pratique et leur savoir, et qui affirment ainsi que la tâche de connaître les phénomènes – qui relèverait de la « connaissance » – ne doit pas être confondue une prise de position critique sur les institutions – qui relève de l’engagement –, ou que comprendre un système relèverait de la science quand la responsabilité relèverait du droit, en sorte que nous aurions affaire ici à deux mondes différents. Expliquer ne serait pas excuser. Comment peut-on à ce point désamorcer la portée critique de la sociologie ?

«Je pense qu’il faut récupérer le mot d’excuse. On cède trop facilement aux offensives de la pensée réactionnaire ou conservatrice. Excuser, c’est un beau programme de gauche. Oui, c’est un beau mot « excuser », qui prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies, les cadres dans lesquels ils vivent, etc. Il faut revaloriser ce mot dans la culture juridique et politique. C’est d’autant plus légitime que le droit prévoit déjà des excuses – ce qui montre à quel point des deux côtés, le débat se fonde sur une ignorance du fonctionnement du droit contemporain.

«On peut penser à « l’excuse de minorité » pour les enfants, mais aussi à l’irresponsabilité pénale pour les malades mentaux. Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique ? J’ai assisté à de nombreux procès d’assises pour mon dernier livre. A plusieurs d’entre eux, les accusés étaient des SDF : ils boivent, ils se battent, l’un d’entre eux tombe et meurt. Je pourrais très bien comprendre qu’on déclare ce SDF irresponsable de ces coups mortels, ou qu’on atténue sa responsabilité, en raison de la façon dont son geste fut prescrit et engendré par la situation dans laquelle il s’est trouvé pris. Ne serait-ce pas une conquête de la raison sociologique et politique sur les pulsions répressives et de jugement ?»

Juger, l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, janvier 2016

Sonya Faure , Cécile Daumas , Anastasia Vécrin

Source Libération 12/01/2016

Voir aussi ; Actualité France, Rubrique PolitiquePolitique de l’éducation, Grandir sans patrie, rubrique Science, Sciences humaines, Rubrique Livres, Essais,

Henri Peña-Ruiz : « L’intégrisme religieux n’est pas seulement islamiste »

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« La religion n’engage et ne doit engager que les croyants. »
photo dr

Henri Peña-Ruiz. Le philosophe spécialiste de la laïcité est attendu ce soir aux Chapiteaux du livre à Sortie-Ouest à 21h. Le militant progressiste pour la tolérance rappelle quelques fondamentaux de la République.

Henri Peña-Ruiz est docteur en philosophie et agrégé de l’Université, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le sujet et vient de signer le Dictionnaire amoureux de la laïcité chez Plon.

Sans en dévoiler le contenu, pouvez-vous précisez les grands axes de votre intervention dont l’intitulé « Culture et laïcité, des principes d’émancipation » recouvre un vaste champ de réflexion…

Dans ce titre, culture et laïcité sont des termes essentiels  sur lesquels je reviendrai pour évoquer le lien entre la culture et la laïcité. Qu’est-ce que la culture ? On peut l’envisager telle qu’elle se définit aux contacts des ethnologues, sociologues, anthropologues, soucieux de la cohérence des entreprises humaines. Il s’agit dans ce cas d’un ensemble d’usages et coutumes d’un groupe humain à un moment de son histoire. Ce sens est statique. Si on approche la culture de manière dynamique, on peut constater par exemple, que la domination des femmes par l’homme en 2005 a reculé par rapport au siècle dernier. En 1905, la coupe transversale de la société à cette époque correspond à un ensemble systématisé de traditions et cent ans plus tard on constate qu’un certain nombre de choses ont changé. Cela fait émerger une autre notion de culture. La culture  comme un processus par lequel l’homme transforme la nature et se transforme lui-même pour s’adapter à son environnement.

Quelle approche entendez-vous souligner de la laïcité ?

L’idée que je veux développer de la laïcité n’est pas contre la religion. Elle est favorable à la séparation de la religion et de la loi pour tous.

La religion n’engage et ne doit engager que les croyants mais dans un Etat qui doit faire vivre agnostiques, athées, et croyants la loi ne peut être la loi de toutes ses personnes si elle n’est pas indépendante de toute loi religieuse. Il n’y a là aucune hostilité à la religion. Les principes de la laïcité ne sont du reste pas seulement promues par des athées. Victor Hugo qui était chrétien et laïque disait : « Je veux l’Etat chez lui et l’église chez elle.» Je n’évoquerai pas la liberté de religion mais la liberté de conviction puisque la moitié de la société française déclare ne pas être adepte d’une religion et doit pouvoir jouir des mêmes droits. Marianne n’est ni croyante ni athée, elle n’a pas à dicter ce qui est la bonne spiritualité.

En se référant à une approche dynamique de la culture, on se dit que les principes de laïcité étaient plus prégnants dans l’esprit des hommes politiques de la IIIe République que dans ceux d’aujourd’hui…

A cette époque, la conquête était plus fraîche. Elle irriguait tous les esprits après les réformes successives ayant fait passer l’enseignement des mains des catholiques à la responsabilité de l’Etat et la loi de 1905. Ces principes souffrent aujourd’hui du clientélisme électoral et de l’ignorance. Beaucoup d’élus se réclament abstraitement de la laïcité sans en appliquer les principes.

N’existe-t-il pas une carence en matière d’éducation et de formation des enseignants ?

Avec un bac plus quatre ou cinq je suppose qu’ils le sont suffisamment. Il faudrait que la déontologie laïque leur soit rappelée mais comment voulez-vous que les choses se passent lorsqu’on viole la neutralité républicaine au plus haut niveau de l’Etat ?

Nicolas Sarkozy et Manuel Valls vous ont tous deux fait sortir de vos gonds…

Lors de son discours de Latran Nicolas Sarkozy bafoue la loi avec sa réflexion profondément régressive « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ». Manuel Valls fait de même lorsqu’il assiste officiellement au Vatican à la canonisation de deux papes. C’est scandaleux. Prétexter,  comme il l’a fait, que le Vatican est un Etat et qu’il agissait dans le cadre de relations diplomatiques est une plaisanterie. Le Vatican n’est pas un Etat comme les autres et l’événement auquel il a assisté était purement religieux. Il aurait bien sûr pu le faire librement à titre strictement privé. Il est par ailleurs très inconséquent vis à vis de G. Clémenceau qu’il dit admirer et qui prit une décision laïque exemplaire en 1918, alors qu’il était président du Conseil en refusant d’assister au Te Deum prévu en hommage à tous les morts de la guerre. Clemenceau dissuade le président Poincaré, de s’y rendre, et répond par un communiqué officiel qui fait date et devrait faire jurisprudence?: « Suite à la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le gouvernement n’assistera pas au Te Deum donné à Notre-Dame. »

Qu’en est-il lorsque que le maire de Béziers Robert Ménard invite le peuple biterrois à ouvrir la Feria par une messe au sein des arènes privées ?

Même si les arènes sont privées, agissant en tant qu’élu, M. Ménard viole la laïcité. Ce qui montre que lorsque les gens du FN ou apparentés brandissent les principes de la laïcité pour donner du poids à leur idéologie, ils ne défendent pas la laïcité. Parce que sous ce titre, ils visent une certaine partie de la population. C’est une discrimination drapée dans le principe de l’égalité républicaine. De la même façon, la volonté des personnes souhaitant que l’on continue à privilégier le mariage hétérosexuel n’est pas universelle. Elles ont le droit de le pratiquer dans leur vie mais pas de l’imposer à tous. Cette confusion est aussi le fait des colons israéliens qui brandissent en Palestine la Bible comme un titre de propriété d’ordre divin. L’intégrisme religieux n’est pas seulement le fait de l’islamisme. Il est présent dans les trois religions monothéistes.

Le terme de laïcité n’est jamais utilisé par l’Union européenne au sein de laquelle de nombreux Etats ne le considèrent pas comme un principe fondateur. Certains pays ont milité en revanche pour intégrer les racines chrétiennes au sein de la Constitution…

Certains pays de l’Union européenne accordent des privilèges publics aux religions, comme les Britanniques ou les Polonais, et tous les pays n’entendent pas séparer l’Etat et l’église. La Suède a prononcé la séparation, l’Espagne a modifié l’article 16 de sa Constitution dans ce sens. Les mentalités évoluent sur cette question. La France a refusé que l’on intègre la notion de racines chrétiennes aux prétexte que ce n’est pas la seule mais une des racines qui pouvait être prise en compte. Si on écrit l’Histoire on ne peut pas mettre en avant un seul chapitre. Nous pourrions aussi évoquer la civilisation romaine sur laquelle se fonde notre justice, où la pensée libre et critique de Socrate et des philosophes grecs.

Quels effets bénéfiques nous apporte l’émancipation laïque ?

Le principe de paix entre les religions et entre les religions et l’athéisme. L’égalité des droits, le choix d’éthique de vie, de liberté sexuelle, elle permet de sortir de certains systèmes de dépendance.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Société, Religion, rubrique Politique, Pour une République qui n’a pas besoin de supplément d’âme, Aubry s’étonne, rubrique Science, Science politique, rubrique RencontreEntretien avec Daniel Bensaïd, Rubrique Livres, Essai,

Didier Decoin « « Ma Bible d’homme parle du monde entier »

Didier Decoin : "La Bible et ses progénitures."

Auteur, journaliste, scénariste romancier et actuel le Secrétaire Général de l’Académie Goncourt, Didier Decoin a présenté son dictionnaire amoureux de la Bible au Musée Fabre de Montpellier : Rencontre

Vous indiquez avoir eu un rapport précoce à la Bible, comment cette relation a-t-elle évolué avec le temps ?

« Ma première découverte était celle d’un livre d’aventures. Il était illustré d’images un peu à la Gustave Doré, pour moi qui avait huit ans, c’était un peu une BD. J’en ai fait plus tard une relecture, sur le plan littéraire cette fois, lorsque j’ai commencé à écrire. Je cherchais des modèles, des maîtres etc. Je dois avouer que cette fichue bible me donnait des leçons de grandeur, d’ampleur… J’ai même utilisé des thématiques bibliques pour certains livres, comme dans Abraham de Brooklyn qui a eu le prix des libraires en 1971. La troisième phase a été la découverte de ce que le livre contenait de spiritualité.

Pourquoi avoir choisi la formule du dictionnaire ?

Parce qu’elle permet d’évacuer des choses pour lesquelles je n’avais ni l’envie ni la compétence de parler. L’avantage d’un dictionnaire « amoureux » c’est le choix des entrées notamment subjectives qu’il permet, et la possibilité d’écarter des choses qui ne m’inspiraient pas trop. Et de faire en revanche des entrées sur ce que j’appelle les progénitures de la Bible. C’est-à-dire tout ce qui prolonge la Bible dans le monde d’aujourd’hui que ce soit en musique, peinture, dans le cinéma…

Trouvez-vous que la Bible est un livre violent ?

Oui, je ne pense pas que l’on puisse dire le contraire. Les deux époques, que ce soit celle de l’Ancien ou du Nouveau testament, sont des périodes de violences et de guerres. C’est un livre où il y a des combats, des affrontements, où on n’hésite pas à commettre des meurtres. Ce qui est troublant dans cette violence, c’est que Dieu en prend sa part. Dans le passage où il fait tomber une pluie d’énormes rochers du haut du ciel sur les ennemis du peuple juif, on est très très loin du « aimez-vous les uns les autres ». Même quand on lit les psaumes : « Seigneur, anéantis mon ennemi, fais-moi piétiner son cadavre que je me repaisse de ses yeux… » Il faut resituer dans le contexte. Ce livre a été écrit par des êtres humains qui vivaient dans une époque où on ne rigolait pas tellement.

A propos d’Abraham, vous indiquez que sa nature conflictuelle est peut-être l’origine du Dieu unique ?

Dans l’histoire d’Abraham telle que je la raconte, je rapporte la légende de son enfance où, tout en gardant la boutique de son père, il se pose la question du Dieu unique. Ce qui me fascine chez ce personnage, c’est que non seulement il conçoit l’idée du monothéisme mais en plus, il ose poser des questions, discuter avec Dieu d’égal à égal, n’hésitant pas à le mettre face à ses contradictions.

Comment avez-vous abordé la problématique des sources ?

J’ai mis six ans à faire le livre, dont quatre de recherches, livresques et géographiques. J’ai travaillé en arborescence en confrontant mes sources, j’ai interrogé des biblistes, de préférence des laïques. La Bible est un livre pour les hommes écrit par cinquante auteurs. A la différence du Coran écrit par Dieu, dans la Bible, Dieu est un acteur.

Quel regard portez-vous sur la manière dont réagit l’Eglise lorsque l’on découvre des vestiges bibliques ?

Je pense qu’elle ne réagit pas très bien, parce qu’elle perçoit souvent cela comme une contradiction. Ce qui m’exaspère un peu parce que la foi n’a rien de dogmatique ou de figé. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

« Le dictionnaire amoureux de la Bible ». Editions Plon

Léonora Miano : Ombres lumineuses

L'espace de Léonora Miano n'est pas géographique

« Ne plus habiter un lieu, ce n’est pas cesser d’être habité par lui », disait Léonora Miano lorsque l’on a tenté de jeter un voile sur son regard. C’était l’année dernière, après la publication de Tels des astres éteints (Plon 2008). Une partie de la critique lui objectait que ce regard n’était pas à sa place, qu’il ne correspondait nullement à une France dans laquelle la notion de race n’existe pas.

Un roman inconfortable dont le titre renvoie à l’espace politico-social figé que la France réserve aux noirs, et qui interroge la conscience de couleur engendrée par ce que Miano nomme les identités frontalières. Évidemment, cela ne l’a pas empêchée de poursuivre.

Née en 1976 à Douala au Cameroun, Léonora Miano arrive en France à 18 ans. Elle entame une démarche d’écriture exigeante dont l’espace n’est pas géographique. L’auteur refuse de s’inscrire dans un courant de pensée particulier tout en s’imprégnant de tous les mouvements de libération des peuples noirs, à commencer par le blues et le jazz. Le style illuminant de Miano s’appuie sur une ossature musicale faite de rythmes, de variations d’intensité, de chorus qui alternent le processus de narration et donnent une résonance propre à son écriture. L’intérieur de la nuit (Plon 2005) explorait, à travers trois personnages, les logiques identitaires d’un village d’Afrique équatoriale assiégé par une milice. Contours du jour qui vient (Plon 2006) pointe une Afrique désaxée qui ne prend plus en charge sa jeunesse. Aculés par la misère les parents se débarrassent… L’héroïne est une fillette chassée par sa mère qui l’accuse d’avoir le mauvais œil. Le livre est couronné Goncourt des Lycéens 2006.

L’auteur était récemment à Montpellier pour présenter Les aubes écarlates, pièce centrale qui vient clore son triptyque consacré à l’âme noire. « C’est un livre que j’ai laissé reposer. » Miano y aborde la question de la traite négrière à travers la douleur des ancêtres. Un livre à la fois porteur d’espérance et sans complaisance pour le peuple noir. « Nous sommes la haine du frère, la haine de soi (…) C’est nous qui avons installé les ténèbres (…) Nous n’avons que torture au bout de nos phalanges ténébreuses. Si même nous voulions caresser les vivants, notre toucher ne pourrait que flétrir leur existence. Si même nous voulions apaiser les souffrants, notre main ne ferait que calciner leur chair. Qu’on nous donne la route. » A l’écoute des ombres qui hantent le récit, le lecteur découvrira les portes d’un avenir apaisé ou se laissera transporter par la polyphonie narrative. « J’ai voulu donner voix à des personnes qui n’ont jamais été entendues, » précise l’auteur.

Le souffle court, on suit Epa l’enfant guerrier enrôlé de force dans ce roman de vie et de mort. Un roman dont l’esthétisme traduit le mal spirituel. Etape première d’un changement dans les consciences, suggère Miano qui tire la sève de son œuvre d’un puits très profond…

Jean-Marie Dinh

Les aubes écarlates, Plon,18,9 euros.