Daniel Mermet : « A Radio France, c’est une grève de civilisation »

« Celles qui ont engagé la grève ce sont les femmes de ménage. » DR

Daniel Mermet, le producteur-réalisateur-journaliste, évoque le conflit social de la radio publique toujours dans l’impasse et présente un documentaire sur le travail de l’historien Howard Zinn.

Ecarté des programmes de France Inter en juin 2014, Daniel Mermet a créé Là-bas Hebdo un site internet payant* animé par une équipe de professionnels. Il était à Montpellier jeudi 9 avril pour présenter en avant-première au cinéma Diagonal le premier volet d’une trilogie sur l’histoire populaire américaine*. Ce film co-réalisé avec Olivier Azam, revisite l’histoire populaire de Christophe Colomb à nos jours à travers le parcours personnel de l’historien Howard Zinn, figure majeure de la gauche américaine.

Après plus de trois semaines de grève, quel regard portez-vous sur le conflit social de Radio France ?

Je suis justement venu pour faire une collecte au profit de Mathieu Gallet, le PDG de la Maison ronde qui se trouve en grande difficulté… (rire) Non, plus sérieusement je pense que c’est une grève historique, très importante, exceptionnellement longue et profonde. Il s’agit d’une grève de civilisation où deux possibilités sont offertes entre une civilisation de l’émancipation et une civilisation de la consommation.

Rien à voir donc pour vous, avec le problème budgétaire qui est évoqué ?

Mathieu Gallet est une figure caricaturale qui incarne parfaitement l’idéologie dominante. Lorsqu’il est arrivé, il a tout de suite annoncé la couleur en déclarant : « Je ne suis pas un homme de radio, je ne suis pas un journaliste, je suis un manager. » La stratégie a été de dire : on est frappé par la crise. Il y a un déficit et un trou dans la caisse et il va falloir y remédier par des économies et un pléthorique plan de départs volontaires. Ainsi, le problème budgétaire est asséné comme une vérité absolue, 20 millions de trou alors qu’il est très difficile d’avoir accès aux comptes. Sur le fond du problème, on veut démanteler le service public mais il n’y a pas de crise dans ce pays, il y a en revanche entre 60 et 80 milliards d’euros d’évasion fiscale

La durée de la grève semble faire grincer des dents une partie des journalistes ?

Celles qui ont engagé la grève ce sont les femmes de ménage au-sous-sol de la Maison ronde, puis les pompiers et les intermittents, et le mouvement s’est étendu aux journalistes précaires et finalement à l’ensemble du personnel. Cette question sur les journalistes renvoie à celle de leur encadrement. Si cet encadrement existe, c’est bien parce que les journalistes voulaient pratiquer leur métier autrement. Au fil du temps les journalistes intériorisent les limites dans lesquelles ils évoluent. Si on prend un support d’investigation comme Médiapart qui sort une affaire tous les jours, on peut considérer cela comme une pratique du métier excessive mais on peut se dire aussi que Radio France qui emploie 700 journalistes ne sort jamais aucune affaire… Prenez un sujet comme l’amiante, personne n’en parlait alors que Radio France a déjà consacré 10 M d’euros au désamiantage depuis 2006. Eh bien, il n’y a pas eu une seule enquête des journalistes sur leur propre maison alors que cela concerne leur propre santé !

Nous dirigeons-nous vers une arrivée massive de la publicité sur les antennes du service public ?

Il faut décrypter le discours des managers et des spécialistes de la communication en lisant entre les lignes. Quand ils disent par exemple qu’il n’y aura plus de pub dans les matinales cela signifie qu’il y aura de la pub dans tout le reste de la journée. Les radios qui attrapent les auditeurs par les oreilles pour les vendre aux publicitaires ça s’appelle des radios commerciales. Contrairement à ce qui a été dit, Radio France n’est pas née en 1963 avec la création de la Maison de la Radio par le Général de Gaulle. L’acte de naissance remonte au 22 août 1944, lors de la libération de Paris après une période où la grande majorité des médias avaient joué la carte collabo. La volonté de créer un pôle de radios publiques est issue de la Résistance. On retrouve cet esprit dans un texte du CNR qui affirme la volonté d’avoir une presse échappant aux puissances de l’argent et à celles des puissances étrangères. Aujourd’hui, l’ensemble des antennes de Radio France touche 14 millions d’auditeurs jour. On a très peu besoin de pub puisque le financement provient de la redevance et assure un budget pérenne.

Vous venez présenter en avant première Du pain et des roses, premier film d’une trilogie sur l’histoire populaire des USA à partir du travail d’Howard Zinn. Par quel bout avez-vous entrepris ce travail gigantesque ?

Tout est parti d’une rencontre avec cet homme extraordinaire en 2003. En 1980, Howard Zinn (1922/2010) sort son livre L’histoire populaire américaine qui rencontre un succès énorme. C’est un bouquin facile à lire, précis et documenté, qui fait que les gens s’y retrouvent. Au point où ce livre a contribué et contribue toujours à changer le regard des Américains sur leur propre histoire. Pour retracer 500 ans de cette histoire enfouie, nous sommes partis du parcours de Zinn lui-même qui a grandi dans une famille pauvre d’immigrants juifs ce qui lui a donné dès le départ une conscience de classe.

Une lutte de classe américaine mise en exergue dans ce premier film, du XIXème à la Première guerre, est littéralement gommée de l’histoire…

Oui, Zinn explique cette lecture de l’histoire très familière en Europe en commençant par la révolution américaine présentée comme une guerre contre l’occupant alors que ce fut surtout une guerre des riches contre les pauvres. Zinn a passé sa vie à faire comprendre comment cette vision politique du monde a été passée sous le tapis par la mobilité sociale. C’est à dire la forme de religion qui tend à vous faire croire qu’en étant cireur de chaussures vous pouvez devenir Rockfeller…

Recueilli par Jean-Marie Dinh

* Une histoire populaire américaine editions Agone

Source La Marseillaise 13/04/2015

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Rencontre, rubrique Société, Mouvements sociaux, rubrique, Etats-Unis, rubrique Cinéma, rubrique Livre, L’histoire populaire américaine,

Syriza « La volonté d’un nouvel équilibre politique »

Photo Rédouane Anfoussi

Anastassia politi. Elle est membre fondatrice de Syriza Paris, le parti grec arrivé au pouvoir le 25 janvier dernier. Petit tour d’horizon des questions qui se posent pour faire entendre la voix du peuple.

Anastassia Politi est une artiste grecque qui mène sa carrière de comédienne et metteur en scène à Paris. Elle est membre fondatrice de Syriza Paris. Invitée jeudi au cinéma Diagonal par le collectif montpelliérain de solidarité avec le peuple Grec*, elle apporte un éclairage sur la position politique du parti Syriza et l’espoir qu’il suscite pour tous les peuples d’Europe, deux mois après son arrivée au pouvoir en Grèce.

Quelle analyse portez-vous sur les conditions de votre arrivée au pouvoir le 25 janvier dernier ?

L’accession de Syriza au pouvoir est le fruit d’un long processus historique. Notre parti trouve ses origines dans une large coalition de partis de gauche et d’extrême gauche. Le ciment de cette alliance remonte au forum social de Gènes en 2001. Syriza est un parti qui revendique une position marxiste-léniniste adaptée au XXIe siècle. Il faut comprendre que la gauche grecque et notamment les communistes, se sont illustrés héroïquement à travers leurs faits d’armes et leurs convictions tenaces durant le XXe siècle. Cette gauche jouit toujours aujourd’hui d’une vraie reconnaissance dans la population.

L’origine de cette soif démocratique populaire tiendrait aux braises du XXe siècle…

Oui, après le désastre de la Seconde guerre mondiale le combat révolutionnaire s’est poursuivi, contre le nouveau pouvoir grec soutenu par les puissances anglo-saxonnes. Les résistants de gauche furent écartés une première fois. Durant les trois ans de guerre civile, la chasse aux sorcières a fonctionné à plein régime. Il suffisait d’avoir un membre de sa famille communiste pour perdre ses droits élémentaires de citoyen, comme celui d’étudier ou de travailler. Puis ce fut la dictature des Colonels extrêmement répressive qui s’inspirait ouvertement de l’idéologie fasciste avec le soutien de la CIA. Après la guerre civile et la dictature, ce qui s’est passé en janvier dernier est la troisième possibilité d’accéder à une démocratie populaire. Elle s’est imposée par la voie des urnes, ce qui confirme que la résistance est implantée dans le coeur du peuple grec.

Le peuple grec se mobilise aussi face au désastre humanitaire lié au programme de sauvetage de la troïka…

En effet le mémorandum conditionnait le plan d’aide financière à des économies et réformes qui se sont révélées catastrophiques et inhumaines. En cinq ans, les classes moyenne et ouvrière se sont appauvries de 337%. Le taux de chômage dépasse les 30%. Il est de 60% chez les moins de 26 ans. On a assisté à une vague d’émigration sans précédent des jeunes diplômés. Les services publics ont été abandonnés. Vingt-cinq hôpitaux ont fermé et beaucoup de nos médecins sont partis trouver du travail en Allemagne. La crise a aussi touché le secteur privé avec la liquidation de 65 000 entreprises.

Le président de la Commission J-C. Juncker oppose très frontalement les traités
de l’UE à votre volonté de démocratiser la vie politique…

On peut dire que monsieur Juncker a enfin révélé la vraie nature de la dictature libérale qui tient lieu de démocratie dans l’union européenne. Ce que les peuples français, irlandais, et néeerlandais ont déjà pu expérimenter en voyant leur voix rejetées après avoir été consultés sur les traités. Le volet démocratique du programme de Syriza repose notamment sur des mesures pour combattre la corruption et l’évasion fiscale. Il passe par un soutien à la croissance économique, la création de 300 000 emplois notamment pour les jeunes. Il comporte enfin un important volet social pour fournir de l’électricité et nourrir 300 000 personnes en situation d’extrême précarité.

 

Alexis Tsipras engage un bras de fer pour renégocier la dette estimée à 320 Mds d’euros. Ne sera-t-il pas contraint à faire des compromissions ?

La BCE devait verser 7,2Mds d’euros à la fin 2014 mais elle met le peuple grec au supplice de la goutte. La croissance de la dette depuis la crise de 2008 est le produit de l’effet combiné des cures d’austérité, qui ont plongé le pays dans la dépression, et de la spéculation financière qui fait exploser les taux d’intérêts. Les banques ont utilisé une partie de l’argent public injecté afin de les sauver de la faillite pour spéculer sur la dette grecque. Nous avons commandé un audit conduit par 15 experts indépendants pour se pencher sur la nature de la dette grecque et en estimer la part légitime et illégitime.

Si le gouvernement ne trouve pas d’issue sur cette question envisage-t-il de renoncer à la monnaie unique ?

Jusqu’ici le gouvernement se prononce pour poursuivre les négociations mais au sein du parti le débat est ouvert sur cette question. L’UE joue la carte de l’asphyxie économique. Vous savez on a déjà vécu la guerre civile et on ne souhaite pas la revivre. Cela veut dire que nous voulons avoir la paix.

Après la rencontre avec Merkel, Alexis Tsipras sera reçu par Poutine début avril. Envisagez-vous l’alternative russe comme une porte de sortie ?

Avec la Chancelière allemande le risque est grand pour que la négociation n’aboutisse pas à un compromis. Le problème n’est pas purement financier il est idéologique. Admettre que la politique d’austérité ne fonctionne pas concerne la plupart des pays de l’Union. Ce qu’exprime Syriza c’est avant tout la volonté d’un nouvel équilibre politique. C’est une partie d’échec. Il existe une commission bi ministériel entre la Grèce et la Russie. L’embargo économique de l’UE contre la Russie a pénalisé l’économie grecque. L’idée c’est que nous sommes un pays souverain et que nous avons en tant que tel la possibilité de parler à qui bon nous semble.

Les difficultés auxquelles vous vous trouvez confrontés n’entament-elles pas la mobilisation populaire sur laquelle vous vous appuyez ?

Nous avons été élus sur un programme. Il est hors de question de l’abandonner. Je ne sais pas si nous allons trouver l’argent pour le mettre en oeuvre. L’UE nous dit que notre initiative est unilatérale. C’est absurde. Nous sommes face à une crise civilisationnelle profonde et nous essayons de trouver des solutions politiques. Notre force provient d’un sentiment de dignité retrouvée même si on est encore dans la misère. Ce n’est pas le parti qui mène le peuple. Syriza est issu des mouvements sociaux et souhaite que les mouvements sociaux donnent l’orientation.

RecueiIli par Jean-Marie DINH

Source : La Marseillaise 30/03/2015

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Où sont les politiques ?

igor-morski-visage-hibouComment un Premier ministre, socialiste, ose-t-il demander : «Où sont les intellectuels ?» et les inciter à «monter au créneau» ? Il eût été plus inspiré si, au lieu de fustiger une prétendue absence de mobilisation politique des intellectuels, il avait appelé à une plus grande mobilisation intellectuelle des hommes politiques. Manuel Valls voulait sans doute dire : «Où puis-je, où les hommes politiques de gauche peuvent-ils trouver les outils théoriques forgés par les intellectuels, susceptibles d’expliquer l’expansion du Front national et de ses idées ?»

Spontanément, on devrait répondre : «Si vous n’avez pas le temps de fréquenter les amphithéâtres, les colloques ou les laboratoires de recherche, allez donc dans une bibliothèque ou simplement dans une librairie, vous les trouverez là, les « intellectuels », sous forme de livres. Vous devrez y passer un peu de temps. Vous en auriez gagné si, il y a quinze ans, vous aviez lu les enquêtes dirigées par Pierre Bourdieu dans la Misère du monde, et entrevu déjà ce sur quoi allaient nécessairement déboucher les nouvelles formes de souffrance sociale. Mais cela ne fait rien. Dans la librairie, prenez d’abord la Pharmacologie du Front national du philosophe Bernard Stiegler, puis piochez au hasard : il y a des dizaines d’ouvrages de philosophie, de science politique, de sociologie, d’histoire, d’économie, expliquant les raisons qui ont fait élargir les bases idéologique et électorale du FN». Les propos du Premier ministre ne traduisent pas même du mépris pour les intellectuels : simplement l’ignorance de leur apport. La question n’est évidemment pas personnelle, et peut-être, après tout, Manuels Valls lit-il le soir Amartya Sen, Bourdieu, Stiegler, ou les analyses de Nonna Mayer (Ces Français qui votent Le Pen). L’essentiel est plutôt que la sphère politique s’est détachée du champ intellectuel, comme elle s’est coupée du social et de «la vie des gens» – devenant ainsi caste. Cette autarcie la condamne à l’assèchement, puisqu’elle ne peut plus se nourrir, pour les traduire en décisions politiques, des revendications venant des citoyens, ni se former théoriquement en faisant trésor du travail des intellectuels. Dès lors, elle «parle toute seule», parle encore de l’élection présidentielle trois ans après qu’elle a eu lieu et deux ans avant qu’elle n’ait lieu, la seule finalité de la politique étant désormais de conserver aux hommes politiques leurs sièges. A cette fin, la présence constante dans les médias, la formule, le bon mot, la gestion de l’image, le marketing sont bien plus utiles que la collaboration avec les intellectuels ou le travail moléculaire sur le territoire (que seuls les Témoins de Jéhovah font encore et, justement, en imitant la pratique du Parti communiste, le FN).

Dans ce monde de coups médiatiques et de buzz – régi par la vitesse et la sommation à la simplification, où le discours qui fait mouche prévaut sur le discours qui dit vrai, et où même un Eric Zemmour apparaît comme un «intellectuel» – les hommes politiques ne peuvent rencontrer que des intellectuels médiatiques, c’est-à-dire des intellectuels qui ont pratiqué vis-à-vis de la recherche et du travail théorique la même coupure que celle que la politique (politicienne) a faite avec le politique (gestion de la vie en commun). Cela a des effets délétères. Ne se sentant plus représentés par ceux qu’il a députés au gouvernement de la cité (qu’il soit national ou régional), les citoyens (on n’ose plus dire le peuple) s’«abstiennent», n’attendant plus rien de la classe politique. Se développe alors un discours «populiste» qui, sur l’air de «tous pourris !» ou «tous incapables !» (de réduire les inégalités, alléger les souffrances et la précarité engendrées par le Marché), condamne en bloc une caste qui ne travaillerait qu’à sa propre reproduction et au maintien de ses privilèges.

Le Front national a su habilement «accueillir» ce discours, et le ré-injecter dans l’opinion, créant ainsi une sorte d’effet de miroir dont le résultat est que les «gens», (sans croire du tout à l’efficience du programme de gouvernement «bleu marine», surtout économique), se «reconnaissent» dans le FN et votent pour lui. L’autre conséquence tient à ce que la classe politique ait coupé le lien organique qui l’attachait au monde intellectuel (lien qui jadis était tissé par la forme parti, aujourd’hui en déliquescence). Outre, évidemment, le triomphe du néocapitalisme, la crise interminable qu’a provoquée la financiarisation de l’économie, l’élargissement inédit de l’arc des inégalités, le chômage endémique, c’est cette coupure qui a participé à ce que l’on nommera, faute de mieux, la «défaite des idées de gauche» – lesquelles, il n’y a pas si longtemps, étaient encore culturellement dominantes.

Il suffit de rappeler que presque toute la culture française, de la chanson aux œuvres cinématographiques, de la sociologie aux travaux des «nouveaux historiens», de la science politique à la philosophie (qui grâce à une conjonction exceptionnelle connaissait, depuis Sartre, sa plus belle saison, avec Jankélévitch, Lévi-Strauss, Althusser, Levinas, Ricœur, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Balibar, Rancière, Badiou, Nancy…), participait d’une «conception du monde» correspondant à des idéaux et des valeurs de gauche : critique du libéralisme, droits de l’homme, réflexion sur un «commun» où la liberté n’exclurait pas la justice, bannissement des discriminations, ethniques, religieuses, sexuelles, extension des droits à toute personne, quel que soit le genre de vie qu’elle se choisit dans ce qui est légalement permis, respect de la foi privée et critique de la religion, responsabilité devant autrui (se souvient-t-on de ce «Visage» qui, chez Levinas, est «ce qui interdit de tuer» ?), hospitalité, «politiques de l’amitié», multiculturalisme, citoyenneté, laïcité, transformation du racisme en délit, etc.

«Où sont les intellectuels ? Où est la gauche ?» se demande Valls. Où sont, devrait-on rétorquer, les hommes politiques de gauche, qui ont protégé ces valeurs, les ont transformées en «mesures», inscrites dans leur programme, introduites dans les institutions, réalisées ? Vaines questions, certes, adressées à une gauche au pouvoir qui n’a pas hésité à se trahir et à effectuer un «tournant néolibéral», qui a abandonné le terrain de la bataille des idées, laissant ainsi se «faner» celles, de gauche, qui circulaient dans la société et qui étaient devenues ce que Gramsci appelle le «bon sens». Quand elle n’était pas encore au pouvoir, elle s’est prise au piège que lui ont tendu Nicolas Sarkozy et Henri Guaino en promouvant sans aucune nécessité mais avec un beau génie stratégique le débat sur l’«identité nationale», qui doit être considéré comme le point de départ de la diffusion «publicitaire» des idées du FN. C’est à partir de là, en effet, que «les langues se sont déliées», que les discours identitaires, les discours d’exclusion, les propos racistes, les affrontements communautaires ont fait florès et se sont «dédouanés», devenant des «opinions comme les autres», que même des candidats à des élections peuvent afficher sur leur page Facebook.

Il se peut qu’il y ait à l’avenir un «sursaut républicain» et que la gauche ne perde pas tous les scrutins futurs. Ce n’est pas grave de toute façon. Le pire, la gauche politique l’a déjà fait : elle a égaré et fait perdre le monde intellectuel. Il lui reste à gouverner «à l’émotion», à en appeler non à la raison ni aux «Lumières», mais à la peur. Ce qui n’assure pas la victoire, face à des partis dont la spécialité est de parler directement au ventre – là où se love la «bête immonde» dont parlait Brecht.

Robert MAGGIORI Journaliste à Libération

Source : Libération 19/03/2015

Voir aussi : Rubrique Rencontre Jean Ziegler, Tzvetan Todorov, Michela Marzano, Jacques Broda, Jean-Claude Milner, rubrique Philosophie, Judith Butler, Daniel Bensaïd,

Jean Ziegler : La conscience humaine est une force révolutionnaire

Jean Ziegler "La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace " © Hermance Triay

Jean Ziegler « La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. »
© Hermance Triay

Dans Retournez vos fusils ! le sociologue suisse choisit clairement son camp et livre des éléments d’analyse concrets pour comprendre et résister à la barbarie libérale.

Rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Jean Ziegler est professeur émérite de sociologie à l’université de Genève. Son dernier essai apporte des clés pour comprendre notre situation et indique les voies d’action pour sa transformation.

Retournez les fusils ! Choisir son camp : vous n’y allez pas par quatre chemins…

La dictature du capital financier globalisé qui asservit aujourd’hui l’humanité non plus… Nous vivons dans un ordre cannibale du monde : toutes les cinq secondes un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente, alors que d’immenses richesses s’accumulent dans les mains d’une mince oligarchie quasi toute puissante.

Selon la Banque mondiale, en 2014, les 500 plus puissantes sociétés privées transcontinentales, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut, Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court.

Contre cet ordre absurde et meurtrier, les Etats eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Les faits sont accablants, les risques encourus énormes. Les fusils dont il est question dans le titre de mon livre sont les droits démocratiques dont nous disposons dans les pays dominateurs.

Aujourd’hui, « faire ce qu’on veut et vouloir ce qu’on fait est devenu quasiment impossible » soulignez-vous. Ce regard critique réconforte, en quoi peut-il porter remède à ce monde malade ?

Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle était l’injonction de Jean-Paul Sartre. C’est la tâche de l’intellectuel, mais aussi de tout démocrate : faire l’effort d’étudier le capitalisme financier globalisé dans ses moindres stratégies, confronter celles-ci à l’intérêt général, choisir son camp, rallier les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences à venir.

Vous évoquez l’utilité des intellectuels. Faut-il mettre en regard leur rôle avec la régression de l’histoire des idées depuis plus de trois décennies ?

Ces trente ans écoulés ont vu l’effondrement du bloc soviétique, dont l’influence couvrait la moitié de la planète, l’unification économique du monde, le tsunami du néolibéralisme qui a dévasté l’idée de l’État-providence, privatisé le monde, tenté d’anéantir les politiques publiques, d’enchaîner les pays dépendants de l’hémisphère sud. Le triomphe de l’idéologie néolibérale correspond à une véritable contre-révolution qui a aussi ravagé les intellectuels.

En vertu des « lois naturelles » de l’économie, dites-vous, le but de toute politique est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, marchandises et services. Le reste serait une histoire d’emballage ?

Oui, c’est le grand succès de l’idéologie néolibérale que de réussir à faire croire que l’économie obéit à des «lois naturelles», que la privatisation et la libéralisation, autrement dit la suppression de toute forme de contrôle public, crée le terrain favorable à l’expansion de l’économie, que la pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres découlent d’une fatalité contre laquelle toute résistance serait vaine, que c’est à l’apogée de l’expansion que se fait « naturellement » la redistribution

En Europe, on commence à se rendre compte du danger mortel de cet « emballage » idéologique. On réalise progressivement qu’il soumet les gouvernements et les citoyens à ces forces économiques aveugles.

L’idéologie néolibérale est-elle le socle du retour du racisme et de la    xénophobie ?

Le désespoir qu’il provoque, oui. Racisme et xénophobie d’un côté, sentiment d’exclusion et d’apartheid de l’autre. En France, la droite française connaît une scission importante entre son courant gaulliste en train de disparaître et son aile néoconservatrice qui s’aligne sur la montée de l’extrême droite en Europe.

Dans ce contexte, l’unité républicaine prend-elle sens ?

Oui, toute unité républicaine vaut mieux que l’extrême-droite au pouvoir. Mais elle ne peut pas durer sans changement profond de la société, de l’économie, de la politique, sans retour de la souveraineté populaire. Sinon la République, la nation, l’héritage formidables de la Révolution française, seront bientôt des coquilles vides.

Comment la gauche de gouvernement qui adopte le langage néolibéral pourrait-elle produire un récit alternatif ?

Telle qu’elle est jusqu’à ce jour, c’est sans espoir. Il faudrait un sursaut gigantesque au PS, je ne l’en crois pas capable.

Que vous évoque les attentats terroristes survenus à Charlie Hebdo et dans le supermarché casher ?

Un antisémitisme nauséabond monte en France. Mais aussi dangereux, au moins à égalité, est l’anti-islamisme. Entre le gouvernement soi-disant socialiste et un grand nombre de Français d’obédience musulmane, le contrat social, le lien de confiance sont fragilisés. C’est sur le terreau de la misère que prospère le monstre djihadiste.

Alors que peut, que doit faire le gouvernement français ? Essayer, par des investissements sociaux massifs, de briser l’isolement et la misère économique des millions d’habitants des banlieues sordides, dont une importante partie sont des musulmans. Prendre enfin sur la tragédie du peuple martyr de Palestine une position officielle claire : non à la colonisation et au terrorisme d’Etat du gouvernement Netanyhaou, oui à la création d’un Etat palestinien souverain.

Où situez-vous la relève ?

La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, ATTAC, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc.

Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Je suis persuadé qu’en Europe aussi l’insurrection des consciences est proche. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Retournez les fusils ! Choisir son camp, Ed. du Seuil, 2014.

Source : La Marseillaise 16/02/2015

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Serge Avédikian : J’ai laissé Paradjanov entrer en moi

36398-le-scandale-paradjanov-_-zootrope-films-_2_Serge Avedejian, le réalisateur du « Scandale Paradjanov »  passe devant et derrière la caméra pour évoquer la vie mouvementée du génial auteur de films cultes dont  «  Les chevaux de feu  » Rencontre au Cinémas Diagonal.

Serge Avédikian, Palme d’Or à Cannes en 2010 pour son court métrage Chienne d’histoire, signe et interprète une fiction biographique émouvante autour de l’excentrique cinéaste et plasticien Sergueï Paradjanov actuellement sur les écrans : Le scandale Paradjanov.

L’histoire de votre premier long métrage semble aussi cocasse que le personnage dont il traite ?

Oui, au départ j’étais invité à interpréter Paradjanov pour un documentaire ukrainien. Et puis les choses ont rapidement évolué. A Kiev, lorsque la production a appris le lien de proximité que j’avais avec l’artiste, on m’a donné carte blanche et confié la réalisation. A partir de là, je suis parti sur l’idée d’une fiction en complétant le travail de financement avec des fonds arméniens et français, avec Arte. A la fin, l’Ukraine a voulu récupérer le film. Elle s’est un peu comportée avec moi comme si j’étais Paradjanov mais j’ai réussi à faire la post production en France. Il faut préciser que tout cela s’est produit juste avant le coup d’Etat. Faire ce film en Ukraine aujourd’hui serait impossible. Il n’y a plus un sou pour le cinéma.

Votre film est empreint d’une profondeur singulière. Quels étaient vos partis pris de réalisation ?

Sergueï était un ami et un maître spirituel pour moi en matière de cinéma. C’était aussi un bon vivant, un type délirant, nous partagions beaucoup de choses sans avoir besoin d’en débattre. C’était le genre de personne qui joue le tout pour le tout. J’ai réalisé que mon propre parcours croise le sien à certains endroits. En 1990 alors qu’il était hospitalisé à Paris, une de ses dernières demandes a été que je lui ramène une photo de Pasolini pour qu’il l’accroche au-dessus de son lit. Je ne voulais pas jouer à être le réalisateur ou tenter de reproduire l’oeuvre de Paradjanov, cela aurait été voué à l’échec. Je voulais être Paradjanov. Alors que je tournais à proximité de la maison où il a vécu, un vieil homme m’a apostrophé dans la rue en ces termes : « Tu as bien fait de revenir Sergueï. » Là, je me suis dit que je tenais le bon bout et en même temps j’étais transi d’effroi face à la responsabilité qui m’incombait.

Votre interprétation laisse en effet pantois…

La vraisemblance est davantage due au mimétisme qu’au fait de ressembler au personnage. Durant le tournage et plusieurs mois après, j’ai ressenti une forte empathie pour le personnage. Comme je ne voulais pas jouer à être Paradjanov, je l’ai laissé venir. Je sentais son odeur…

Ce dépassement relève d’une relation quasi amoureuse…

Oui certainement, et spirituelle, il fallait que j’aime cette personne pour la laisser exister en moi. D’ailleurs, on n’en ressort pas indemne parce que cela se joue au-delà du moi. Il a agité beaucoup de choses de l’intérieur. Après la post production il m’a fallu plusieurs mois pour revenir à moi-même. J’étais exclusif, extrêmement égocentré. Je me suis efforcé par exemple de ne plus porter de barbe. Les acteurs qui rencontrent des rôles qui les dépassent gardent à jamais des traces en eux. Il faut parvenir à ce que cela ne soit pas trop encombrant.

Paradjanov incarne l’archétype du créateur et de la liberté d’expression artistique, ce qui résonne avec la sombre actualité que nous connaissons…

Sa trajectoire promise à une reconnaissance internationale fut stoppée par la police ukrainienne. On voit dans quelles conditions dans le film qui retrace les trente dernières années de sa vie. Les cinq ans de prison suivis d’une longue période d’assignation à résidence le laissent désoeuvré. L’artiste ne n’inscrit pas en dehors du champ social. Pour Paradjanov, le cinéma doit repousser les cadres en mettant en avant l’excellence de son langage. Il ne s’agit pas simplement de collecter un signifiant mais aussi de trouver une forme. Cette exigence avec lui-même est ressentie. Elle  fait sa force. C’est un personnage, trouble fête qui s’attache à distinguer cinéma et littérature et qui affirme sa liberté dans son art et dans sa vie, y compris sexuelle.

Les films de Paradjanov regorgent de poésie et d’allégories. Affirmait-il une volonté politique ?

En pratique, son anticonformisme revêt une portée politique indirecte très forte qui rend Paradjanov contagieux aux yeux des autorités. Il est difficile d’expliquer toutes les allégories politiques. C’est intuitif. Nous sommes tous porteurs d’identités multiples. Il transmettait ce qu’on doit donner quand on est fait pour donner…

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseilllaise 15/01/2015

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