Dans Retournez vos fusils ! le sociologue suisse choisit clairement son camp et livre des éléments d’analyse concrets pour comprendre et résister à la barbarie libérale.
Rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Jean Ziegler est professeur émérite de sociologie à l’université de Genève. Son dernier essai apporte des clés pour comprendre notre situation et indique les voies d’action pour sa transformation.
Retournez les fusils ! Choisir son camp : vous n’y allez pas par quatre chemins…
La dictature du capital financier globalisé qui asservit aujourd’hui l’humanité non plus… Nous vivons dans un ordre cannibale du monde : toutes les cinq secondes un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente, alors que d’immenses richesses s’accumulent dans les mains d’une mince oligarchie quasi toute puissante.
Selon la Banque mondiale, en 2014, les 500 plus puissantes sociétés privées transcontinentales, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut, Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court.
Contre cet ordre absurde et meurtrier, les Etats eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Les faits sont accablants, les risques encourus énormes. Les fusils dont il est question dans le titre de mon livre sont les droits démocratiques dont nous disposons dans les pays dominateurs.
Aujourd’hui, « faire ce qu’on veut et vouloir ce qu’on fait est devenu quasiment impossible » soulignez-vous. Ce regard critique réconforte, en quoi peut-il porter remède à ce monde malade ?
Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle était l’injonction de Jean-Paul Sartre. C’est la tâche de l’intellectuel, mais aussi de tout démocrate : faire l’effort d’étudier le capitalisme financier globalisé dans ses moindres stratégies, confronter celles-ci à l’intérêt général, choisir son camp, rallier les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences à venir.
Vous évoquez l’utilité des intellectuels. Faut-il mettre en regard leur rôle avec la régression de l’histoire des idées depuis plus de trois décennies ?
Ces trente ans écoulés ont vu l’effondrement du bloc soviétique, dont l’influence couvrait la moitié de la planète, l’unification économique du monde, le tsunami du néolibéralisme qui a dévasté l’idée de l’État-providence, privatisé le monde, tenté d’anéantir les politiques publiques, d’enchaîner les pays dépendants de l’hémisphère sud. Le triomphe de l’idéologie néolibérale correspond à une véritable contre-révolution qui a aussi ravagé les intellectuels.
En vertu des « lois naturelles » de l’économie, dites-vous, le but de toute politique est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, marchandises et services. Le reste serait une histoire d’emballage ?
Oui, c’est le grand succès de l’idéologie néolibérale que de réussir à faire croire que l’économie obéit à des «lois naturelles», que la privatisation et la libéralisation, autrement dit la suppression de toute forme de contrôle public, crée le terrain favorable à l’expansion de l’économie, que la pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres découlent d’une fatalité contre laquelle toute résistance serait vaine, que c’est à l’apogée de l’expansion que se fait « naturellement » la redistribution…
En Europe, on commence à se rendre compte du danger mortel de cet « emballage » idéologique. On réalise progressivement qu’il soumet les gouvernements et les citoyens à ces forces économiques aveugles.
L’idéologie néolibérale est-elle le socle du retour du racisme et de la xénophobie ?
Le désespoir qu’il provoque, oui. Racisme et xénophobie d’un côté, sentiment d’exclusion et d’apartheid de l’autre. En France, la droite française connaît une scission importante entre son courant gaulliste en train de disparaître et son aile néoconservatrice qui s’aligne sur la montée de l’extrême droite en Europe.
Dans ce contexte, l’unité républicaine prend-elle sens ?
Oui, toute unité républicaine vaut mieux que l’extrême-droite au pouvoir. Mais elle ne peut pas durer sans changement profond de la société, de l’économie, de la politique, sans retour de la souveraineté populaire. Sinon la République, la nation, l’héritage formidables de la Révolution française, seront bientôt des coquilles vides.
Comment la gauche de gouvernement qui adopte le langage néolibéral pourrait-elle produire un récit alternatif ?
Telle qu’elle est jusqu’à ce jour, c’est sans espoir. Il faudrait un sursaut gigantesque au PS, je ne l’en crois pas capable.
Que vous évoque les attentats terroristes survenus à Charlie Hebdo et dans le supermarché casher ?
Un antisémitisme nauséabond monte en France. Mais aussi dangereux, au moins à égalité, est l’anti-islamisme. Entre le gouvernement soi-disant socialiste et un grand nombre de Français d’obédience musulmane, le contrat social, le lien de confiance sont fragilisés. C’est sur le terreau de la misère que prospère le monstre djihadiste.
Alors que peut, que doit faire le gouvernement français ? Essayer, par des investissements sociaux massifs, de briser l’isolement et la misère économique des millions d’habitants des banlieues sordides, dont une importante partie sont des musulmans. Prendre enfin sur la tragédie du peuple martyr de Palestine une position officielle claire : non à la colonisation et au terrorisme d’Etat du gouvernement Netanyhaou, oui à la création d’un Etat palestinien souverain.
Où situez-vous la relève ?
La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, ATTAC, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc.
Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Je suis persuadé qu’en Europe aussi l’insurrection des consciences est proche. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Retournez les fusils ! Choisir son camp, Ed. du Seuil, 2014.
Source : La Marseillaise 16/02/2015
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