Bernard Stiegler « Nous devons rendre aux gens le temps gagné par l’automatisation »

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Face aux bouleversements induits par l’explosion des données numériques, le philosophe, qui développe ses recherches dans le cadre du groupe de réflexion Ars industrialis et de l’Institut de recherche et d’innovation, invite à repenser le travail de fond en comble. Il préconise la mise en place d’une économie contributive qui repose sur un nouveau type de production de valeur et de justice sociale.

Nous sommes rentrés dans l’ère économique du big data. Cette explosion quantitative de la donnée numérique est-elle le signe d’une nouvelle révolution industrielle ?

Bernard Stiegler Oui. Et elle est à nos portes. Une étude du cabinet Roland Berger avance que 3 millions d’emplois seront détruits en France d’ici dix ans. Mais d’autres travaux de recherche dessinent un horizon dans lequel 47 % des emplois seront automatisables aux États-Unis, 50 % en Belgique et en France au cours des vingt prochaines années. Nous sommes entrés dans la troisième vague d’automatisation de l’histoire. Au XIXe siècle, la machine-outil a permis au capitalisme de réaliser d’énormes gains de productivité en ne redistribuant les richesses produites qu’à la bourgeoisie. La deuxième est incarnée par le taylorisme et le travail à la chaîne, qui a en partie bénéficié à la classe ouvrière puisqu’il fallait que les salariés consomment les biens produits pour développer des marchés de masse. La troisième vague d’automatisation ne repose pas seulement sur les robots mais sur les données que nous produisons, notamment avec nos smartphones. Toutes ces data que nous fournissons aux plate-formes, qu’il s’agisse de Google, de banques ou de sites marchands, sont traitées dans tous les pays et de manière immédiate par des algorithmes. Leur exploitation permet par exemple à une entreprise comme Amazon de prévoir ce qu’elle va vendre et de nous inciter à acheter de façon extrêmement efficace, le tout avec très peu de personnel. De plus, l’automatisation permet à son fondateur, Jeff Bezos, de concevoir des robots très simples, capables de stocker et déstocker des marchandises de manière extrêmement rapide, sans action humaine, le tout piloté par des logiciels.

Cela signifie qu’à court terme une entreprise comme Amazon pourra se passer des salariés pour empaqueter les objets et envoyer les colis ?

Bernard Stiegler Les manutentionnaires seront en effet remplacés par des robots. La « robolution » devient maintenant accessible à un grand nombre d’entreprises. Les « humanoïdes » qui arrivent sur le marché coûtent beaucoup moins cher que les gros automates déjà en service et ont des capacités de travail très avancées. Même les PME peuvent investir.

Cette automatisation va donc à moyen terme concerner tout le monde ?

Bernard Stiegler Les camions sans chauffeur sont déjà sur des routes dans le Nevada et bientôt en Allemagne. L’intelligence artificielle va pouvoir remplacer les juristes qui font des études juridiques sur dossiers. Tous les métiers d’analyse sont touchés. Le personnel médical aussi. Un robot très performant est capable d’opérer les cancers de la prostate… Dans son Fondements de la critique de l’économie politique, Karl Marx en avait fait l’hypothèse : et si tout était automatisable ? Si rien ne change, dans certains territoires, 80 à 90 % des moins de 25 ans n’auront bientôt plus aucune perspective. Les marchés s’effondreront parce qu’il n’y aura plus de pouvoir d’achat, et avec eux, le système de protection sociale appuyé sur les cotisations. Une nouvelle société est en train de se mettre en place et elle est assez peu compatible avec celle d’aujourd’hui. Il devient urgent de tout repenser, d’élaborer un fonctionnement économique qui repose sur un nouveau type de production de valeur et de justice sociale. Je crois beaucoup à l’expérimentation. C’est pourquoi nous avons lancé un projet en lien avec Plaine Commune, communauté d’agglomération de Seine-Saint-Denis. Il s’agit, à partir d’un programme pilote sur dix ans, de créer un territoire apprenant dont les habitants ne sont plus seulement consommateurs mais prescripteurs de services numériques.

On imagine que le territoire n’a pas été choisi par hasard. Plaine Commune est à la fois riche de sa diversité, de son maillage associatif, mais abritant une population défavorisée, confrontée au chômage de masse…

Bernard Stiegler Lorsque j’ai commencé à parler de ce projet avec Patrick Braouezec, président de Plaine Commune, 38 % des jeunes de moins de 25 ans étaient au chômage en Seine-Saint-Denis. Ils sont aujourd’hui 50 %, et si nous suivons les projections, le taux pourrait atteindre entre 80 et 90 % dans dix ans. Ce problème endémique du chômage va frapper tous les pays développés sauf si on invente quelque chose de nouveau?: c’est ce que nous voulons faire à Plaine Commune. L’idée est de développer une économie contributive sur un tout autre modèle que celui d’Uber. Le temps qui va être gagné par l’automatisation, il faut le rendre aux gens, faute de quoi l’économie s’effondrera. L’économiste indien Amartya Sen a démontré, à partir de l’exemple du peuple bangladais comparé aux habitants de Harlem, que l’espérance de vie est meilleure et que l’on vit mieux dans une société où le partage des savoir-faire renforce les liens sociaux. Il parle d’indice de développement humain. Plaine Commune est un peu comme le Bangladesh : les gens y déploient une énergie remarquable. Les acteurs, entreprises et habitants ont conscience de l’urgence à inventer quelque chose de radicalement nouveau. Il s’agit d’utiliser les instruments contributifs pour développer des communs dans un projet qui favorise l’élaboration, l’échange, la transmission de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs théoriques entre les jeunes générations, des associations, des entreprises, des services publics du territoire et des doctorants venus du monde entier. Les chercheurs auront pour mission de faciliter et d’accompagner ces transformations.

Ce projet se propose-t-il de remettre l’humain au centre d’une société de plus en plus robotisée ?

Bernard Stiegler La standardisation, l’élimination de la diversité et la destruction des savoirs produisent de l’entropie à haute dose, caractérisée par l’état de « désordre » d’un système. Il faut ici faire un peu de théorie. Au XIXe siècle, les physiciens ont établi que, dans la théorie de l’Univers en expansion depuis le big bang, l’énergie se dissipe irréversiblement. La loi du devenir est l’entropie. Erwin Schrödinger, un grand théoricien de la mécanique quantique (base théorique des nanotechnologies), a cependant montré que le vivant est caractérisé par sa capacité à produire de l’entropie négative, ce que l’on appelle aussi de la néguentropie. Celle-ci diffère le désordre, c’est-à-dire la mort, qui est une décomposition de la matière vivante. Les organisations sociales ont la même fonction. L’automatisation, qui est une hyperstandardisation, produit de l’entropie. Les algorithmes de Google, qui peuvent traduire les langues du monde entier en passant par l’anglais comme langue pivot, provoquent une immense entropie linguistique. L’appauvrissement du vocabulaire et la dysorthographie font régresser l’intelligence individuelle et collective en la soumettant à la loi des moyennes. A contrario, le vivant produit, à partir d’exceptions, des bifurcations impossibles à anticiper, qui sont la condition de l’évolution. Les poètes et les écrivains ont façonné les langues par leurs parlers exceptionnels. Les algorithmes, eux, effacent toutes les exceptions?: ils ne fonctionnent que par des calculs de probabilités établissant des moyennes. L’automatisation brute produit un désordre généralisé – mental autant qu’environnemental – qui ruine l’économie. Dans l’économie de demain, l’automatisation peut être au contraire mise au service de la production de néguentropie. Elle doit pour cela permettre la valorisation des exceptions en développant la capacitation collective de chacun pour en faire du commun.

Le bouleversement que vous décrivez fait considérablement évoluer la notion de travail. Sommes-nous face à un effacement de l’organisation de l’emploi autour de la notion de salariat ?

Bernard Stiegler Dans l’emploi d’aujourd’hui, le travailleur est dépossédé de son savoir-faire. Il doit suivre une méthode et s’en remettre à un logiciel – jusqu’au jour où, la tâche étant devenue automatisable, l’employé est licencié. Le travail est au contraire une activité au cours de laquelle le travailleur enrichit la tâche, exerce son savoir en le différenciant, et apporte sans cesse du nouveau à la société. Ce travail-là produit de la néguentropie, c’est-à-dire, aussi, de la valeur, et il n’est pas automatisable parce qu’il consiste au contraire à désautomatiser des routines. L’automatisation en cours doit redistribuer une partie des gains de productivité en vue de financer un temps de capacitation de tout un chacun au sein d’une économie contributive permettant de valoriser les savoirs de chacun. C’est pour cela que nous préconisons l’adoption d’un revenu contributif, ce qui n’est pas la même chose que le revenu universel.

Justement, l’idée a d’autant plus de mal à faire son chemin qu’elle recouvre des définitions très différentes…

Bernard Stiegler Le revenu dit aussi « de base » est un filet de sécurité. Le revenu contributif est au croisement du modèle des intermittents du spectacle et des pratiques du logiciel libre. Il recouvrera des niveaux de rémunération variés en fonction des périodes salariées et de leurs niveaux de salaires. Le travail de demain va être intermittent. Des périodes salariées vont alterner avec des périodes d’acquisition, de développement et de partage des savoirs. Le droit au revenu contributif sera « rechargeable » à la condition d’effectuer un nombre d’heures salariées. En cas de problème, le revenu minimum d’existence pourra le compléter – un système de protection sociale étant attaché à l’ensemble. L’expérience que nous menons avec Plaine Commune comprend l’expérimentation d’un revenu contributif qui doit bénéficier aux plus jeunes, dont les montants pourraient augmenter avec l’âge et où l’allocation contributive hors période salariée représenterait un pourcentage sur le modèle de l’allocation chômage des intermittents. Les bénéficiaires seraient invités à « s’encapaciter », c’est-à-dire à augmenter leurs savoirs, par des études aussi bien que par leurs expériences professionnelles. Ils seraient invités à partager leurs savoirs avec la communauté territoriale. Tout cela appelle une nouvelle intelligence collective, capable de mobiliser des savoirs formels et théoriques avancés, et c’est pourquoi, avec les doctorants, il s’agit de développer une recherche contributive associant les habitants du territoire et les jeunes. L’objectif consiste à élaborer une économie contributive fondée sur la production de néguentropie.

Il reste donc des périodes d’emplois salariés dans votre système. Quelle est la différence entre un travail contributif et un petit job précaire ?

Bernard Stiegler L’emploi de standardiste chez TF1 payée comme intermittente du spectacle est juste précarisée aux frais des Assedic. Le travail contributif doit être défini par des critères précis. On ne peut cependant pas répondre à une telle question a priori, sinon par le principe formel que j’ai énoncé, qui est la production de néguentropie, c’est-à-dire de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs formels. Les thèses de nos doctorants ont pour but d’instruire ces questions en étroite collaboration avec les travaux conduits à Villetaneuse par l’équipe de Benjamin Coriat sur l’économie des communs. Nous nous inspirerons de l’expérience de l’architecte Patrick Bouchain, qui a montré comment mettre des projets de rénovation urbaine au service de politiques économiques contributives – où les habitants, acteurs directs de la rénovation, peuvent être rémunérés en parts sociales de l’habitat. Il existe des possibilités de développement de l’économie contributive dans l’associatif, le coopératif, l’économie sociale et solidaire, les services publics tout aussi bien que dans l’industrie, où les nouveaux modes de production vont faire apparaître de nouveaux métiers, qui seront intermittents.

Avez-vous idée de comment financer cette radicale transformation du système de production ?

Bernard Stiegler Il faut qu’une part des gains de productivité issus de l’automatisation soit redistribuée. La taxation des milliers de milliards d’euros qui transitent sur des marchés purement spéculatifs pourrait être investie dans des projets réellement profitables, durables et justes, sans oublier la lutte contre l’évasion fiscale. Les crédits de la formation professionnelle – 38 milliards d’euros par an – devraient participer au financement de l’économie contributive, tout comme nombre d’exonérations de charges sociales ou fiscales qui pourraient être réorientées dans ce but. Elles représentent 80 milliards d’euros. Il y a vraiment de quoi financer.

Pierric Marissal et Paule Masson

Source L’Humanité 17/06/ 2016

Où sont les politiques ?

igor-morski-visage-hibouComment un Premier ministre, socialiste, ose-t-il demander : «Où sont les intellectuels ?» et les inciter à «monter au créneau» ? Il eût été plus inspiré si, au lieu de fustiger une prétendue absence de mobilisation politique des intellectuels, il avait appelé à une plus grande mobilisation intellectuelle des hommes politiques. Manuel Valls voulait sans doute dire : «Où puis-je, où les hommes politiques de gauche peuvent-ils trouver les outils théoriques forgés par les intellectuels, susceptibles d’expliquer l’expansion du Front national et de ses idées ?»

Spontanément, on devrait répondre : «Si vous n’avez pas le temps de fréquenter les amphithéâtres, les colloques ou les laboratoires de recherche, allez donc dans une bibliothèque ou simplement dans une librairie, vous les trouverez là, les « intellectuels », sous forme de livres. Vous devrez y passer un peu de temps. Vous en auriez gagné si, il y a quinze ans, vous aviez lu les enquêtes dirigées par Pierre Bourdieu dans la Misère du monde, et entrevu déjà ce sur quoi allaient nécessairement déboucher les nouvelles formes de souffrance sociale. Mais cela ne fait rien. Dans la librairie, prenez d’abord la Pharmacologie du Front national du philosophe Bernard Stiegler, puis piochez au hasard : il y a des dizaines d’ouvrages de philosophie, de science politique, de sociologie, d’histoire, d’économie, expliquant les raisons qui ont fait élargir les bases idéologique et électorale du FN». Les propos du Premier ministre ne traduisent pas même du mépris pour les intellectuels : simplement l’ignorance de leur apport. La question n’est évidemment pas personnelle, et peut-être, après tout, Manuels Valls lit-il le soir Amartya Sen, Bourdieu, Stiegler, ou les analyses de Nonna Mayer (Ces Français qui votent Le Pen). L’essentiel est plutôt que la sphère politique s’est détachée du champ intellectuel, comme elle s’est coupée du social et de «la vie des gens» – devenant ainsi caste. Cette autarcie la condamne à l’assèchement, puisqu’elle ne peut plus se nourrir, pour les traduire en décisions politiques, des revendications venant des citoyens, ni se former théoriquement en faisant trésor du travail des intellectuels. Dès lors, elle «parle toute seule», parle encore de l’élection présidentielle trois ans après qu’elle a eu lieu et deux ans avant qu’elle n’ait lieu, la seule finalité de la politique étant désormais de conserver aux hommes politiques leurs sièges. A cette fin, la présence constante dans les médias, la formule, le bon mot, la gestion de l’image, le marketing sont bien plus utiles que la collaboration avec les intellectuels ou le travail moléculaire sur le territoire (que seuls les Témoins de Jéhovah font encore et, justement, en imitant la pratique du Parti communiste, le FN).

Dans ce monde de coups médiatiques et de buzz – régi par la vitesse et la sommation à la simplification, où le discours qui fait mouche prévaut sur le discours qui dit vrai, et où même un Eric Zemmour apparaît comme un «intellectuel» – les hommes politiques ne peuvent rencontrer que des intellectuels médiatiques, c’est-à-dire des intellectuels qui ont pratiqué vis-à-vis de la recherche et du travail théorique la même coupure que celle que la politique (politicienne) a faite avec le politique (gestion de la vie en commun). Cela a des effets délétères. Ne se sentant plus représentés par ceux qu’il a députés au gouvernement de la cité (qu’il soit national ou régional), les citoyens (on n’ose plus dire le peuple) s’«abstiennent», n’attendant plus rien de la classe politique. Se développe alors un discours «populiste» qui, sur l’air de «tous pourris !» ou «tous incapables !» (de réduire les inégalités, alléger les souffrances et la précarité engendrées par le Marché), condamne en bloc une caste qui ne travaillerait qu’à sa propre reproduction et au maintien de ses privilèges.

Le Front national a su habilement «accueillir» ce discours, et le ré-injecter dans l’opinion, créant ainsi une sorte d’effet de miroir dont le résultat est que les «gens», (sans croire du tout à l’efficience du programme de gouvernement «bleu marine», surtout économique), se «reconnaissent» dans le FN et votent pour lui. L’autre conséquence tient à ce que la classe politique ait coupé le lien organique qui l’attachait au monde intellectuel (lien qui jadis était tissé par la forme parti, aujourd’hui en déliquescence). Outre, évidemment, le triomphe du néocapitalisme, la crise interminable qu’a provoquée la financiarisation de l’économie, l’élargissement inédit de l’arc des inégalités, le chômage endémique, c’est cette coupure qui a participé à ce que l’on nommera, faute de mieux, la «défaite des idées de gauche» – lesquelles, il n’y a pas si longtemps, étaient encore culturellement dominantes.

Il suffit de rappeler que presque toute la culture française, de la chanson aux œuvres cinématographiques, de la sociologie aux travaux des «nouveaux historiens», de la science politique à la philosophie (qui grâce à une conjonction exceptionnelle connaissait, depuis Sartre, sa plus belle saison, avec Jankélévitch, Lévi-Strauss, Althusser, Levinas, Ricœur, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Balibar, Rancière, Badiou, Nancy…), participait d’une «conception du monde» correspondant à des idéaux et des valeurs de gauche : critique du libéralisme, droits de l’homme, réflexion sur un «commun» où la liberté n’exclurait pas la justice, bannissement des discriminations, ethniques, religieuses, sexuelles, extension des droits à toute personne, quel que soit le genre de vie qu’elle se choisit dans ce qui est légalement permis, respect de la foi privée et critique de la religion, responsabilité devant autrui (se souvient-t-on de ce «Visage» qui, chez Levinas, est «ce qui interdit de tuer» ?), hospitalité, «politiques de l’amitié», multiculturalisme, citoyenneté, laïcité, transformation du racisme en délit, etc.

«Où sont les intellectuels ? Où est la gauche ?» se demande Valls. Où sont, devrait-on rétorquer, les hommes politiques de gauche, qui ont protégé ces valeurs, les ont transformées en «mesures», inscrites dans leur programme, introduites dans les institutions, réalisées ? Vaines questions, certes, adressées à une gauche au pouvoir qui n’a pas hésité à se trahir et à effectuer un «tournant néolibéral», qui a abandonné le terrain de la bataille des idées, laissant ainsi se «faner» celles, de gauche, qui circulaient dans la société et qui étaient devenues ce que Gramsci appelle le «bon sens». Quand elle n’était pas encore au pouvoir, elle s’est prise au piège que lui ont tendu Nicolas Sarkozy et Henri Guaino en promouvant sans aucune nécessité mais avec un beau génie stratégique le débat sur l’«identité nationale», qui doit être considéré comme le point de départ de la diffusion «publicitaire» des idées du FN. C’est à partir de là, en effet, que «les langues se sont déliées», que les discours identitaires, les discours d’exclusion, les propos racistes, les affrontements communautaires ont fait florès et se sont «dédouanés», devenant des «opinions comme les autres», que même des candidats à des élections peuvent afficher sur leur page Facebook.

Il se peut qu’il y ait à l’avenir un «sursaut républicain» et que la gauche ne perde pas tous les scrutins futurs. Ce n’est pas grave de toute façon. Le pire, la gauche politique l’a déjà fait : elle a égaré et fait perdre le monde intellectuel. Il lui reste à gouverner «à l’émotion», à en appeler non à la raison ni aux «Lumières», mais à la peur. Ce qui n’assure pas la victoire, face à des partis dont la spécialité est de parler directement au ventre – là où se love la «bête immonde» dont parlait Brecht.

Robert MAGGIORI Journaliste à Libération

Source : Libération 19/03/2015

Voir aussi : Rubrique Rencontre Jean Ziegler, Tzvetan Todorov, Michela Marzano, Jacques Broda, Jean-Claude Milner, rubrique Philosophie, Judith Butler, Daniel Bensaïd,