France Télévisions : ces candidats qui veulent remplacer Rémy Pflimlin

 Rémy Pflimlin, actuel président de France Télévisions et candidat à sa propre succession, défend son bilan et plaide pour la continuité managériale dans un audiovisuel public fragile Rémy Pflimlin, actuel président de France Télévisions et candidat à sa propre succession, défend son bilan et plaide pour la continuité managériale dans un audiovisuel public fragile

La course à la présidence de France Télévisions a créé ses premières déceptions, jeudi 16 avril. Des personnalités de poids comme Marie-Christine Saragosse, présidente de France Médias Monde (FMM), et Didier Quillot, ancien dirigeant d’Orange et Lagardère Active, ont admis ne pas avoir été retenus dans la liste de candidats que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) doit auditionner dès la semaine prochaine. Au terme de ces auditions, et avant le 22 mai, le CSA doit désigner le nouveau président de l’entreprise publique.

L’éviction de Marie-Christine Saragosse a surpris. Sa personnalité et son bilan à la tête de FMM la rangeaient au rang des favoris. Mais le fait qu’elle soit actuellement en poste dans une entreprise de médias publique, et en cours de mandat, a pu devenir un handicap, au lendemain de la crise survenue à Radio France. Par souci de stabilité, les huit conseillers auraient jugé préférable qu’elle aille au terme de son mandat commencé en 2012 après la crise survenue sous le mandat d’Alain de Pouzilhac, selon une source proche du dossier. Cette préoccupation aurait également barré Emmanuel Hoog, PDG de l’Agence France-Presse (AFP), qui ne figurerait pas dans la liste restreinte. Tous deux sont passés par des cabinets ministériels de gauche, note aussi un connaisseur du secteur.

La décision du CSA est difficile à digérer pour Didier Quillot, qui pensait que sa longue expérience managériale le protégerait d’une élimination à ce stade. « J’ai reçu jeudi un courrier me signifiant que je n’étais pas retenu, mais je n’ai eu aucune explication, déplore-t-il. Je trouve cette décision complètement incompréhensible. J’ai mis en ligne mon projet car je veux qu’il soit connu et j’espère que les autres candidats feront de même. » Parmi les 33 postulants enregistrés par le CSA, d’autres, comme Serge Cimino, du Syndicat national des journalistes (SNJ), et Alexandre Michelin (MSN), ont déclaré publiquement ne pas avoir été retenus.

La composition de la liste restreinte ne fait l’objet d’aucune communication de la part du CSA dès lors qu’un ou plusieurs de ses membres sollicite la confidentialité. Il n’est donc pas possible de la connaître avec certitude. Toutefois, selon nos informations, au moins cinq candidats ont été contactés par l’autorité pour être auditionnés, et deux autres sont annoncés certains par d’autres médias.

Âgé de 48 ans, Christophe Beaux s’appuie sur la transformation jugée réussie de la Monnaie de Paris, une institution industrielle et culturelle de 500 personnes qu’il préside depuis huit ans. Cet énarque a travaillé en banque d’affaires, chez JP Morgan, et connaît parfaitement la machine d’Etat pour avoir œuvré au Trésor – sous la responsabilité de Jean-Pierre Jouyet, actuel secrétaire général de l’Elysée – et dans plusieurs cabinets ministériels – sous le second mandat de Jacques Chirac. Il est membre du conseil d’administration de France Télévisions depuis 2011.

Arrivée à La Poste au poste de directrice générale adjointe en charge de la communication en avril 2014, Nathalie Collin, 50 ans, a auparavant dirigé des structures plus modestes, dans la presse (Libération, Le Nouvel Observateur) ou la musique (EMI France). Elle se présente comme une experte de la transition numérique – qu’elle chapeaute désormais à La Poste. Pour se renforcer sur les programmes et la stratégie, elle se serait appuyée sur Vincent Meslet, directeur éditorial d’Arte et ancien directeur des programmes de France 3, ainsi que sur Catherine Smadja, cadre du groupe audiovisuel public britannique BBC et ancienne conseillère audiovisuelle du ministère de la culture sous Catherine Trautmann.

Delphine Ernotte, directrice exécutive d’Orange France, a fait toute sa carrière chez l’opérateur, où les activités audiovisuelles sont concentrées sur la distribution (via les box d’accès à Internet). Ingénieure de formation, 48 ans, elle a l’expérience d’une grosse structure et du dialogue social. Son profil a suscité une inquiétude chez des syndicats de France Télévisions, après des échos de presse rappelant qu’elle était en poste chez France Télécom à l’époque de la mise en place du plan Next, dans la foulée duquel les suicides se sont multipliés chez l’opérateur. Son entourage a rappelé que la justice ne l’avait en rien mise en cause.

Pascal Josèphe, ancien consultant, a surtout été dirigeant de TF1, La Cinq, France 2 ou France 3, dans les années 1980 et 1990. Il dit aborder la télévision publique par « la question de l’offre », qui doit davantage refléter, selon lui, la jeunesse et la diversité. Quand on lui parle de son âge (60 ans), il pointe celui, plus élevé, des actuels patrons de M6, TF1 ou Canal+.

Robin Leproux incarne, dans cette liste, l’expérience du secteur privé, après notamment un long parcours chez M6. Âgé de 55 ans, l’homme qui a géré la crise des supporters en tant que président du PSG est aussi celui qui a conquis des parts de marché publicitaire avec la régie de M6. Il dispose aussi d’une expérience dans la stratégie et les contenus, sur la chaîne privée et à RTL. Sur ce média grand public, il a fait venir l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie ou mis en place certains rendez-vous comme « On refait le monde ».

Polytechnicien, ingénieur des Ponts et chaussées, Cyrille du Peloux a fait partie de l’équipe de direction de TF1 lors de son acquisition par le groupe Bouygues. Passé à la Lyonnaise des Eaux, il a ensuite dirigé le bouquet satellite TPS et la chaîne Paris Première avant de rejoindre, en 2002, le groupe Veolia, où il est aujourd’hui, à 61 ans, directeur de la transformation et membre du comité de direction.

Rémy Pflimlin, lui, ne doit pas voir d’un mauvais œil la liste retenue par le CSA, dont deux candidats sérieux issus, comme lui, de la sphère publique ont été écartés. À l’automne, l’actuel président ne se voyait crédité que de chances très faibles de voir son mandat renouvelé. Les derniers mois, et notamment les difficultés de Mathieu Gallet à Radio France, lui ont plutôt redonné des raisons de ne pas désespérer. À 61 ans, il défend son bilan et plaide pour la continuité managériale dans un audiovisuel public fragile. Reste une particularité de son profil : il a été nommé par le président de la République Nicolas Sarkozy. Alors que François Hollande a tenu à rendre au CSA le choix de ces patrons, l’autorité voudrait-elle confirmer à la tête de France Télévisions la personne choisie par l’ancien président ?

Par Alexis Delcambre et Alexandre Piquard

Source Le Monde : 16 04 2015

Daniel Mermet : « A Radio France, c’est une grève de civilisation »

« Celles qui ont engagé la grève ce sont les femmes de ménage. » DR

Daniel Mermet, le producteur-réalisateur-journaliste, évoque le conflit social de la radio publique toujours dans l’impasse et présente un documentaire sur le travail de l’historien Howard Zinn.

Ecarté des programmes de France Inter en juin 2014, Daniel Mermet a créé Là-bas Hebdo un site internet payant* animé par une équipe de professionnels. Il était à Montpellier jeudi 9 avril pour présenter en avant-première au cinéma Diagonal le premier volet d’une trilogie sur l’histoire populaire américaine*. Ce film co-réalisé avec Olivier Azam, revisite l’histoire populaire de Christophe Colomb à nos jours à travers le parcours personnel de l’historien Howard Zinn, figure majeure de la gauche américaine.

Après plus de trois semaines de grève, quel regard portez-vous sur le conflit social de Radio France ?

Je suis justement venu pour faire une collecte au profit de Mathieu Gallet, le PDG de la Maison ronde qui se trouve en grande difficulté… (rire) Non, plus sérieusement je pense que c’est une grève historique, très importante, exceptionnellement longue et profonde. Il s’agit d’une grève de civilisation où deux possibilités sont offertes entre une civilisation de l’émancipation et une civilisation de la consommation.

Rien à voir donc pour vous, avec le problème budgétaire qui est évoqué ?

Mathieu Gallet est une figure caricaturale qui incarne parfaitement l’idéologie dominante. Lorsqu’il est arrivé, il a tout de suite annoncé la couleur en déclarant : « Je ne suis pas un homme de radio, je ne suis pas un journaliste, je suis un manager. » La stratégie a été de dire : on est frappé par la crise. Il y a un déficit et un trou dans la caisse et il va falloir y remédier par des économies et un pléthorique plan de départs volontaires. Ainsi, le problème budgétaire est asséné comme une vérité absolue, 20 millions de trou alors qu’il est très difficile d’avoir accès aux comptes. Sur le fond du problème, on veut démanteler le service public mais il n’y a pas de crise dans ce pays, il y a en revanche entre 60 et 80 milliards d’euros d’évasion fiscale

La durée de la grève semble faire grincer des dents une partie des journalistes ?

Celles qui ont engagé la grève ce sont les femmes de ménage au-sous-sol de la Maison ronde, puis les pompiers et les intermittents, et le mouvement s’est étendu aux journalistes précaires et finalement à l’ensemble du personnel. Cette question sur les journalistes renvoie à celle de leur encadrement. Si cet encadrement existe, c’est bien parce que les journalistes voulaient pratiquer leur métier autrement. Au fil du temps les journalistes intériorisent les limites dans lesquelles ils évoluent. Si on prend un support d’investigation comme Médiapart qui sort une affaire tous les jours, on peut considérer cela comme une pratique du métier excessive mais on peut se dire aussi que Radio France qui emploie 700 journalistes ne sort jamais aucune affaire… Prenez un sujet comme l’amiante, personne n’en parlait alors que Radio France a déjà consacré 10 M d’euros au désamiantage depuis 2006. Eh bien, il n’y a pas eu une seule enquête des journalistes sur leur propre maison alors que cela concerne leur propre santé !

Nous dirigeons-nous vers une arrivée massive de la publicité sur les antennes du service public ?

Il faut décrypter le discours des managers et des spécialistes de la communication en lisant entre les lignes. Quand ils disent par exemple qu’il n’y aura plus de pub dans les matinales cela signifie qu’il y aura de la pub dans tout le reste de la journée. Les radios qui attrapent les auditeurs par les oreilles pour les vendre aux publicitaires ça s’appelle des radios commerciales. Contrairement à ce qui a été dit, Radio France n’est pas née en 1963 avec la création de la Maison de la Radio par le Général de Gaulle. L’acte de naissance remonte au 22 août 1944, lors de la libération de Paris après une période où la grande majorité des médias avaient joué la carte collabo. La volonté de créer un pôle de radios publiques est issue de la Résistance. On retrouve cet esprit dans un texte du CNR qui affirme la volonté d’avoir une presse échappant aux puissances de l’argent et à celles des puissances étrangères. Aujourd’hui, l’ensemble des antennes de Radio France touche 14 millions d’auditeurs jour. On a très peu besoin de pub puisque le financement provient de la redevance et assure un budget pérenne.

Vous venez présenter en avant première Du pain et des roses, premier film d’une trilogie sur l’histoire populaire des USA à partir du travail d’Howard Zinn. Par quel bout avez-vous entrepris ce travail gigantesque ?

Tout est parti d’une rencontre avec cet homme extraordinaire en 2003. En 1980, Howard Zinn (1922/2010) sort son livre L’histoire populaire américaine qui rencontre un succès énorme. C’est un bouquin facile à lire, précis et documenté, qui fait que les gens s’y retrouvent. Au point où ce livre a contribué et contribue toujours à changer le regard des Américains sur leur propre histoire. Pour retracer 500 ans de cette histoire enfouie, nous sommes partis du parcours de Zinn lui-même qui a grandi dans une famille pauvre d’immigrants juifs ce qui lui a donné dès le départ une conscience de classe.

Une lutte de classe américaine mise en exergue dans ce premier film, du XIXème à la Première guerre, est littéralement gommée de l’histoire…

Oui, Zinn explique cette lecture de l’histoire très familière en Europe en commençant par la révolution américaine présentée comme une guerre contre l’occupant alors que ce fut surtout une guerre des riches contre les pauvres. Zinn a passé sa vie à faire comprendre comment cette vision politique du monde a été passée sous le tapis par la mobilité sociale. C’est à dire la forme de religion qui tend à vous faire croire qu’en étant cireur de chaussures vous pouvez devenir Rockfeller…

Recueilli par Jean-Marie Dinh

* Une histoire populaire américaine editions Agone

Source La Marseillaise 13/04/2015

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Les capitalistes et la presse : deux siècles et beaucoup d’argent…

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Quelques temps après la Libération, certains avaient cru, non sans quelque naïveté, que la presse écrite pourrait échapper au capitalisme des entrepreneurs étrangers à son destin et que survivraient des journaux vivant de leur seule prospérité et fondés sur l’autonomie d’une propriété répartie, d’une façon ou d’une autre, entre les divers acteurs immédiats de leur fonctionnement quotidien. Cette illusion a été bientôt dissipée par les évolutions plus ou moins brutales que ce monde a connues.

Tout récemment, les malaventures de Libération, affrontant l’une des plus graves crises de son histoire, jusqu’au risque de faillite, ont signifié l’urgente nécessité de trouver – et ce n’était pas la première fois – des hommes d’affaires fortunés qui soient disposés à renflouer les caisses, moyennant, forcément, une emprise plus ou moins directe sur l’entreprise. Naguère un grand quotidien du soir, comme on est convenu de dire, entendez Le Monde, a été renfloué par l’argent de trois intervenants extérieurs, grâce à quoi il a pu connaître un élan nouveau qui est assez largement salué. Les mêmes intervenants, Xavier Niel, Pierre Bergé et Mathieu Pigasse, viennent d’acquérir 65% du capital du Nouvel Observateur.

Nous allons consacrer cette émission à la longue histoire des entrepreneurs de presse sur une durée pluriséculaire en faisant resurgir un certain nombre d’entre eux. Il s’agit d’éclairer leurs motivations, leurs procédés, les ressorts de leur succès et les racines de leurs échecs, qu’ils aient pesés du dehors ou qu’ils aient pris directement en main les rênes des organes qu’ils possédaient. Patrick Éveno, professeur à la Sorbonne, où il enseigne l’histoire des médias, auteur de nombreux ouvrages sur ce thème, sera ce matin mon interlocuteur avisé.

Jean-Noël Jeanneney

Bibliographie :

– Patrick ÉVENO, Histoire de la presse française. De Théophraste Renaudot à la révolution numérique, Flammarion, 2012.

– Patrick ÉVENO, L’argent de la presse française des années 1820 à nos jours, Editions du CTHS, 2003.

– Patrick ÉVENO, Guerre et médias. De la Grande Guerre à aujourd’hui, Canopé éditions, 2014.

– Jean-Noël JEANNENEY, Les grandes heures de la presse qui ont fait l’Histoire, Flammarion, 2013.

– Jean-Noël JEANNENEY, Une histoire des médias des origines à nos jours, Points, 2011.

Source France Culture 29 03 2014

Ecoutez l’émission Concordance des temps

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Les SwissLeaks vus du Maroc et de Jordanie : circulez, y a rien à voir

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Imaginez : Mediapart enquête sur la fraude fiscale de Jérôme Cahuzac mais les médias français s’offusquent (tous) de l’enquête et non de la resquille. Ou n’en parlent pas du tout. C’est ce qui est en train de se passer au Maroc et en Jordanie avec les SwissLeaks.

Les révélations du Monde sur l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent organisés par HSBC touchent directement les dirigeants de ces deux pays. Le roi marocain, Mohammed VI, aurait détenu jusqu’à 9,1 millions d’euros dans un compte en Suisse. Le souverain jordanien, Abdallah II, y aurait eu 41,8 millions

Contacté par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), Abdallah II a fait savoir par ses avocats à Washington que « le roi est exempté d’impôts et que le compte est utilisé pour des affaires officielles ». Affaires officielles qui ont nécessité le transfert dans un compte en Suisse de plus de 40 millions d’euros via un procédé financier plus que douteux.

Le roi du Maroc a refusé de répondre aux journalistes du Monde qui lui proposaient de donner une justification à l’existence de son compte.

Or la presse de ces deux pays offre un traitement médiatique de ce scandale… Comment dire ? Assez édifiant.

Au Maroc, on parle de « commanditaires »

Prenant de vitesse les journalistes du Monde, le site d’information marocain Le 360, proche du pouvoir, a publié mercredi 4 février un article accusant d’obscurs « milieux franco-marocains et algériens, soutenus par une horde de contestataires du royaume » de « se livrer à une ultime tentative dans l’espoir de générer une nouvelle tension entre Paris et Rabat ». (Mohammed VI était reçu par François Hollande ce lundi 9 février à Paris.)

L’article affirme que l’enquête, qui, rappelons-le, met au jour la fraude de 106 000 clients provenant de 203 pays, ne serait qu’une conspiration dirigée par Moulay Hicham, cousin du roi et bouc émissaire national.

Cet article aurait pu être comique s’il n’avait pas été massivement repris dans le pays. La seule voix nuançant le propos est celle de Tel quel. Cet hebdomadaire francophone, en opposition plus ou moins ouverte avec le roi – et dont la version arabophone, Nichane, a été poussée à la fermeture en 2010 –, parle de « conflit médiatique » entre Le Monde et Le 360.

Tel quel se permet tout de même de ressortir un dossier de mai 2013 sur la fortune royale comprenant quelques remises en question, comme la possibilité d’un conflit d’intérêts entre les fonctions de roi et d’homme d’affaires.

En Jordanie, une dépêche sans le roi

La presse jordanienne, encore sous le choc de l’assassinat d’un pilote de chasse, brûlé vif par l’Etat islamique autoproclamé, n’accorde pas une importance particulière au sujet.

Alghad, le quotidien le plus éloigné de la ligne officielle, reprend un article de la BBC sur l’affaire. Le roi Abdallah II n’y est pas nommé.

Pierre Troger

Source : Rue 89 09/02/2015

Voir aussi : Actualité Internationale Rubrique Affaires, rubrique Finance, rubrique Suisse, Maroc, Jordanie,

L’autruche vient de se faire enculer

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Par Virginie Lou-Nony *

Que chacun d’entre nous ait vécu les attentats du 7 janvier comme un coup de poing dans la gueule, c’est une évidence pour tous, lecteurs de Charlie ou pas, ou comme moi ex-lecteurs gourmands et assidus devenus abstinents à la fin des années 90 pour des raisons qu’Olivier Cyran explique parfaitement ici. Que la société entière manifeste son rejet viscéral de la violence armée contre l’imprescriptible liberté de pensée, rien de plus rassurant.

Ce qui est moins compréhensible, c’est qu’on soit surpris par un événement de cette nature.

On a diagnostiqué depuis quarante ans le « problème des banlieues ». Depuis quarante ans on sait que se combinent, dans ces lieux de relégation à l’intérieur du territoire, des problèmes d’urbanisme, de transport, d’aménagement, des phénomènes de ghettoïsation et un chômage massif. Des sociologues, des journalistes ont enquêté, écrit des bouquins, des rapports sur l’exil intérieur, le sentiment d’exclusion des enfants de ces immigrés qu’on est allé chercher au fond de leurs campagnes algériennes pour les mettre à la chaîne et les laisser sur le carreau quand le capitalisme financier a démantelé la production industrielle en Europe. On a écrit des rapports sur les problèmes de langue, d’apprentissage et par conséquent de repères dans la vie collective générés par ces conditions de vie.

Quelles réponses ont apportées les fiers cerveaux qui nous gouvernent à tant de précautionneuses analyses ? Ils ont renforcé l’exclusion – on ne parle des banlieues que quand on y brûle des bagnoles, et aussitôt on remet le couvercle sur la question –, et laissé à l’extrême droite le discours sur ces difficultés, discours évidemment réducteur, ethnique, raciste, et beaucoup plus apte à pénétrer une cervelle formatée par TF1 qu’une analyse sociologique, surtout si, en plus de la brutalité sans nuance du propos, on se pare des plumes de « la lutte contre la pensée unique ».

Depuis le milieu des années quatre-vingt, je vais régulièrement dans les banlieues pour faire écrire en atelier des jeunes gens de 15 à 20 ans. Je passe sur la somme de souffrance endurée par ces êtres qui, malgré leur jeunesse, n’ont pas l’avenir devant eux, sur la honte qu’ils portent – honte d’être le basané de service qui va se faire contrôler 4 fois par jour, qui habite là, dans cette banlieue éloignée de tout, mal entretenue, décrépite – « Les immeubles de ma ville sont malades » écrivait joliment une jeune trappiste. Je passe aussi sur la difficulté de vivre entre deux langues – même si la plupart des jeunes se débrouillent avec maestria du problème.

On ne peut pas en dire autant de la question – cruciale pour tout être humain – de l’identité. Ils sont français pour la plupart, nés en France. Mais aux yeux des autorités, représentées pour eux par la police, ils sont « de type maghrébin », « immigrés de la deuxième génération » (en dépit de son imbécillité, la formule fait florès) – sans parler de l’insulte « racaille », servie par un nanti né avec une cuillère en argent dans la bouche, qui au sommet de l’État s’est employé à siphonner les fonds publics mais court toujours, libre lui, tandis que les petits vendeurs de shit qui n’ont que cette activité pour donner de l’argent à la famille se font coffrer par un tribunal poussant en choeur des hurlements d’orfraie.

En conclusion, il est clair pour eux qu’ils sont Français mais en réalité ne sont pas Français. Ils ne sont pas Algériens non plus, ni Marocains ni Comoriens – la plupart n’ont jamais vu la terre de leurs parents, et ils n’en parlent qu’avec difficulté la langue.

Ni de là-bas, ni d’ici, qui sont-ils ?

On leur souffle : musulman.

Musulman ? Ça, c’est chouette ! Plus de problème de frontière ! Non seulement il y a des musulmans dans tous les pays du monde mais cette identité-là leur ôte du pied l’épine qui les empêche de marcher depuis leurs premiers pas. Une identité transfrontalière, planétaire, comment refuser cette aubaine ? Il suffit d’un foulard, d’une prière hebdomadaire à la mosquée, et hop ! le tour est joué.

Sauf que l’autruche se change en aigle et pousse des hurlements comme les dignités offensées des tribunaux, Comment ! Le voile ! Signe de soumission de la femme ! Interdit ! Des mosquées ? Hors de question ! Laïcité !

Bon, d’accord, il y a des croix sur toutes les collines, sur toutes les places de village, et pour moi qui ne suis pas de culture chrétienne mais athée, d’une tradition bien plus ancienne que la chrétienté et pas moins européenne, cette exhibition constante de la morbidité catho me donne des boutons, passons. La croix, d’accord, le foulard, pas d’accord. Les femmes françaises ne portent pas de foulard, elles sont les égales des hommes, la preuve il n’y a jamais eu en deux siècles et demi de République une présidente à la tête de l’État, le milieu politique est le plus atrocement sexiste qui soit, 10% de femmes sont ou ont été victimes de violences conjugales, sans parler du harcèlement sexuel au boulot, etc., passons, passons pudiquement, la femme française est l’égale de l’homme et tu vas me faire le plaisir de retirer ce torchon de tes cheveux.

Pendant ce temps, à la mosquée qu’on a refusé de construire et qui se planque dans un garage, d’autres qui ne sont pas des enfants de chœur ouvrent à ces jeunes sans avenir un avenir glorieux : mourir.

Mourir pour le Prophète ! Ça c’est une idée.

Le Midi Libre, haut lieu de la pensée contemporaine, se demandait récemment pourquoi, de Lunel, six jeunes gens sont partis faire le djihad en Syrie et y ont trouvé la mort. Lunel, bourgade de 25 000 habitants dans l’Hérault, maire classé « divers droite ». Rien à signaler, semble-t-il. Sauf qu’on ne peut pas s’empêcher de se demander pourquoi ces jeunes Français, au lieu de rêver aux filles ou aux garçons comme les garçons de leur âge, et à une vie tranquille au soleil de l’Hérault, ont préféré courir là-bas à une mort certaine. Cette question mériterait une enquête, et pas seulement une enquête de police évidemment. Le Figaro préfère à l’enquête l’émotion : « Lunel, traumatisée par le djihad ».

On s’étrangle.

La thèse implicite ? Lunel les aimait bien, ces enfants un peu basanés et assez malpolis. Seulement voilà, un méchant barbu à la mosquée les a abusés et envoyés à la mort. On fait l’impasse au passage sur tout le reste ci-dessus évoqué, sur l’interminable conflit israélo-palestinien jamais réglé pour cause de complaisance à l’extrême droite israélienne (leurs barbus à eux sont supportables, on ne sait pas pourquoi), sur la guerre en Irak et ses conséquences, l’implication contestable et contestée de la France « un pays de liberté, pluraliste, laïc », dixit Le Monde, dans cette non moins interminable guerre initiée par Bush et la droite américaine.

Je ne compte pas sur les aigles qui nous gouvernent pour apporter des réponses un peu moins sottes à la complexe question des banlieues, d’autant qu’après avoir laissé le champ libre à l’extrême droite elle a raflé la mise. Ils sont de toute façon trop préoccupés par la conservation de leurs prébendes pour oser une politique audacieuse (il faut voir avec quel aplomb ce Valls, hier pourfendeur des Roms pour vice originel, appelle aujourd’hui à l’unité nationale ! Comment ce Hollande droit dans ses bottes malgré sa trahison et l’échec magistral de sa politique tire les marrons du feu, « Paris, capitale du monde » !).

Je rêve qu’un peu de compréhension supplante l’amalgame, qu’un vrai désir de savoir prenne le relai de l’émotion, nous aide à faire notre deuil de ces grandes figures de notre culture disparues, à faire notre deuil aussi des morts anonymes, inconnus, des êtres humains qui ont eu la malchance de se trouver sur le passage de brutes fanatisées.

Je rêve en somme que cette politique qu’on prête à l’autruche – une légende, d’ailleurs – de se mettre la tête dans le sable en découvrant ses arrières, cesse d’être une norme gouvernementale : car le problème des banlieues n’est qu’une facette de cet autisme. Piketty en dit autant des choix économiques qui ne concernent pas, eux, 5 millions d’habitants des « quartiers » mais 65 millions de Français et 742,5 millions d’Européens. Et les millions de citoyens qui s’insurgeaient contre le ralliement des gouvernants de leur pays aux choix stratégiques de l’OTAN et n’ont pas plus été entendus ne se réjouissent évidemment pas d’avoir eu raison : quand la République fait l’autruche, c’est le sang des citoyens qui coule.

* Virginie Lou-Nony est Ecrivain, initiatrice d’ateliers d’écriture, présidente de l’association L’Ermitage à Bédarieux

Source :  Blog Médiapart 11 janvier 2015

Voir aussi : Rubrique Société ,Le pouls de La Paillade, rubrique Médias, Médias banlieue et représentations rubrique Politique, L’enjeu politique des quartiers populaires, ,Politique de l’Immigration,