Michéa : « On mange le fruit d’un arbre qui n’a pas été planté et ne le sera peut-être jamais. » d.r.
Invité de la librairie Sauramps, pour son livre de correspondance avec Jacques Julliard La gauche et le peuple, le philosophe Jean-Claude Michéa appuie sa critique du libéralisme.
Le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur de Les Mystères de la gauche (Climats, 2013), poursuit son analyse critique de la civilisation libérale dans un échange épistolaire* avec l’éditorialiste historien Jacques Julliard. Un échange savoureux entre un marxiste devenu orwellien et un social-démocrate déçu.
Les deux hommes se questionnent autour de quatre pivots : l’union entre le peuple et la gauche, la notion de peuple en 2014, la nature du divorce actuel avec les milieux dirigeants et les bobos. Pour sortir de l’impasse, Julliard reste fidèle à l’alliance du peuple et de la bourgeoisie éclairée tandis que Michéa garde confiance dans le peuple sur la base d’un « minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée ».
La fin du capitalisme serait liée à ses propres limites. J-C. Michéa en dénombre trois. Celle qui tient à sa propre nature reposant sur l’exploitation du travail vivant, dans un modèle qui supprime l’emploi. La mondialisation libérale qui assèche les champs extérieurs à exploiter nécessaires au système, et la limite écologique.
Jean-Claude Carrière. L’homme de contes et de cinéma converse avec l’astrophysicien et poète Michel Cassé à propos de l’unité de l’homme et de la connaissance dans le cadre des Chapiteaux du livre.
Conteur, écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène. Michel Cassé est astrophysicien et poète, spécialisé dans la physique stellaire, la nucléosynthèse, l’étude des rayonnements et la physique quantique. Ils réfléchissent ensemble à ce qui fait l’unité de l’homme et de la connaissance. Ils étaientt tous deux aux Chapiteaux du livre pour une conversation originale où se croise leurs modes de pensée différents ainsi que leur rapport aux êtres et aux choses. Des points de vue de curieux aux opinions parfois opposées, parfois semblables qui se complètent ou se respectent et permettent aux spectateurs de nouveaux questionnements.
Entretien avec Jean-Claude Carrière.
Vous êtes un des rares hommes de lettres à manifester de l’intérêt pour les sciences et, plus inhabituel encore, à entreprendre une réflexion commune avec des scientifiques. Comment cela vous est-il venu ?
Comme un déclic. Au début des années 80, je collaborais régulièrement à l’émission de télévision de Michel Polac Droit de réponse. Il m’invitait à faire partie du public. Je tenais le rôle d’un allié. J’intervenais dans les débats notamment sur des questions philosophiques. A l’occasion d’une émission où le débat portait sur la science et la philosophie, je me suis surpris ce soir là à être plus intéressé par les propos scientifiques que philosophiques. Par la suite j’ai rencontré Hubert Reeves qui m’a présenté ses deux élèves Michel Cassé et Jean Audouze avec qui j’ai co-signé plus tard le livre Conversations sur l’invisible. J’avais cinquante ans à l’époque, je me suis rendu compte que j’étais peut-être en train de passer à côté de la révolution de l’esprit du XXe siècle, c’était formidablement important, j’étais en train de mourir idiot !
Que se passe-t-il quand un écrivain amateur de science rencontre deux astrophysiciens amateurs de littérature ?
Mon rapport à la science était nul. Je ne connaissais pas la différence entre un neutron et un proton. Ils m’ont reçu tous les jeudis à l’Institut d’Astrophysique pendant deux ans pour faire mon éducation scientifique. Ils me parlaient de leurs recherches et moi du Mahâbhârata. Nos échanges dressaient des ponts entre les rêves anciens des hommes et les réalisations de la science. On a recommencé à se revoir autour d’un projet relatif au rapport de l’esprit et de la réalité.
Les programmes académiques de l’Education nationale n’entravent-ils pas cette relation féconde entre science et lettres en cloisonnant les domaines de connaissances dès le lycée ?
J’ai été moi-même victime de cette ségrégation en sortant de Normale Sup sans avoir quasiment entendu un mot sur les sciences. De nos jours dans le secondaire, même si on choisit science, les manuels scolaires relaient presque Einstein à une note de bas de page. Entre le moment de la découverte, c’est-à-dire celui où les travaux sont publiés et trouvent un consensus, il se passe cinquante ans avant qu’il figure dans les programmes. Il faut que cela vienne du ministère. Le cheminement du savoir est désespérément lent. Les crédits de la recherches ne cessent de baisser. Le CNRS qui recrutait 500 chercheurs n’en recrute plus que 200. Notre nouvelle ministre de la Recherche, qui n’a pas fait cette formation, ne connaît rien en science. On est incroyablement en retard. On est en train de se laisser supplanter par la Chine et l’Inde qui investissent dans la recherche à grande échelle.
Votre conversation avec Michel Cassé se propose de renouer le dialogue, interrompu depuis un peu plus d’un siècle, entre la science et l’art. A quoi doit-on cette séparation ?
Elle a eu lieu à la fin du XIXe siècle, un moment où la science affirme quelle tient les rênes de l’univers. Au XXe, on assiste à un basculement du système ancien newtonien, l’objectivité des sciences s’en retrouve invalidé. La physique quantique et son principe d’indétermination remet en question le déterminisme. Il est très difficile de faire admettre à nos esprits l’inadmissible comme le fait qu’il y a plusieurs univers. L’expérience des fentes de Young montrent qu’une particule insécable passe en même temps par deux trous. La matière présente un comportement ondulatoire.
Cette résistance de l’esprit est aussi partagée par les scientifiques si l’on en croit Feynman qui disait : « je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend vraiment la physique quantique »…
Faut-il mettre de l’ordre dans les choses ? Est-ce que les mathématiques existent dans l’univers et nous les découvrons ou est-ce que nous les inventons en percevant le monde avec nos sens et notre interprétation ? Il y a des centaines de milliards de galaxies. Nous sommes sur le terrain de l’infiniment grand qui sommes-nous pour être au centre ? Dans la réflexion de Feynman, je retiens le mot comprendre, parce qu’on sait que certaines choses se passent mais on ne sait pas pourquoi. La première question n’est pas de comprendre mais d’admettre. On trouve dans le milieu scientifique comme partout, des gens qui sont dans la routine. « Moi je fabrique des allumettes », m’a dit un jour un grand chimiste.
Dans le domaine des arts, je constate par exemple que les peintres contemporains sont plus aptes à saisir cette incompréhension du réel que les esprits littéraires qui sont moins ouverts. Face à ces grandes questions, la connaissance se heurte à la croyance. L’obscurantisme est un échec de la science. On a travaillé sur la vitesse de la lumière mais qu’elle est la vitesse de l’obscurité ?
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je finis un livre sur la notion de croyance. En novembre, j’irai recevoir l’Oscar d’honneur que m’a attribué l’Académie américaine des arts et sciences du cinéma. Je leur ai dit que c’était un bon encouragement pour les trente années à venir.
Jacques Généreux est professeur à Sciences Po Paris. C’est un des économistes les plus lus en France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels une Économie politique en trois volumes, ou Introduction à l’économie. Il s’est opposé au néolibéralisme notamment dans son Manifeste pour l’économie humaine (2000) et dans Les Vraies Lois de l’économie (2001) qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie. Depuis le début des années 2000, il s’est engagé dans un travail de refondation anthropologique de la pensée politique et économique en s’appuyant sur ce que l’ensemble des sciences de l’homme et des sciences sociales nous enseignent sur le fonctionnement de l’être humain et des sociétés humaines.
Dans une écriture sobre et fluide, vous avez toujours pris en compte la pédagogie dans votre réflexion pour rendre accessible une discipline qui ne fait guère d’effort pour le devenir. Avez-vous le sentiment que le contexte actuel accentue le désir de comprendre l’économie ?
J’ai, il est vrai, cette volonté. En réalité, je ne cesse jamais d’être un prof, je ne peux pas me passer de pédagogie. Tous les gens qui savent lire et écrire peuvent accéder à l’économie au prix d’un petit effort de compréhension mais cette effort doit être à la mesure de l’effort d’explication qui n’est pas très courant parmi les économistes. En tant qu’auteur et éditeur j’observe que les livres qui abordent la crise ou les mécanismes de la finance ont un réel succès. Il y a quinze ans, ils concernaient le public restreint des économistes et des étudiants. Ce n’est plus le cas, aujourd’hui il y a une vraie attente.
D’où provient cette demande selon vous, du fait que l’économie s’immisce partout dans notre vie quotidienne, d’une attente démocratique…
Dans un domaine connexe, je me souviens de l’extraordinaire engouement pour le débat citoyen qui s’est déployé autour du référendum sur le traité constitutionnel européen, en 2005. On a vu des livres se vendre sur le sujet par dizaines de milliers. Cela démontre que quand on donne la parole aux citoyens, on obtient de vraies réponses.
De cet épisode, on retient aussi le naufrage médiatique général. Médias qui, en matière économique, jouent un rôle prédominant dans la propagation de la pensée unique…
On le sait, la plupart des grands médias nationaux sont contrôlés par des patrons de presse privés qui n’entendent pas que leur « produit » soit le lieu de propagande de l’anti-marché. Il y a sans doute à réfléchir sur des cadres permettant l’indépendance des rédactions. Mais je crois aussi qu’un des phénomènes de l’économie barbare réside dans l’effondrement de l’entendement qui aboutit à ce qu’une majorité de personnes en vient à penser la même chose. Et on ne peut pas reprocher à un éditorialiste d’exprimer ce qu’il pense.
Dans le débat contemporain sur la baisse des coûts, des salaires et des dépenses publiques, la majorité des médias nous présente l’Allemagne comme la bonne élève de l’Europe mais contrairement aux idées reçues, les Allemands travaillent moins que les Grecs. Ceux qui nous parlent d’économie à la télévision et ceux qui nous gouvernent tiennent un discours économiquement infondé et suicidaire. Si tous les états membres appliquaient le modèle allemand, l’économie d’outre-Rhin serait anéantie et avec elle toutes celles de l’UE.
Ce débat sur la compétitivité est insensé car c’est une course sans fin pour savoir qui est plus compétitif que qui, et au final on aboutit à une Europe de pauvres. Malgré les échecs successifs, on ne se pose pas la question de savoir si la réduction du déficit en période de stagnation est une aberration. Même le FMI, pense aujourd’hui que les Européens sont fous.
Pourquoi la politique de baisse historique des taux d’intérêts, que mène la BCE reste-t-elle sans effet ?
La BCE n’a pas trop le choix. Elle doit préserver la sécurité d’un système financier fragile mais le maniement des taux d’intérêts produit des effets asymétriques. Si vous voulez casser la croissance, ça marche mais dans l’autre sens, si l’on veut que la baisse facilite la reprise, c’est une autre histoire. Les banques, qui sont les bénéficiaires des taux bas, placent paradoxalement leur argent dans les bons du Trésor allemands et français. Pour que les entreprises investissent, il faut que les carnets de commandes se remplissent. On emprunte pour investir, pour produire mais pour vendre à qui ? Seul l’acteur public peut déployer des investissements pour relancer la machine.
Dans quels secteurs ?
En investissant massivement dans le bâtiment et l’écologique, l’économie de développement durable, les énergies renouvelables, l’agriculture biologique, la recherche…Les domaines tournés vers l’avenir sont nombreux.
Qu’est ce qu’une économie barbare, des ministres qui ne paient pas leur impôts ?
Non, j’évoque l’économie barbare dans le sens où le désignaient les Grecs, c’est-à-dire ce qui est contraire à la civilisation, la violence, la destruction de la convivialité, le déchaînement des égoïsmes, la prédation sauvage des ressources, l’obscurantisme, le règne de l’ignorance, ce qui caractérise en somme le fonctionnement de notre économie.
Le théorème de Schmidt selon lequel les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après- demain n’est pas valide…
En effet, c’est pourquoi quand François Hollande fonde sa politique économique sur la restauration de la compétitivité française, il adhère à des croyances magiques. C’est la religion de la politique de l’offre qu’on apprend à l’ENA. Les dirigeants ont ce que Kundera appelait l’ambition des feuilles mortes, ils vont dans le sens du vent. Cela se conforme aux intérêts du Medef qui se fiche pas mal des travailleurs français parce que son terrain de jeu est mondial.
Dans votre dernier ouvrage* vous donnez des clés de lecture à tous ceux qui s’intéressent aux enjeux économiques en utilisant une forme originale…
J’ai choisi d’évoquer les notions mais aussi les codes de langage et les modèles de pensée du discours économique sous la forme d’un dialogue entre un citoyen plongé dans la crise et un prof d’économie. L’économie, ce n’est pas compliqué. Tous le monde comprend aisément que les tomates sont chères quand il y en a peu, mais expliquer les différentes logiques qui sous-tendent les débats économiques demande un petit décryptage. Et la complexité ne vient pas des débats, ce qui est compliqué, ce sont les économistes…
Recueilli par Jean-Marie Dinh
*Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde (Seuil)
Source : L’Hérault du Jour La Marseillaise 27/09/14
« La religion n’engage et ne doit engager que les croyants. » photo dr
Henri Peña-Ruiz. Le philosophe spécialiste de la laïcité est attendu ce soir aux Chapiteaux du livre à Sortie-Ouest à 21h. Le militant progressiste pour la tolérance rappelle quelques fondamentaux de la République.
Henri Peña-Ruiz est docteur en philosophie et agrégé de l’Université, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le sujet et vient de signer le Dictionnaire amoureux de la laïcité chez Plon.
Sans en dévoiler le contenu, pouvez-vous précisez les grands axes de votre intervention dont l’intitulé « Culture et laïcité, des principes d’émancipation » recouvre un vaste champ de réflexion…
Dans ce titre, culture et laïcité sont des termes essentiels sur lesquels je reviendrai pour évoquer le lien entre la culture et la laïcité. Qu’est-ce que la culture ? On peut l’envisager telle qu’elle se définit aux contacts des ethnologues, sociologues, anthropologues, soucieux de la cohérence des entreprises humaines. Il s’agit dans ce cas d’un ensemble d’usages et coutumes d’un groupe humain à un moment de son histoire. Ce sens est statique. Si on approche la culture de manière dynamique, on peut constater par exemple, que la domination des femmes par l’homme en 2005 a reculé par rapport au siècle dernier. En 1905, la coupe transversale de la société à cette époque correspond à un ensemble systématisé de traditions et cent ans plus tard on constate qu’un certain nombre de choses ont changé. Cela fait émerger une autre notion de culture. La culture comme un processus par lequel l’homme transforme la nature et se transforme lui-même pour s’adapter à son environnement.
Quelle approche entendez-vous souligner de la laïcité ?
L’idée que je veux développer de la laïcité n’est pas contre la religion. Elle est favorable à la séparation de la religion et de la loi pour tous.
La religion n’engage et ne doit engager que les croyants mais dans un Etat qui doit faire vivre agnostiques, athées, et croyants la loi ne peut être la loi de toutes ses personnes si elle n’est pas indépendante de toute loi religieuse. Il n’y a là aucune hostilité à la religion. Les principes de la laïcité ne sont du reste pas seulement promues par des athées. Victor Hugo qui était chrétien et laïque disait : « Je veux l’Etat chez lui et l’église chez elle.» Je n’évoquerai pas la liberté de religion mais la liberté de conviction puisque la moitié de la société française déclare ne pas être adepte d’une religion et doit pouvoir jouir des mêmes droits. Marianne n’est ni croyante ni athée, elle n’a pas à dicter ce qui est la bonne spiritualité.
En se référant à une approche dynamique de la culture, on se dit que les principes de laïcité étaient plus prégnants dans l’esprit des hommes politiques de la IIIe République que dans ceux d’aujourd’hui…
A cette époque, la conquête était plus fraîche. Elle irriguait tous les esprits après les réformes successives ayant fait passer l’enseignement des mains des catholiques à la responsabilité de l’Etat et la loi de 1905. Ces principes souffrent aujourd’hui du clientélisme électoral et de l’ignorance. Beaucoup d’élus se réclament abstraitement de la laïcité sans en appliquer les principes.
N’existe-t-il pas une carence en matière d’éducation et de formation des enseignants ?
Avec un bac plus quatre ou cinq je suppose qu’ils le sont suffisamment. Il faudrait que la déontologie laïque leur soit rappelée mais comment voulez-vous que les choses se passent lorsqu’on viole la neutralité républicaine au plus haut niveau de l’Etat ?
Nicolas Sarkozy et Manuel Valls vous ont tous deux fait sortir de vos gonds…
Lors de son discours de Latran Nicolas Sarkozy bafoue la loi avec sa réflexion profondément régressive « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ». Manuel Valls fait de même lorsqu’il assiste officiellement au Vatican à la canonisation de deux papes. C’est scandaleux. Prétexter, comme il l’a fait, que le Vatican est un Etat et qu’il agissait dans le cadre de relations diplomatiques est une plaisanterie. Le Vatican n’est pas un Etat comme les autres et l’événement auquel il a assisté était purement religieux. Il aurait bien sûr pu le faire librement à titre strictement privé. Il est par ailleurs très inconséquent vis à vis de G. Clémenceau qu’il dit admirer et qui prit une décision laïque exemplaire en 1918, alors qu’il était président du Conseil en refusant d’assister au Te Deum prévu en hommage à tous les morts de la guerre. Clemenceau dissuade le président Poincaré, de s’y rendre, et répond par un communiqué officiel qui fait date et devrait faire jurisprudence?: « Suite à la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le gouvernement n’assistera pas au Te Deum donné à Notre-Dame. »
Qu’en est-il lorsque que le maire de Béziers Robert Ménard invite le peuple biterrois à ouvrir la Feria par une messe au sein des arènes privées ?
Même si les arènes sont privées, agissant en tant qu’élu, M. Ménard viole la laïcité. Ce qui montre que lorsque les gens du FN ou apparentés brandissent les principes de la laïcité pour donner du poids à leur idéologie, ils ne défendent pas la laïcité. Parce que sous ce titre, ils visent une certaine partie de la population. C’est une discrimination drapée dans le principe de l’égalité républicaine. De la même façon, la volonté des personnes souhaitant que l’on continue à privilégier le mariage hétérosexuel n’est pas universelle. Elles ont le droit de le pratiquer dans leur vie mais pas de l’imposer à tous. Cette confusion est aussi le fait des colons israéliens qui brandissent en Palestine la Bible comme un titre de propriété d’ordre divin. L’intégrisme religieux n’est pas seulement le fait de l’islamisme. Il est présent dans les trois religions monothéistes.
Le terme de laïcité n’est jamais utilisé par l’Union européenne au sein de laquelle de nombreux Etats ne le considèrent pas comme un principe fondateur. Certains pays ont milité en revanche pour intégrer les racines chrétiennes au sein de la Constitution…
Certains pays de l’Union européenne accordent des privilèges publics aux religions, comme les Britanniques ou les Polonais, et tous les pays n’entendent pas séparer l’Etat et l’église. La Suède a prononcé la séparation, l’Espagne a modifié l’article 16 de sa Constitution dans ce sens. Les mentalités évoluent sur cette question. La France a refusé que l’on intègre la notion de racines chrétiennes aux prétexte que ce n’est pas la seule mais une des racines qui pouvait être prise en compte. Si on écrit l’Histoire on ne peut pas mettre en avant un seul chapitre. Nous pourrions aussi évoquer la civilisation romaine sur laquelle se fonde notre justice, où la pensée libre et critique de Socrate et des philosophes grecs.
Quels effets bénéfiques nous apporte l’émancipation laïque ?
Le principe de paix entre les religions et entre les religions et l’athéisme. L’égalité des droits, le choix d’éthique de vie, de liberté sexuelle, elle permet de sortir de certains systèmes de dépendance.
Essai. Remettre en question la répartition au cœur de l’analyse économique.
Retour sur un essai qui fait couler beaucoup d’encre : Le Capital au XXIème siècle (Le Seuil) de Thomas Piketty * qui a prononcé la leçon inaugurale des Rencontres Pétrarques à Montpellier en juillet . Une des idées centrales de ce chercheur en sciences-sociales, est que la question de la répartition des richesses, qui intéresse et concerne tout le monde, est trop importante pour être laissé aux mains des seules économistes.
Thomas Piketty s’intéresse à l’évolution de l’accumulation du capital privé en se gardant des préjugés idéologiques qui ne manquent pas sur le sujet. Pour se faire il a rassemblé des données historiques et comparatives portant sur trois siècles et vingt pays.
Best-seller aux Etats-Unis
Son travail établit patiemment des faits, et des régularités, et analyse les mécanismes, économiques, sociaux, politiques susceptibles d’en rendre compte. Une vaste entreprise d’enquête, en partie partagée par des chercheurs britanniques et américains, qui renouvelle le cadre théorique pour se baser sur les mécaniques actuellement à l’oeuvre. La démarche reconnue internationalement éclaire le débat démocratique sur la question des inégalités et contribue à redéfinir le débat. Le livre a rencontré un immense succès dans le monde anglo-saxon où il s’est vendu à 450 000 exemplaires contre 150 000 pour la version francophone (chiffres en juin 2014). Avec l’écho rencontré, l’ouvrage fait l’objet de nombreuses controverses auxquelles l’auteur répond point par point. «Dès lors que Le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu, le capitalisme produit mécaniquement, des inégalités insoutenables, arbitraire, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquels se fondent notre société démocratique», souligne l’auteur qui revisite les théories généralement admises sans approfondissement par les économistes.
Les grandes théories revisitées
L’approche transversale, notamment historique et spaciale, de la démarche permet à Piketty de recontextualiser le débat. Ainsi à propos de L’essai sur le principe de population de l’économiste Thomas Malthus publié en 1798, il commente : «Tout n’est pas faux mais Malthus était très inquiet des nouvelles politiques et persuadé que la France courait à sa perte en acceptant de faire siéger le Tiers état au Parlement.» De même il souligne à propos de Marx : « Il écrivait dans un climat de grande exaltation politique (…) Il ne s’est guère posé la question de l’organisation politique et économique d’une société où la propriété privée du capital aurait été entièrement abolie.» Tout en reconnaissant : il conserve sur plusieurs points une certaine pertinence. Il part d’une vraie question, celle de l’invraisemblable concentration des richesses pendant la révolution industrielle, une démarche dont les économistes d’aujourd’hui ferait bien de s’inspirer. Le principe de l’accumulation infinie qu’il défend contient une intuition fondamentale pour l’analyse du XXI.» Et Piketty démontre l’ampleur du déséquilibre avec la très forte hausse de la valeur totale des patrimoines privés, mesurés en années de revenu national depuis les années 70 dans l’ensemble des pays riches.
Kuznets et la guerre froide
Plus proche de nous, l’auteur revient sur la théorie de Kuznets proposée en 1955, selon laquelle les inégalités de revenus sont spontanément appelées à diminuer dans les phases avancées du développement capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau acceptable. S’il s’inspire du travail statistique approfondie de Kuznets, Piketty élargie l’étude des revenus dans le temps et l’espace et montre que la réduction des inégalités de revenus observée entre 1914 et 1945 est avant tout le produit des guerres mondiales et des chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés.
Dans sa dernière partie il tente de faire des propositions, comme l’impôt progressif sur le patrimoine privé, l’imposition des multinationales, ou des sanctions contre les paradis fiscaux… pour que la démocratie et l’intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés. «Trop lourd». C’est dans ces mots que Michel Sapin, ministre du Travail, a justifié son refus de lire le livre de Thomas Piketty
Jean-Marie Dinh
* Directeur d’études à l’EHESS il a publié Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset), Pour une révolution fiscale (Seuil)