Liberté d’in-expression : quand les États de l’Union européenne souhaitent sous-traiter la censure aux géants du web !

 Truthout.org/Flickr, CC BY-NC-SA

Truthout.org/Flickr, CC BY-NC-SA

Le texte européen le plus liberticide de cette décennie est en approche

Hors un certain nombre de pays qui se sont opposés à ce texte, le Conseil de l’Union européenne vient d’acter un projet de loi au parfum pour le moins désagréable pour ce qui concerne les libertés publiques. Poussé par la gouvernance actuelle française, ce texte – peu médiatisé – pourrait s’avérer l’un des coups les plus violents jamais portés à la liberté d’expression dans les pays « démocratiques » de l’Union européenne. Le débat autour de ce texte va maintenant se poursuivre au parlement européen.

Il convient de préciser que le 12 décembre 2018 un premier rapport sur la lutte antiterroriste a été adopté à une très large majorité : sur 661 votants, 474 ont voté en faveur de ce dernier tel qu’il a été amendé, 112 voix contre, 75 votants se sont abstenus. Cette adoption était prévisible. Il faut toutefois noter qu’elle s’est déroulée dans un contexte très particulier : au lendemain du terrible drame de Strasbourg à proximité du marché de Noël. Ce rapport sur « les observations et les recommandations de la commission spéciale sur le terrorisme » est dans la même ligne. Ce rapport désormais adopté est un marchepied qui vient appuyer le texte à venir, texte qui recommandera entre autres mesures la sous-traitance de la censure aux géants de l’Internet.

De quoi s’agit-il ?

Usant toujours de la même argumentation – a priori- louable : la lutte contre le terrorisme, ce texte – que vous retrouverez sous l’intitulé : « Règlement du Parlement Européen et du Conseil relatif à la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne » obligera tous les acteurs du Web à se soumettre aux outils de surveillance et de censure automatisés fournis par Facebook et Google. Quand la Quadrature du Net qui soulève le problème s’interroge : « Une loi européenne pour censurer les mouvements sociaux sur Internet ? » La réponse apparaît tristement contenue dans la question au regard des éléments exposés ci-après et des mouvements sociaux qui se déroulent en France depuis quelques semaines.

Nonobstant un projet réalisé dans un timing empêchant tout débat public, ces alliances contre-nature associant des géants du Net à des États dans l’exercice de la censure sont préoccupantes.

Pourquoi est-ce une dérive dangereuse ?

Si le règlement européen franchit ici un nouveau cap, c’est qu’au-delà d’une exigence de retrait dans l’heure sous peine de sanctions financières des prestataires, ce projet de loi prévoit d’intégrer également des « mesures proactives ».

Il s’agit donc d’avoir recours à de la censure automatique préventive ! Pour faire simple, cette censure serait alors paramétrée par les autorités concernées et les géants du web.

Voici ci-dessous quelques extraits de ce que propose ce projet de règlement en terme de mesures proactives (article 6). Un règlement que je vous encourage à lire attentivement et dans son ensemble (Bruxelles,le 7 décembre 2018 : Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne).

Mesures proactives 

  • Les fournisseurs de services d’hébergement prennent, selon le risque et le niveau d’exposition aux contenus à caractère terroriste, des mesures proactives pour protéger leurs services contre la diffusion de contenus à caractère terroriste. Ces mesures sont efficaces et proportionnées, compte tenu du risque et du niveau d’exposition aux contenus à caractère terroriste, des droits fondamentaux des utilisateurs et de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et d’information dans une société ouverte et démocratique.
  • Lorsqu’elle a été informée conformément à l’article 4, paragraphe 9, l’autorité compétente* visée à l’article 17, paragraphe 1, point (c), demande au fournisseur de services d’hébergement de soumettre, dans les trois mois suivant la réception de la demande, et ensuite au moins une fois par an, un rapport sur les mesures proactives spécifiques qu’il a prises, y compris au moyen d’outils automatisés.

Lorsque il est évoqué la notion « d’autorité compétentes » qui seront habilitées à superviser ces mesures proactives elles sont « précisées » dans le point (37) :

« (37) Aux fins du présent règlement, les États membres devraient désigner des autorités compétentes. L’obligation de désigner des autorités compétentes n’impose pas nécessairement la création de nouvelles autorités ; il peut en effet s’agir d’organismes existants chargés des fonctions prévues par le présent règlement. Celui-ci exige la désignation d’autorités compétentes chargées d’émettre les injonctions de suppression et les signalements et de superviser les mesures proactives, ainsi que d’imposer des sanctions. Il appartient aux États membres de décider du nombre d’autorités qu’ils souhaitent désigner pour remplir ces tâches ».

De la contestation à la sédition… jusqu’au terrorisme : le poids des mots, le choc de la censure !

Sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, quand le ministre de l’Intérieur dénonce « les séditieux » parmi les gilets jaunes, on peut s’inquiéter fortement sur l’usage futur et dévoyé qui pourrait être fait par la gouvernance actuelle (et d’autres) d’une telle loi.

Les mots ont un sens, et les mots ne sont pas innocents ! Ils le sont d’autant moins lorsque l’on est aux responsabilités. Je rappelle donc qu’une sédition « est une forme d’émeute face à un pouvoir ou une autorité établie, dont le but ne serait pas uniquement de renverser les détenteurs d’une puissance, mais de rompre définitivement tout lien avec ce système ».

La problématique est que de « sédition » à « criminel » puis à « terroriste » il n’y a qu’un pas qui pourrait être vite franchi pour justifier une censure totalement outrancière en cas de mouvement social contestataire s’exprimant demain sur Internet.

Aussi, et au regard du type de qualificatif qui a été utilisé lors du mouvement de contestation sociale massif qui se déroule actuellement en France, que ce qualificatif soit supposé désigner quelques individus ou un collectif est en définitive peu important… Le mot a été lâché ! Il laisse sous-entendre que sous une telle loi un mouvement de contestation du type des « gilets jaunes » – en France comme ailleurs – pourrait être traité comme un mouvement potentiellement séditieux et de fait être censuré au plus tôt par les autorités et leurs nouveaux alliés de la censure.

Cela entraînerait ipso facto (par exemple) une impossibilité d’usage du Net pour l’organisation de rassemblements. Que ces rassemblements soient pacifiques ou non, ils pourraient être rapidement mis « dans le même panier » ! Le couperet de la censure pourrait alors s’abattre de façon généralisée et préventive pour “tuer dans l’œuf” ce type de mouvement contestataire. Il sera nécessaire et suffisant de s’appuyer sur les comportements de quelques illuminés réellement dangereux… pour brandir le terme sédition et co-actionner la censure algorithmique adaptée ! Pour le bien de la sécurité nationale, évidemment…

Enseignant Chercheur. Head of Development.

Digital I IT, Grenoble École de Management (GEM)

A suivre

Source : The Conversation 14 décembre 2018,

« Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple ». (Bertolt Brecht)

 

Censure antiterroriste : Macron se soumet aux géants du Web pour instaurer une surveillance généralisée

Il y a deux mois, la Commission européenne a publié sa proposition de règlement « censure antiterroriste ». Nous le dénoncions, expliquant que ce projet aura pour effet de détruire l’ensemble du Web décentralisé. Depuis, nous avons rencontré les ministères français en charge du dossier : nos craintes se sont amplifiées.

censure

La France, avec le soutien de l’Allemagne et du Parlement européen, va tout faire pour empêcher un débat démocratique sur ce texte : le gouvernement n’en parle pas dans la presse, veut forcer son adoption urgente et invoque le secret-défense pour empêcher tout débat factuel.

Pourquoi tant de secret ? Probablement parce que ce texte, écrit en collaboration avec Google et Facebook, aura pour effet de soumettre l’ensemble du Web à ces derniers, à qui l’État abandonne tout son rôle de lutte contre les contenus terroristes. La collaboration annoncée lundi par Macron entre l’État et Facebook n’en est que le prémice, aussi sournois que révélateur.

Pour rappel, le texte, poussé par la France et l’Allemagne, utilise le prétexte de la lutte contre le terrorisme pour soumettre l’ensemble des hébergeurs (et pas seulement les grandes plateformes) à des obligations extrêmement strictes :

  • retrait en une heure de contenus qualifiés de terroristes par une autorité nationale (en France, ce sera l’OCLCTIC, le service de la police chargé de la cybercriminalité)
  • la mise en place d’un « point de contact » disponible 24h/24 et 7j/7
  • l’instauration de « mesures proactives » pour censurer les contenus avant même leur signalement  si ces mesures sont jugées insatisfaisantes par les États, ces derniers peuvent imposer des mesures spécifiques telles que la surveillance généralisée de tous les contenus.

D’un point de vue humain, technique et économique, seules les grandes plateformes qui appliquent déjà ces mesures depuis qu’elles collaborent avec les polices européennes seront capables de respecter ces obligations : Google, Facebook et Twitter en tête. Les autres acteurs n’auront d’autres choix que de cesser leur activité d’hébergement ou (moins probable, mais tout aussi grave) de sous-traiter aux géants l’exécution de leurs obligations.

Ce texte consacre l’abandon de pouvoirs régaliens (surveillance et censure) à une poignée d’acteurs privés hégémoniques. Pourtant, la Commission et les États membres, en 146 pages d’analyse d’impact, ne parviennent même pas à expliquer en quoi ces obligations pourraient réellement être efficaces dans la lutte contre le terrorisme.

Voir notre analyse (PDF, 1 page).

Un débat impossible

Ces dernières semaines, nous avons fait le tour des ministères chargés de la rédaction et de la négociation de ce texte au niveau européen. Il en résulte que le gouvernement français, chef de file sur ce dossier, veut convaincre les autres États membres et les institutions de l’Union européenne d’adopter le texte tel qu’il est écrit aujourd’hui, et dans un calendrier très serré (adoption avant les élections européennes de mai 2019) afin d’empêcher tout débat démocratique sur le sujet.

Tout montre que le Parlement européen est prêt à collaborer avec les États membres pour faire adopter ce règlement sans débat. Helga Stevens (Belgique, ECR – conservateurs), rapporteure principale sur ce texte, a déjà publié en juin, et de sa propre initiative, un rapport qui présente les mêmes idées reprises dans ce règlement.

Les « rapporteurs fictifs » (les députés désignés par leur parti politique pour négocier le texte) sont en majorité tout aussi alignés sur ces positions, à l’image de Rachida Dati (France, PPE – droite européenne) et de Maite Pagazaurtundua (Espagne, ALDE – libéraux) qui défendent depuis longtemps l’idée d’une telle censure. Eva Joly (France, Verts) avait pour sa part accepté sans souci la censure privée dans la directive terroriste, finalement adoptée début 2017. Il semblerait que, cette fois, le texte aille trop loin pour elle et nous espérons qu’elle saura se battre contre.

Toutefois, dans la perspective des élections européennes, aucun parti politique du Parlement européen ne semble prêt à combattre la stratégie sécuritaire du gouvernement français, en lien avec l’Allemagne et d’autres États membres. Alors que ce texte semble directement inspiré par les politiques autoritaires mises en place par le gouvernement chinois pour contrôler Internet, Emmanuel Macron et Angela Merkel démontrent que leur « axe humaniste » mis en exergue dans le cadre de la campagne des européennes n’est que pure posture politicienne. Ce projet de règlement est une véritable insulte au projet démocratique européen.

Remplacer l’État par les géants du Web

Quand nous avons dit aux ministères que leur texte détruirait l’ensemble du Web décentralisé, ne laissant qu’une poignée de géants en maîtres, on nous a laissé comprendre que, oui, justement, c’était bien le but.

Tranquillement, nos interlocuteurs nous ont expliqué que Google-Youtube et d’autres multinationales numériques avaient convaincu le gouvernement que la radicalisation terroriste était facilitée par les petites et moyennes plateformes, et qu’il fallait donc laisser la régulation du Web aux seuls géants prétendument capables de la gérer. Où sont les preuves de cette radicalisation plus facile en dehors de leurs plateformes ? Nulle part. Sans aucune honte, le gouvernement s’est même permis de sortir l’argument du secret défense, complètement hors sujet, pour masquer son manque de preuve et afficher son irrespect de toute idée de débat démocratique. C’est comme ça : Google l’a dit, ne discutez pas.

Que ce soit clair : les arguments de Google et de Facebook visent simplement à détruire leurs concurrents. De fait, ce texte vise à faire disparaître les petites et moyennes plateformes, et à sous-traiter aux géants une censure massive et automatisée.

Emmanuel Macron s’est laissé enfumer de bon cœur par les géants, ravi à l’idée que l’Internet « dé-civilisé » qu’il s’entête à fantasmer soit enfin administré par une poignée d’entreprises, dont la puissance s’est bâtie sur l’exploitation illégale de nos données personnelles.

C’est ce qu’il a clairement réaffirmé lors de son discours au Forum de la Gouvernance sur Internet.

Macron se moque de détruire tout espoir d’une économie numérique européenne. Il veut simplement un texte sécuritaire qu’il pourra afficher au moment des élections européennes (ses « mid-terms » à lui), afin de draguer une partie de la population inquiète du terrorisme et qu’il s’imagine assez stupide pour tomber dans le panneau. Dans son arrogance délirante, il n’a même plus peur de renier ses électeurs pro-Europe ou pro-business, ni la population attachée aux libertés qui, pensant repousser l’extrême droite, l’aura élu.

Dans ce dossier, la menace terroriste est instrumentalisée pour transformer le Web en GAFAMinitel, pour acter la fusion de l’État et des géants du Net, et ainsi consacrer la surveillance généralisée et la censure automatisée de nos échanges en ligne. Tout ça pour quoi ? Pour lutter contre une auto-radicalisation fantasmée dont la preuve serait secret-défense (la bonne affaire !), et alors que les enquêtes sérieuses sur la question montrent que les terroristes ne se sont pas radicalisés sur Internet.

Le seul effet de ce texte sera de renforcer les multinationales du numériques et les dérives de l’économie de l’attention dont ils sont porteurs : la sur-diffusion de contenus anxiogènes, agressifs et caricaturaux capables de capter notre temps de cerveau disponible. L’urgence législative est de combattre ces dérives : de limiter l’économie de l’attention tout en favorisant le développement de modèles respectueux de nos libertés. C’est ce que nous proposons.

Exigeons le rejet de ce texte ! Il en va des conditions d’existence de l’Internet libre et décentralisé.

Source : La Quadrature du Net 16/11/2018

« Ne suis-je pas une femme ? » (Re)découvrons Sojourner Truth

Cette célèbre abolitionniste noire américaine a été une figure féministe du XIXe siècle.

16661029Avouons-le : c’est un bébé de 9 mois qui nous a fait découvrir la vie de Sojourner Truth. Un bébé new-yorkais prénommé Sojourner, en référence à cette célèbre abolitionniste noire américaine, une figure féministe du XIXe siècle, méconnue en France.

Si l’on vous en parle, c’est que son héritage résonne toujours. « Pour espérer dans l’Amérique de Trump, je lis Sojourner Truth », écrivait cet été dans le New York Times l’autrice et professeure Khadijah Costley White, citant le plus célèbre discours de la militante : « Ain’t a woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »).

Née esclave, Sojourner Truth a marqué l’histoire par la force avec laquelle elle s’est livrée tout au long de sa vie à de nombreux combats : pour les droits civiques, contre l’esclavage, pour l’égalité femmes-hommes, contre la peine de mort… Celle qui n’a jamais appris à lire ni à écrire brillait aussi par ses excellentes qualités d’oratrice.

« Regardez-moi ! »

En 1851, dans l’Ohio, elle prend la parole à la Convention des droits des femmes, après qu’un homme contesta leur égalité, soulignant leur infériorité physique. En réponse, Sojourner Truth puise dans son vécu de femme, noire, ancienne esclave. Il n’existe pas de traces écrites de sa courte intervention, mais de multiples retranscriptions, qui diffèrent les unes des autres. Voici un extrait de la version rapportée par Frances D. Gage en 1863 (lire PDF) :

« Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c’est qu’il y a quelque chose de chamboulé. Je crois qu’entre les Noir·e·s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent tou·te·s de leurs droits, l’homme blanc va bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-t-on ici au juste ? Cet homme là-bas dit que les femmes ont besoin d’être aidées pour monter en voiture, et qu’on doit les porter pour passer les fossés, et qu’elles doivent avoir les meilleures places partout. […] Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi ! Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et rempli des granges, et aucun homme ne pouvait me devancer ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pouvais travailler autant qu’un homme (lorsque je trouvais du travail) ainsi que supporter tout autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde cinq enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m’écoutait ! Et ne suis-je pas une femme 

Racisme et sexisme

L’éloquente Sojourner Truth met en lumière la condition particulière des femmes noires, ainsi que leur invisibilisation : « femmes » veut bien souvent dire « femme blanche ».

Dans les années 1840, en effet, le mouvement abolitionniste se divise sur la question du droit des femmes. « Au milieu du XIXe siècle, au moment de l’émergence des mobilisations féministes américaines pour le suffrage féminin, les militantes afro-américaines, anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves, […], ont été violemment confrontées au racisme, non seulement des détracteurs misogynes de cette revendication, mais aussi à celui d’une partie des militant.e.s abolitionnistes et féministes », expliquait en 2005 la philosophe Elsa Dorlin.

La parole de Sojourner Truth est considérée par bell hooks, figure du Black Feminism américain, comme l’une des premières traces de la notion d’intersectionnalité, conceptualisé en 1889 par la juriste Kimberlé Crenshaw – notion selon laquelle les femmes noires se trouvent à l’intersection de plusieurs oppressions, dont le racisme et le sexisme.

Sojourner Truth fait le lien entre la lutte pour le droit de vote des femmes et le droit de votes des noir.e.s, montrant que les femmes noires sont exclues de ces deux mouvements (elles ont obtenu le droit de vote aux Etats-Unis en 1965, 45 ans après les femmes blanches). « Ne suis-je pas une femme ? », scande-t-elle.

« Il y a un grand émoi à propos de l’accès des hommes de couleur à leurs droits, mais pas un mot sur la femme de couleur ; et si les hommes de couleur obtiennent leurs droits, mais que les femmes de couleur n’obtiennent pas les leurs, vous voyez, les hommes de couleur seront les maîtres des femmes, et ça sera tout aussi mauvais que ça l’était auparavant », déclare-t-elle en 1867 [lire PDF, en anglais].

bell hooks a inscrit sur la couverture de son livre, publié en 1981, la formule de la militante : « Ne suis-je pas une femme ? ». Une traduction en français est parue en 2015, aux éditions Cambourakis. « Sojourner Truth pose les bases de ce qui deviendra l’Afroféminisme : un refus de compartimenter les luttes et une affirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noirs qu’au monde des femmes », écrit en préface la réalisatrice Amandine Gay.

Prédicatrice itinérante

Comme le remarque Florence Rochefort dans « Histoire mondiale des féminismes » (éd. PUF, Que sais-je ?, 2018), ces figures de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et du droit des femmes, comme Sojourner Truth ou Harriet Tubman, ancienne esclave elle aussi, ont été un temps oubliées de l’historiographie avant d’être redécouvertes dans les années 70 par le Black Feminism des Africaines-Américaines et « mises à l’honneur ».

Sojourner Truth est née Isabella Baumfree vers 1797, de deux parents esclaves d’un propriétaire terrien d’origine hollandaise, installé dans le comté d’Ulster, région rurale de l’Etat de New York. A 9 ans, à la mort de son second maître, elle est mise aux enchères et achetée 100 dollars par un fermier, avec un lot de moutons.

En tout, Sojourner Truth a été vendue quatre fois. En 1826, elle fuit avec sa plus jeune fille chez une famille de Quakers, anti-esclavagistes. Quand son maître la retrouve, le couple achète sa liberté. La même année, Sojourner Truth gagne un procès pour récupérer la garde de son fils Peter, vendu comme esclave en Alabama. Libre, elle s’installe à New York.

Isabella Baumfree se renomme Sojourner Truth en 1843, après une révélation spirituelle et devient prédicatrice itinérante. Un an plus tard, elle donne son premier discours anti-esclavagiste à Northampton (Massachusetts). La militante a de l’humour, une parole vive, et ponctue ses interventions d’envolées rhétoriques dans la tradition du prêche évangélique, note Claudine Raynaud, professeure d’études américaines, qui signe une riche introduction de la traduction française du « Récit » de Sojourner Truth (éd. Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016), publié en 1850.

Truth, qui a rencontré le président Lincoln en 1864, et fréquenté de nombreuses figures abolitionnistes et féministes, se bat plus tard pour que des terres soient mises à disposition d’anciens esclaves et qu’ils retrouvent des emplois. Elle gagne le procès qu’elle a intenté en 1865 contre le contrôleur qui l’a refusée, après qu’une loi interdise d’exclure les passagers de couleur des transports en commun.

Dans le Capitole

Sojourner Truth n’a cessé de militer jusqu’à la fin de sa vie – contre la peine de mort notamment. Son buste trône dans le Capitole à Washington. « J’espère que Sojourner Truth serait fière de voir qu’une descendante d’esclave occupe les fonctions de première dame des Etats-Unis », déclarait Michelle Obama lors de l’inauguration en 2009.

Au printemps dernier, le magazine américain Quartz relevait combien les mots de Sojourner Truth sont actuels. Sous la bannière « Aint a woman ? », 1.500 femmes ont manifesté en 2017, suite à la Marche des femmes contre la politique de Trump.

« Elle devait vraiment s’affirmer et nous voici maintenant en 2017 en tant que femmes noires se sentant obligées d’affirmer que nous méritons d’être entendues, que nous méritons d’être vues, que nos voix doivent s’élever. Je crois, aussi, que « Ne suis-je pas une femme » fonctionne parfaitement pour les femmes trans, et précisément les femmes trans de couleur », observait Imani Mitchell, l’une des prganisatrices.

Emilie Brouze

Source L’Obs Rue 89 04/11/2018

Europe : Emmanuel Macron veut fissurer le camp «nationaliste»

 Emmanuel Macron entre les premiers ministres tchèque, Andrej Babis, et slovaque, Peter Pellegrini, le 30 juin 2018, à l'Élysée. Regis Duvignau DUVIGNAU/AFP

Emmanuel Macron entre les premiers ministres tchèque, Andrej Babis, et slovaque, Peter Pellegrini, le 30 juin 2018, à l’Élysée. Regis Duvignau

Le président espère trouver des relais à Bratislava et à Prague pour accentuer les fissures au sein du groupe de Visegrad.

La statistique fait la fierté de l’Élysée. «Après ce voyage, Emmanuel Macron aura visité plus de vingt pays de l’Union en l’espace de dix-huit mois. Un record.» À l’approche des européennes de mai 2019, que ses opposants veulent transformer en référendum anti-Macron, le chef de l’État intensifie ses déplacements. À son agenda, il ajoute des destinations jusqu’à présent boudées ou méprisées par ses prédécesseurs. C’était le Danemark et la Finlande, fin août. C’est, ce vendredi et samedi, la Slovaquie et la République tchèque.

Sur le papier, cette halte de deux jours a de faux airs de rendez-vous commémoratif: on célèbre, ces jours-ci, le centième anniversaire de la création de la Tchécoslovaquie, qui surgit sur les ruines de l’Autriche-Hongrie le 28 octobre 1918 et perdura jusqu’en 1993, avec une parenthèse pendant la Seconde guerre mondiale. La France fut l’une des toutes premières nations à reconnaître cette nouvelle entité. Mais, l’enjeu pour le chef de l’État, qui s’entretiendra successivement avec les dirigeants des deux pays, ne sera pas mémoriel. Car l’urgence est de retisser des liens, dans une région où la voix française a perdu du crédit, ces derniers mois. «On ne peut pas être fâché avec tous les pays de l’est de l’Europe, lâche un proche du président. Il nous faut des relais.»

Si la Hongrie du premier ministre Viktor Orban et la Pologne du PiS demeurent infréquentables pour Emmanuel Macron, lequel ne rate jamais une occasion de dénoncer leur dérive «populiste» et les manquements aux droits de l’homme, il en va autrement de la Slovaquie et de la Tchéquie. Deux pays moins controversés, gouvernés par des attelages baroques, moins identifiables que leurs voisins ultraconservateurs: le premier ministre tchèque, le milliardaire probusiness Andrej Babis, s’est par exemple allié à des sociaux-démocrates et à des néocommunistes.

Ces pays sont membres du «groupe de Visegrad» (Hongrie-Pologne-Tchéquie-Slovaquie), alliance qui porte une ligne dure sur les migrants et s’est battue contre les répartitions de migrants par quotas ou la redéfinition du règlement de Dublin sur la gestion des demandes d’asile. «Ces deux gouvernements veulent rester dans le cœur européen, relativise l’Élysée. Il est faux de dire qu’il y a un clivage entre les pays de l’Est et ceux de l’Ouest de l’Europe. On trouve des proeuropéens partout.»

Emmanuel Macron a d’ailleurs prévu de profiter de sa halte à Bratislava, vendredi, pour participer à une «consultation citoyenne» sur l’Europe, en compagnie du premier ministre slovaque, Peter Pellegrini. Cette rencontre en anglais est organisée par le think tank proeuropéen Globsec. Pour le président, ce sera sa sixième et dernière intervention dans ce genre de cénacles, lancés il y a un an pour promouvoir le débat autour d’une relance de l’Europe, mais qui n’a pas rencontré un succès monstre.

Leader des progressistes européens

Après avoir fait bouger les lignes politiques en France, Emmanuel Macron espère-t-il enfoncer un coin au sein du «groupe de Visegrad», en chouchoutant certains de ses membres et en stigmatisant les autres? Soucieux de ramener le débat de la campagne à un duel entre «progressistes» et «nationalistes», le gouvernement français a fait de Victor Orban sa bête noire – lequel ne se prive pas de concentrer ses piques en retour contre le président français.

La macronie n’oublie jamais de rappeler que le premier ministre hongrois siège au Parlement européen dans les rangs du Parti populaire européen (PPE), en compagnie des Républicains de Laurent Wauquiez. «Il est assez cocasse de voir l’autoproclamé leader des progressistes européens, grand pourfendeur des populistes, aller draguer des gouvernements tchèques et slovaques qui sont à bien des égards et sur bien des sujets (immigration, travailleurs détachés, etc.) sur la même ligne que leur voisin Orban, cingle l’eurodéputé LR Arnaud Danjean. Mais eux ne sont pas “de droite”, ça explique sans doute l’indulgence macronienne…»

Cette stratégie de polarisation extrême entre réformateurs et eurosceptiques, «Europe du repli» et «Europe de la démocratie», n’est pas sans risques, à un moment où la question migratoire alimente, à l’Est comme à l’Ouest, les courants populistes. Des voix commencent même à s’interroger sur la pertinence de cette approche, au sein de la majorité. À l’instar de Marielle de Sarnez. La vice-présidente du MoDem, qui dirige la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, a suggéré, le 21 octobre dans l’émission «Internationales», organisée par TV5 Monde, RFI et Le Monde, d’«élargir la campagne des européennes à l’ensemble des Français, à ceux qui doutent de l’Union». En clair de dépasser le clivage Macron-Orban.


Le MoDem met en garde contre un «comportement binaire»

Le MoDem a mis en garde, mardi, la majorité contre un «comportement binaire» en vue des élections européennes au sujet du clivage entre «progressistes»et «populistes» établi par Emmanuel Macron, jugeant que «le clivage Orban-Macron»n’était «pas un clivage national».

«La question de populistes contre progressistes, au sens très large, ça va être dans les équilibres européens, au moment de la composition des groupes», après le scrutin européen de mai 2019, a précisé Sarah El Haïry, porte-parole du parti. Mais «en France, la question n’est pas de dire: est-ce qu’on est pro ou anti-Orban, mais quel message politique envoyer, quelle Europe on veut et qui on envoie pour la défendre»,a développé la députée de Loire-Atlantique.

Marcelo Wesfreid

Source : Le Figaro 25/10/2018

« Infox » au Brésil : comment les fausses informations ont inondé WhatsApp

d67cd65_cjk-ERRFAZph2qZYZdl9mZYmLe scrutin présidentiel brésilien est un exemple inédit de propagation de « fake news » et de propagande politique sur l’application de messagerie appartenant à Facebook.

S’il fallait une preuve finale que la désinformation et la propagande politique peuvent se propager à travers l’application WhatsApp, les élections présidentielles brésiliennes en ont offert un exemple inquiétant. Le second tour du scrutin est prévu dimanche 28 octobre et oppose Fernando Haddad (Parti des travailleurs – PT, à gauche) et Jair Bolsonaro (Parti social libéral – PSL, extrême droite).

Depuis des semaines, le rôle et l’influence de WhatsApp font partie des thématiques de campagne, alors que des millions de messages à teneur politique circulent dans les poches des électeurs à travers cette messagerie appartenant à Facebook depuis 2014.

« Des centaines de millions de messages »

Au point où, le 18 octobre, la gauche brésilienne a demandé l’ouverture d’une enquête auprès du Tribunal supérieur électoral brésilien. Le Parti des travailleurs et ses alliés suspectent leurs adversaires politiques d’avoir orchestré une campagne de désinformation à l’encontre de Fernando Haddad et du PT, à travers des messages envoyés sur WhatsApp.

Une multitude de groupes

En quelques années, WhatsApp a largement dépassé son cadre initial de « messagerie privée » et est devenue une solution de communication publique majeure. Cela s’est traduit par une utilisation intensive de l’application à des fins de communication politique lors de l’élection présidentielle. Bien sûr, elle n’a pas remplacé les autres réseaux sociaux : le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, a bien construit une bonne partie de sa communication sur Facebook, YouTube, Instagram et Twitter, où il cumule près de 17 millions d’abonnés.

Cette demande a eu lieu au lendemain des révélations du quotidien Folha de S. Paulo, selon lesquelles quatre services spécialisés dans l’envoi de messages en masse sur WhatsApp (Quick Mobile, Yacows, Croc Services, SMS Market) ont signé des contrats de plusieurs millions de dollars avec des entreprises soutenant la campagne de Jair Bolsonaro. Ces services spécialisés sont capables d’envoyer « des centaines de millions de messages » par WhatsApp, indique le quotidien. La diffusion de tels messages est de nature à être épinglé par la loi brésilienne. « Le financement de campagne électorale par des entreprises privées est illégal. Il est question de fraude », a réagi un membre du PT.

Un autre usage illégal de WhatsApp proviendrait du fait qu’un parti politique ne peut, au Brésil, envoyer des messages qu’aux personnes recensées dans ses bases de données de sympathisants. Or, les entreprises spécialisées citées par le Folha de S. Paulo proposaient également des forfaits d’envois de messages à des listes d’utilisateurs WhatsApp qu’elles fournissaient elles-mêmes, et dont l’origine reste incertaine. Le quotidien évoque des listes de numéros obtenues « illégalement à travers des compagnies téléphoniques, ou de recouvrement de dettes ».

En réaction aux révélations du Folha de S. Paulo, WhatsApp a fermé « 100 000 comptes utilisateurs » associés aux quatre entreprises concernées, et leur a demandé de ne plus envoyer de messages en masse de la sorte.

Une application qui a remplacé les e-mails

Autant de chiffres donne le tournis. Du point de vue des utilisateurs français, un tel usage de WhatsApp à des fins de propagande électorale massive peut surprendre, alors qu’ils sont plus souvent habitués aux conversations privées, aux groupes rassemblant des collègues ou des membres de leur famille.

L’utilisation de WhatsApp est bien différente au Brésil, tant la messagerie y est populaire. En mai 2017, il s’agissait du deuxième pays le plus utilisateur de WhatsApp au monde, derrière l’Inde : 120 millions de personnes avaient alors un compte actif, sur 210 millions de Brésiliens.

« L’application est utilisée par tous les secteurs de la société. Elle a complètement remplacé les e-mails », commente Claire Wardle, directrice exécutive chez First Draft. Ces derniers mois, cette association internationale de journalistes et de chercheurs a travaillé au Brésil dans le cadre du projet collaboratif Comprova, qui collecte et dément les fausses informations qui circulent sur WhatsApp.

En 2016, une étude du Harvard Business Review indiquait que 96 % des Brésiliens ayant un smartphone utilisaient WhatsApp en priorité pour envoyer des messages. Dans un pays où les SMS coûtaient très chers, le succès de l’application, légère, rapide, et fonctionnant sur tous les modèles de smartphones, a tenu à la possibilité de s’envoyer des messages par un réseau Wi-Fi ou 3G.

Mais cela s’explique aussi par une politique agressive de la part de Facebook pour s’imposer dans les smartphones au Brésil, selon Yasodara Cordova, chercheuse en désinformation numérique à l’université d’Harvard, qui a écrit sur le sujet dans The Intercept. « 60 % des Brésiliens utilisent des forfaits prépayés, avec des limitations, mais dans lequel ils ont un accès gratuit permanent à WhatsApp et à Facebook grâce aux accords passés entre Facebook et des sociétés téléphoniques », explique-t-elle au Monde.

Sur WhatsApp, en revanche, une diffusion « verticale » de l’information depuis un compte amiral comme sur Facebook ou YouTube est impossible. Le fonctionnement de l’application n’autorise que des conversations de groupes de 256 personnes maximum : il empêche le développement de fils de discussion géants, et alimentés par des administrateurs WhatsApp qui disposeraient d’audiences considérables.

Résultat : la circulation de l’information sur WhatsApp est extrêmement fragmentée au travers des multitudes de groupes. « Les équipes de campagne ont été très fortes pour créer de multiples groupes de 256 utilisateurs, qui diffusent du contenu identique », explique Mme Wardle. La viralité d’un message ou d’une vidéo a lieu ensuite grâce au transfert de messages de groupes en groupes, que chaque utilisateur peut faire en un coup de pouce.

« La taille moyenne d’un groupe WhatsApp au Brésil est de six personnes, continue Claire Wardle. En ce qui concerne les fausses informations que nous repérons, elles circulent dans tout type de groupes. Elles peuvent partir d’un grand groupe, puis se transmettent de groupes de plus en plus petits, par l’action de chaque utilisateur, avec des transferts de messages. Elles atterrissent finalement dans des groupes WhatsApp vraiment petits, mais où les gens se font vraiment confiance. »

Un fonctionnement qui rappelle le principe de transfert de messages par e-mail, appliqué à l’écosystème de WhatsApp. Selon El Pais, qui reprend l’article de chercheurs ayant étudié pendant des mois le phénomène de viralité dans quatre-vingt-dix groupes, les techniques pour diffuser au maximum des messages sont bien rodées : des militants organisent le partage de messages, ou ciblent des régions précises du pays en étudiant les préfixes téléphoniques.

L’Agence France-Presse donne l’exemple d’un partisan de Jair Bolsonaro qui disait recevoir environ 500 messages WhatsApp par jour, pour et contre les deux candidats du second tour. « Cela ne fait pas de différence pour moi, a-t-il expliqué. Mais ma mère a reçu un message disant que Bolsonaro supprimerait le treizième mois et elle l’a cru. »

Le phénomène est global, et a concerné tous les camps politiques brésiliens pendant la campagne, quels que soient les candidats. Dans un reportage diffusé par la BBC en septembre, une journaliste ayant étudié des « milliers de groupes WhatsApp » montre aussi l’exemple d’une rumeur mensongère sur l’état de santé du candidat d’extrême droite Bolsonaro.

Des rumeurs visuelles

« Le jour du premier tour, nous avons aussi vu sur WhatsApp des fausses informations sur le processus de vote, des gens qui expliquaient par exemple que les machines de vote étaient cassées, etc. Soit le même genre de fausses informations qu’on a vu circuler aux Etats-Unis en 2016 », explique Claire Wardle, de First Draft.

En tout, depuis le mois de juin, la cinquantaine de journalistes réunis dans le projet Comprova a recensé plus de 60 000 messages signalés directement par des utilisateurs de WhatsApp, auxquels les journalistes ont répondu, tant bien que mal. Dans le New York Times, les responsables de Comprova disent aussi avoir recensé « 100 000 images à caractère politique » dans 347 groupes WhatsApp les plus populaires qu’ils ont pu intégrer grâce à des liens d’invitation.

Parmi les cinquante images les plus virales au sein de ces groupes, 56 % d’entre elles sont de fausses informations ou présentent des faits trompeurs, selon eux. « Les fausses informations sur WhatsApp sont plus visuelles qu’ailleurs : il y a beaucoup de mèmes, qui appuient sur des réactions émotionnelles autour de sujets comme l’immigration, les crimes, ou les croyances religieuses, pour créer des tensions », confirme Mme Wardle.

Ceci alors que l’utilisation de WhatsApp se fait principalement sur un écran de téléphone, et que le contexte accompagnant la photo et la vidéo, de même que son origine, sont rarement présents. Application conçue avant tout pour smartphone, WhatsApp favorise la diffusion de messages vidéo enregistrés en mode selfie, où l’on écoute une personne parler, sans avoir de titre de la vidéo, d’informations sur son origine, son nombre de vues, ou même l’identité de l’interlocuteur.

Rumeur sur l’« idéologie de genre »

Parmi les nombreuses rumeurs recensées par Claire Gatinois, correspondante du Monde au Brésil, celle du « kit gay » que Fernando Haddad, le candidat du PT, voudrait généraliser dans les écoles pour enseigner l’homosexualité au primaire. Une fausse intention, comme l’explique El Pais, mais régulièrement diffusée par les soutiens de Jair Bolsonaro.

Un utilisateur de WhatsApp au Brésil a pu ainsi recevoir, au gré des partages de groupes en groupes, un tract électoral dénonçant l’« idéologie de genre » dans les écoles, avec la photographie du candidat Haddad. Comme si on lui donnait ce tract dans la rue sans davantage d’explications.

Pour des informations supplémentaires ou du contexte, il devra se rendre sur un navigateur Internet et chercher lui-même ce qu’il en est. Ce que ne favorise pas WhatsApp. « L’application n’a pas été conçue au départ pour diffuser de l’information avec une telle ampleur. C’est avant tout une messagerie privée », abonde la chercheuse d’Harvard, Yasodara Cordova.

Elle explique que « la présentation d’une fausse information sur WhatsApp est souvent différente » d’autres plates-formes, citant une rumeur de bourrage d’urnes électroniques démentie par les fact-checkeurs de Comprova. Alors que le post Facebook dénonçant la supposée tricherie est accompagné de vidéos, la version WhatsApp de la rumeur ne fait, elle, que reprendre le texte annonçant « des urnes déjà achetées pour l’élection de 2018 ».

Des messages impossibles à identifier et réguler

Face à ce phénomène, la réponse de Facebook et WhatsApp est pour le moins timorée. Si Facebook mène la guerre aux infox sur son réseau social depuis l’élection présidentielle américaine de 2016 (notamment en participant au financement de projets de « fact-checking » comme Comprova), il ne peut appliquer ses mesures habituelles de tentatives d’endiguement sur WhatsApp.

La raison avant tout technique. L’une des fonctionnalités clés de WhatsApp est son chiffrement de bout en bout, qui empêche WhatsApp, ou n’importe quel service tiers connecté à l’application, de lire ou de rechercher le contenu des messages échangés par l’application, groupes inclus. Ce chiffrement robuste fait de WhatsApp l’une des applications grand public les plus respectueuses des communications privée des utilisateurs. Mais il rend aussi impossible toute régulation, observation centralisée ou modération des phénomènes problématiques. Ce que Mark Zuckerberg lui-même a reconnu être un problème « difficile ».

Il est impossible, par exemple, d’entraîner un logiciel d’intelligence artificielle à détecter automatiquement des messages problématiques ou violant les règles d’utilisation de la plate-forme, comme ce qui existe sur Facebook. Concernant les fausses informations, les mesures prises par Facebook depuis 2016 (signalement par les utilisateurs, modération et contexte plus clair des publicités politiques, liens fournis par des fact-checkeurs capables de repérer une fausse information) ne pourront s’appliquer à WhatsApp. De même que les lois promulguées par des Etats pour contrer la désinformation en période électorale.

Les travers du chiffrement

Le chiffrement rend également impossible de retrouver l’origine ou les auteurs d’une fausse information. « WhatsApp a un système de détection de spams, qui détecte des comportements inhabituels. Mais ils devraient faire plus : par exemple, limiter le nombre de groupes qu’un seul numéro WhatsApp peut créer, ou limiter le nombre de fois où un message peut être transféré », avance Claire Wardle, qui travaille avec le projet Comprova.

Les responsables de Comprova vont plus loin. Dans une tribune publiée dans le New York Times, ils demandent à WhatsApp de « changer ses réglages » en termes de transfert de messages ou de nombre de personnes présentes dans des groupes de discussion. Ce à quoi WhatsApp a répondu qu’il n’était pas possible d’appliquer ces changements avant la fin de l’élection.

L’une des seules mises à jour récente de l’application a été introduite en juillet, avec la généralisation d’un système marquant comme « transféré » les messages envoyés provenant d’une autre discussion. La fonctionnalité avait été testée auparavant au Brésil et en Inde, un autre pays dans lesquels la propagation de rumeurs et de fausses informations a des effets parfois gravissimes. Début 2018, sur WhatsApp, une vingtaine de personnes ont été lynchées en Inde à la suite de rumeurs sur des enlèvements.

Michaël Szadkowski

Source : Le Monde 25/10/2018