Jacque Généreux . Nous sommes mondialement gouvernés par des aveugles

Un manuel d’éducation citoyen par Jacques Généreux. Photo dr

Un manuel d’éducation citoyen par Jacques Généreux. Photo dr

Essai :
Avec la «Déconnomie» Jacques Généreux démontre la bêtise de la théorie économique dominante et tente d’en expliquer les raisons. Nous sommes tous concernés…

Une crise ne constitue jamais  un événement exceptionnel et exogène au système économique nous rappelle Jacques Généreux membre des Economistes atterrés, avant d’aborder la nature du nouveau cadre systémique dans lequel prospère les folies politiques en temps de crise. La Grèce à qui la Troïka n’a laissé pour seule alternative, que le maintien des politiques absurdes qui ont aggravé la crise au lieu de la résorber, en est un bon exemple.
Le professeur d’économie à Science Po revient rapidement sur la forme de capitalisme qui s’est imposée depuis les années 80 à savoir le capitalisme financiarisé.   « Système dans lequel l’abolition des frontières économiques nationales et la dérégulation de la finance confèrent aux actionnaires le pouvoir d’exiger un taux de rendement capital insoutenable tant pour l’économie que pour l’écosystème, les salariés et la démocratie.» Le bilan dressé de ce système s’avère comme l’on sait, totalement négatif, sauf pour les 10% des plus riches qui ont accaparé l’essentiel des ressources mondiales.
Le fait que tout ce qui reste utile à  l’équilibre et à la paix tient aux lois, mesures et institutions qui limitent le pouvoir de l’argent, pousse Jacques Généreux à envisager les raisons auxquelles tiennent la persistance de ce système calamiteux.

Il en dénombre trois : « 1. Il n’y a pas d’alternative, les politiques sont impuissantes face à l’inéluctable mondialisation de l’économie ; 2. d’autres voies sont possibles, mais leur accès est interdit par des élites dirigeantes au service des plus riche; 3. nous sommes gagnés par une épidémie d’incompétence et de bêtise, depuis le sommet qui gouverne la société jusqu’à la base populaire qui, en démocratie, choisit ses dirigeants

Le désastre de notre ignorance
La première raison est vite démontée. N’importe quel gouvernement souverain pourrait réguler la finance, plafonner le rendement du capital et limité l’exposition de son pays au dumping fiscal et social. La deuxième raison implique de trouver des contournements. Quand à la 3eme, l’auteur nous invite à s’interroger pas seulement sur les motifs cachés des politiques économiques mais aussi sur l’intelligence et les compétences des économistes qui les conçoivent, des journalistes qui les promeuvent, des dirigeants qui les mettent en oeuvre et, pour finir, de nous tous, citoyens qui lisons, écoutons ou élisons les précédents.

L’intelligence n’est pas un réflexe c’est un effort dont il faut ressentir l’exigence.

JMDH

La Déconnomie , éditions du Seuil , 19,5€

Source : La Marseillaise 04/01/2017

Voir aussi : Rubrique  Politique économiqueLe changement c’est maintenant, rubrique Politique, L’après-Hollande a commencé, Valls dépose les armes de la gauche devant le Medef, rubrique Finance, rubrique UE, Des infos sur le Mécanisme européen de stabilitéTraité transatlantique : les pages secrètes sur les services, rubrique Livre, Thomas Piketty : Un capital moderne, rubrique Rencontre Jacques Généreux : « Le débat sur la compétitivité est insensé »,

Académie française. Discours de réception d’Andreï Makine

Discours de réception de M. Andreï Makine

Dans son discours de réception à l’Académie Française Andreï Makine revient avec l’exigence littéraire qui convient sur les ombres de l’histoire. Il ouvre une vision sur les inquiétudes du temps présent avec peu de douceur pour nos gouvernants irresponsables.

Le 15 décembre 2016

Andreï Makine

M. Andreï Makine, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Assia Djebar, y est venu prendre séance le jeudi 15 décembre 2016, et a prononcé le discours suivant :

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Il y a trois cents ans, oui, trois siècles à quelques mois près, au printemps de 1717, un autre Russe se rendit à l’Académie, une institution encore toute jeune, quatre-vingts ans à peine, et qui siégeait, à l’époque, au Louvre. La visite de ce voyageur russe, bien que parfaitement improvisée, était infiniment plus éclatante que mon humble présence parmi vous. Il s’agissait de Pierre le Grand ! Le tsar rencontra les membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, s’attarda – le temps de deux longues séances – à l’Académie royale des sciences, observa plusieurs nouveautés techniques et réussit même à aider les géographes français à corriger les cartes de la Russie. Il alla aussi à l’Académie française et là il ne trouva présents que deux académiciens. Non que les membres de votre illustre Compagnie fussent particulièrement dissipés mais le tsar, nous l’avons vu, improvisait ses visites sans s’enquérir des règlements ni de l’heure des séances. Néanmoins, les deux académiciens eurent l’élégance d’initier Pierre aux secrets de leurs multiples activités. L’un d’eux cita, bien à propos, Cicéron, son dialogue De finibus bonorum et malorum. Les langues anciennes n’étaient pas encore considérées en France comme un archaïsme élitiste et la citation latine sur les fins des biens et des maux, traduite en russe par un interprète, enchanta le tsar : « Un jour, Brutus, où j’avais écouté Antiochus comme j’en avais l’habitude avec Marcus Pison dans le gymnase dit de Ptolémée […], nous décidâmes de nous promener l’après-midi à l’Académie, surtout parce que l’endroit est alors déserté par la foule. Est-ce la nature, dit Pison, ou une sorte d’illusion, […] mais quand nous voyons des lieux où nous savons […] que demeurèrent des hommes glorieux, nous sommes plus émus qu’en entendant le récit de leurs actions ou en lisant leurs ouvrages… »

 L’enthousiasme de Pierre le Grand fut si ardent que, visitant la Sorbonne, il s’inclina devant la statue de Richelieu, l’embrassa et prononça ces paroles mémorables que certains esprits sceptiques prétendent apocryphes : « Grand homme, je te donnerais la moitié de mon empire pour apprendre de toi à gouverner l’autre. »

Le tsar embrassa aussi le petit Louis XV, âgé de sept ans. Le géant russe tomba amoureux de l’enfant-roi, sans doute percevant en ce garçonnet un contraste douloureux avec son propre fils, Alekseï, indigne des espoirs paternels. Mais peut-être fut-il touché, comme nous le sommes tous, quand nous entendons un tout jeune enfant parler librement une langue, pour nous étrangère, et dont nous commençons à aimer les vocables. Oui, cette langue française qui allait devenir, bientôt, pour les Russes, la seconde langue nationale.

Non, ce n’est pas cette passion linguistique qui traça l’itinéraire du tsar. Son programme, si je puis dire, était bien plus pratique : la manufacture des Gobelins qui allait inspirer la fabrication des tissus en Russie, la Manufacture royale des glaces qui, malgré l’opposition de l’Église orthodoxe, allait faire briller mille miroirs de Saint-Pétersbourg à Moscou et, enfin, Versailles et le défi que le tsar allait lancer en faisant bâtir son Versailles à lui, son Peterhof et ses fabuleuses fontaines…

Cependant, la discussion avec les deux académiciens ne fut pas vaine. Pour la première fois de sa vie, Pierre découvrait un pays qui avait dédié à sa langue une savante Académie, appelée à défendre l’idiome national. Dès le retour du tsar à Saint-Pétersbourg, l’idée de l’Académie russe prend forme et se réalise peu de temps après sa mort.

Mes paroles s’éloignent, pourrait-on penser, du but de ce discours qui doit rendre hommage à cet écrivain remarquable que reste pour nous Assia Djebar. En effet, quel lien pourrait unir le souverain d’une lointaine Moscovie, une romancière algérienne et votre serviteur que vous avez jugé digne de siéger à vos côtés ? Ce lien est pourtant manifeste car il exprime la raison d’être même de l’Académie : assurer à la langue et à la culture françaises le rayonnement le plus large possible et offrir à cette tâche le concours des intelligences œuvrant dans les domaines les plus variés.

Assia Djebar avait, en ce sens, un immense avantage sur un Russe, qu’il fût un monarque ou un jeune citoyen de l’Union soviétique. Elle n’avait pas eu à subir le refus de Louis XIV qui, en 1698, pour ne pas froisser son allié, le sultan de la Sublime Porte, évita de recevoir le tsar. Ce refus, nous confie Saint-Simon, « mortifia » le jeune monarque russe. Aucun Rideau de fer n’empêcha la brillante élève algérienne de traverser la Méditerranée, de venir étudier à Paris, au lycée Fénelon d’abord et, ensuite, à l’École normale supérieure. Aucune pression idéologique ne commanda, en France, les choix qu’elle devait faire pour persévérer dans ses études. Aucune censure ne lui opposa un quelconque index librorum prohibitorum. Et même quand la grande Histoire – la guerre d’Algérie – fit entendre son tragique fracas, Assia Djebar parvint à résister à la cruauté des événements avec toute la vigueur de son intelligence. Romancière à l’imaginaire fécond, cinéaste subtile, professeur reconnu sur les deux rives de l’Atlantique – la carrière de la future académicienne est une illustration vivante de ce que la sacro-sainte école de la République avait de plus généreux.

Un destin aussi exemplaire fait presque figure de conte de fées ou, plutôt d’une apothéose où le général de Gaulle apparaît, un jour, en deus ex machina, pour aider l’universitaire et la militante pro-F.L.N. Assia Djebar à réintégrer ses fonctions.

Cette vie, d’une richesse rare, est trop bien connue pour qu’on soit obligé de rappeler, en détail, ses étapes. Maintes thèses universitaires abordent l’œuvre d’Assia Djebar. Ses étudiants, en Algérie, en France, aux États-Unis, perpétuent sa mémoire. Des prix littéraires, très nombreux, ont consacré ses textes – depuis Les Enfants du Nouveau Monde jusqu’à La Femme sans sépulture – traduits en plusieurs langues.

Et pourtant, dans cette vie et cette œuvre subsiste une zone mystérieuse qui exerce un attrait puissant sur les étrangers francophones. Cette langue française, apprise, maniée avec une adresse indéniable, étudiée dans ses moindres finesses stylistiques, cette langue donc, que représente-t-elle pour ceux qui ne l’ont pas entendue dans leur berceau ? Une appropriation conquérante ? Une vertigineuse ouverture intellectuelle ? Un formidable outil d’écriture ? Ou bien, au contraire, une durable malédiction qui relègue notre langue d’origine au rang d’un patois familial, d’un sabir enfantin, d’une langue fantôme qui ne pourra plus que végéter au milieu des vestiges de nos jeunes années ? Apprendre cette langue étrangère, se fondre en elle, se donner à elle dans une fusion quasi amoureuse, concevoir grâce à elle des œuvres qui prétendent ne pas lui être infidèles et même, suprême audace, pouvoir l’enrichir, oui, ce choix d’une nouvelle identité linguistique serait-il une bénédiction, une nouvelle naissance ou bien un arrachement à la terre des ancêtres, la trahison de nos origines, la fuite d’un fils prodigue ?

Cette formulation qui peut vous paraître trop radicale reflète à peine la radicalité avec laquelle la question est soulevée dans les livres d’Assia Djebar. « Le français m’est une langue marâtre », disait-elle dans son roman L’Amour, la fantasia. Une langue marâtre ! Donc nous avions raison : adopter une langue étrangère, la pratiquer en écriture peut être vécu comme une rupture de pacte, la perte d’une mère, oui, la disparition de cette « langue mère idéalisée » dont parle la romancière.

« Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, disait-elle, je me retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce d’avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j’emploie ? »

Le français, une langue marâtre, incapable d’exprimer la beauté des chants de l’amour arabe, une langue aride… Et, en même temps, une langue qui peut servir d’armure à la jeune Algérienne et qui libère son corps : « Mon corps s’est trouvé en mouvement dès la pratique de l’écriture étrangère. » Une langue d’émancipation donc, un parler libérateur ? Certes, mais le sentiment de privation, de déchéance même n’est jamais loin :

« Le poète arabe, nous expliquait Assia Djebar, décrit le corps de son aimée ; le raffiné andalou multiplie traités et manuels pour détailler tant et tant de postures érotiques ; le mystique musulman […] s’engorge d’épithètes somptueuses pour exprimer sa faim de Dieu et son attente de l’au-delà… La luxuriance de cette langue me paraît un foisonnement presque suspect… Richesse perdue au bord d’une récente déliquescence ! »

Tel est le dilemme qui se dresse devant la romancière algérienne comme devant tant d’autres écrivains francophones appartenant aux anciennes colonies françaises : une langue maternelle idéalisée, parée de tous les atours de finesse et de magnificence et la langue étrangère, le français, dont l’utilité d’armure intellectuelle et la force émancipatrice ne pourront jamais remplacer le paradis perdu où résonnaient les mélodies du verbe ancestral. Serait-ce un enfermement insoluble ?

La Grande Catherine de Russie sembla avoir bien tranché ce nœud gordien. « Voltaire m’a mise au monde », disait-elle, et cette affirmation ne concernait pas l’usage du français qu’elle pratiquait couramment grâce à mademoiselle Cardel et que toute l’Europe éclairée parlait à l’époque. Non, il s’agissait avant tout de l’ouverture au monde intellectuel de la France, à ses joutes philosophiques, à la diversité et à la richesse de ses belles-lettres. Le cas de la grande tsarine apparaît encore plus complexe que la situation d’une jeune Algérienne qui se culpabilisait de son geste de transfuge linguistique. Car Catherine, de langue maternelle allemande, et parfaitement francophone, a toujours été animée d’un désir impérieux de russité. Elle voulait comprendre le peuple de l’immense empire qu’elle eut à diriger toute jeune. Le russe, indispensable outil de gouvernance, est devenu pour Catherine une langue d’intimité, de communion avec l’insondable âme russe, avec la musique de ses paysages, de ses saisons, de ses légendes. Nature passionnée, Catherine se mit à étudier le russe en linguiste amateur, démontrant la témérité de son sens de l’étymologie. « Le Périgord, disait-elle, mais c’est un nom purement russe ! “ Peré ” signifie au-delà. Et “ gory ” – montagnes. Le Périgord c’est un pays au-delà des montagnes, donc ce sont les Russes qui avaient découvert cette région ! » Son entourage à la cour de Saint-Pétersbourg avait le tact de ne pas démentir ces fulgurances lexicologiques, préférant rire sous cape en disant que l’Impératrice réussissait à commettre, en russe, quatre fautes d’orthographe dans un mot de trois lettres. Et c’était, hélas, vrai !

Jusqu’à sa mort, Catherine garderait un accent. Allemand ? Français ? Allez savoir. Et ses fautes d’orthographe seraient corrigées par le seul homme qui aimait véritablement cette femme, le jeune prince Alexandre Lanskoï.

 Malgré toutes ses lacunes idiomatiques, la tsarine a laissé aux Russes un trésor inestimable : le privilège de parler français sans se sentir traître à la Patrie et la possibilité de communiquer en russe sans passer pour un patoisant borné, un inculte, un plouc. Bien sûr le dilemme que nous avons vu surgir si puissamment dans l’œuvre d’Assia Djebar – une langue d’origine, perdue, une langue étrangère, conquise – tourmentait aussi ces francophones russes qui, victimes d’une mauvaise conscience linguistique, se mettaient parfois à dénoncer les méfaits de la gallomanie et l’emprise du cogito français sur l’intellection russe. Le dramaturge Fonvizine consacra une comédie à cette influence française corruptrice des âmes candides. Son héros, un peu simplet, clame sans cesse : « Mon corps est né en Russie mais mon âme appartient à Paris ! » Fonvizine compléta cette satire en écrivant ses fameuses Lettres de France où, au lieu de moquer les Russes, lui qui a rencontré Voltaire trois fois, il s’en prend à certaines incohérences de la pensée française : « Que de fois, écrit-il, discutant avec des gens tout à fait remarquables, par exemple, de la liberté, je disais qu’à mon avis, ce droit fondamental de l’homme était en France un droit sacré. Ils me répondaient avec enthousiasme que “le Français est né libre”, que le respect de ce droit fait tout leur bonheur, qu’ils mourraient plutôt que d’en supporter la moindre atteinte. Je les écoutais, puis orientais la discussion sur toutes les entorses que j’avais constatées dans ce domaine et, peu à peu, je leur découvrais le fond de ma pensée – à savoir qu’il serait souhaitable que cette liberté ne fût pas chez eux un vain mot. Croyez-le ou non, mais les mêmes personnes qui s’étaient flattées d’être libres me répondaient aussitôt : “Oh, Monsieur, mais vous avez raison, le Français est écrasé, le Français est esclave !” Ils s’étouffaient d’indignation, et pour peu que l’on ne se tût pas, ils auraient continué des jours entiers à vitupérer le pouvoir et à dire pis que pendre de leur état. » Involontairement, peut-être, Fonvizine nous laisse deviner que tout en critiquant les cercles éclairés de Paris, il est devenu lui-même très français dans sa manière de mener subtilement une controverse intellectuelle.

Et c’est dans cet apprentissage de la francité que nous découvrons le secret de la solidité des liens entre nos deux civilisations. Non, les Russes n’ont jamais été aveugles : Fonvizine, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov ont tous exprimé, à un moment de leur vie, le rejet de ce qui pouvait se faire en France ou de ce qui pouvait s’écrire en France. Mais jamais ces grands écrivains n’ont eu l’idée de chercher la cause de ces fâcheuses réalités dans la francité même – et la faiblesse des ouvrages publiés à Paris, dans je ne sais quelle tare congénitale de la langue française. Fonvizine le formulait sur le ton d’un amant trahi : « Il faut rendre justice à ce pays : il est passé maître dans l’art du beau discours. Ici, on réfléchit peu, d’ailleurs on n’en a pas le temps, parce qu’on parle beaucoup et trop vite. Et comme ouvrir la bouche sans rien dire serait ridicule, les Français disent machinalement des mots, se souciant peu de savoir s’ils veulent dire quelque chose. De plus, chacun tient en réserve toute une série de phrases apprises par cœur – à vrai dire très générales et très creuses – et qui lui permettent de faire bonne figure en toute circonstance. » Reconnaissons-le, ce jugement reste actuel si l’on pense au langage politique et médiatique d’aujourd’hui.

Et pourtant le dramaturge russe ne parle que de la manière – abusive, redondante, hypocrite – d’user d’une langue, mais il n’attribue nullement ces défauts-là à la langue française même. Et Dostoïevski, ce grand pourfendeur de l’esprit bourgeois dans la France contemporaine, il salue le génie de Balzac, son art de peindre ces mêmes bourgeois dans La Comédie humaine. « Bonheur, extase ! J’ai traduit Eugénie Grandet ! » : on oublie souvent que la carrière du jeune romancier russe a débuté par ce cri de joie. Et Tolstoï qui n’hésitait pas à éreinter la production romanesque française, lui, il donnait au jeune Gorki ce conseil de vieux sage : « Lisez les Français ! »

Ces écrivains russes n’avaient jamais étudié Ferdinand de Saussure ni, encore moins, Roman Jakobson. Mais ils devinaient, d’instinct, ce distinguo linguistique désormais trivial : la langue et la parole, le dictionnaire et notre façon d’en faire notre usage personnel dans l’infini de ses possibilités. Oui, un dictionnaire, des règles, un corpus fermé, codifié, normatif et la fantaisie de chacun de nous, simples locuteurs ou bien écrivains.

 Alors, y aurait-il un sens à blâmer une langue étrangère dans laquelle on écrit, à mettre en doute sa richesse, sa grammaire, à se plaindre de son aridité, lui reprochant de ne pas répondre à toutes les circonvolutions de notre imaginaire d’origine ? Non, bien sûr que non. La langue parfaite n’existe pas. Seule la parole du poète atteint parfois les sommets de la compréhension visionnaire où les mots mêmes paraissent de trop. La parole du poète, dans toutes les langues, à toutes les époques. Mais très, très, très rarement.

Notre jeune romancière algérienne était-elle consciente de cette fondamentale neutralité des langues ? Sans aucun doute. Sinon, Assia Djebar n’aurait jamais évoqué, à propos du français, cette part d’ombre que l’histoire des hommes dépose au milieu des mots d’un dictionnaire : « Chaque langue, je le sais, entasse dans le noir ses cimetières, ses poubelles, ses caniveaux ; or devant celle de l’ancien conquérant, me voici à éclairer ses chrysanthèmes ! »

Encore une définition lourde à porter : « la langue de l’ancien conquérant ». 1830, la conquête de l’Algérie et la langue française qui serait donc à jamais associée à la violence, la domination, la colonisation.

Comme le ciel de l’entente franco-russe semblerait léger à côté de ces lourds nuages ! Serait-ce la raison pour laquelle le français, en Russie, n’a jamais été entaché par le sang de l’histoire ? Pourtant, le sang, hélas, a coulé entre nos deux pays et bien plus abondamment que dans les sables et les montagnes de l’Algérie. Soixante-quinze mille morts en une seule journée dans la bataille de la Moskova, en 1812, un carnage pas si éloigné, dans le temps, de la conquête algérienne. Oui, quarante-cinq mille morts russes, trente mille morts du côté français. Mais aussi la guerre de Crimée, dévastatrice et promotrice de nouvelles armes, et jadis comme naguère, l’Europe prête à s’allier avec un sultan ou – c’est un secret de Polichinelle – à armer un khalifat, au lieu de s’entendre avec la Russie. Et le débarquement d’un corps expéditionnaire français en 1918 au pire moment du désastre révolutionnaire russe. Et la Guerre froide où nos arsenaux nucléaires respectifs visaient Paris et Moscou. Et l’horrible tragédie ukrainienne aujourd’hui. Combien de cimetières, pour reprendre l’expression d’Assia Djebar, les Russes auraient pu associer à la langue française ! Or, il n’en est rien ! En parlant cette langue nous pensons à l’amitié de Flaubert et de Tourgueniev et non pas à Malakoff et Alma, à la visite de Balzac à Kiev et non pas à la guerre fratricide orchestrée, dans cette ville, par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens. Les quelques rares Russes présents à la réception de Marc Lambron lui ont été infiniment reconnaissants d’avoir évoqué un fait d’armes de plus ou plus ignoré dans cette nouvelle Europe amnésique. Marc Lambron a parlé de l’escadrille Normandie-Niémen, de ses magnifiques héros français tombés sous le ciel russe en se battant contre les nazis. Oui, ce sont ces cimetières-là, cette terre où dorment les pilotes légendaires, oui, cette mémoire-là que les Russes préfèrent associer à la francité.

Comme tous les livres engagés, les romans d’Assia Djebar éveillent une large gamme d’échos dans notre époque. Ces livres parlent des massacres des années cinquante et soixante, mais le lecteur ne peut s’empêcher de penser au drame qui s’est joué en Algérie, tout au long des années quatre-vingt-dix. Nous partageons la peine des Algériens d’il y a soixante ans mais notre mémoire refuse d’ignorer le destin cruel des harkis et le bannissement des pieds-noirs. Et même les mots les plus courants de la langue arabe, les mots innocents (le dictionnaire n’est jamais coupable, seul l’usage peut le devenir), oui, l’exclamation qu’on entend dans la bouche des personnages romanesques d’Assia Djebar, ce presque machinal Allahou akbar, prononcé par les fidèles avec espoir et ferveur, se trouve détourné, à présent, par une minorité agressive – j’insiste, une minorité ! – et sonne à nos oreilles avec un retentissement désormais profondément douloureux, évoquant des villes frappées par la terreur qui n’a épargné ni les petits écoliers toulousains ni le vieux prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray.

Il serait injuste de priver du droit de réponse celle qui ne peut plus nous rejoindre et nous parler. À la longue liste des villes et des victimes, la romancière algérienne aurait sans doute eu le courage d’opposer sa liste à elle en évoquant le demi-million d’enfants irakiens massacrés, la monstrueuse destruction de la Libye, la catastrophe syrienne, le pilonnage barbare du Yémen. Qui aurait, aujourd’hui, l’impudence de contester le martyre de tant de peuples, musulmans ou non, sacrifiés sur l’autel du nouvel ordre mondial globalitaire ?

Assia Djebar ne pouvait ne pas noter cette résonance soudaine que suscitaient ses œuvres. Ainsi, dans son discours de réception à l’Académie, se référait-elle à… Tertullien qui, d’après elle, n’avait rien à envier, en matière de misogynie, aux fanatiques d’aujourd’hui. Que peut-on répondre à cet argument ? Juste rappeler peut-être que nous vivons au vingt et unième siècle, dans un pays laïc, et que presque deux millénaires nous séparent de Tertullien et de sa bigote misogynie. Est-ce suffisant pour que certains pays réexaminent la place de la femme dans la cité et dans nos cités ? Et que les grandes puissances cessent de jouer avec le feu, en livrant des armes aux intégristes, en les poussant dans la stratégie du chaos, au Moyen-Orient ?

Je ne crois pas que la romancière algérienne ait pu être heureuse de cet imprévisible revif d’intérêt pour des polémiques que, bien sincèrement, elle devait croire dépassées. On la sentait habitée par un désir d’apaisement, de retour vers cette langue rêvée, une langue poétique, dont elle a toujours recherché la musicalité. Et c’est par antiphrase que l’un de ses derniers livres l’exprimait dans son titre : La Disparition de la langue française. Une langue apprise, passionnément explorée, comparée jalousement au palimpseste de sa langue maternelle, une langue que, dans une introspection très lyrique, elle essaye de définir : « Ma langue d’écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au-dehors, parfilée de silence et de plénitude. » Ou encore : « Mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles. » « Mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine. » « Mon Français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu-gris, tout le ciel. »

Une telle auto-analyse, une longue mélopée mystique dont la compréhension finit par nous échapper comme dans un poème qui viserait un hermétisme mallarméen, cette métalangue pour définir sa propre langue d’écriture, a ses limites, Assia Djebar en était certainement consciente. Elle qui a bien lu Saussure, Jakobson, Barthes et Chomsky, elle savait que dans le travail d’un écrivain toutes ces belles et rotondes épithètes, toutes ces arabesques métaphoriques comptent peu. Et que se demander indéfiniment comment s’entrelacent les prétendus métissages linguistiques, velours, épines et autres nattes parfilées, est un exercice distrayant sans plus. Et que la vocation d’un artiste, quels que soient sa langue ou son mode d’expression, sera toujours cette tâche humble et surhumaine si bien définie par les scholastiques : « Adequatio mentis et rei ». Oui, par l’effort de tout son être, faire coïncider sa pensée avec les choses de ce monde. Dans le but prométhéen de dépasser ce monde visible, rempli de haine, de mensonges, de stupides polémiques, de risibles rivalités, de finitudes qui nous rendent petits, agressifs et peureux.  

Si l’on me demandait maintenant de définir la vision que les Russes ont de la francité et de la langue française, je ne pourrais que répéter cela : dans la littérature de ce pays, ils ont toujours admiré la fidélité des meilleurs écrivains français à ce but prométhéen. Ils vénéraient ces écrivains et ces penseurs qui, pour défendre leur vérité, affrontaient l’exil, le tribunal, l’ostracisme exercé par les bien-pensants, la censure officielle ou celle, plus sournoise, qui ne dit pas son nom et qui étouffe votre voix en silence.

Cette haute conception de la parole littéraire est toujours vivante sur la terre de France. Malgré l’abrutissement programmé des populations, malgré la pléthore des divertissements virtuels, malgré l’arrivée des gouvernants qui revendiquent, avec une arrogance éhontée, leur inculture. « Je ne lis pas de romans », se félicitait l’un d’eux, en oubliant que le bibliothécaire de Napoléon déposait chaque jour sur le bureau de l’Empereur une demi-douzaine de nouveautés littéraires que celui-ci trouvait le loisir de parcourir. Entre Trafalgar et Austerlitz, pour ainsi dire. Ces arrogants incultes oublient la force de la plume du général de Gaulle, son art qui aurait mérité un Nobel de littérature à la suite de Winston Churchill. Ils oublient, ces ignorants au pouvoir, qu’autrefois les présidents français non seulement lisaient les romans mais savaient en écrire. Ils oublient que l’un de ces présidents fut l’auteur d’une excellente Anthologie de la poésie française. Ils ne savent pas, car Edmonde Charles-Roux n’a pas eu l’occasion de leur raconter l’épisode, qu’en novembre 1995 le président François Mitterrand appelait la présidente du jury Goncourt et d’une voix affaiblie par la maladie lui confiait : « Edmonde, cette année, vous avez fait un très bon choix… » Par le pur hasard de publication, cette année-là le Goncourt couronnait un écrivain d’origine russe, mais ça aurait pu être un autre jeune romancier que le Président aurait lu et commenté en parlant avec son amie et la grande femme de lettres qu’était Edmonde Charles-Roux. Ceux qui aujourd’hui, au sommet, exaltent le dédain envers la littérature ne mesurent pas le courage qu’il faut avoir pour lancer un auteur inconnu, le défendre et ne pas même pouvoir vivre la joie de la victoire remportée – tel était le merveilleux dévouement de Simone Gallimard qui, quelques semaines avant sa disparition, avait publié Le Testament français au Mercure de France. Ces non-lecteurs ne comprendront jamais ce que cela signifie, pour un éditeur, de monter à bord d’une maison d’édition dans la tempête, de ressaisir la barre, de consolider la voilure, de galvaniser l’équipage et de sauver ce bon vieux navire comme l’a fait, du haut de sa passerelle, le capitaine du Seuil. Non, ceux qui ne lisent pas ne pourront jamais deviner à quoi s’expose, financièrement et médiatiquement, un éditeur en publiant un livre consacré à un soldat oublié, à un obscur lieutenant Schreiber, des souvenirs qu’il faudra imposer au milieu du déferlement des best-sellers anglo-saxons et de l’autofiction névrotique parisienne. L’homme qui a eu le panache d’accepter ce risque, chez Grasset, a balayé mes doutes avec le brio d’un Cyrano de Bergerac : « Avec ce texte, Monsieur, je ne suis pas dans la logique comptable ! » Oui, du pur Cyrano. Quelle folie mais quel geste ! Et quel dommage que les usages du discours académique m’interdisent, paraît-il, de divulguer le nom de ces deux hommes, de ces deux grands hommes !

La nouvelle caste d’ignorants ne pourra jamais concevoir ce qu’un livre français, oui, un petit livre de poche tout fatigué, pouvait représenter pour les Russes francophones qui vivaient derrière le Rideau de fer. Je me souviens qu’un jour à Moscou, dans les années soixante-dix, j’ai été intrigué par le roman d’un jeune écrivain français, par l’originalité de son titre : Les Enfants de Gogol. Les catalogues de la Bibliothèque des langues étrangères reléguaient cet auteur dans ce qu’on appelait le fonds spécial. Il fallait obtenir une autorisation assortie de trois tampons et consulter ce livre sous l’œil vigilant de la préposée. Les Enfants de Gogol, écrit par Dominique Fernandez. Un auteur donc à la réputation suffisamment sulfureuse pour effaroucher les pudibonds idéologues du régime.

On pouvait aussi tenter sa chance sur le marché noir et acquérir ce livre-là ou un autre au prix moyen de cinq à dix roubles, deux journées de travail pour un Russe ordinaire, l’équivalent d’une centaine d’euros. Mais voyez-vous, Mesdames et Messieurs, personne à cette époque ne parlait du prix excessif des livres. Un Moscovite aurait gagné la réputation du dernier des goujats s’il s’était plaint d’avoir trop dépensé pour un livre de poche français qui avait bravé le Rideau de fer.

On me fera observer que cette haute exigence littéraire n’est plus tenable dans notre bas monde contemporain où tout a un prix mais rien n’a plus de valeur. Parler de la mission prométhéenne de l’écrivain, de l’idéal du verbe poétique, des ultimes combats pour l’esprit sur un donjon assiégé par l’inculture, les diktats idéologiques, les médiocrités divertissantes, n’est-ce pas un acte devenu suicidaire ?

Eh bien, quittons cet Olympe de poètes et descendons sur terre, retrouvons-nous dans cette France d’antan, qui n’avait rien d’idyllique, en 1940, par exemple. Au milieu des combats, des blessés, des morts, dans le feu d’une atroce défaite, aux côtés des soldats qui se battent pour l’honneur de leur vieille patrie. Ce ne sont pas des intellectuels ni des poètes, et pourtant l’un d’eux, un presque anonyme lieutenant Ville décide de tracer quelques strophes sur la page de garde dans le Journal des marches du 4e régiment de cuirassiers. Il le fait pour son tout jeune frère d’armes, l’aspirant Schreiber, sachant que la mort peut les séparer d’une minute à l’autre. Un bref poème sans prétention, à la versification impromptue, le seul poème sans doute que le lieutenant ait rédigé durant sa vie :

Écrire une pensée à ce gosse-là, quoi dire ?

Sinon qu’un soir, il arrivait au cantonnement

En rigolant comme un enfant !

Un matin de printemps, il pleut du fer mais

Il rigole bien comme un gamin !

Un jour, la frontière de France s’allume,

Il faut être partout où ça brûle et cogner, cogner,

En hurlant aux vieux guerriers : « Souriez, souriez ! »

Un crépuscule sombre et rouge. Derrière nous, la mer,

Sur nos têtes, devant nous, l’enfer.

Lui s’en amuse, sort des plaisanteries, comme un titi !

Revenus sur la belle terre de France, hélas, tout est perdu.

On baroude encore pour l’honneur.

Le gosse est toujours là, souriant et sans peur…

Non, le lieutenant Ville n’avait pas l’intention de rivaliser avec Victor Hugo. Ces strophes notées entre deux bombardements témoignaient d’une époque où les enfants apprenaient encore par cœur Corneille et Racine, Musset et Rostand. Cette musique intérieure créait dans leur âme ce qu’on pourrait appeler une « sensibilité littéraire », oui, la compréhension que, même dans les heures où l’homme est réduit à la simple chair à canons, la vie pouvait être rythmée autrement que par la haine sauvage et la peur bestiale des mortels.

Une sensibilité littéraire. Serait-elle la véritable clef qui permet de deviner le secret de la francité ?

J’ai cherché à l’exprimer en parlant, dans un livre, du lieutenant Schreiber et de ses frères d’armes. Ce jeune lieutenant français, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, est aujourd’hui parmi nous. Tout au long de nos conversations, son seul désir était de rendre un peu plus pérenne la mémoire de ses camarades morts pour la France. Surtout le souvenir de Francis Gilot, un jeune tankiste de dix-huit ans – dix-huit ans ! – tué en août 44, dans la bataille de Toulon.

Le général de Gaulle en parlant de ces combattants oubliés disait avec tout son talent d’écrivain, avec toute sa sensibilité littéraire : « Maintenant que la bassesse déferle, ces soldats regardent la terre sans rougir et le ciel sans blêmir ! »

Merci.

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L’anthropologie entre les lignes Entretien avec Tim Ingold

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L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.

Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.

Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy

Le regard d’un anthropologue sur la philosophie

J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.

À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.

À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.

J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.

En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.

L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.

Le faire et l’art de produire

Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.

J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.

Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.

Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?

De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.

C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.

Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.

Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.

Anthropologie versus acteur-réseau ?

J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.

J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.

Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.

Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.

L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique

Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.

Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.

Source : La Vie des idées , 13 mars 2014.
Voir aussi : Rubrique Science, Science Humaines, rubrique Education,

Systèmes et activités d’information : les enjeux du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils

Evolution Systèmes et activités d’information : les enjeux de la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils

Par Angélique Roux

Le système d’information, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Dans ce cadre, nous interrogeons les enjeux relationnels qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils. À travers un cadre d’analyse spécifique, construit sur la théorie de la structuration, nous appréhenderons la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs. La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes.

Texte intégral

  • 1 Nous considérerons ici le système d’information au sens défendu dans la définition de B. Guyot (200 (…)

1Le système d’information1, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Ces formes organisationnelles contemporaines – caractérisées par de nouvelles interrelations, une réorganisation des processus autour du produit et une importance croissante des systèmes d’informations qui acquièrent un rôle de plus en plus structurant et stratégique – connaissent des reconfigurations permanentes, au croisement de leurs transformations internes et de celles de leur environnement (Roux, 2003 ; Mayère, 2001). Les problématiques liées soulignent le rôle de la communication dans les processus de reconfiguration des entreprises et des organisations (Le Moënne, 2000) et amènent à examiner de façon simultanée les dimensions techniques, organisationnelles et humaines dans les processus de reconfiguration.

2Les évolutions en cours se caractérisent principalement par une diversification et un rapprochement des productions informationnelles avec des outils de moins en moins périphériques et de plus en plus imbriqués. Dans ce cadre, nous interrogerons les enjeux relationnels (que ce soit entre les utilisateurs, ou entre les utilisateurs et les concepteurs), enjeux qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils.

  • 2 Cf. Roux, 2003 et 2006 ; Boutary et Roux, 2005.

3Notre travail de recherche s’appuie sur une étude qualitative construite sur la méthode des cas2. Cette méthode, considérée comme une stratégie de recherche à part entière (Yin, 1990 ; Hlady-Rispal, 2000), permet une démarche de contextualisation et de compréhension qui s’inscrit dans la durée. En tant que méta-méthode, elle nous a permis de mobiliser de manière concomitante des observations in situ, des entretiens semi-directifs et une collecte de documents (journaux d’entreprise, procédures, formulaires) qui nous ont permis de recueillir un matériau riche auprès de trois organisations (Taram, Elecindustrie et Paramed) caractérisées par un système d’information et/ou un projet novateur (projet de télétravail, co-conception distante, entreprise sans bureaux) sur une durée de trois ans.

  • 3 Cf. Roux, 2003.

4Lorsqu’on considère, dans les organisations, ce qui est désigné comme « le développement de la production collective d’informations », on constate qu’il consiste avant tout en un accroissement du nombre des écrits au travail et en une diversification des situations et des conditions de production et de circulation des informations. Ce constat nous a conduit à interroger d’une part ce qui était en jeu dans ces différentes situations de production (Roux, 2003) et à questionner d’autre part les logiques et modalités selon lesquelles les systèmes d’information étaient mobilisés pour ces productions. Dans le cadre de ce second questionnement, l’approche par les usages, considérée par Chambat (1994, p. 263) comme un « carrefour, [qui] peut […] être l’occasion de confrontations entre les disciplines qui se partagent le champ de la communication. », pouvait constituer le cadre théorique le plus adapté pour cette recherche. Nous avons cherché à explorer cette approche ainsi que d’autres courants qui à la fois prolongent et discutent ses apports3. En effet, si les travaux théoriquement ancrés dans la sociologie des usages prennent en compte l’utilisateur, c’est avant tout en tant qu’usager mettant en pratique une technologie conçue par des tiers. Or dans les entreprises observées, les utilisateurs cherchent à acquérir de nouvelles compétences y compris en tenant un rôle plus grand dans la conception des outils – alors que les organisations, via le système d’information tendent à cadrer de plus en plus précisément le travail de chacun. L’approche par les usages n’est donc pas suffisamment dynamique si l’on veut prendre en compte les interactions qui existent entre les concepteurs, les outils et les utilisateurs. Il ne s’agit pas d’analyser ici les tensions telles qu’elles prennent forme entre concepteurs et utilisateurs mais de considérer avant tout les transformations des systèmes et activités d’information et de communication. Nous avons cherché à mettre en place un cadre d’analyse capable de rendre compte des dynamiques qui existent entre outils, utilisateurs et concepteurs. Ce sont donc les questionnements concernant les logiques et les modalités de mobilisation des systèmes d’information dans le cadre de la production collective d’informations qui constituent ici le noyau de notre approche. Ce type d’approche nécessite de mettre en avant les interactions qui naissent entre les systèmes d’information pensés par les concepteurs d’une part, et les systèmes d’information tels qu’ils sont perçus par les utilisateurs d’autre part (1). Cela nous amène à considérer la réflexivité à l’œuvre entre organisations en projet, organisations en action et pratiques, par le biais des processus d’appropriation (2).

I. DYNAMIQUE ET COMPLEXITÉ DES INTERACTIONS DANS LE COUPLE CONCEPTION-PRATIQUES : UNE APPROCHE PAR LA THÉORIE DE LA STRUCTURATION

5« […] conçue comme un processus social qui inclut l’interaction réciproque entre les acteurs humains et les caractéristiques structurelles des organisations. » (Mayère, 2003), la théorie de la structuration nous semble proposer une approche intéressante permettant de prendre en compte le temps et l’espace comme dimensions intrinsèques du cadre d’analyse, ce qui aide à penser un processus dynamique, inscrit dans la durée. Élaborée par Giddens au fil de ses nombreux travaux (1976, 1987, 1994 notamment), elle vise à articuler la sociologie des structures sociales et la sociologie de l’action en appréhendant les structures sociales sous l’angle du mouvement et de la compétence de l’acteur.

  • 4 La notion de contexte désigne l’activité même qui implique à la fois des individus et des artefacts (…)

6Le cadre théorique développé par Giddens s’est construit en relation avec différents courants d’analyse et notamment les théories de l’activité et de l’action située. Toutefois, en s’attachant à étudier des situations particulières, contingentes, ces modèles achoppent à décrire des situations stables ou récurrentes (Nardi, 2001). Cela constitue une limite importante car si le contexte4 est effectivement pris en compte, c’est de façon extrême, en renvoyant à sa singularité, ce qui ne permet plus de « modéliser » quelque situation que ce soit (chaque situation étant un cas particulier). La théorie structurationiste réintroduit la notion de contexte sans pour autant ramener tout contexte à une situation particulière. Par ailleurs, à l’inverse de l’approche de l’action située, les artefacts n’y sont pas considérés comme des boîtes noires, déconnectées de l’usage.

7La théorie de la structuration a pour objectif l’analyse de l’action sociale à travers trois dimensions qui sont la structure, les interactions et les modalités de structuration qui les lient. « L’étude de la structuration des systèmes sociaux est celle des modes par lesquels ces systèmes, qui s’ancrent dans les activités d’acteurs compétents, situés dans le temps et dans l’espace et faisant usage des règles et des ressources dans une diversité de contextes d’action, sont produits et reproduits dans l’interaction de ces acteurs, et par elle » (Giddens, 1987). Le cadre d’analyse proposé (figure 1) nous permet de mobiliser les termes originaux de Giddens tout en tenant compte explicitement de notions (structure en projet et structure en action) développées dans les travaux d’auteurs ayant mobilisé la théorie de la structuration (notamment Orlikowski, 2000 ; Poole et Sanctis, 1989 ; Groleau, 2002).

8La structure, notion centrale dans ce cadre, est considérée comme un ensemble de règles et de ressources. Les règles ont généralement deux dimensions : une dimension constitutive d’une part et une dimensions régulatrice d’autre part. Les règles constitutives permettent d’« expliquer » alors que les règles régulatrices permettront d’« organiser ». Ainsi, dans une organisation, la règle constitutive va expliciter le travail à faire, les tâches nécessaires à la réalisation de ce travail et les règles régulatrices, sous forme de procédures par exemple, viendront organiser le travail. Les ressources sont soit des ressources d’autorité qui vont permettre la coordination des agents humains, soit des ressources d’allocation, qui ont trait au monde matériel.

  • 5 « C’est pourquoi les règles sont, quelque soit le moment, ce que les pratiques en ont fait » (Tradu (…)

9Giddens conçoit les structures à la fois comme le média et le résultat de l’action, elles donnent forme et façonnent la vie sociale en même temps qu’elles sont façonnées en retour : « […] les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive. » (Giddens, 1987). C’est seulement lorsque des outils sont mobilisés régulièrement que l’on peut dire qu’ils structurent l’action et deviennent ainsi des règles et des ressources dans la constitution de pratiques sociales récurrentes. « That is why the rule is, at any given time, what the practice has made it5 » (Taylor, 1993, p. 57-58). C’est pourquoi on peut dire que les structures sont en projet, en construction, plutôt que prédéfinies. On pourra donc appréhender simultanément d’une part des structures dites « en projet », c’est-à-dire les objectifs généraux et les comportements promus par les concepteurs, les décideurs (il s’agit là de la dimension structurelle évoquée dans les travaux de Giddens) ; et d’autre part des structures dites « en action », à travers leur mise en œuvre et les pratiques des utilisateurs (autrement dit les systèmes sociaux, caractérisés par des relations variées entre acteurs, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales (Giddens, 1987 ; Houzé, 2000). Si on considère les systèmes d’information comme des structures faites de règles et de ressources, ces structures particulières sont appropriées par les utilisateurs à travers leur usage (d’une procédure, d’un outil informatisé, d’une information).

  • 6 Les modalités de structuration sont étroitement imbriquées et ne sont analysées séparément dans la (…)

10Nous distinguerons donc dans le haut du schéma ces deux dimensions, liées de manière réflexive par les modalités de structuration6, modalités qui régissent la continuité ou la mutation des structures, et par conséquent la reproduction (ou non) des systèmes sociaux. Afin d’aborder la complexité et la dynamique de l’information dans l’organisation, nous allons donc observer de manière concomitante et simultanée les dimensions structurelles et sociales qui – selon notre angle d’approche – opèrent à des degrés divers.

11La dimension structurelle est plus particulièrement agissante dans les structures dites « en projet ». Il s’agira donc de saisir dans notre observation les systèmes d’information et/ou les formes organisationnelles telles qu’elles sont présentées par les concepteurs, les leaders de projet ou les utilisateurs à travers les procédures, les normes, les outils, les objectifs et les modalités d’organisation spécifiques mises en place dans le cadre d’un projet (figure 2).

12Le système social est quant à lui un lieu d’interaction entre communication, pouvoir et sanctions. En tant que tel, il est central s’agissant des structures en action, c’est-à-dire des pratiques (figure 3). On observera alors ce qui se joue dans ces interactions. En l’occurrence, nous avons observé les pratiques en matière de production d’information pour questionner à la fois l’autonomie, le contrôle, la responsabilisation, la traçabilité intriqués dans un même processus complexe.

13Chez Paramed, entreprise sans bureaux, nous avons observé le réseau commercial tel qu’il fonctionne dans ses dimensions de circulation et de régulation de l’information, la finalité étant d’améliorer l’efficacité économique de l’activité et certains aspects du rapport concurrentiel. Les outils mis en place par la direction informatique de l’entreprise visent à appuyer le réseau commercial, dans la recherche d’adaptation des produits et services aux attentes du client, par le biais de retours d’informations des responsables de secteur vers le siège à partir de formulaires préformatés. À ces informations recueillies sur le terrain par la force de vente, s’ajoutent les informations saisies au siège dans un ERP.

14Les relations intra organisationnelles, structurées de façon relativement traditionnelle au début de notre observation (avec une demande d’informations ascendantes forte et relativement peu de retour aux commerciaux qui constituent la base de l’organisation, et ce en dépit des outils de communication mis en place) ont évolué vers un système permettant une information en retour plus importante auprès des commerciaux et des capacités de traitement améliorées, ce que mettent en scène les propos ci-dessous de façon quelque peu magnifiée :

15« Ce qu’on cherche à faire avec notre relation-client, c’est d’analyser la valeur de ce client, d’analyser ses besoins, ses préférences, de segmenter notre clientèle et pour nous, déterminer une meilleure stratégie. […] Et puis de là, vous allez pouvoir déterminer comment vous allez prendre soin de votre client. […] Çà commence avec un petit peu d’informations et plus vous avez d’informations, plus vous allez en fournir à votre force de vente, plus lui va approfondir et c’est un perpétuel auto-enrichissement. » [Directeur informatique (2) – Paramed – 2000].

16« L’une des volontés du groupe, c’est d’améliorer l’information, qu’elle soit interne ou externe. C’est l’un des gros objectifs de l’entreprise. » [Directeur régional – Paramed Sud Est -1999].

  • 7 « Je le remplis parce qu’il le faut mais il ne m’apporte rien. Je fais ça dans mes temps d’attente, (…)

17Toutefois si on s’attache à la perception des responsables de secteur, l’outil de gestion de l’activité commerciale a plutôt un caractère de surveillance d’où résultent les réticences de saisie7, même si les directions n’affichent pas explicitement leur caractère de contrôle.

  • 8 Le suivi que nous avons effectué de la société Paramed sur cinq ans, nous a en effet conduit à renc (…)

18Dans l’étude de ce terrain, nous avons donc pris en compte simultanément d’une part la dimension structurelle, l’organisation en projet, à travers les discours des acteurs, porteurs du projet ou utilisateurs ; et d’autre part la dimension sociale, l’organisation en action, à travers les pratiques en observant notamment les productions d’informations. Or on constate que les pratiques des utilisateurs ne répondent que partiellement aux exigences de production dont il est question dans le discours managérial. Le dispositif informationnel tel que nous avons pu l’observer a été le résultat d’ajustements et de refus d’utilisation, sources de crises au sein du service informatique8. Le système d’information toutefois continue d’évoluer dans le même esprit mais n’éclate pas : la structuration agit comme dynamique permanente d’ajustement entre les deux dimensions du même phénomène. Autrement dit, les pratiques (qui découlent des perceptions que les utilisateurs ont du discours managérial) contribuent, à travers la structuration, à l’évolution du système d’information dans une dynamique réflexive. La réflexivité (ou « contrôle réflexif de l’action ») est inhérente à l’action humaine : « Elle participe du fondement même de la reproduction du système de telle sorte que la pensée et l’action se réfractent constamment l’une sur l’autre. […] La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère. » (Giddens, 1994, p. 44-45). La réflexivité se distingue donc de la rétroactivité (équivalent à un feedback et donc s’inscrivant dans une temporalité asynchrone) par la simultanéité des actions.

19La structuration se caractérise par deux dimensions : les modalités de structuration d’une part, et les formes d’appropriation d’autre part. Rappelons ici quelles sont les modalités de structuration définies par Giddens : nous avons d’une part les systèmes d’interprétation (ou négociation, construction de sens) qui nécessitent l’usage de connaissances partagées par les individus ; d’autre part, l’appropriation dépend de la façon dont les ressources seront mobilisées. On distinguera deux types de ressources : les ressources dites d’allocation d’une part, et les ressources dites d’autorité d’autre part. Les ressources d’allocation font référence aux capacités qui permettent d’agir sur des biens, des matériels, alors que les ressources d’autorité font référence aux capacités de contrôler les actions ou les individus. « [Les ressources d’allocation] comprennent l’environnement et les artefacts physiques. [Elles] dérivent de l’emprise des humains sur la nature. […] [Les ressources d’autorité] dérivent de la capacité de contrôler les activités des êtres humains. [Elles] résultent de l’emprise qu’ont certains acteurs sur d’autres acteurs » (Giddens, 1987, p. 443). Enfin, les normes constituent des repères que les individus peuvent choisir de respecter ou non. Giddens apporte une précision importante au sujet de la modalité de structuration par les normes : « Les sanctions et les normes sont l’expression d’asymétries structurelles de domination, et les relations de ceux ou celles qui y sont subordonnés peuvent exprimer bien autre chose que l’engagement prétendument engendré par ces normes » (Giddens, 1987, p. 80). Ces deux derniers points, essentiels dans la théorie de la structuration, nous permettent d’abandonner la dichotomie traditionnellement adoptée entre le prescrit et le réel, de considérer les éventuels « écarts » comme partie intégrante des processus d’appropriation, et le changement comme un état normal de l’usage.

20Comme nous l’avons précisé plus haut, ces trois modalités de structuration ne peuvent être envisagées séparément hors d’un contexte analytique, elles sont en effet imbriquées dans toute interaction. Ainsi, l’exercice de pouvoir peut s’exprimer à travers un ordre donné et peut tout à fait s’exercer à travers un acte de communication tout en étant légitimé par les pratiques de l’organisation. Sont donc en interaction les structures de domination, de signification et de légitimation dans une même action. (Houzé, 2000). Parce qu’elle est complexe, l’approche par les modalités de structuration ne permet toutefois pas une opérationnalisation du modèle.

II. LES PROCESSUS D’APPROPRIATION : ENTRE MODALITÉ DE STRUCTURATION ET PROCÉDURE D’AJUSTEMENT MUTUEL

  • 9 Cf. Roux, 2003.

21Si Giddens (1979) parle des modalités de structuration, Poole et DeSanctis (1989) proposent de mettre en équivalence cette notion avec celle d’appropriation. L’appropriation est la façon dont un groupe utilise, adapte et reproduit une structure. L’approche par les processus d’appropriation fait référence aux dimensions collectives et subjectives, ainsi qu’aux dimensions cognitives et empiriques (acquisition des savoirs, savoir-faire, habileté pratique) (Perriault, 1989 ; Vitalis, 1994). L’appropriation est définie comme un processus, comme l’acte de se constituer en soi. L’usager y est envisagé comme un acteur. Les formes d’appropriation font référence entre autre aux comportements des acteurs à l’égard des structures émergentes. Les travaux à cet égard sont extrêmement épars et il s’agissait donc au cours de nos travaux de cerner les grands traits qui permettraient de caractériser les formes d’appropriation9. Dans ce cadre, un usage n’est que rarement stabilisé ; nous soulignons donc à nouveau le fait qu’il est nécessaire de considérer la structuration comme l’état normal de l’usage, et le fait d’ancrer ce cadre d’analyse dans un environnement tel que les dispositifs informationnels est important car cela vient conforter, voire renforcer, certaines dimensions de la théorie structurationiste. En effet, nous avons considéré le dispositif comme un environnement de mise en cohérence, d’intermédiation, entre des éléments de nature hétérogène (Roux, 2004) ; environnement dans lequel les individus, porteurs d’une intentionnalité propre, s’adaptent. C’est bien dans ce cadre que s’effectue la structuration, cadre qui de plus ne nie pas la compétence et les desseins des acteurs.

22Les structures en projet – en l’occurrence les systèmes d’information ainsi que les formes organisationnelles qui leur sont associées – sont dotées d’un ensemble de propriétés assignées par les concepteurs, les développeurs et les décideurs pour satisfaire aux fonctions attendues, pour remplir un objectif. Mais ces propriétés peuvent être mobilisées différemment de leur usage attendu, leur utilisation n’est pas inhérente ou prédéterminée par les concepteurs : l’intention des concepteurs ne peut circonscrire la façon dont les individus vont utiliser la structure (qu’il s’agisse d’artefacts ou de règles). Les utilisateurs peuvent emprunter les chemins inscrits, ignorer des propriétés, en inventer de nouvelles (en remplacement ou en complément). Selon Orlikowski (1992), nous n’utilisons généralement au mieux que 25 % des fonctionnalités (p. 407) car nous focalisons sur les éléments dont nous avons réellement besoin dans le cadre de notre activité. D’autre part, les individus sont influencés par leurs peurs, les tâches à accomplir, les opportunités ; elles-mêmes influencées par leurs interprétations, le contexte, et formées par les intentions et les pratiques (collaboration, résolution de problèmes, préservation d’un statut, amélioration de l’efficacité, apprentissage, improvisation, etc.). Ces pratiques ne sont pas pré-établies dans les structures émergentes mais se révèlent dans les interactions que les utilisateurs ont avec les structures, interactions souvent influencées par les intérêts personnels et collectifs. Ainsi, tout usage repose sur une forme d’appropriation et comporte de facto une dimension cognitive et empirique, dans la mesure où l’appropriation se construit dans la relation de l’usager avec l’outil. C’est pourquoi des outils peuvent trouver des applications multiples, même si on repère des applications dominantes qui peuvent correspondre aux usages attendus.

  • 10 « On a de plus en plus besoin de se couvrir parce que le métier devient tellement éparpillé… L’avan (…)

23Ainsi, chez Paramed, le service informatique a proposé de mettre en place non plus un logiciel spécifique à la gestion de l’activité mais un logiciel permettant aux responsables de secteur de faire également leur analyse de données à partir des chiffres saisis, et des chiffres envoyés par le siège. Si l’outil varie dans sa forme, intrinsèquement, il demeure le même, seul le discours managérial autour de l’outil a été modifié. L’objectif est que les responsables de secteur ne se sentent pas (uniquement) surveillés à travers le système. Quoi qu’il en soit, le travailleur ne peut échapper à cette production qui, si elle le cadre, lui permet également de se protéger, voire de s’approprier l’outil à d’autres fins. Le système d’information, s’il est a priori conçu pour permettre l’action, permet également à l’individu de se couvrir par rapport au travail effectué, d’écarter une mise en doute de ses compétences (Davezie, 1993). Ainsi, chez Paramed, les utilisateurs du système d’information prennent peu à peu conscience que si ce dernier répond à des tâches de contrôle de leur travail, c’est également pour eux un moyen de mémoriser un certain nombre d’informations10, d’utiliser le système d’information pour prouver (Vacher, 2003). L’un des responsables de secteur rencontrés nous rapportait ainsi une anecdote concernant un de ses collègues qui avait rencontré quelques problèmes avec un chirurgien. Ce dernier avait appelé la direction pour signaler que le responsable de secteur ne lui avait pas présenté tel ou tel produit. Or grâce au logiciel de gestion de l’activité, il a été possible de vérifier que tel jour, le responsable de secteur était passé pour présenter les produits en question. Dans la mesure où la date de la saisie des données est définie par le système informatique, il était impossible de mettre en cause le responsable de secteur. Dans un tout autre registre, un responsable de secteur a utilisé les informations saisies concernant ses ventes pour négocier ses objectifs annuels ainsi que la réévaluation de son salaire.

24Cette approche nous a permis d’appréhender la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs (généralement les concepteurs, les managers versus les utilisateurs). La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées (validation, traçabilité, contrôle, aide à la décision), s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes (outils et contextes).

25À travers ce type d’approche, on s’aperçoit que la conception de systèmes d’information efficaces ne s’accompagne pas toujours d’une démarche visant à mettre en adéquation ledit système et les perceptions qu’en ont les utilisateurs. Mais à vrai dire, est-ce vraiment un but en soi ? Le tout n’est-il pas que ces logiques des concepteurs et des utilisateurs interagissent de façon efficace ? Vouloir les faire coïncider revient souvent à contraindre l’une par l’autre. Une modalité fréquemment évoquée, former les utilisateurs, repose souvent sur l’objectif implicite visant à les acculturer aux logiques techniques (par la formation) ou organisationnelles (par la responsabilisation des personnels) pour qu’ils s’y conforment plus aisément. Or, si l’on se réfère au cadre d’analyse structurationiste, peu importe que les structures en projet correspondent aux structures en action dès lors que l’adéquation entre ces deux ensembles s’opère au travers des processus d’appropriation. Ce qui manque donc bien souvent dans les façons de faire observées, c’est l’acceptation de cette non adéquation et des façons de faire singulières qui permettent aux artefacts de fonctionner. C’est donc là que se joue l’enjeu de la réflexivité du tryptique concepteurs-utilisateurs-outils.

Fig. 1 : Observation des processus d’appropriation : cadre d’analyse.

Fig. 2 : Structure en projet (détails).

Fig. 3 : Structure en action (détails).

 

Source : © Presses universitaires François-Rabelais, 2008

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Pour une reconquête du sens des mots

Illustration du novlangue politique, juillet 2016. Photo Emmanuel Pierrot

Illustration du novlangue politique, juillet 2016. Photo Emmanuel Pierrot

Par Francis Daspe, Secrétaire général de l’Association pour la gauche républicaine et sociale et responsable départemental du Parti de gauche des Pyrénées-Orientales et Céline Piot, Membre de l’Association pour la gauche républicaine et sociale et responsable départemental du Parti de gauche des Landes

Des responsables départementaux du Parti de Gauche, Francis Daspe et Céline Piot, pointent les lourdes dérives sémantiques qui vident les réalités politiques de leur substance.

Dans ses Cahiers de prison, rédigés entre 1926 et 1937, le théoricien politique italien Antonio Gramsci indiquait que la maîtrise du vocabulaire est nécessaire dans le combat pour l’hégémonie culturelle et politique. De plus en plus de mots sont détournés de leur sens originel, falsifiés et usurpés. Ils deviennent l’enjeu de batailles idéologiques. Le combat pour rétablir le sens des mots sera un des enjeux de la présidentielle de 2017.

En ce début de campagne, nous en avons un échantillon significatif. François Fillon veut «redresser la Sécurité sociale» pour mieux la démanteler et la marchandiser. Manuel Valls parle de supprimer l’article 49.3 qu’il a pourtant utilisé plusieurs fois afin de faire passer la loi Travail. Emmanuel Macron veut nous faire croire que, avec ses vieilles idées n’ayant pour seul objectif que la dérégulation, il est un révolutionnaire. Marine Le Pen poursuit son hold-up sur des principes sur lesquels les autres membres de la famille, le père et la nièce, ne cessent de vitupérer. La raison de toutes ces usurpations est le règne de «la grammaire du renoncement». Les techniques «d’envoûtement culturel» se sont développées.

Il existe toute une batterie d’expressions que l’on se repasse : des éléments de langage soigneusement choisis pour faire dire aux mots tout et leur contraire. Les mots finissent donc par ne plus rien signifier. La langue de bois s’est diffusée partout ; on crée des euphémismes («transfert de compétences» pour «abandon de souveraineté»), synonymes de la vacuité du parler contemporain («le pays va mal», «le pays va mieux»), de la vassalité à la novlangue européenne qui engendre des innovations langagières relevant davantage d’un nouveau bourrage de crâne («gouvernance», «rationalité», «compétitivité», «sérieux budgétaire»…).

Les exemples concrets sont légion : charges sociales à la place de cotisations, clients au lieu d’usagers à l’hôpital, privilèges pour acquis sociaux… On stigmatise un prétendu coût du travail alors que le travail produit des richesses, on mise tout sur la croissance alors qu’elle va de pair avec le productivisme, on accole à la laïcité des adjectifs (ouverte, positive, intransigeante etc.) pour mieux la dénaturer, la disqualifier et la déqualifier. Quand on veut faire passer des privatisations de services publics, on emploie les trompeuses expressions de services au public ou de délégations de service public…

Les dérives sémantiques sont nombreuses et lourdes de conséquences dévastatrices : céder sur les mots équivaut à céder sur les choses. Il faut donc refuser toutes les confusions et usurpations du sens des mots qui vident ensuite les réalités politiques de leur substance. Dénoncer ces détournements est nécessaire pour inverser le rapport de force idéologique, et donc politique. Sans quoi Manuel Valls proclamera sans vergogne que la finance est son ennemie, François Fillon indiquera sans sourciller qu’il tient comme à la prunelle de ses yeux au programme du Conseil national de la Résistance, Emmanuel Macron fixera toute honte bue comme horizon la réalisation d’une révolution progressiste, Marine Le Pen se fera avec cynisme le chantre du peuple et de la République !

Voilà en quoi consiste le combat des idées à mener résolument en vue de la reconquête du sens des mots. N’oublions jamais que les mots traduisent des équilibres issus de rapports de force entre le peuple et ceux de la caste, au bénéfice toujours de l’idéologie dominante.

Francis Daspe et Céline Piot sont coauteurs du livre le Vol des mots, le voile des mots, éditions du Croquant, novembre 2016.

Source Libération  26/12/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Politique, rubrique Education, Société, Opinion, rubrique Livre , Essais,