Point sur le processus de justice transitionnelle en Tunisie

bourguiba-benaliLes auditions de l’Instance Vérité et Dignité ont repris le samedi 17 décembre, six ans jour pour jour après l’immolation de Mohamed Bouazizi qui avait lancé le mouvement de protestation en Tunisie. Cette instance a pour objectif de faire lumière sur les différentes violations des droits de l’homme perpétré sous Bourguiba et Ben Ali (1955-2013). Cette commission couvre non seulement les affaires d’homicides, des viols, de torture… mais aussi les affaires de corruption et de crime économique. Les premières auditions des victimes avaient déjà commencé en novembre, et signalaient la relance du processus de justice transitionnel très controversé. En effet, si le but de la Commission est de promouvoir la réconciliation nationale, son travail est régulièrement mis à mal  par des dynamiques internes et externes qui viennent questionner l’étendue même de ses compétences.

La victoire en 2014 du parti Nida Tounes est venue apporter un premier choc au processus de justice transitionnelle. Ce parti comprend des vestiges des anciennes dictatures qui peuvent se sentir menacer par le travail effectué par l’IVD. Certains ont même déclaré que le processus de justice avait déjà été mis en œuvre en 2011 et en 2012, et que la Tunisie avait maintenant besoin d’allé de l’avant[1]. Cette idée avait d’ailleurs déjà été exprimée lors de la campagne d’Essebsi lorsqu’il a déclaré « Nous devons sourire, espérer et ne plus parler du passé »[2]. Forcé de former une coalition avec Nida Tounes et de peur d’être éjecté du pouvoir (comme ce fut le cas, pour les islamistes en Egypte), le parti An-Nahda également a peu à peu pris des distances par rapport au processus de réconciliation. Les partisans du processus de justice transitionnelle ont été effrayé que cette nouvelle configuration politique ne vienne entraver le travail la Commission en limitant son budget, rapporte Aljazeera. Si aucune coupe budgétaire n’a été dénoncée, la direction de l’IVD a déjà déclaré que certains fonctionnaires ont rendu difficile l’accès aux archives présidentielles[3].

La situation économique difficile de la Tunisie affecte également le travail de la Commission. L’État considère que les compétences de l’IVD en matière de corruption entravent le processus de la relance économique. Le gouvernement a alors voulu en 2015 limiter cette prérogative en promouvant la réconciliation économique[4]. Le but de celle-ci est de promouvoir un climat économique favorable en permettant aux Tunisiens qui ont de l’argent de réinvestir dans leur pays[5]. Cela permettrait aux individus coupables de ces crimes d’être amnistiés totalement pour leurs erreurs passées en échange d’une compensation économique versée à l’État. Les détracteurs de cette résolution considèrent que son adoption trahirait les attentes révolutionnaires, et en viendrait à dire que la démocratie protège les voleurs[6].

Des problèmes internes sont également venus ralentir et décrédibiliser le travail de l’instance de Vérité et Dignité. Le premier concerne la faible efficacité de la Commission. En effet, le journal Le Monde rapporte que « sur les 62 300 dossiers de plainte dont elle a été saisie, une vingtaine seulement ont fait l’objet d’un règlement »[7]. Cela est en partie dû aux multiples tensions internes à l’IVD. Sa présidente Sihem Bensedrine est en effet souvent critiquée pour son tempérament, et sur les 15 membres initiaux, six membres ont démissionné[8]. Elle est aussi accusée de favoriser les dossiers des victimes Islamistes. Cette dernière controverse a contribué à accentuer la polarisation entre le publique séculaire et islamiste[9]. Pourtant, la philosophe politique Kora Andrieu, spécialiste des questions concernant la justice transitionnelle, a récemment déclaré qu’il était normal qu’il y ait une sélection de certains cas emblématiques. De plus, elle ajoute :

Par ailleurs, il est tout simplement faux de dire qu’aux premières audiences de l’IVD il n’y a eu que des islamistes : on a vu et entendu des militants de gauche, côte-à-côte avec les islamistes, justement, ou encore des mères de blessés et de martyrs de la révolution et des syndicalistes. Arguer de la prédominance des islamistes, c’est raviver ici encore la propagande du passé, un discours qui a habité le processus de justice transitionnelle tunisien depuis ses débuts, et qui a été en partie nourri par les programmes de réparations qui ont engendrés les pires rumeurs[10].

Selon l’ICG, l’IVD travaille dans un contexte qui lui est défavorable. Le contexte économique difficile couplé aux enjeux sécuritaires et au retour de certains vestiges du régime de Ben Ali en politique est sérieusement venu affecter le soutien du public. Pourtant, les problèmes rencontrés ne sont pas inédits à la Tunisie, et rien ne dit que le processus échouera. De plus, si des compromis entre les représentants de l’État et de l’IVD sont nécessaires, le maintien du processus de justice transitionnelle demeure essentiel pour l’avenir de la démocratie en Tunisie. Le choc qui a suivi première audition témoigne de la nécessité du processus. Comme le déclarait Sihem Bensedrine « «Aujourd’hui, on entend beaucoup que sous l’Ancien régime tout était bien, qu’il n’y avait pas de terrorisme, pas de chômage (…) Nous sommes là pour rétablir la vérité. La majorité des Tunisiens ne savent pas ce qui se passait. »[11].  L’exposition des crimes perpétrés sous Bourguiba et Ben Ali est donc essentielle pour rétablir la vérité ; ainsi que pour éviter une propagation de la haine des victimes pouvant mener à la radicalisation[12] .

Chloé de Radzitzky

[1] International Crisis Group, 2016, Tunisie : Justice transitionnelle et lutte contre la corruption, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°168, p. 12

[2] Reidy, E., “Tunisia transitional justice faces obstacles”, Aljazeera, 1 janvier 2015, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2014/12/tunisia-transitional-justice-face-obstacles-20141228112518476386.html

[3] Galtier M., « Tunisie la torture des années Ben ali au grand jour », Libération, 16 Novembre 2016, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/16/tunisie-la-torture-des-annees-ben-ali-au-grand-jour_1528882

[4]Jamaoui, A. «  https://nawaat.org/portail/2015/11/01/tunisia-the-dispute-over-the-economic-reconciliation-bill/

[5] Pour plus d’information, voir rapport p22 du  rapport : International Crisis Group, 2016, Tunisie : Justice transitionnelle et lutte contre la corruption, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°168

[6] Lynch, M., 2016, “Tunisia May Be Lost in Transition”, Carnegie, consulté le 19/12/2016 sur  http://carnegie-mec.org/diwan/64510

[7]Bobin, F.,  « La Tunisie confrontée à la mémoire de la dictature », Le Monde, 17 décembre 2016, consulté le 19/12/2016 sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/11/17/la-tunisie-confrontee-a-la-memoire-de-la-dictature_5032722_3212.html#8PRqmIwUQqlJGjAa.99 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/11/17/la-tunisie-confrontee-a-la-memoire-de-la-dictature_5032722_3212.html#LM1qUjB1o7AtFCEQ.99

[8] Galtier M., « Tunisie la torture des années Ben ali au grand jour », Libération, 16 Novembre 2016, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/16/tunisie-la-torture-des-annees-ben-ali-au-grand-jour_1528882

[9] Interview Andrieu K., 2016, disponible sur  http://www.ivd.tn/fr/?p=923

[10] Interview Andrieu K., 2016, disponible sur  http://www.ivd.tn/fr/?p=923

[11] Galtier M., « Tunisie la torture des années Ben ali au grand jour », Libération, 16 Novembre 2016, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/16/tunisie-la-torture-des-annees-ben-ali-au-grand-jour_1528882

[12] International Crisis Group, 2016, Tunisie : Justice transitionnelle et lutte contre la corruption, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°168.

Sources : Medea 20/12/2016

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Tunisie, La faiblesse du président Marzouki, Les éditocrates repartent en guerreLes espoirs du peuple tunisien toujours d’actualité, rubrique Politique, Société civile, Moyen Orient, Agiter le peuple avant de s’en servir, rubrique Rencontre, Nadia El Fani, Christophe Cotteret, rubrique Société, Justice, rubrique Histoire,

Primaire. Entretien avec Hélène Angel

« On ne parle jamais de l’amour des enseignants alors que sans amour ils ne peuvent pas faire ce métier là. »

« On ne parle jamais de l’amour des enseignants alors que sans amour ils ne peuvent pas faire ce métier là. »

Primaire le dernier film d’Hélène Angel avec Sara Forestier, suit le parcours d’une professeur d’école dévouée à ses élèves qui se confronte au monde scolaire d’aujourd’hui. Rencontre avec la réalisatrice au Cinémas Diagonal à Montpellier.

Quel est le point de départ qui a déclenché chez vous l’envie de tourner ce film  ?

C’est parti d’une émotion assez forte,  celle d’une mère qui voit son fils quitter le CM2 pour entrer en 6ème. Je l’ai vécu personnellement comme un au-revoir à son enfance. Et j’ai réalisé l’importance de l’école dans ce que l’on ressent,  à quel point les étapes  scolaires sont initiatiques et s’inscrivent dans notre sensibilité. On grandi avec ça. Dans le film, Florence, la professeur d’école, est aussi concernée. Elle a du mal à trouver la juste distance. Elle critique ses collègues qui acceptent trop le réel par rapport à l’idée républicaine qu’elle se fait de l’institution, mais elle, ne l’accepte pas assez. C’est une idéaliste, très impliquée, mais moins douée dans sa vie privé.

Avec cette plongée dans l’environnement scolaire souhaitiez-vous évoquer l’école où camper ce terrain pour parler de la société  ?

Le parti pris du huis clos fait suite aux deux ans que j’ai passé à me documenter en me rendant souvent sur le terrain. Lorsqu’on représente l’école,  on représente la société. C’est un lieu d’apprentissage,  pas seulement des savoirs fondamentaux. L’école dit quelque chose de notre époque et de notre société. Mais sur le fond,  même si l’angle s’attache au cadre et au fonctionnement scolaire, c’est à chaque fois l’humanité en jeu dont il est véritablement question.

Concernant le métier de professeur des écoles, on distingue différents niveaux d’implication par rapport aux difficultés de Sacha délaissé par sa mère.

L’école de Jules Ferry ne transmet pas que des savoirs mais aussi des processus relationnels. La transmission de connaissances par l’enseignement ne constitue qu’une part des connaissances qu’acquiert un enfant. Dans mes recherches sur le sujet, j’ai été frappée  du nombre de cas complexes où les parents lâchent l’affaire, et pas que dans les zones prioritaires. J’ai délibérément situé l’action dans une école sans difficulté particulière. Un des intérêts du film était de montrer différentes attitudes d’enseignants en situation.

Vous soulignez l’importance de la dimension affective…

C’est vrai, alors qu’à l’école l’affect reste un mot tabou. On ne parle jamais de l’amour des enseignants alors que sans amour ils ne peuvent pas faire ce métier là. En primaire, les élèves apprennent souvent parce qu’ils aiment leur maîtresse.

Florence est animée par des convictions citoyennes qui se heurtent parfois au cadre…

J’ai souhaité faire le portrait d’une femme qui réfléchit son métier. Elle se demande si elle participe au système. Tous les profs ne se considèrent pas comme des citoyens formant des citoyens. Cela découle pourtant des principes de l’école républicaine. L’air de rien, le film évoque cette question.

Recueilli par JMDH

Primaire sur les écrans le 4  janvier 2017.

Bande Annonce

Source : La Marseillaise 14/12/2016

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Education, rubrique Société, rubrique Politique, Politique de l’éducation, rubrique Rencontre,

Plaidoyer pour un journalisme flâneur

Pour sentir ce qui se joue dans nos sociétés, les journalistes devraient passer plus de temps à flâner. Notamment dans les réseaux.

Etienne Carjat portrait of  Charles Baudelaire 1862

Etienne Carjat portrait of Charles Baudelaire 1862

Dans l’énorme masse de ce qu’on a lu et entendu sur la crise du journalisme et son incapacité à sentir – et donc rendre compte de – ce qui se jouait dans nos sociétés, rares sont les analyses éclairantes.

 

Plonger dans un lac gelé avec Lordon

Celle de Frédéric Lordon attaquant le fact-checking (la vérification des faits) – et l’idéologie de l’absence d’idéologie – dans Le Monde diplomatique faisait l’effet d’une plongée dans un lac gelé : on sait que ça fait du bien de subir ça, mais le problème, c’est qu’après, on a juste envie d’aller sous la couette.

Or, hier, une aimable correspondante m’a adressé un article qui est à la fois d’une dureté nécessaire, mais ouvre des pistes.

L’auteur s’appelle Dominique Trudel, il est chercheur en sciences de la communication au CNRS, et son texte a été publié dans le quotidien canadien Le Devoir.

Pour comprendre le succès de Trump – mais l’ambition peut s’étendre à d’autres mouvements politiques en Europe – il relit les réflexions des intellectuels des années 1930, 1940 et 1950 – parmi lesquels Adorno, Fromm ou Benjamin – qui eux aussi se sont interrogés sur le rôle des médias en époque trouble.

Or ces théoriciens, de manière tout à fait contre-intuitive, s’en sont pris à l’objectivité, incapable selon eux de rendre compte de la subjectivation à l’oeuvre dans la montée du fascisme.

 

Crise du journalisme

Voici un des enseignements que Dominique Trudel en retire pour aujourd’hui (je vais le citer longuement, désolé, mais c’est tellement bien…) :

« Aujourd’hui, à l’ère de la crise du journalisme et de la multiplication des plateformes, les épistémologies et les pratiques du journalisme convergent autour d’un modèle dominant adopté par les grands médias. Le journalisme de données, les pratiques de vérification des faits et les sondages se sont imposés comme les instruments par excellence de l’objectivité journalistique. Qui sera en mesure de produire le tableau le plus juste, le visuel le plus frappant ? Qui sera capable d’accomplir le vieux rêve objectiviste d’une carte coïncidant parfaitement avec le territoire ?

Cet horizon n’est pratiquement pas remis en question aujourd’hui par les institutions dominantes du journalisme. Or c’est précisément l’objet de la critique du journalisme proposée par Walter Benjamin. Dénonçant la chimère d’une “ information impartiale ”, [Benjamin] s’inquiétait non seulement de ce que le journalisme défend, “ mais encore de la manière dont il le fait ”.

Au journalisme d’information alors triomphant, Benjamin oppose la figure du journaliste-flâneur qui privilégie l’expérience et la narration. Dans cette perspective, la vérité ne découle pas d’un ensemble de faits objectifs […], mais [consiste] à “ s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger ”. »

 

 

Foule électrique

Voilà qui est passionnant. Ce que Frédéric Lordon dénonçait d’un point de vue politique dans l’illusion du fait objectif, Trudel le voit à l’oeuvre dans des pratiques journalistiques contemporaines en tant qu’elles sont travaillées par le numérique, son goût du chiffre, de la donnée, du visuel définitif.

Mais, si l’on en conclut avec Benjamin qu’il faut substituer un journalisme flâneur, se pose une question : où flâner ? Là, il faut aller voir comment Baudelaire décrit le flâneur :

« Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, écrit Baudelaire dans “Le Peintre de la vie moderne”, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini […] Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. »

Cette foule électrique, où la trouve-t-on aujourd’hui ? Dans la rue, bien sûr, toujours. Mais – vous me voyez venir… – « élire domicile dans le nombre, dans le mouvement, le fugitif », c’est aussi sûrement plonger dans Internet et les réseaux sociaux. La « modernité », dont parle Baudelaire, qu’il faut à la fois saisir et critiquer, n’est-elle pas là aussi ?

Flâner dans les réseaux

Il faudrait donc, pour qu’il produise quelque chose d’intéressant, définir les conditions de ce journalisme qui flâne dans les réseaux (perso, je passe beaucoup de temps à traîner dans les réseaux, mais je ne suis ps sûr d’être un rempart contre le fascisme). Car ce que fait le flâneur de Benjamin dans la rue – marcher, observer, interpréter –, n’est pas si simple à faire dans Internet où la technique conditionne toujours un peu les actions, et où le réseau nécessite une forme d’appartenance que la rue permet d’éviter.

Mais voilà, s’il faut faire ce travail pour moins se tromper, et ne pas reproduire les erreurs du passé, ça vaut le coup.

Par Xavier de La Porte

Source France Culture 12/12/2016

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Les enseignants aux bons soins du patronat

 Johanna Jaeger. — « b/w », 2013 Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin


Johanna Jaeger. — « b/w », 2013
Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin

Petits-fours et embrigadement

En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d’économie critique » présentant, de façon pédagogique et accessible, son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d’autres s’y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l’entreprise.

 

 « Chers collègues, les inscriptions aux Entretiens Enseignants-Entreprises [EEE] sont ouvertes. »

Ce n’est pas tous les jours que les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) et de gestion d’Île-de-France reçoivent une missive de leur hiérarchie. Lorsque, en juin 2016, ils découvrent un courriel de leur inspectrice d’académie, ils n’en retardent pas la lecture.

Les EEE « auront lieu les jeudi 25 et vendredi 26 août 2016 sur le thème “L’Europe dans tous ses États : un impératif de réussite !”. (…) Comme vous le constaterez en consultant le programme, des intervenants très variés participeront aux échanges, qui promettent d’être de haute tenue ».

Aux côtés de M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, on entendrait notamment Mme Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, ainsi que MM. Hubert Védrine, ancien ministre socialiste des affaires étrangères et membre du Conseil d’État, Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce, cinquième directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et Denis Kessler, président-directeur général (PDG) du groupe de réassurance Scor, ancien vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef).

Qui avait pu rassembler un tel aréopage ? Selon le courriel de l’inspectrice, la rencontre avait été « organisée, préparée et animée par une équipe de professeurs de SES, d’histoire-géographie et d’économie-gestion ». En réalité, les EEE ont été créés en 2003 par l’Institut de l’entreprise, un think tank réunissant certaines des plus grandes sociétés françaises, dont le site Internet proclame la mission : « mettre en avant le rôle et l’utilité de l’entreprise dans la vie économique et sociale ». Le courriel de l’inspection précisait néanmoins que cette université d’été s’inscrivait dans le « plan national de formation » que le ministère de l’éducation nationale réserve à ses personnels. Autrement dit, les rencontres seraient en grande partie financées par l’État, qui prendrait en charge les frais d’inscription et de transport (à hauteur de 130 euros) ainsi que l’hébergement en pension complète des participants.

« Slow dating » avec des DRH

L’inspection académique de Versailles avait mis en ligne un diaporama (1) présentant l’événement comme « le rendez-vous d’été pour préparer sa rentrée ». En guise d’illustration, la photographie d’un amphithéâtre bondé — image dont nous allions découvrir qu’elle exagérait quelque peu l’intérêt des enseignants pour ce type de rencontres. Au menu, des intervenants « très enthousiasmants » et un « “slow dating” avec des DRH », c’est-à-dire la possibilité d’échanger avec des directeurs des ressources humaines de grandes sociétés comme on rencontre des partenaires amoureux potentiels lors d’une séance de speed dating — mais en prenant tout son temps. Comment résister ?

Quand, le jour J, nous pénétrons enfin dans l’immense amphithéâtre rouge de l’École polytechnique, c’est la déception : nous sommes à peine trois cents dans cette salle capable d’accueillir mille personnes. La perspective d’un week-end tous frais payés à côtoyer la crème de la crème du patronat français n’a visiblement pas fasciné les enseignants.

Côté invités, en revanche, tout le monde a répondu présent. Outre les têtes d’affiche annoncées, une dizaine de grands dirigeants de sociétés du CAC 40, une demi-douzaine de DRH d’entreprises prestigieuses (Mazars, Veolia, Orange, Sanofi, Capgemini, etc.), ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires en poste, dont certains issus de la Commission européenne, également partenaire des EEE. Un seul syndicaliste : M. Yvan Ricordeau, membre du bureau national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).

M. Xavier Huillard, président de l’Institut de l’entreprise et PDG de Vinci, introduit la rencontre. Séduit par le « modèle américain », il se félicite des efforts de la France pour s’en approcher, notamment à travers « le resserrement des liens entre le monde enseignant et l’entreprise », une évolution qui produira « le meilleur pour la France ». À condition que chacun y travaille. Comment ? En défendant le « projet européen ». M. Huillard invite les enseignants à s’engager : « Votre rôle dans cette lutte urgente contre l’euroscepticisme est très important : faire en sorte que ces jeunes générations en attente d’Europe ne finissent pas par basculer dans la désillusion. » Mais les enseignants ne seront pas seuls : « En complément de votre action, l’entreprise a une contribution majeure à apporter pour défendre et illustrer les bienfaits de l’Europe, qui n’est pas seulement un projet économique, mais bel et bien un projet politique, un projet de société. » Lequel ? Il faudra le déduire des mérites de Bruxelles célébrés à la tribune. Ainsi, son intervention auprès de la Grèce aurait, selon le directeur du Trésor à la Commission, M. Benjamin Angel, démontré la capacité de l’Union à la « solidarité » (2).

Les organisateurs invitent alors à la tribune M. Jean-Marc Huart. Comment le « chef du service de l’instruction publique et de l’action pédagogique au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche » va-t-il réagir aux propos d’un chef d’entreprise qui vient de fixer la feuille de route des enseignants de SES et de gestion ? Sans le moindre accroc. Mieux : le fonctionnaire se félicite du partenariat « quotidien » liant son ministère à l’Institut de l’entreprise.

Prix du manager public de l’année en 1992, M. Huart confie d’abord un « vrai plaisir personnel » à participer à ces journées. Puis il enfile sa casquette officielle : « Je tiens, au nom de la direction de l’éducation nationale, au nom de la ministre, à saluer la solidité de cette collaboration. » Le lien avec l’entreprise, affirme-t-il, « est une priorité du ministère », car « l’école ne peut rien faire sans les entreprises ».

Soucieux de ne pas présenter aux enseignants le seul point de vue des organisations patronales sur l’entreprise, le ministère avait-il cherché à compléter ce discours par le biais d’autres partenariats, avec des syndicats, par exemple ? Pour en savoir plus, nous contactons M. Huart. La question le surprend un peu : « Alors… Par exemple… Alors… On a, avec le monde économique, un certain nombre d’autres partenariats. Par exemple, la Semaine école-entreprise. » Partenariat avec un syndicat ? Non, « avec le Medef ». « On a également un partenariat avec l’Esper, qui représente l’économie sociale et solidaire. » Oui, mais un syndicat ? « On n’a pas de partenariat spécifique avec la CGT [Confédération générale du travail] ou avec la CFDT comme on en a avec le monde patronal, concède le haut fonctionnaire. Mais les syndicats ne sont absolument pas absents. » Comment sont-ils présents ? « À travers la gestion paritaire des organismes de pilotage des branches professionnelles. » Sur un plateau de la balance, un haut fonctionnaire, membre enthousiaste du comité de pilotage des EEE ; sur l’autre, le fonctionnement routinier des structures chargées de la formation professionnelle.

Ce « deux poids, deux mesures » agace depuis longtemps les organisations de salariés. « De notre côté, on a droit à une heure de formation syndicale par mois, nous explique Mme Mathilde Hibert, du syndicat SUD Éducation. Et quand on se plaint de la façon dont l’école fait les yeux doux aux patrons, on s’entend répondre : “Il faut bien préparer les enfants au monde de l’entreprise ! Vous, vous ne créez que des chômeurs”, comme nous l’a répliqué l’ancien directeur de l’académie de Paris, Claude Michelet, il y a deux ans. »

« L’école ne peut rien faire sans les entreprises » ? Les entreprises semblent convaincues de la réciproque. Interventions répétées sur le contenu des programmes, lobbying à l’Assemblée : elles ne ménagent aucun effort pour tenter de séduire le corps enseignant. Problème : celui-ci demeure conscient de sa responsabilité politique et jaloux de son indépendance. Ainsi, l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) dénonce la transformation du ministère de l’éducation nationale en « relais de la propagande d’un lobby patronal (3)  ». La solution imaginée par l’Institut de l’entreprise ? Redoubler de sollicitude.

Serveurs en livrée, entrecôtes obèses, petits-fours, desserts exquis : les repas de l’EEE sont à la hauteur des goûts les plus exigeants. Après de longues heures à écouter des propos un peu monotones de la part d’intervenants aussi prompts à exalter la créativité et l’innovation, l’entrain renaît.

En déambulant dans le hall, on découvre les stands d’organisations comme Entreprendre pour apprendre (EPA), qui aide les enseignants à créer des minientreprises « porteuses de projets » avec un comité de direction constitué d’élèves. On nous explique que la démarche ne se limite pas à distiller l’esprit d’entreprise dans les établissements scolaires : elle dynamise la classe, motive les élèves, les prépare au marché du travail et offre un moyen de lutter contre l’échec scolaire. Rien ne suggère que l’enthousiasme est feint.

Seule fausse note : l’absence de dernière minute de Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour cause d’« incompatibilité d’emploi du temps ». La décision de la ministre de l’éducation de rendre optionnel l’enseignement de la « loi » de l’offre et de la demande (4) en classe de seconde venait de provoquer l’ire du Medef. « Ce projet d’appauvrissement du programme contredit totalement le discours louable de la ministre en faveur d’un rapprochement de l’école et de l’entreprise, s’était indignée l’organisation patronale. Tout doit être fait au contraire pour insuffler l’esprit et le goût d’entreprendre le plus tôt possible (5).  » La ministre aurait-elle préféré ne pas rencontrer ses détracteurs ?

De retour dans l’amphithéâtre, on retrouve la préoccupation des intervenants pour l’Europe. Une Europe menacée par « la recrudescence de la menace terroriste, la montée des populismes et des discours protectionnistes », selon M. Huillard, qui met tous ces « dangers » sur un pied d’égalité. « L’euro a tenu cinq promesses sur six », clame néanmoins M. Philippe Trainar, chef économiste chez Scor et ancien conseiller de M. Édouard Balladur. Son unique échec ? L’Europe politique. Car le Vieux Continent souffrirait d’un excès de démocratie. L’eurodéputée Sylvie Goulard s’en amuse : « Il n’est pas possible que les Parlements nationaux verrouillent toutes les décisions ! Que fait la Commission ? Shame on you [honte à vous]  ! », lance-t-elle aux représentants de l’institution présents dans la salle, avant de leur décocher un sourire malicieux. « On se tire une balle dans le pied à estimer que tout doit être validé par les Parlements nationaux ! Vous, les profs, vous savez que c’est difficile de convaincre (…), parce qu’à un moment il faut vendre quelque chose de difficile. Vous imaginez si vous deviez organiser vos interros sur le même principe ? “Ah non, madame, on ne fait pas d’interro, on décide de manière participative !” Je pense bien sûr que les politiques doivent écouter les gens ; mais, à un moment donné, il y a un effort à faire. »

Le salaire minimum, « une absurdité »

« Faire un effort » ? Agnès Bénassy-Quéré, membre du Cercle des économistes et présidente déléguée du Conseil d’analyse économique, y invite également la France, en lui suggérant de supprimer le salaire minimum, « une absurdité en Europe ». Enhardie par la présence de M. Peter Hartz, artisan d’une dérégulation du marché du travail en Allemagne à travers une série de lois qui portent son nom, l’ancienne ministre du commerce extérieur des Pays-Bas — et présidente de la branche française de l’institution financière ING — Karien Van Gennip renchérit : « Faites les réformes en France, s’il vous plaît ! » Tonnerre d’applaudissements à la tribune… et dans la salle.

Les enseignants n’auront pas voix au chapitre. Ceux qui participent jouent le rôle peu gratifiant de présentateurs cantonnés aux introductions générales et aux résumés de biographies. Les intervenants ne cherchent même pas à dissimuler leur proximité : le tutoiement semble de mise, les prénoms connus de tous. M. Pascal Lamy confesse : « Pour une fois, je suis d’accord avec Hubert [Védrine], que j’ai trouvé étonnamment optimiste par rapport aux débats que nous avons régulièrement, en toute amitié bien entendu. » Le ton est tour à tour taquin et flagorneur, léger et complice. Les désaccords ne portent que sur des nuances, dans un camaïeu dont nul ne vient gâter l’harmonie.

Président de la Fédération française de l’assurance et du pôle International et Europe du Medef, M. Bernard Spitz enfonce le clou en invitant les professeurs « à remettre l’entreprise au centre », non seulement « en ce qui concerne le contenu des programmes », mais également pour le « financement ». « La volonté première de ces rencontres, c’est la transposition au sein des classes du vaste travail réalisé ici en lien avec les entreprises », conclut de son côté M. Huart. Qui ajoute : « Vous avez aussi un rôle de transmission des documents auprès de vos collègues ! »

De retour dans leurs lycées, des professeurs parisiens reçoivent un nouveau courriel de leur inspectrice : « Chère ou cher collègue, une journée nationale “Enseignants de SES en entreprise” est organisée le 19 octobre dans le cadre du partenariat entre le ministère de l’éducation nationale et l’Institut de l’entreprise. (…) Pour participer à cette journée, je vous remercie de m’indiquer par retour de mel la ou les entreprises dans laquelle ou lesquelles vous souhaiteriez vous rendre. Le nombre de places est limité. »

Renaud Lambert & Sylvain Leder

(1) « Entretiens Enseignants-Entreprises 2016 », www.creg.ac-versailles.fr

(2) Lire Yanis Varoufakis, « Leur seul objectif était de nous humilier », Le Monde diplomatique, août 2015.

(3) Communiqué de l’Apses, 1er septembre 2015.

(4) Pour une critique de ladite « loi », lire le Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016, en kiosques.

(5) « Programme d’économie de seconde : halte à la braderie ! », communiqué du Medef, 30 juin 2016.

Source Le Monde Diplomatique Novembre 2016

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Rencontres Averroes Thierry Fabre : « La grande question est celle des styles de vie et du respect des croyances »

« Les formes du politique sont parfois désespérantes [...] mais cela devrait nous inviter à un véritable sursaut citoyen ». Photo la marseillaise

Les Rencontres d’Averroès, qui démarrent jeudi 10 novembre au Théâtre de la Criée, s’interrogent sur la façon de « surmonter la faille » née des attentats en France. Le fondateur de l’événement Thierry Fabre s’attache à caractériser celle-ci.

 

Pourquoi avoir choisi le mot « faille » plutôt que celui de rupture ?

La faille renvoie à une dimension sismique. La secousse profonde qui nous a tous frappés après les attentats de 2015 a fait l’effet d’un véritable tremblement de terre. Une fissure peut être colmatée. Or ici c’est plus profond. Nous ne sommes pas encore dans le gouffre, qui est la guerre de tous contre tous, que certains prophètes de malheur considèrent comme inéluctable. Toute la question est de savoir s’il existe un monde commun avec les gens venant du monde arabe et de l’Islam. Bruno Etienne disait justement « si l’Occident c’est la bible plus les grecs, alors les arabes sont des occidentaux ». Cela ne veut pas pour autant dire qu’il n’y a pas de mouvement de séparation, salafiste ou djihadiste, d’un côté, identitaire, de l’autre. Quand certains revendiquent la pureté de l’Occident chrétien, on est aussi dans la séparation, dans le refus de tout monde commun. Si ces mouvements s’amplifiaient, alors nous ne serions pas loin du gouffre. Mais nous n’en sommes pas encore là, et rien n’est inéluctable. Dans un tel contexte, la parole des Rencontres d’Averroès est précieuse pour tenter de définir un possible monde commun.

Si l’on vous dit qu’aucune proposition politique viable n’a été apportée en réponse aux replis identitaires depuis 22 ans, date des premières Rencontres d’Averroès, qu’en dîtes-vous ?

Pour moi, il y a trois dimensions du politique. Une verticale, une horizontale et une transversale ou oblique. La verticale est celle qu’on connaît le plus, de l’Etat vers la population. De ce point de vue, tous les dispositifs politiques qui ont été imaginés – je pense au partenariat euro-méditerranéen et à l’Union pour la Méditerranée – ont été des naufrages. L’horizon d’attente dans lequel sont nées les Rencontres d’Averroès en 1994, une année avant le processus de Barcelone, s’est effondré. De ce point de vue, c’est donc une impasse. Pour la dimension horizontale en revanche – « la politique prend naissance dans l’espace qui est entre les hommes », disait Hannah Arendt – c’est peut-être moins sûr. Les sociétés sont à la fois vives et inventives. Il y a bien sûr des poussées identitaires et des replis mais il y a aussi des dispositifs de rencontres, d’auto-organisation culturelle, sociale, économique. Et enfin comme le montrent les révolutions arabes, il y a également quelque chose qui n’a pas disparu quant à la dimension transversale, les représentations symboliques, culturelles, qui connectent l’horizontal et le vertical. Je ne serai donc pas aussi pessimiste. L’État et les institutions n’ont pas été à la hauteur des défis méditerranéens, sans aucun doute. Mais dans le politique, il y a aussi la société civile qui a été pour le coup très réactive. Face à la défaillance actuelle du politique en Méditerranée, il faut tracer d’autres chemins. J’ai assez confiance dans les attentes des jeunes générations, qui sont majoritaires dans le monde méditerranéen. Aux citoyens d’organiser des contre-pouvoirs. C’est une façon de faire front face aux emprises autoritaires. Les formes du politique sont parfois désespérantes, et l’élection de Donald Trump en est un cruel exemple, mais cela devrait nous inviter à un véritable sursaut citoyen.

L’une des tables rondes se concentre sur « la faille généalogique entre l’Europe et l’Islam ». En la qualifiant ainsi, ne fait-on pas le jeu des identitaires ?

Je ne me place pas du tout sur un terrain « identitaire », mais inscris au contraire les débats dans des généalogies, des histoires, loin des identités figées qui opposeraient deux entités hors du temps. Nous essayons plutôt de donner de la consistance, à travers les Rencontres d’Averroès, à un monde de l’entre-deux, le monde méditerranéen. Dans l’histoire longue, on voit bien qu’il y a eu de très nombreuses circulations d’une rive à l’autre de la Méditerranée, notamment sur le plan philosophique, et Averroès en est un bel exemple. De nombreux liens ont été tissés à travers le temps et ils ont aussi été déchirés dans l’histoire récente, que ce soit à travers les guerres du Golfe ou par les mouvements et les attaques djihadistes.

Accordez-vous un ordre d’importance aux types de « failles » caractérisées dans les tables rondes des Rencontres ?

Non il y a juste un ordre qui s’inscrit dans le cours du temps. On commence avec le temps long, avec la philosophie arabe des XIe et XIIe siècles. On passe aux failles historiques à partir du XVIIIe siècle avec l’expédition de Bonaparte en Egypte, la colonisation au XIXe siècle et la décolonisation. Puis la troisième se concentre davantage sur le XXe siècle avec les guerres du golfe, la chute du mur de Berlin. Et enfin la faille dans la Cité avec les attentats, la violence et la ségrégation urbaine.

Pourquoi terminer les débats par celle-ci ?

Le thème de ces Rencontres est né du choc des attentats, la faille dans la cité est alors évidente, d’autant plus qu’on sera exactement un an après, le 13 novembre. Elle donnera à entendre Marc Crépon qui a travaillé sur le consentement meurtrier, le passage à l’acte dans la violence. Il fallait aussi ne pas rester dans un regard franco-français. Spécialiste de l’Islam en Belgique, Andrea Rea a travaillé pendant de nombreuses années sur Molenbeek, bien avant sa triste célébrité. Il est intéressant de comprendre les échecs des politiques urbaines. Cela fait 40 ou 50 ans que la Belgique a délégué la question de l’Islam aux Saoudiens. On voit l’obscurantisme que cela a produit. Dans certains quartiers, la marge est devenue le centre. Il existe, aussi à Marseille, des gens qui expliquent qu’on ne peut par exemple pas boire d’alcool en période de Ramadan. C’est insensé. A partir de là, comment négocie-t-on un monde commun ? La grande question est celle des styles de vie et du respect des croyances de chacun. Comment pratiquer sa religion, juive, chrétienne musulmane ou bouddhiste, sans interdire quoi que ce soit à ceux qui ne partagent pas cette foi ? Ce sont ces formes de vie en commun qu’il s’agit de dessiner et de faire vivre ensemble. Marseille en a l’expérience.

Vous déclariez en mars dernier dans ces colonnes : « Marseille a quelque chose de singulier à dire au monde ». Cette singularité s’exprime-t-elle aussi dans la faille et la mixité que la ville comportent ?

Marseille est une ville contrastée. Il y a des lieux de mixité urbaine qui fonctionnent, des espaces publics qui sont partagés, le stade, les plages, les places… et il y a en même temps des formes de relégation urbaine, de séparation. La ville a pour l’instant été heureusement épargnée par les attentats. Je ne sais pas ce que cela provoquerait ici. A travers l’histoire des populations qui composent Marseille, cette ville est une ville sismographe. Je ne parle pas seulement des gens qui viennent du monde arabe, mais aussi des Comoriens, des Arméniens qui se sont installés à Marseille, après le génocide de 1915, des migrations italiennes, accélérées par le fascisme, des Espagnols venus après la guerre civile en Espagne, la guerre d’Algérie avec les pieds-noirs, les immigrés algériens qui ont été appelés pour travailler.

Cette ville est faite de toutes ces strates de populations qui la connectent par mille et un fils au monde méditerranéen. Que fait-on sachant cela ? Ou l’on dit que c’est une ville qui s’effrite, qui se désagrège. Ou au contraire on fait de Marseille une grande ville emblématique de la Méditerranée qui sait faire vivre quelque chose de commun à travers la « sensation du divers »….

Réalisé par Philippe Amsellem

Source : La Marseillaise  10/11/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Moyen-Orient, rubrique Débat, rubrique Politique  Politique de l’immigration, rubrique Méditerrranée, rubrique Géopolitique, Dans l’engrenage de la terreur. Cinq conflits entremêlés,