Didier Castino. L’usine qui m’a choisi…

Un premier roman intense qui brosse la chronique de la France ouvrière des années 60-70

Un premier roman intense qui brosse la chronique de la France ouvrière des années 60-70

Auteur. Didier Castino a présenté son premier roman « Après le silence », une révélation, à la Librairie Le Grain des mots.

Didier Castino vit à Marseille, il est professeur de lettres dans un lycée du centre-ville depuis presque dix ans. Auparavant, il enseignait dans les quartiers Nord et s’y sentait bien. Il vient de publier son premier roman, Après le silence aux éditions Liana Levi. Invité par la librairie Le Grain des mots, il est venu parler à Montpellier de ce récit intime sur la vie d’ouvrier.

Sur la couverture de son roman il y a l’usine, dans le sud de la France, qui a toujours fait partie de la vie de Louis Castella. Elle était là dès sa petite enfance et l’on comprend que Louis, c’est un peu comme s’il venait d’elle. L’usine, elle lui colle à la peau comme une tache de naissance. Il y est entré à 13 ans. Elle lui a permis de devenir un homme.

« En apprenant à travailler, j’apprends aussi, je comprends plutôt, que le travail me choisit et non le contraire, je peux très vite devenir en trop dans une usine, je le comprends je t’assure, dès cette époque, j’ai conscience qu’il faut accepter les règles. C’est le travail. »

Aux Fonderies et Aciéries du Midi, les journées sont longues, interminables. Louis se révèle syndicaliste, un peu par la force des choses. Le temps en famille en est d’autant plus compté. A la maison, on ne gaspille rien, surtout pas le peu de disponibilité qui nous reste pour ceux qu’on aime. On gueule quand tout fout le camp mais on y croit, on économise pour les vacances et pour acheter une maison, un jour.

Le 16 juillet 1974, Louis Castella meurt à 43 ans, écrasé par un moule de plusieurs tonnes, mal accroché. C’est à un accident du travail qu’il doit sa libération. Le travail tue. L’usine a tout pris. Sa femme Rose et ses trois fils poursuivent sans le père.

Le plus jeune des enfants  décide de donner la parole au père, en lui offrant des mots. Le cadet dialogue avec lui, sans pouvoir oublier, qu’il est le fils de l’ouvrier écrasé. On ne va pas refaire la vie, hein, même si on est devenu petit propriétaire.

JMDH

Source: La Marseillaise 21/10/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature française, Rubrique Société, Arcelor Mittal : 2 intérimaires ont chuté dans la fonte en fusionJustice, Travail,

Boualem Sansal « L’univers romanesque permet de s’adresser à tous »

Boilal Sansal  à Montpellier Photo JMDI

Boilem Sansal à Montpellier Photo JMDI

Boualem Sansal. En lice pour le Goncourt, l’auteur algérien fait escale à Montpellier pour présenter son roman « 2084 La fin du monde » fenêtre sur le totalitarisme du big brother islamiste.

L’écrivain algérien francophone Boilem Sansal vit à Boumerdès, près d’Alger. Censuré dans son pays d’origine à cause de sa position très critique envers le pouvoir en place et l’obscurantisme islamiste. Il était l’invité de la librairie Sauramps à Montpellier où il a évoqué son dernier roman 2084* La fin du monde.

Dans 2084, vous reprenez la matrice de 1984 d’Orwell pour offrir un panorama de réflexions sur le totalitarisme islamique. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

La réalité. L’islamisme se propage de manière préoccupante. Sur le plan théorique, il a démarré en 1928 avec la création de l’association des Frères Musulmans et d’une idéologie de reconquête des terres d’Islam puis à travers la volonté d’étendre la prédication à l’ensemble de la planète. Au départ la stratégie reposait sur l’armée et sur un rapprochement avec le peuple. Avec l’idée que la force c’est le peuple, celui qui rendra l’islam invincible. Ensuite ils ont évolué en choisissant de travailler de manière pacifique mais aussi plus insidieuse en empruntant toute une série de techniques au marketing et à la politique, pour conquérir des marchés et des territoires.

A partir de l’Afghanistan on a vu l’islamisme basculer. Cet islamisme radical, a été artificiellement créé par la CIA qui a joué le développement de l’islam comme rempart au communisme afin de préserver l’accès au pétrole. Les Etats-Unis ont trouvé dans cette démarche des alliés très intéressés comme l’Arabie Saoudite et le Qatar. Tout cela est arrivé dans mon pays dans les années 80. On a vu que la démarche commençait par la destruction de l’ordre et de notre manière de vivre.

C’est un roman d’anticipation essentiellement politique. Vous ne décrivez pas d’autres évolutions ?

Un système totalitaire fige la situation. Après la prise du pouvoir, il entre dans une logique nouvelle. Celle de conserver le pouvoir. Et pour cela, met en place une dictature qui efface la langue, la culture, l’histoire, et toutes perspectives d’avenir afin de mettre en place un système carcéral. La pensée des prisonniers s’éteint et finalement, ils ne souhaitent plus être libérés.

Pour l’adversaire à l’obscurantisme déterminé que vous êtes, est-ce que le choix de la fiction permet de mettre en place un appareil critique plus éclairant que l’essai ou l’engagement politique ?

Si vous militez, vous devenez partisan. Par exemple de la démocratie, mais cela reste une vision parcellaire, et du coup, vous ne pouvez pas globaliser votre démarche. Je cherchais à trouver l’élément le plus fédérateur. L’univers romanesque permet de s’adresser à tous. Il transcende les visions partisanes et permet de construire une alliance sacrée contre l’islamisme. L’avantage de la fiction permet peut être de concerner les musulmans tandis que les appels partisans les rebutent parce qu’on critique l’islam qui est une partie d’eux-mêmes.

Quel regard portez-vous sur la révolution de Jasmin et ses suites ?

Connaissant toutes les inhibitions, les freins et les contradictions, religieuses, ethniques, qui traversent ces sociétés, je n’ai jamais cru au Printemps arabe. La démocratie ne se réduit pas au vote. A la base cela suppose une révolution philosophique. Cette révolution ne s’est pas faite dans les pays arabes. On adopte les élections comme on l’a fait en Egypte où en Algérie où les gens ont voté pour Bouteflika. On pourrait dire que c’est une démocratie mais on sait que l’on peut faire voter des ânes et faire élire un âne.

Il semble qu’il se passe quelque chose en Tunisie mais je n’y crois pas à long terme. Les questions fondamentales, comme la religion ou le statut des femmes ne sont pas traitées. La symbolique de la violence reste le pilier de l’Etat, ce qui est propre aux sociétés féodales. Il reste un long chemin, on peut considérer que l’on avance, mais comme on fait un pas en avant un pas en arrière, je n’y crois pas.

La réduction de l’autonomie individuelle passe par le vecteur de la peur, notamment du terrorisme qui conduit l’occident depuis le 11 septembre 2001 à une société sécuritaire. De la même façon, l’intégrisme n’est pas seulement islamique. Ne craignez-vous pas que certaines interprétations de votre livre n’entrent en contact avec l’islamophobie ambiante ?

Lorsque j’écrivais, je voyais à chaque ligne, l’exploitation que l’on pourrait faire de mon travail,  dans le bon et le mauvais sens. La société occidentale se radicalise on est dans l’atmosphère des années 30. L’Europe se délite, les contrôles aux frontières sont rétablis.

Cette question est vraiment centrale, est ce que la crainte que sa parole soit exploitée est une raison suffisante pour ne pas dire ? Est-ce qu’on ne fait pas en sorte de nous empêcher de nous exprimer ? Parce que dès qu’on dit un mot, on peut être taxé de raciste, à l’égard des blancs, des noirs, des islamophobes, des anti européens. Les accusations fusent dans tous les sens.

On dit que tel texte est récupéré par l’extrême-droite mais beaucoup de textes sont aussi récupérés par le discours islamiste. Le fait est, que partout dans le monde on ne peut plus parler. Je pense que comme les gens qui prennent les armes pour leur liberté politique, il y a des gens qui doivent se battre pour leur liberté d’expression quelle que soit l’exploitation que l’on peut en faire. Si j’avais tenu compte de ce paramètre, je n’aurais jamais écrit.

Vous dessinez un islam global, sans marquer la différence entre chiites et sunnites qui est actuellement un enjeu géopolitique majeur…

C’est actuel, mais je situe l’action de mon livre dans un siècle. A la différence de l’islamisme qui n’évolue guère, l’islam lui, évolue. Regardez ce qui s’est passé en trente ans. Tout cela est appelé à changer très vite. Dans un siècle, l’islam pourrait très bien se situer entre  le chiisme, le sunnisme et la démocratie.

Rejoignez-vous la pensée d’Orwell qui préférait les mensonges de la démocratie au totalitarisme ?

Absolument, j’ai un compagnonnage politique de longue date avec Orwell qui a écrit beaucoup de textes en dehors de son oeuvre romanesque. On a différé sur un point, malgré le fait que j’ai été très tenté de le suivre. 1984 s’articule autour d’une histoire d’amour. J’avais envie de reprendre cela mais dans l’environnement de l’islam, cela paraissait très difficile sur le plan de la narration. Comment envisager l’amour dans un pays où des amoureux de 17 ans mettent des mois pour parvenir à se toucher la main ?

Vous concluez votre livre sur une note positive ; le passage d’une frontière…

C’était pour le plaisir. Après une année à mariner dans cet univers carcéral, j’étais fatigué donc je me suis dit : sois un peu optimiste. Et puis cette idée de frontière qui est là bas et qu’il suffit de franchir m’est apparue très romantique. J’ai succombé à cette porte de sortie en me disant que cela ferait plaisir aux lecteurs.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

 2084 édition Gallimard 19,50 euros

Source : La Marseillaise 17/10/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature, Littérature Arabe, rubrique Méditerrannée, Moyens Oriens, rubrique Rencontre,

Rationalité et scepticisme..

Paul-Jorion

Paul Jorion : « La leçon de Keynes fut et demeure ignorée. »

Idées. Paul Jorion pense tout haut l’économie avec Keynes à Montpellier.

Ce passage de Paul Jorion à Montpellier, invité par la librairie Sauramps et le campus Richter à l’occasion de la sortie de son essai sur Keynes, compte parmi les rares moments où l’économie devient passionnante. Peut-être parce que Paul Jorion a une formation d’anthropologue et de sociologue et donc qu’il pense l’économie autrement. Justement, dans Penser tout haut l’économie avec Keynes*, on mesure à quel point Keynes aussi. Cela explique qu’il reste encore très « incompris » des milieux financiers nous explique Jorion.

L’auteur rappelle dans son introduction le tournant, qui vit jour à partir des années 1870 entre la pensée économique répondant à l’appellation d’économie politique dont Keynes est un enfant prodige et l’appellation science économique adoptée sous la houlette du milieu financier.

Prenez le Traité de probabilités, ouvrage très peu mathématique, rédigé par le jeune économiste entre 1906 et 1914 et partiellement réécrit en 1921. La question pose par exemple, le problème de partager les enjeux de façon équitable d’une partie de carte interrompue alors qu’elle est déjà entamée.

Keynes rapporte les travaux de ses prédécesseurs mais n’aborde pas le problème à partir de la doxa. Il ne considère pas l’état présent de la question mais rase toute construction existante pour la rebâtir entièrement à partir de ses fondations. Le lecteur se trouve contraint soit de garder « les oeillères que lui proposent les autorités du moment et le livre lui apparaît comme une bizarrerie produite par un excentrique coupé  des usages de la profession, commente Jorion, soit il l’aborde tous sens éveillés et les livres contemporains sur le sujet lui apparaissent prisonniers d’une profession académique. »

Le prix Nobel d’économie qui vient d’être décerné au chercheur américano-britannique Angus Deaton pour ses travaux sur la consommation illustre bien comment on privilégie le traitement des conséquences, plutôt que de s’attaquer à celui des causes. Il est plus que temps de revenir à une économie politique qui maîtrise aussi bien les problèmes techniques que politiques et humains, ne serait-ce que pour comprendre ce qui nous arrive !

JMDH

 * Edition Odile Jacob 23,90 euros

Source: La Marseillaise 16/10/2015

 

Voir aussi : Rubrique Livre, Essais, rubrique Economie, rubrique Finance,

 

Ringards sur le monde, par Marie Darrieussecq

Au programme de littérature de troisième, un recueil de nouvelles ne laisse aucune chance à «la» femme de s’exprimer avec ses mots et son regard.

Mon fils est en troisième et il étudie, en français, la nouvelle : c’est au programme de littérature, et forcément, ça m’intéresse. Douze Nouvelles contemporaines ; regards sur le monde, c’est le titre du livre conseillé, que vont lire quantité d’élèves cette année. Un tableau de Martial Raysse fait la couverture, une jolie femme avec un cœur sur la joue. Au dos, la liste des douze auteurs : dix Français, un Italien, un Américain ; je ne les connais pas tous, mais ce qui me saute aux yeux, c’est que ce sont tous des hommes. J’ai un petit espoir sur un ou une Claude ; ah non, c’est un Claude. «Regards sur le monde», au pluriel peut-être, mais tous masculins. L’ambitieux sous-titre du recueil est : «Portrait des hommes et des femmes d’aujourd’hui, de la naissance à la mort» ; les hommes sont donc vus ici par des hommes, et les femmes aussi. Dans le dossier pédagogique, un chapitre est intitulé : «Un portrait critique de l’homme d’aujourd’hui» ; j’y lis que «les personnages féminins ne sont pas davantage épargnés par la critique que les hommes» ; la femme y est traitée en dix lignes et quatre personnages : deux tueuses, une quinquagénaire «vénale et hypocrite» et une jeune coquette «qui semble réduire la femme à un être sans profondeur intellectuelle». Il est vrai que ce recueil ne laisse aucune chance à «la» femme de s’exprimer avec ses mots et son regard. Peut-être aurait-il fallu «des» femmes ? Mon fils, amusé et déjà féministe – c’est-à-dire raisonnablement sensible à l’injustice -, me montre le dossier pédagogique final. Dans le chapitre «Regards sur le monde en poésie et en chansons» sont proposés cinq autres auteurs… tous des hommes. Dans le chapitre «Visions du monde de demain», ils sont quatre, attention… tous des hommes. Le fou rire nous gagne, nous allons au chapitre «Fenêtres sur» : quatorze noms… suspense… deux femmes ! Bravo, Andrée Chedid et Fred Vargas ! Mais rien d’Alice Munro, qui semblait tout indiquée puisqu’elle pratique exclusivement la nouvelle, prix Nobel en 2013, deux ans avant la composition de ce recueil «pédagogique».

Comment éduquons-nous nos enfants ? Christine Pau, professeure d’histoire-géo à Laval, commentait récemment ici les modifications du nouveau programme d’histoire : «Le chapitre « Les femmes au cœur des sociétés qui changent », que j’avais repéré dans la première version, devient « Femmes et hommes dans les sociétés des années 1950″». Il est louable que le mot «femmes» vienne, pour une fois, en premier ; mais probable que le cours novateur sur les femmes d’action se transforme en panorama des fifties.

Une jeune amie australienne me montre avec étonnement la carte d’étudiant qu’elle vient d’obtenir à la Sorbonne : «Est-ce que le « e » du féminin est toujours mis entre parenthèses ?» Sous sa photo, les mentions «étudiant(e)» et «né(e)» l’ont choquée. Mais ma propre carte d’étudiant, dans les années 90, était au masculin d’évidence, au masculin universel du «neutre». J’étais donc «étudiant» et «né» ; à l’époque, ça ne m’avait même pas surpris(e).

Ici-même, dans Libération, je n’ai jamais pu obtenir le moindre «e», parenthèse ou pas, à «auteur» écrit sous ma pomme (ne parlons d’«autrice», qui serait pourtant la forme correcte en français). Toute la vie d’une femme en France est à l’avenant ; ma carte d’«assuré social» est à mon nom d’épouse ; je paie mes impôts à mon nom à moi depuis peu de temps et après avoir beaucoup insisté (c’est-à-dire à mon nom de jeune fille, qui est de facto le nom de mon père). Il se trouve que j’en paie plutôt plus que mon mari ; ça aussi, ça amuse mes enfants. Et mon mari aussi, ça l’amuse, que la plupart de nos biens soient à mon nom mais que, pour toutes les administrations, le «chef de famille», ce soit lui. Il parvient à me faire rire quand tous mes formulaires de réservation en ligne se bloquent si je refuse de renseigner la case «madame» ou «mademoiselle», alors que lui, on ne lui demande rien de son état conjugal, de sa virginité de damoiseau ou de sa disponibilité sexuelle quand il doit remplir un bordereau quelconque. La case «civilité» est obligatoire, madame ou mademoiselle : cochez ! Oui, nous nous mettons en colère et nous rions aussi, plutôt que de nous taper la tête contre les murs. Parce que nous sommes féministes, lui plus encore que moi, et que la lourdeur du monde en est moins accablante. Féministe, la vie est plus gaie. D’ailleurs, on ne dit plus «chef de famille». On dit «personne de référence». Un changement purement cosmétique. Allez voir les définitions de l’Insee : dans les couples homosexuels, la personne de référence est la personne la plus âgée ; et dans les couples hétérosexuels, c’est l’homme. Un regard sur le monde aussi simple que ça.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq et Camille Laurens.

 

Marie Darrieussecq

Source Libération 9/10/2015
Voir aussi : Rubrique Politique de l’Education, Rubrique Livre, Littérature, rubrique Société, Droits des femmes,

Morozov : « Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme »

evgeny-morozov

Selon le chercheur et essayiste Evgeny Morozov, la technologie sert le néolibéralisme et la domination des Etats-Unis. « Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique et l’affronter en tant que tel », dit-il.

Evgeny Morozov s’est imposé en quelques années comme l’un des contempteurs les plus féroces de la Silicon Valley. A travers trois ouvrages – « The Net Delusion » (2011, non traduit en français), « Pour tout résoudre, cliquez ici » (2014, FYP éditions) et « Le Mirage numérique » (qui paraît ces jours-ci aux Prairies ordinaires) –, à travers une multitudes d’articles publiés dans la presse du monde entier et des interventions partout où on l’invite, il se fait le porteur d’une critique radicale envers la technologie en tant qu’elle sert la domination des Etats-Unis.

A 31 ans, originaire de Biélorussie, il apprend toutes les langues, donne l’impression d’avoir tout lu, ne se trouve pas beaucoup d’égal et maîtrise sa communication avec un mélange de charme et de froideur toujours désarmant.

L’écouter est une expérience stimulante car il pense largement et brasse aussi bien des références historiques de la pensée (Marx, Simondon…) que l’actualité la plus récente et la plus locale. On se demande toujours ce qui, dans ses propos, est de l’ordre de la posture, d’un agenda indécelable, ou de la virtuosité d’un esprit qui réfléchit très vite, et « worldwide » (à moins que ce soit tout ça ensemble).

Nous nous sommes retrouvés dans un aérogare de Roissy-Charles-de-Gaulle, il était entre deux avions. Nous avons erré pour trouver une salade niçoise, car il voulait absolument une salade niçoise.

Rue89 : Est-ce qu’on se trompe en ayant l’impression que vous êtes de plus en plus radical dans votre critique de la Silicon Valley ?

Evgeny Morozov : Non. Je suis en effet plus radical qu’au début. Mais parce que j’étais dans une forme de confusion, je doutais de ce qu’il fallait faire et penser. J’ai aujourd’hui dépassé cette confusion en comprenant que la Silicon Valley était au centre de ce qui nous arrive, qu’il fallait comprendre sa logique profonde, mais aussi l’intégrer dans un contexte plus large.

Or, la plupart des critiques ne font pas ce travail. Uber, Apple, Microsoft, Google, sont les conséquences de phénomènes de long terme, ils agissent au cœur de notre culture. Il faut bien comprendre que ces entreprises n’existeraient pas – et leur modèle consistant à valoriser nos données personnelles serait impossible – si toute une série de choses n’avaient pas eu lieu : par exemple, la privatisation des entreprises télécoms ou l’amoncellement de données par d’énormes chaînes de grands magasins.

Cette histoire, il faut la raconter de manière plus politique et plus radicale. Il faut traiter cela comme un ensemble, qui existe dans un certain contexte.

Et ce contexte, c’est, il faut le dire, le néolibéralisme. Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme.

Le travail critique de la Silicon Valley ne suffit pas. Il faut expliquer que le néolibéralisme qu’elle promeut n’est pas désirable. Il faut expliquer que :

  • A : le néolibéralisme est un problème ;
  • B : il y a des alternatives.

Il faut travailler à l’émergence d’une gauche qui se dresse contre ce néolibéralisme qui s’insinue notamment par les technologies.

Le travail que fait Podemos en Espagne est intéressant. Mais voir les plateformes seulement comme un moyen de se passer des anciens médias et de promouvoir un renouvellement démocratique ne suffit pas. Il faut aller plus en profondeur et comprendre comment les technologies agissent sur la politique, et ça, Podemos, comme tous les mouvements de gauche radicale en Europe, ne le fait pas.

Mais vous voyez des endroits où ce travail est fait ?

En Amérique latine, on voit émerger ce type de travail. En Argentine, en Bolivie, en Equateur, on peut en voir des ébauches.

En Equateur par exemple, où la question de la souveraineté est essentielle – notamment parce que l’économie reste très dépendante du dollar américain -,- on l’a vue s’articuler à un mouvement en faveur d’une souveraineté technologique.

Mais on ne voit pas de tels mouvements en Europe. C’est certain.

La Silicon Valley va au-delà de tout ce qu’on avait connu auparavant en termes d’impérialisme économique. La Silicon Valley dépasse largement ce qu’on considérait auparavant comme les paragons du néolibéralisme américain – McDonald’s par exemple – car elle affecte tous les secteurs de notre vie.

C’est pourquoi il faut imaginer un projet politique qui rénove en fond notre conception de la politique et de l’économie, un projet qui intègre la question des infrastructures en garantissant leur indépendance par rapport aux Etats-Unis.

Mais si je suis pessimiste quant à l’avenir de l’Europe, c’est moins à cause de son impensée technologique que de l’absence flagrante d’esprit de rébellion qui l’anime aujourd’hui.

Mais est-ce que votre dénonciation tous azimuts de la Silicon Valley ne surestime pas la place de la technologie dans nos vies ? Il y a bien des lieux de nos vies – et ô combien importants – qui ne sont pas ou peu affectés par la technologie…

Je me permets d’être un peu dramatique car je parle de choses fondamentales comme le travail, l’éducation, la santé, la sécurité, les assurances. Dans tous ces secteurs, des changements majeurs sont en train d’avoir lieu et cela va continuer. La nature humaine, ça n’est pas vraiment mon objet, je m’intéresse plus à ses conditions d’existence.

Et puis je suis obligé de constater que la plupart des changements que j’ai pu annoncés il y a quelques années sont en train d’avoir lieu. Donc je ne pense pas surestimer la force de la Silicon Valley.

D’ailleurs, ce ne sont pas les modes de vie que je critique. Ce qui m’intéresse, ce sont les discours de la Silicon Valley, ce sont les buts qu’elle se donne. Peu importe si, au moment où j’en parle, ce sont seulement 2% de la population qui utilisent un service. Il se peut qu’un jour, ce soient 20% de la population qui l’utilisent. Cette possibilité à elle seule justifie d’en faire la critique.

D’accord, mais en vous intéressant à des discours, ne prenez-vous pas le risque de leur donner trop de crédit ? Dans bien des cas, ce ne sont que des discours.

En effet, on peut toujours se dire que tout ça ne marchera pas. Mais ce n’est pas la bonne manière de faire. Car d’autres y croient.

Regardez par exemple ce qui se passe avec ce qu’on appelle les « smart cities ». Quand vous regardez dans le détail ce qui est vendu aux villes, c’est d’une pauvreté confondante. Le problème, c’est que les villes y croient et paient pour ça. Elles croient à cette idée du logiciel qui va faire que tout fonctionne mieux, et plus rationnellement. Donc si la technologie en elle-même ne marche pas vraiment, le discours, lui, fonctionne à plein. Et ce discours porte un agenda propre.

Il est intéressant de regarder ce qui s’est passé avec la reconnaissance faciale. Il y a presque quinze ans, dans la suite du 11 Septembre, les grandes entreprises sont allées vendre aux Etats le discours de la reconnaissance faciale comme solution à tous leurs problèmes de sécurité. Or, à l’époque, la reconnaissance faciale ne marchait absolument pas. Mais avec tout l’argent des contrats, ces entreprises ont investi dans la recherche, et aujourd’hui, la reconnaissance faciale marche. Et c’est un énorme problème. Il faut prendre en compte le caractère autoréalisateur du discours technologique.

Quelle stratégie adopter ?

Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel.

Ça veut donc dire qu’un projet politique concurrent sera forcément un projet technologique aussi ?

Oui, mais il n’existe pas d’alternative à Google qui puisse être fabriquée par Linux. La domination de Google ne provient pas seulement de sa part logicielle, mais aussi d’une infrastructure qui recueille et stocke les données, de capteurs et d’autres machines très matérielles. Une alternative ne peut pas seulement être logicielle, elle doit aussi être hardware.

Donc, à l’exception peut-être de la Chine, aucun Etat ne peut construire cette alternative à Google, ça ne peut être qu’un ensemble de pays.

Mais c’est un défi gigantesque parce qu’il comporte deux aspects :

  • un aspect impérialiste : Facebook, Google, Apple, IBM sont très liés aux intérêts extérieurs des Etats-Unis. En son cœur même, la politique économique américaine dépend aujourd’hui de ces entreprises. Un réflexe d’ordre souverainiste se heurterait frontalement à ces intérêts et serait donc voué à l’échec car il n’existe aucun gouvernement aujourd’hui qui soit prêt à affronter les Etats-Unis ;
  • un aspect philosophico-politique  : on pris l’habitude de parler de « post-capitalisme » en parlant de l’idéologie de la Silicon Valley, mais on devrait parler de « post-sociale-démocratie ».

Car quand on regarde comment fonctionne Uber – sans embaucher, en n’assumant aucune des fonctions de protection minimale du travailleur –, quand on regarde les processus d’individualisation des assurances de santé – où revient à la charge de l’assuré de contrôler ses paramètres de santé –, on s’aperçoit à quel point le marché est seul juge.

L’Etat non seulement l’accepte, mais se contente de réguler. Est complètement oubliée la solidarité, qui est au fondement de la sociale-démocratie. Qui sait encore que dans le prix que nous payons un taxi, une part – minime certes – sert à subventionner le transport des malvoyants ? Vous imaginez imposer ça à Uber….

Il faut lire le livre d’Alain Supiot, « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015), il a tout juste : nous sommes passés d’un capitalisme tempéré par un compromis social-démocrate à un capitalisme sans protection. C’est donc qu’on en a bien fini avec la sociale-démocratie.

Ce qui m’intrigue, si l’on suit votre raisonnement, c’est : comment on a accepté cela ?

Mais parce que la gauche en Europe est dévastée ! Il suffit de regarder comment, avec le feuilleton grec de cet été, les gauches européennes en ont appelé à la Commission européenne, qui n’est pas une grande défenseure des solidarités, pour sauver l’Europe.

Aujourd’hui, la gauche a fait sienne la logique de l’innovation et de la compétition, elle ne parle plus de justice ou d’égalité.

La Commission européenne est aujourd’hui – on le voit dans les négociations de l’accord Tafta – l’avocate d’un marché de la donnée libre, c’est incroyable ! Son unique objectif est de promouvoir la croissance économique. Si la vie privée est un obstacle à la croissance, il faut la faire sauter !

D’accord, mais je repose alors ma question : comment on en est venus à accepter cela ?

Certains l’ont fait avec plaisir, d’autres avec angoisse, la plupart avec confusion.

Car certains à gauche – notamment dans la gauche radicale – ont pu croire que la Silicon Valley était une alliée dans le mesure où ils avaient un ennemi commun en la personne des médias de masse. Il est facile de croire dans cette idée fausse que les technologies promues par la Silicon Valley permettront l’émergence d’un autre discours.

On a accepté cela comme on accepte toujours les idées dominantes, parce qu’on est convaincus. Ça vient parfois de très loin. L’Europe occidentale vit encore avec l’idée que les Américains ont été des libérateurs, qu’ils ont ensuite été ceux qui ont empêché le communisme de conquérir l’Europe. L’installation de la domination idéologique américaine – de McDonald’s à la Silicon Valley – s’est faite sur ce terreau.

Il y a beaucoup de confusion dans cette Histoire. Il faut donc théoriser la technologie dans un cadre géopolitique et économique global.

En Europe, on a tendance à faire une critique psychologique, philosophique (comme on peut le voir en France chez des gens comme Simondon ou Stiegler). C’est très bien pour comprendre ce qui se passe dans les consciences. Mais il faut monter d’un niveau et regarder ce qui se passe dans les infrastructures, il faut élargir le point de vue.

Il faut oser répondre simplement à la question : Google, c’est bien ou pas ?

Aux Etats-Unis, on a tendance à répondre à la question sur un plan juridique, en imposant des concepts tels que la neutralité du Net. Mais qu’on s’appuie en Europe sur ce concept est encore un signe de la suprématie américaine car, au fond, la neutralité du Net prend racine dans l’idée de Roosevelt d’un Etat qui n’est là que pour réguler le marché d’un point de vue légal.

Il faut aller plus loin et voir comment nous avons succombé à une intériorisation de l’idéologie libérale jusque dans nos infrastructures technologiques.

Et c’est peut-être en Amérique latine, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’on trouve la pensée la plus intéressante. Eux sont des marxistes qui n’ont pas lu Simondon. Ils se donnent la liberté de penser des alternatives.

Pour vous, le marxisme reste donc un cadre de pensée opérant aujourd’hui pour agir contre la Silicon Valley ?

En tant qu’il permet de penser les questions liées au travail ou à la valeur, oui. Ces concepts doivent être utilisés. Mais il ne s’agit pas de faire une transposition mécanique. Tout ce qui concerne les données – et qui est essentiel aujourd’hui – n’est évidemment pas dans Marx. Il faut le trouver ailleurs.

Xavier de La Porte

Source : Rue 89 04/10/2015
Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Economie, rubrique Internet, rubrique Science,