Pour les Kurdes de Syrie, le rêve autonomiste s’éloigne

Des combattantes kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Delil Souleiman, AFP (archives)

Des combattantes kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Delil Souleiman, AFP (archives)

Dos au mur après l’annonce d’un retrait des soldats américains, et menacés d’une offensive turque, les Kurdes de Syrie risquent de perdre le contrôle de leurs territoires, et leurs rêves autonomistes, après avoir fait appel au régime syrien.

 La realpolitik aura-t-elle une nouvelle fois raison des Kurdes ? En Syrie, la minorité kurde qui a de facto instauré un embryon d’État dans le nord et le nord-est du pays à la faveur du conflit syrien, en établissant une région fédérale autonome dans les zones qu’elle contrôle, est en passe de perdre son pari et ses territoires. Depuis l’annonce d’un retrait américain, le 19 décembre, par le président Donald Trump, l’avenir du Rojava, nom de la fédération autonome, est menacé.

« Les chances de maintenir un sérieux degré d’autonomie se sont considérablement réduites », estime, dans une analyse, le Center for Strategic and International Studies (CSIS), un cercle de réflexion américain.

En première ligne du combat contre les jihadistes de l’organisation État islamique (EI), les milices kurdes, et notamment la plus puissante d’entre elles, les Unités de protection du peuple (YPG), soutenues et armées jusqu’ici par l’armée américaine, font face aux menaces répétées de la Turquie.

« Nous voulons protéger les Kurdes, mais je ne veux pas rester en Syrie pour toujours. C’est du sable et c’est la mort », a déclaré,le 2 janvier, Donald Trump. Pour expliquer sa décision de retirer quelque 2 000 soldats stationnés en Syrie, il avait décrété que la guerre contre l’EI avait touché à sa fin. Et ce, au grand dam de plusieurs hauts responsables américains – dont le secrétaire à la Défense Jim Mattis qui a par la suite démissionné –, réticents à abandonner les Kurdes, qui composent l’essentiel des Forces démocratiques syriennes (FDS), l’alliance arabo-kurde soutenue par la coalition internationale dirigée par Washington.

Des commandants américains ont même recommandé ces derniers jours de laisser aux Kurdes les armements qui leur ont été confiés pour lutter contre les jihadistes, une préconisation qui risque de se heurter à une opposition turque, alors qu’aucun calendrier de retrait n’a été annoncé par les États-Unis.

Dans le viseur de la Turquie

Ankara, qui rejette toute velléité d’autonomie kurde au large de sa frontière avec la Syrie, qualifie les YPG et le PYD, principal parti kurde, de « terroristes » en raison de leurs liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une guérilla en Turquie depuis 1984.

Depuis 2016, le président turc Recep Tayyip Erdogan a déjà ordonné deux offensives dans le nord syrien, dont la dernière a permis début 2018 à ses troupes ainsi qu’à leurs supplétifs, des rebelles islamistes syriens, de mettre la main sur Afrin, l’un des trois cantons de la zone autonome qui correspond à la province syrienne de Hassaké.

Les Kurdes craignent que le retrait américain, que Recep Tayyip Erdogan appelait ardemment de ses vœux, ne lui laisse les mains libres dans la région. Malgré leurs résultats probants contre les jihadistes, à Kobané et à Raqqa, les combattants kurdes font les fraisdes calculs de Donald Trump et de la relation turco-américaine. Une relation privilégiée, parfois houleuse, qui remonte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et scellée par l’adhésion de la Turquie à l’Otan.

« Depuis le début de la crise en Syrie, les Turcs ont eu une politique extrêmement claire, à savoir créer une zone tampon au sud de leur frontière de manière à s’assurer qu’il n’y ait pas à l’avenir des camps d’entraînement, des centres de recrutement ou des stocks de munitions aux mains des Kurdes, qui pourraient bénéficier au PKK », explique à France 24 Alexandre Vautravers, expert en stratégie militaire et professeur d’histoire et de relations internationales à Genève.

« L’armée turque ne vise pas une annexion de la zone frontalière, mais Recep Tayyip Erdogan veut s’assurer que les milices locales proturques s’installeront à la place des Kurdes et resteront fidèles aux intérêts d’Ankara », poursuit-il. Encore faut-il obtenir l’assentiment de la Russie, incontournable marraine du président Bachar al-Assad qui entend de son côté reprendre le contrôle de tout le territoire syrien.

Pris de court, dos au mur, les Kurdes de Syrie ont fait appel à l’armée syrienne pour s’éviter une offensive turque. Une aubaine pour le régime de Bachar al-Assad qui a déployé ses troupes dans les environs de la ville de Manbij, à une trentaine de kilomètres de la frontière turque, après le retrait de plusieurs centaines de combattants kurdes. Ces derniers sont-ils pour autant prêts à céder le contrôle d’autres territoires au profit de Damas ?

Citant un diplomate arabe à Moscou, le quotidien pro-régime Al-Watan a évoqué l’existence d’une « entente » entre la Turquie et la Russie sur le sort de Manbij, qui doit retourner « sous la direction totale de l’État syrien ». Concernant les autres régions contrôlées par les Kurdes, leur sort pourrait être discuté lors d’un sommet réunissant en début d’année les présidents russe, iranien et turc.

« Il y aura un partage du territoire des FDS entre les Turcs et l’armée syrienne », prédit Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie et maître de conférences à l’université Lumière Lyon 2, cité par l’AFP. « L’armée syrienne reviendra à Raqqa, Deir Ezzor et même à Hassaké. Qamishli passera entièrement sous contrôle du régime syrien », ajoute-t-il, évoquant des régions dans le Nord et le Nord-Est. Il a dit s’attendre aussi à ce que le régime récupère les champs pétroliers de Deir Ezzor.

Retour à la case départ

Si tel était le cas, il s’agirait d’un retour à la case départ pour les Kurdes de Syrie qui représentent 15 % de la population syrienne, selon les estimations, et qui contrôlent aujourd’hui près de 30 % du pays.

Dans le Rojava, abandonné par les troupes syriennes en 2012 – un geste de Damas censé convaincre les Kurdes de ne pas rejoindre les rangs de la rébellion –, ils avaient installé leurs propres institutions publiques. Ils s’étaient doté d’un « contrat social », une sorte de Constitution, et avaient mis en place des écoles où est enseignée la langue kurde, après avoir été longtemps marginalisés et opprimés par le régime baasiste qui refusait de leur accorder leurs droits culturels et politiques. Un régime, vers lequel ils se tournent aujourd’hui, qui est encore qualifié de « tyrannique » sur le site officiel des YPG.

En juillet, la minorité kurde avait initié des pourparlers inédits avec Damas, dans l’espoir d’arriver à une intégration dans le cadre d’une « décentralisation ». Reste à savoir si une telle option entre dans les plans de Bachar al-Assad.

« Jusqu’à ce jour, les Kurdes ont toujours été trahis. Tous ceux qui ont coopéré avec nous ont fini par nous trahir », résumait Hamreen Salah, Kurde syrienne, lors d’une manifestation jeudi à Ras al-Aïn, à la frontière turque.

Marc DAOU

France 24 avec AFP

 

Echos syriens dans le surgissement des Gilets Jaunes

arton1710-resp1050-2

Les peuples veulent la chute des régimes

Nous, qui avons connu la révolution syrienne, sur place et en exil, nous sommes réjouies d’assister au soulèvement du peuple français. Nous sommes, par contre, interpellés par les “mesures de sécurité” et de “maintien de l’ordre” exercés contre les Gilets Jaunes dans ce pays dit des “droits de l’homme”. Pourtant, nous n’étions pas dupes de la vitrine démocratique de la république française, nous souhaitons seulement faire constater que c’est l’État lui-même qui est en train de la briser.

Le nombre hallucinant d’interpellations qui a eu lieu ces dernières semaines, les motifs et jugements en comparutions immédiates qui visent les personnes du fait de leurs convictions politiques sans qu’il n’y ait de preuves de délit, les appels à l’intervention de l’armée, les arrestations préventives, les vidéos de la répression policière qu’on voit partout en France, la propagande gouvernementale et médiatique et ses tentatives ridicules pour apaiser la situation, tout ça nous renvoie à ce que nous avons vécu lors du déclenchement de la révolution syrienne.

La violence des forces de l’ordre françaises est, bien entendu, encore loin des balles réelles du régime syrien. Cependant, nous le comprenons comme une marque de prudence plutôt que comme un manque de volonté d’intensifier les moyens employés. Dans les déclarations et comportements du président, des policiers et bien souvent des médias, nous reconnaissons la réaction d’un régime prêt à garder son pouvoir coute que coute.

La scène de rafle à Mantes-La-Jolie nous a donné des frissons. A nous syriens, ca nous rappelle les élèves à Daraa, en 2011, qui à cause de tags (“ton tour arrive docteur” et “liberté”) sur les murs de leur école ont été interpellés, et pour certains, ont eu les ongles arrachés. Les deux scènes, bien que différentes par l’ampleur de la violence, attestent de la même aptitude des gouvernements contestés à humilier celles et ceux qui le déstabilisent. La révolution en Syrie s’est de facto déclenchée après le refus du maire de Deraa de libérer les enfants détenus avec comme réponse : ’Oubliez vos enfants, vos femmes vous en donneront d’autres. Sinon, amenez-nous vos femmes. On le fera pour vous.’

Mais revenons en arrière ; la place de la Contrescarpe le 1re Mai dernier. Car là, c’était quelque chose dont nous pensions avoir l’exclusivité. Des Benallas on en a plein ! Nous les appelons shabiha  ; les milices du régime, un peu comme la BAC, sauf qu’ils ne sont ni l’armée ni la police, mais des bandes en civil. En plus des pillages et des confiscations encouragées par le régime auparavant, pendant la révolution les shabiha se sont surtout spécialisés dans le matraquage, la torture, et le meurtre de manifestants qu’ils soient armés ou non.

À vrai dire, le tashbih est devenu une manière de normaliser la violence du régime, de la rendre patriotique. C’est tout un dispositif discursif et matériel qui s’est ainsi étendu au fur et à mesure aux personnes non liées au gouvernement mais qui sont toutefois décidées à défendre le régime jusqu’au bout. Le commentaire (d’un policier ? d’un civil ?) qu’on entend dans le vidéo du rafle à Mantes-la-jolie : “Voilà une classe qui se tient sage”, est un exemple du tashbih par excellence. Au fond, toute répression est sadique.

Certes, la répression ne se manifeste pas de la même manière ici – il y a plusieurs manières de dominer une population. Dans le cas français aujourd’hui, les miettes que ce régime accepte de concéder à contrecoeur ne sont que des prétextes auprès de l’opinion pour mieux justifier les coups portés à celles et ceux qui ne veulent toujours pas rentrer chez eux.

Il y a quelques années, on avait félicité les peuples arabes de s’être révoltés. Le printemps arabe était cette belle surprise car enfin, ils n’acceptaient plus d’être soumis au joug de la dictature. Quant au peuple français qui aurait, soi-disant, la liberté d’expression et de rassemblement et qui peut voter dans des elections “libres” (bien que mise en scène par les riches, leur argent et leurs médias), il se soulèverait pour des “enjeux sociaux”, comme disent les experts et les spécialistes. Pour leur répondre, il faut rappeler que les gens en Syrie ne se sont pas soulevés que pour utiliser leur cartes électorales ou écrire des articles d’opinion dans un journal. Il s’agissait de dignité. Nous nous sommes donc soulevés contre la dictature en Syrie. Aujourd’hui en France, nous côtoyons des manifestants qui luttent pour une meilleure répartition des richesses et contre une minorité qui abuse du pouvoir. Nous ne pouvons pas rester neutres. La dignité est à arracher ici comme ailleurs.

Alors, on nous parle de radicalisation. Ce que nous voyons : c’est d’un côté, une violence contre des choses, des vitrines de magasins de luxe, des banques. Des choses bien (in)signifiantes. En face, c’est une violence contre des personnes, une violence, qui, pour défendre ces “choses” met des vies en péril. L’État, lui il tue. Partout et pas seulement dans des pays comme le nôtre.

Le vocabulaire nous est très familier. Vos casseurs et perturbateurs sont nos “malfaiteurs” “agitateurs”, vos ultra-gauche et extrême droite sont nos “infiltrés” et “agents extérieurs”. Le régime syrien a créé tout un lexique. Or, le gommage de la colère et de la contestation, en les disqualifiant, en les rendant étrangères – et ainsi extrémistes – nous montre que dès que le pouvoir est remis en question, il se met à parler le même langage. Ne les laissons jamais instaurer la confusion.

Enfin, concernant l’immigration et le racisme, nous avons entendu l’allocution de Macron. Le glissement qu’il a opéré en répondant à “la crise de fiscalité et de représentation” par ce qui serait unmalaise face aux changements de notre société, une laïcité bousculée et des modes de vie qui créent des barrières, de la distanceest grave et dangereux. Ce discours n’est pas différent de celui de Le Pen et d’autres. Il n’est pas nouveau non plus, et se traduit par des effets concrets et systématiques ; enfermement, humiliation, déportation. Pour ceux et celles qui rechignent à rejoindre les Gilets Jaunes, une chose est certaine : c’est d’abord l’état raciste, qu’il faut contrecarrer.

Quant aux propos anti-migrants de certains Gilets Jaunes, le combat est différent. Ici, la rencontre, le dialogue peuvent être une occasion. Un thé sur un rond point, des bavardages sur les barricades, permettent d’enfin parler loin des bouches institutionnelles et gouvernementales, qui sont elles, les vraies barrières. Pour dire que nous pensons que ceux qui privent les français d’une vie digne, ne sont ni les immigrés ni les exilés mais bien l’insolente richesse de certains.

Pour cela, nous appelons les exilés en France à se manifester, à avoir le courage d’assumer notre présence, à ne jamais nous sentir redevables d’un état colonial qui nous aurait accordé par grâce le droit de vivre. Il n’y a plus de non-concernés.

Nous ne voulions pas faire une comparaison. Il nous a semblé, cependant, important de dessiner quelques parallèles. De faire croiser des chemins. Alimentons des circulations révolutionnaires qui vont au-delà de la solidarité unilatérale (souvent blanche bourgeoise humanitaire et charitable). Pour notre part, nous choisissons de mettre nos forces à disposition pour essayer de construire un réel partage d’outils, d’idées et de soucis. Au fond, nous voulons dire – ce qu’on aurait aimé entendre au long ces dernières années – que notre lutte est commune.

La volonté de destitution n’est ni morcelable ni restreinte à l’échelle nationale : on ne peut pas être pour la révolution en Syrie tout en se rangeant du côté de Macron. Le combattre, lui et son monde, est pour nous un pas pour en terminer avec Assad et son enfer.

Il est encore trop tôt pour rentrer chez soi mais il n’est pas trop tard pour en sortir. Il sera toujours l’heure de dégager quelques têtes. Dans tous les cas, les choses ne seront plus comme avant. Les peuples ne veulent plus d’un monde pourri. Mais les renversements des régimes ne suffiront pas, c’est dans la suite ou il nous faut gagner nos batailles… C’est la chute d’un système qui engendre des Macron et des Assad qui nous satisfera.

A très bientôt.

Des révolutionnaires syriens et syriennes en exil.

Source Lundi Matin 14/12/2018

Donald Trump, l’assassinat de Jamal Khashoggi et… l’Iran

« Le monde est un endroit très dangereux ! » · Quelques réflexions sur la déclaration de Donald Trump concernant l’assassinat de Jamal Khashoggi, alors que le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman s’apprête à se rendre au sommet du G-20 à Buenos-Aires à la fin du mois.

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Le président américain Donald Trump vient de rendre publique une déclaration sur l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Sa tache était d’autant plus difficile que le Washington Post avait divulgué des informations selon lesquelles la CIA était convaincue de la culpabilité du prince hériter saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) dans ce crime, ce que confirment toutes les informations rendues disponibles par la Turquie. Ce texte de Donald Trump est un cas d’école. On hésite sur la manière de le qualifier : cynisme, arrogance, mépris de la vérité, mais une chose est sûre, il fera date dans les annales de l’histoire de la diplomatie.

Le titre d’abord : « Le monde est un endroit très dangereux ! » sert, dès le départ, à déplacer le problème qui n’est plus l’assassinat barbare de Khashoggi, mais… l’Iran. C’est d’ailleurs contre ce pays que débute la diatribe du président américain : « L’Iran est responsable d’une guerre sanglante par procuration contre l’Arabie saoudite au Yémen, qui tente de déstabiliser la fragile tentative de démocratie de l’Irak, soutient le groupe terroriste Hezbollah au Liban, soutient le dictateur Bachar Al-Assad en Syrie (qui a tué des millions de ses propres citoyens), et bien plus. De même, les Iraniens ont tué de nombreux Américains et d’autres innocents dans tout le Moyen-Orient. L’Iran déclare ouvertement, et avec une grande force : « Mort à l’Amérique ! » et « Mort à Israël ! » L’Iran est considéré comme « le premier sponsor mondial du terrorisme ». »

On pourrait rappeler bien des faits que le président semble oublier : que c’est l’Arabie saoudite qui a déclenché la guerre contre le Yémen ; que c’est l’intervention américaine en Irak qui a déstabilisé le pays ; que, si les Iraniens ont tué des Américains, ces derniers ont mené une guerre permanente contre leur pays ; que ce sont les États-Unis et Israël seuls qui considèrent l’Iran comme « le premier sponsor du terrorisme », etc. Mais nous savons que le président américain n’est ni un connaisseur de l’histoire de la région, ni un expert en géopolitique. On peut cependant insister sur un point : à l’heure où Trump tente de mobiliser le monde arabe et Israël contre l’Iran, un pays qui symboliserait « le Mal », il aura du mal à se réclamer d’une quelconque « supériorité morale » sur son adversaire s’il entérine la politique saoudienne. Même s’il sait pouvoir compter sur les cercles pro-israéliens à Washington et sur le gouvernement de Tel-Aviv qui ont été, depuis deux mois, les plus fermes soutiens de MBS.

Or c’est ce qu’il fait tout au long de son texte. Il affirme ainsi, contre toute vraisemblance, que l’Arabie « se retirerait volontiers du Yémen si les Iraniens acceptaient de partir ». Il est inutile de revenir longuement sur ce mensonge, sur la manière dont l’Arabie et ses alliés ont déclenché une guerre d’agression, détruit le pays, visé les civils, affamé sa population. Ni sur le fait que l’implication réelle mais limitée des Iraniens au Yémen est venue en réponse à cette intervention, les houthistes se cherchant des alliés.

Mais Trump se veut « réaliste », soucieux des intérêts économiques des États-Unis. Il insiste sur le fait que l’Arabie saoudite aurait accepté, après sa visite à ce pays en 2017, d’acheter pour 450 milliards de dollars (395 milliards d’euros) de produits américains, dont 110 (96 milliards d’euros) en matériels militaires. Mais tous ces chiffres ont été gonflés, la presse américaine l’a démontré à plusieurs reprises. Ils incluent des contrats signés sous la présidence Obama, comme de simples déclarations d’intention. Et Trump a aussi avancé des chiffres fantaisistes sur le nombre d’emplois que cela représenterait pour les États-Unis, allant jusqu’à un million — toute l’industrie de l’armement emploie moins de 400 000 personnes ! Fake news comme dirait Trump. Et même ces chiffres justifient-ils un appui inconditionnel à Riyad ?

« Notre pays n’approuve pas » ce crime

Il est significatif que le jour même où Trump faisait cette déclaration, Human Rights Watch révélait, dans un communiqué, que des actes de torture avaient été pratiqués contre les Saoudiennes arrêtées récemment — pratique il est vrai courante dans le royaume. Qu’importe toutes ces bavures, du moment que l’Arabie est « notre alliée » contre l’Iran, pays auquel le président américain a décidé de déclarer la guerre ! Comme le disait le président Franklin D. Roosevelt à propos du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza, « c’est peut-être un fils de p…, mais c’est notre fils de p… » Et on se souvient du soutien des États-Unis au régime du chah en Iran.

C’est dans cette perspective que Trump analyse le crime contre Khashoggi : « Notre pays ne l’approuve pas. » Ne l’approuve pas ? Un peu faible comme condamnation. Et Trump reprend ensuite les allégations de Riyad selon lesquelles Khashoggi « était un « ennemi de l’État » et un membre des Frères musulmans », des mensonges qui servent à atténuer la portée du crime commis. Et quid de la responsabilité de ce crime ? Là on touche au sublime : « Le roi Salman et le prince héritier Mohamed Ben Salman nient vigoureusement avoir eu connaissance de la planification ou de l’exécution du meurtre de M. Khashoggi. Nos services de renseignement continuent d’évaluer toute l’information, mais il se pourrait très bien que le prince héritier ait eu connaissance de cet événement tragique — peut-être qu’il l’a fait et peut-être pas ! »

Car Trump ne peut pas nier ce qui a fuité dans la presse américaine : la CIA est convaincue de la responsabilité de MBS, mais le président américain la traite comme un détail qui ne doit pas menacer les relations avec l’Arabie. « Ils ont été un grand allié dans notre très importante lutte contre l’Iran. Les États-Unis ont l’intention de rester un partenaire inébranlable de l’Arabie saoudite pour défendre les intérêts de notre pays, d’Israël et de tous les autres partenaires dans la région. Notre objectif primordial est d’éliminer complètement la menace du terrorisme dans le monde entier ! » Et Trump se contentera de punir quelques lampistes désignés par Riyad et dont le crime est d’avoir suivi les instructions de Riyad.

MBS au sommet du G-20 ?

Le Congrès suivra-t-il le président dans cette absolution donnée à la monarchie saoudienne ? Trump écarte à l’avance toute proposition qui ne serait pas « compatible avec la sécurité et la sûreté complètes de l’Amérique ». D’autant que le royaume, ajoute-t-il, a été très réceptif « à mes demandes de maintenir les prix du pétrole à des niveaux raisonnables. » Et de conclure : « J’ai l’intention de veiller à ce que, dans un monde très dangereux, les États-Unis défendent leurs intérêts nationaux et contestent vigoureusement les pays qui veulent nous faire du mal. Très simplement, cela s’appelle l’Amérique d’abord ! » Mais, même d’un point de vue de realpolitik cynique, ce calcul est-il bon ? MBS, en quelques années de pouvoir a déclenché une guerre désastreuse contre le Yémen ; ouvert une crise avec le Qatar ; enlevé le premier ministre libanais ; fait arrêter (et sans aucun doute maltraiter physiquement) des centaines de responsables saoudiens coupables de ne pas lui être totalement fidèles ; intensifié les arrestations contre tous les opposants. Ce prince erratique est-il vraiment un allié fiable des États-Unis ? Beaucoup aux États-Unis, y compris dans les cercles militaires et du renseignement, en doutent.

Après ces déclarations de Trump, on attend avec intérêt la réaction des gouvernements européens. Alors que plusieurs pays ont annoncé leur volonté d’arrêter leurs livraisons d’armes à l’Arabie, la France continue à en fournir, alors que tout prouve qu’elles servent dans la guerre contre le Yémen. Et Paris semble déjà prêt à tourner la page et à poursuivre le partenariat avec un royaume dont la politique contribue aux incendies dans la région. Un premier test sera le sommet du G-20 à Buenos Aires en Argentine (30 novembre-1er décembre) où le prince héritier saoudien a annoncé qu’il se rendrait après son absolution par Trump. Emmanuel Macron acceptera-t-il de lui serrer la main ?

Source. Orient XXI, 21/11/2018

Le droit des femmes à l’égalité dans l’héritage affole le Maghreb

Marche pour l'égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Marche pour l’égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Selon une interprétation littérale du Coran, les hommes se taillent la part du lion en matière d’héritage, au détriment des femmes. Depuis des décennies, le combat pour l’égalité successorale divise les sociétés musulmanes. Le président tunisien promet une loi très rapidement, déclenchant un tollé dans les rangs conservateurs au-delà de la Tunisie. Tour d’horizon des résistances au Maghreb.

a Tunisie va-t-elle encore une fois marquer l’Histoire et prouver qu’elle est à l’avant-garde des droits des femmes, comme aucun autre pays du monde arabo-musulman ? Son président, le nonagénaire Béji Caïd Essebsi, dont le mandat s’achève fin 2019, veut faire sauter l’inégalité entre les sexes devant l’héritage. Il a demandé aux parlementaires de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de légiférer au plus vite pour une égalité successorale entre femmes et hommes de même degré de parenté. Le projet de loi doit être présenté cet automne au Parlement.

C’est osé, tant le sujet est hautement inflammable, tant les oppositions et les conservatismes sont forts au sein de la société tunisienne, comme dans toutes les sociétés musulmanes du Maghreb et au-delà. Et ce n’est pas acquis, même dans le « laboratoire de la démocratie », comme l’Occident aime à désigner désormais la Tunisie depuis la chute du dictateur Ben Ali en 2011, ce petit pays coincé entre l’Algérie et la Libye, qui en dépit d’un Parlement dominé par un parti islamiste (Ennahda), a su débarrasser globalement sa constitution de la référence à l’islam.

Il faut encore que le texte soit voté par un Parlement imprévisible, cacophonique, déjà très en retard sur de nombreux projets de loi, miné par l’absentéisme et les clivages entre modernistes et conservateurs, mais aussi entre membres d’une même famille politique, à l’instar du parti présidentiel Nidaa Tounes, ébranlé par des luttes internes de pouvoir.

Béji Caïd Essebsi, qui avait l’an dernier abrogé la circulaire de 1973 interdisant aux Tunisiennes d’épouser un non-musulman, poursuit sa lancée dans les pas modernistes et sécularistes de Habib Bourguiba, le pionnier de l’émancipation féminine en 1956, avec la réforme du code du statut personnel abolissant notamment la polygamie, la répudiation, le mariage avant 18 ans… Il va même plus loin que « le père de la nation » en s’attaquant à une inégalité reposant sur le Coran, le Sacré. La loi actuelle, qui prévoit qu’une femme hérite moitié moins qu’un homme du même rang de parenté, s’appuie sur le droit islamique. « Au fils, une part équivalente à celle de deux filles », consacre le Coran (sourate 4, verset 11).

Conscient du feu qu’il allume et pour ménager les plus rétrogrades, le chef de l’État tunisien propose de faire de l’égalité la règle par défaut et de l’inégalité, une dérogation, une exception. Il laisse la possibilité à ceux qui refusent que leurs filles héritent autant que leurs fils de le matérialiser de leur vivant par testament chez un huissier-notaire. Il suit ainsi les recommandations de la Commission pour les libertés individuelles et l’égalité, la Colibe, qui regroupe une dizaine d’islamologues, juristes et intellectuels de différentes sensibilités.

Chargée en 2017 de recenser les dispositions contraires aux principes de liberté et d’égalité consacrées par la Constitution de 2014, et de proposer des solutions pour les amender, la Colibe subit les foudres des milieux conservateurs depuis qu’elle a publié son rapport le 12 juin dernier. Elle y propose d’instaurer l’égalité devant l’héritage mais aussi de dépénaliser l’homosexualité ou de supprimer au moins les peines de prison, d’abolir la peine de mort, la dot, etc.

Deux jours avant l’annonce du président Essebsi, le 13 août dernier, lors de la « fête de la femme », jour férié en Tunisie qui célèbre la promulgation du code du statut personnel en 1956, plus de 5 000 personnes, emmenées par des associations religieuses, ont manifesté devant le Parlement tunisien contre les propositions de la Colibe, reprenant les plus folles rumeurs selon lesquelles la Colibe militerait pour la suppression de l’appel à la prière ou encore de la circoncision…

La première cible des attaques est la présidente de la Colibe, Bochra Belhaj Hmida. Députée indépendante et cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), l’une des associations féministes les plus en pointe, qu’elle a présidée de 1995 à 2001, Bochra Belhaj Hmida essuie insultes, menaces de mort et se voit diabolisée dans les prêches par de nombreux imams : « Ils pensent que je suis contre l’islam et que l’islam est contre l’égalité ! » s’indigne-t-elle auprès de Mediapart. Si « la fureur s’est un peu calmée », elle reste sous protection très rapprochée : « On veut même me rajouter des agents mais je résiste. »

Bochra Belhaj Hmida se veut « très confiante » : « On ne convaincra pas les dogmatiques, très bien organisés, qui manipulent les gens en jouant sur le sentiment religieux : “Viens manifester contre cette réforme ou tu finiras en enfer.” Mais nous pouvons l’emporter en faisant preuve de beaucoup de pédagogie. C’est le choc, la peur du changement, le “on a toujours vécu ainsi” qui paralysent. Il faut expliquer aux femmes comme aux hommes que nous avons tous intérêt à l’égalité. »

Depuis des décennies, la question de l’égalité dans l’héritage divise les sociétés musulmanes, où le religieux est un puissant marqueur identitaire, soulève les haines des plus fondamentalistes, qui voient là encore et toujours la main de l’étranger, de l’Occident. Au Maghreb, le débat va et vient, entre tabou et confusion, depuis les années 1990. Et les rares sondages continuent de donner « l’opinion publique » vent debout contre ce droit des femmes, au prétexte qu’il violerait la sunna, la loi de Dieu. Au Caire, l’initiative du président tunisien est considérée comme « une violation flagrante des préceptes de l’islam » par les autorités de la mosquée Al-Azhar, qui font référence dans le monde musulman sunnite.

Si à Tunis, défilent aujourd’hui dans les rues, les médias, les foyers, les mosquées les “pour” et les “contre”, hier, c’était au Maroc. Dernier bastion de résistance à l’avènement de l’égalité entre les sexes, le droit successoral, à l’instar du droit de la famille, récuse toute séparation du civil et du religieux, devenant le lieu où s’écharpent traditionalistes et modernistes. « L’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) revendique une réforme depuis la fin des années 1990. À l’époque, même les associations féministes n’en parlaient pas, se souvient Khadija Ryadi, figure du militantisme au Maroc, qui anime la Coordination maghrébine des organisations de défense des droits humains. Lors de la grande campagne en 1992 pour le changement de la Moudawana [le code de la famille marocain – ndlr], l’égalité devant l’héritage n’était pas au programme. Et déjà, sans cela, les femmes qui menaient cette campagne et osaient revendiquer leurs droits avaient été la cible de menaces ; dans les mosquées, des imams ont prêché, des fatwas de mort ont été prononcées. »

En octobre 2015, c’est une institution officielle, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), qui lançait le pavé dans la mare en dénonçant cette injustice qui « augmente la vulnérabilité des femmes à la pauvreté » et en appelant à une réforme pour que le Maroc soit enfin dans les clous de sa constitution et des conventions internationales qu’il a signées pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Tollé dans le royaume où les partisans du statu quo envoyaient, en tête de cortège, des femmes dire non à l’égalité devant l’héritage, avec toujours cet argument triomphant que l’on retrouve partout dans les pays arabo-musulmans : « C’est aux hommes de se tailler la part du lion, car c’est eux qui subviennent aux besoins du foyer », une réalité sociologique d’un autre âge.

Celui « de l’Arabie du VIIe siècle », pointe la sociologue et féministe Hanane Karimi, dans une tribune ici au site Middle East Eye« La finalité principale poursuivie par les lois successorales dans le Coran est d’assurer une répartition équitable et juste de la succession du défunt entre ses proches, écrit-elle. Après le paiement des frais de funérailles et d’enterrement, le paiement des dettes et des legs, le Coran propose un schéma de distribution de la succession qui correspond à la répartition économique des rôles dans les familles de l’Arabie du VIIe siècle. Dans ce contexte, la condition de l’application de l’héritage était l’entretien et la protection des parentes par les héritiers. Les hommes avaient pour responsabilité de subvenir aux besoins du foyer – femme et enfants –, ainsi que de tout membre féminin sous leur protection – sœur ou tante non mariée par exemple. Or aujourd’hui, dans un contexte où les femmes pourvoient aux besoins du foyer aux côtés des hommes et parfois seules, cet arrangement des rôles est caduc. L’évolution moderne de la famille marocaine ne permet plus de postuler d’une solidarité mécanique effective. »

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

« La dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues »

Parmi les plus farouches adversaires politiques d’un progrès, on trouve les islamistes du PJD au pouvoir (Parti de la justice et du développement), furieux de cette « recommandation irresponsable », mais pas seulement. En matière d’égalité femmes-hommes, au Maroc comme ailleurs, les lignes de fracture habituelles sont brouillées. Les plus progressistes des politiques, mais aussi des activistes ou des érudits, peuvent parfois apparaître comme de redoutables conservateurs. À l’opposé, un ancien prédicateur repenti comme le salafiste Mohamed Abdelouahab Rafiki, dit Abou Hafs, condamné à 30 ans de prison après les attentats de Casablanca en 2003, est devenu, lui, un premier soutien et appelle à l’ijtidhad – soit à une réinterprétation des textes sacrés, car « la question de l’héritage doit être cohérente avec les évolutions de la société ».

« Il y a une matrice commune de fond, où la dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues. Et sur cette question, précisément, il y a des divisions internes au sein même des moins conservateurs », remarque la théologienne marocaine Asma Lamrabet, l’une des personnalités les plus inspirantes du féminisme musulman, mondialement connue pour ses travaux de réinterprétation du Coran et sur la place des femmes en Islam (lire ici notre entretien avec elle).

« L’héritage est le nœud gordien de la question de l’égalité parce qu’elle touche au pouvoir matériel des hommes. Questionner cette donnée religieuse, c’est remettre en cause les fondements du patriarcat religieux arabo-musulman, à savoir l’autorité “absolue” des hommes sur les femmes et la subordination de ces dernières à cette autorité au sein des deux sphères politique et familiale. Autorité supposée être de droit divin et donc indiscutable », décrypte Asma Lamrabet.

Alors qu’elle travaillait depuis une dizaine d’années « à sortir d’une lecture traditionaliste rigide et profondément discriminatoire du Coran » et à faire bouger les lignes de l’intérieur de la Rabita Mohammedia des oulémas de Rabat, « citadelle de résistances religieuses », assiégée par les tenants conservateurs du patriarcat, elle a été contrainte à la démission au printemps dernier pour ses prises de positions en faveur de l’égalité dans l’héritage. C’est la médiatisation de ses propos après une conférence universitaire autour d’un nouvel ouvrage collectif sur le sujet au Maroc – L’Héritage des femmes, sous la direction de la psychologue Siham Benchekroun après Les hommes défendent l’héritage, porté en 2017 par la psychanalyste Karima Lebbar – qui a eu raison de son poste de directrice du Centre des études sur les femmes en islam de la Rabita.

Fin mars, aux côtés d’une centaine de personnalités marocaines, Asma Lamrabet a signé la pétition lancée par les auteurs de L’héritage des femmes appelant à mettre fin à l’une des plus terribles lois successorales inscrites dans le code marocain, celle du ta’sib. Souvent confondue avec celle de la demi-part, elle intime notamment aux héritières n’ayant pas de frère de partager la moitié de leurs biens avec les parents masculins du défunt, même très éloignés (oncles, cousins, etc.).

Abrogée en Tunisie en 1959 par Bourguiba, la loi du ta’sib provoque des drames humains considérables au Maroc. « Elle est à l’origine de beaucoup de problèmes sociaux. Des femmes sont chassées de leur maison, des oncles qui n’ont jamais rendu visite à leur frère débarquent le jour de sa mort pour prendre leur part d’héritage, décrit la militante des droits humains Khadija Ryadi. Aujourd’hui, les familles essaient de contourner la loi. Des couples, même très pieux, qui n’ont pas eu de garçon essaient de mettre tous leurs biens au nom de leurs filles. »

En Algérie, où le courant conservateur est aussi puissant et où la même injustice que le ta’sib sévit sous un autre nom, on rêve d’un président qui prendrait la même initiative que son homologue tunisien. D’autant, comme le rappelle le journaliste d’El Watan et romancier Adlène Meddi, « dans ce pays, les avancées concernant les droits des femmes se font en binôme avec le pouvoir. Car les résistances sont très fortes au sein de la société. Si tu ne travailles pas avec les autorités, toute la société va être contre toi, hommes et femmes réunies ».

Nadia Ait Zaï y travaille depuis des décennies, avec un optimisme à toute épreuve. Conférencière en droit de la famille à l’université d’Alger, militante reconnue des droits des femmes au Maghreb, avocate, elle dirige le Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (Ciddef), qui a fait du combat pour l’égalité dans l’héritage une de ses obsessions, depuis les années 1990. C’est le Ciddef qui a soumis au débat public et aux autorités en 2010 le premier Plaidoyer pour une égalité de statut successoral entre homme et femme en Algérie. Sans que cela ne déclenche comme au Maroc ou en Tunisie de grandes discussions sociétales. « Aujourd’hui, il n’y a pas la même volonté politique en Algérie qu’en Tunisie, mais l’idée fait son bonhomme de chemin », concède Nadia Ait Zaï.

« Pour le moment, les mentalités régressent, en l’absence d’un discours politique clair, franc, voulant aller vers l’égalité effective, regrette-t-elle. Au lieu de construire des relations égalitaires entre hommes et femmes dans la famille, on continue à réfléchir hiérarchisation des sexes, puissance maritale, alors que les codes de la famille du Maghreb ont connu des changements. Les notions de chef de famille et de devoir d’obéissance ont été abrogées, remplacées par l’égalité entre les époux dans la gestion de la famille. Si la loi a connu des changements, la société est encore empreinte de conservatisme et le politique ne s’y attaque pas. »

Comme beaucoup de femmes mais aussi d’hommes à travers le monde arabe, du Maghreb à l’Égypte, en passant par le Liban, la Jordanie, la Mauritanie, Nadia Ait Zaï a le regard tourné vers la Tunisie : « Comment cette égalité va-t-elle être consacrée dans la loi ? Si c’est un choix entre l’égalité ou la permanence de l’inégalité inspirée de la charia tel qu’annoncé par le président tunisien, c’est ce qui existe déjà de nos jours du vivant de la personne qui veut et peut partager à parts égales son patrimoine entre fille et garçon. Il faut dire que des révolutions culturelles et religieuses ont déjà lieu en silence dans des familles. »

Chaque année, le Ciddef, confronté dans ses permanences à des injustices criantes en matière d’héritage fracturant les familles, appauvrissant les veuves, les filles, remet le combat au centre, rappelle qu’il est urgent de légiférer, que les femmes contribuent à la construction du patrimoine autant que les hommes. Mais le Ciddef se sent bien démuni dans l’arène publique, soutenu par encore trop peu de parlementaires, d’associations et de partis politiques. Le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) est le seul parti à s’être vraiment positionné. En septembre, le plus laïc des partis algériens a, lors de son colloque Les femmes progressistes en lutte pour l’égalité, réaffirmé la nécessité de l’égalité dans l’héritage, ce qui lui a valu une levée de boucliers des conservateurs. Pour le chef du syndicat algérien des imams, Djeloul Hadjimi, ce droit des femmes serait une source de « fitna » (« division »)…

Source : Médiapart 14/10/2018

Montpellier. Arabesques : l’esprit d’une citoyenneté ouverte

Arabesques 13eme – 2018 – Montpellier

Festival Arabesques 13eme – 2018 – Montpellier

Le Festival pluridisplinaire dédié à la richesse et à la diversité des arts arabes crée du lien social en utilisant l’excellence artistique comme vecteur.

Avec cette 13e édition le précieux travail du Festival Arabesques porté par l’association Uni’sons confirme plus que jamais son utilité de part et d’autre des frontières. Même si sept ans après le « printemps arabe », toutes les cartes semblent brouillées dans cette partie du monde comme en Europe où la situation politique et sociale reste alarmante.

La tentative citoyenne de mettre un terme aux autocraties du monde arabe pour vivre dans un monde plus juste, a laissé croire un moment que les bouleversements allaient offrir de nouvelles perspectives à la jeunesse. Mais à l’instar du peuple syrien dont la vitalité de la société civile a porté les premières étincelles d’un changement non violent, le rêve s’est soldé par une des pires catastrophe de l’histoire, 500 000 morts, un pays dépecé par les grandes puissances et plus de 10 millions d’exilés. Un peu comme si les maîtres du monde avaient voulu donner un exemple…

Un instant ébranlés, les systèmes de pouvoir se sont reconstitués avec de nouvelles têtes pour reprendre le contrôle des sociétés d’une main de fer.

Le désordre le plus total s’est emparé du monde arabe avec des états laminés et d’autres un peu mieux lotis, où les bailleurs de fonds conditionnent leurs aides en fonction de leurs intérêts stratégique et politique. Partout, comme aux grandes heures de la guerre froide, les batailles se mènent par pays ou groupes rebelles interposés. Les rêves de citoyenneté se sont évanouis. Aujourd’hui, il est difficile de saisir une lueur d’espoir chez les jeunes, du Maghreb au Yémen. Mais les artistes de tous horizons que présente le festival contribuent à garder un œil vivant sur ce qui se joue dans cette partie du monde.

L’Europe et la Méditerranée

Pour rejoindre l’autre rive, des milliers de réfugiés traversent au péril de leur vie une mer qui pousse L’Europe au bord de l’abîme. La tectonique des plaques s’éveille. Le vieux continent dérive en se reconstituant selon des arrangements à courte vue au mépris de la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Dérogeant à ses principes fondateurs, l’Union Européenne se détache progressivement de ses valeurs culturelles socle.

La liberté des opinions, la libre circulation des personnes et des idées, la participation des peuples par l’intermédiaire de leurs représentants librement élus sont souvent réaffirmées de manière solennelle sans être défendues. La violation des droits aux quatre coins du monde ne mobilisent pas les chancelleries. Dans plusieurs pays, le vieux continent subit la pression organisée d’une extrême droite revigorée par la misère des classes laborieuses qui absorbent depuis 2008 la crise financière du système capitaliste néolibéral. Au prétexte de lutte contre le terrorisme la démocratie recule. Les citoyens de cette partie du monde cherchent à tromper le sombre destin qui limite chaque jour davantage leurs droits.

Les composantes malmenées de l’identité française

En France, sous la présidence d’Emmanuel Macron, l’explosion des inégalités fait des ravages au sein des couches sociales les plus défavorisées. Le gouvernement s’efforce avec quelques loupés d’incarner le mythe d’un « pays-entreprise » imprimé par le nombriliste sans limite d’un premier de cordée. La feuille de route peut être claire, elle n’est pas nouvelle. Comme l’ont expérimenté ses prédécesseurs néolibéraux — Thatcher, Reagan, Schröder — on déconstruit mécaniquement le système social et les services publiques dont beaucoup de pays souhaiteraient disposer. Malmené par la réaction des Français, plutôt que de rassembler toutes les composantes de l’identité française, le jeune chef d’État joue sur les divisions et la séparation, ce qui ne fait que démontrer son incapacité en terme d’innovation.

C’est à l’aune de ce paysage chaotique que l’on peut mesurer l’élan constructif du festival Arabesques et de l’association Uni’sons dont le siège social demeure depuis 18 ans dans le quartier le plus déshérité de Montpellier. Avec des moyens sans commune mesure avec les grands festivals de la ville, Arabesques œuvre positivement pour l’ouverture des esprits et des cœurs en s’impliquant avec ténacité dans un projet interculturel d’une grande cohérence.

La réussite qui fait du festival un des plus importants rendez-vous d’Europe dédié aux arts du monde arabe, Arabesques la doit certainement à la qualité et à la diversité de sa programmation pluri-disiplinaire s’inscrivant dans une volonté permanente de dialogue entre les cultures.

Une démarche proprement citoyenne qui se garde d’être assimilée à une quelconque écurie politique. En s’arrimant à sa vocation et aux missions de solidarité et d’équité menées sur le territoire tout au long de l’année, l’association Uni’sons s’est tenue à distance des frictions occasionnées par le transfert des compétences culturelles entre le Conseil Départemental de l’Hérault et la Métropole de Montpellier. Sollicité par ses partenaires à l’étranger et par l’IMA pour la qualité de son travail, l’association a toujours souhaité maintenir son ancrage ; Il est heureux que le festival ait trouvé un soutien institutionnel local.

Le dosage subtil de la programmation

Une nouvelle fois, la programmation de l’édition 2018 équilibre un dosage subtil entre les cultures représentées, les mythes, comme l’incontournable Orchestre de l’Opéra du Caire invité à l’Opéra Comédie de Montpellier, les personnalités confirmées telles le chanteur oudiste tunisien Dhafer Youssef, la chanteuse algérienne kabyle Souad Massi. Arabesques contribue également à l’émergence de nouveau talents, assurant le succès public de groupes musicaux issue de la surprenante scène arabe qui propulse son énergie partout dans le monde. À l’instar d’un groupe comme N3rdistan, debout avant le printemps arabe, qui mêle samples électro, instruments traditionnels et poésie et s’invente son propre espace d’expression. Sans oublier la scène montante, la soirée Arabesques Sound System, à Saint-Jean-de-Védas a permis d’apprécier la diversité des musiques électroniques du monde arabe.

Sur l’affiche de cette 13e édition d’Arabesques, un ancien se tient debout les yeux perdu entre le passé et le futur, sur ses épaules, un enfant plein d’énergie et de curiosité semble défier l’avenir. Cette image rappelle s’il le fallait, que l’action sociale culturelle et artistique passe par la transmission culturelle et la reconnaissance du droit à la fraternité sur des territoires où cette liberté n’est pas toujours permise. Une affiche à l’image du festival en somme, non violent mais debout. L’action de l’association Uni’sons a toujours fait le lien entre les anciennes et les nouvelles générations pour lesquelles le combat reste le même. La réussite d’Arabesques ne se mesure pas qu’au nombre d’entrées. Elle repose aussi sur la confiance des publics fidèles au rendez-vous d’une année sur l’autre, à l’énergie de l’équipe et de ses bénévoles dont la nature de l’implication touche à certains endroits à la fierté d’affirmer la richesse culturelle des origines et le goût du partage. Dans un contexte hexagonale difficile pour la jeunesse issue de l’immigration, on ne doit pas manquer de souligner l’importance d’une valorisation extérieure au milieu familial.

Diasporas

Cette jeunesse se retrouve chaleureusement au festival pour faire la fête mais aussi pour échanger, découvrir la richesse et la diversité des arts du monde arabe, apprendre et comprendre le vécu des aînés, côtoyer des légendes vivantes, témoigner d’un vécu… La démarche et la qualité de la programmation sont unanimement reconnues sur la scène comme dans les quartiers. Les débats, l’action scolaire, les expositions, les contes, le cinéma, sont autant de vecteurs qui ont nourri le processus transmissionnel d’Arabesques. Dans ce domaine, Les artistes ont un rôle important à tenir ; en France, au Maghreb et au Moyen-Orient, ils ouvrent des voies. Cette année, la Caravane Syrienne déploiera une palette insoupçonnée autour de la création artistique contemporaine syrienne.

D’une année sur l’autre, le festival Arabesques permet de constater que la scène culturelle française s’est transformée de l’intérieur, en s’appropriant de nombreux éléments venus d’ailleurs. Le thème « Diasporas » choisi cette année rappelle que la culture française a su accueillir, vivre et se développer dans l’interculturalité. Arrivé en France à l’âge de six ans avec sa famille qui fuyait la guerre du Liban, le pianiste Bachar Mar Khalife qui a travaillé avec Lorin Maazel, l’ONF, et l’Ensemble Intercontemporain en est un des savoureux exemple. Que deviendrait la culture française sans cette ambition de partage d’expressions ? Cette question de la déperdition ne devrait pas se poser dans notre merveilleux monde de la culture mondialisée. Pourtant, en ce moment critique, il y a bien lieu de s’interroger sur une perte collective de la différence.

Toutes les raisons sont donc bonnes pour céder à l’ouverture et répondre à bien des endroits aux invitations imminentes que nous offre Arabesques !

JM DINH

Source La Marseillaise en commun Septembre 2008