Paul Jorion : « La leçon de Keynes fut et demeure ignorée. »
Idées. Paul Jorion pense tout haut l’économie avec Keynes à Montpellier.
Ce passage de Paul Jorion à Montpellier, invité par la librairie Sauramps et le campus Richter à l’occasion de la sortie de son essai sur Keynes, compte parmi les rares moments où l’économie devient passionnante. Peut-être parce que Paul Jorion a une formation d’anthropologue et de sociologue et donc qu’il pense l’économie autrement. Justement, dans Penser tout haut l’économie avec Keynes*, on mesure à quel point Keynes aussi. Cela explique qu’il reste encore très « incompris » des milieux financiers nous explique Jorion.
L’auteur rappelle dans son introduction le tournant, qui vit jour à partir des années 1870 entre la pensée économique répondant à l’appellation d’économie politique dont Keynes est un enfant prodige et l’appellation science économique adoptée sous la houlette du milieu financier.
Prenez le Traité de probabilités, ouvrage très peu mathématique, rédigé par le jeune économiste entre 1906 et 1914 et partiellement réécrit en 1921. La question pose par exemple, le problème de partager les enjeux de façon équitable d’une partie de carte interrompue alors qu’elle est déjà entamée.
Keynes rapporte les travaux de ses prédécesseurs mais n’aborde pas le problème à partir de la doxa. Il ne considère pas l’état présent de la question mais rase toute construction existante pour la rebâtir entièrement à partir de ses fondations. Le lecteur se trouve contraint soit de garder « les oeillères que lui proposent les autorités du moment et le livre lui apparaît comme une bizarrerie produite par un excentrique coupé des usages de la profession, commente Jorion, soit il l’aborde tous sens éveillés et les livres contemporains sur le sujet lui apparaissent prisonniers d’une profession académique. »
Le prix Nobel d’économie qui vient d’être décerné au chercheur américano-britannique Angus Deaton pour ses travaux sur la consommation illustre bien comment on privilégie le traitement des conséquences, plutôt que de s’attaquer à celui des causes. Il est plus que temps de revenir à une économie politique qui maîtrise aussi bien les problèmes techniques que politiques et humains, ne serait-ce que pour comprendre ce qui nous arrive !
La pensée Classique est à l’origine de la science économique moderne
Introduction:
La pensée économique existe probablement depuis l’Antiquité. Le terme économie a pour origine le grec «oicos» «nomos» signifiant littéralement «les règles d’administration de la maison». Mais jusqu’au XVIIIème siècle celle ci ne disposait d’aucune autonomie. Son étude était liée aux autres types de savoirs, tantôt dépendante de la vision philosophique, tantôt de la vision politique ou encore de la vision religieuse. Mais jamais avant le XVIIIème siècle elle n’avait été étudiée en tant que sphère autonome.
La tradition économique tend à faire commencer l’analyse de l’économie comme discipline à part entière avec la parution en 1776 de l’ouvrage qui deviendra par la suite le plus célèbre de l’histoire économique, nous voulons bien sur parler des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations de l’économiste écossais, Adam SMITH. Ce courant de pensée, qui sera qualifié par la suite, par Marx puis par Keynes de « Classique », dominera largement le XVIIIème siècle et la première moitié du XIXème, jusqu’à l’apparition dans les années 1870 du courant néoclassique.
Cependant, si l’œuvre de Smith constitue un évènement marquant, il ne faut pas croire pour autant à l’absence totale d’analyse économique avant le XVIIIème siècle. Bien au contraire, les physiocrates et notamment leur chef de file, le médecin François Quesnay, posent les jalons de ce que sera l’économie Classique notamment en ce qui concerne la croyance au libéralisme et a l’existence d’un ordre spontané du monde, d’où une hostilité à l’égard de toute intervention étatique dans la sphère économique.
Nous venons ici d’évoqué assez rapidement plusieurs courants de pensée, il s’agira donc dès lors de nous demander en quoi est-ce que, au sein de l’histoire de la pansée économique, la pensée Classique est à l’origine de la science économique moderne?
Nous ferons donc dans une première partie l’analyse de la pensée classique et verrons en quoi elle constitue un tournant dans l’histoire économique, puis dans une deuxième partie nous verrons la postérité de cette pensée, dans l’étude d’autres analyses économiques qui, que ce soit pour revendiquer une filiation ou pour la critiquée, ce sont construits par rapport à la pensée classique, ce qui prouve bien qu’elle est effet fondatrice de la science économique moderne.
I – Les classiques : La naissance d’une pensée économique indépendante.
A – Une recherche sur la nature de la richesse des nations.
1 – Approche dichotomique et la neutralité de la monnaie.
2 – Le problème de la valeur. W incorporé, W cumulé.
B – Une recherche sur la cause de la richesse des nations.
1 – Les vertus du Libre- échange.
2 – Le penchant naturel des hommes à l’échange.
3 – Une contrainte sur l’offre mais pas sur les débouchés.
L’état stationnaire et le pessimisme classique.
C – La répartition de la richesse comme ressort de la dynamique capitaliste.
1 – Une société de classes aux intérêts contradictoires
2 – La dynamique de l’accumulation freinée par la baisse des profits.
La dynamique grandiose des classiques
La science lugubre de Thomas Malthus.
État stationnaire
3 – Une contrainte sur l’offre mais pas sur les débouchés.
II – Héritage, hétérodoxie et remise en question de la pensée classique.
A – La révolution marginaliste: héritage et approfondissement de la pensée Classique
1 – Le raisonnement à la marge: La résolution du paradoxe de l’eau et du diamant.
rejet de la valeur travail.
2 – Loi de Say, neutralité de la monnaie: approfondissement de la pensée classique, par l’utilisation systématique de modèles mathématisés.
B – L’hétérodoxie marxiste, le dernier des classiques?
1 – l’analyse en termes de classes
Baisse tendancielle du taux de profit.
2 – La théorie de la valeur chez Marx.
Critique du fonctionnement du système capitaliste.
Contre la théorie de la neutralité de la monnaie.
C – La remise en question Keynésienne
1 – Remise en question de la loi de Say.
2 – Remise en question de la neutralité de la monnaie
3 – Intervention nécessaire de l’état dans l’économie.
II Héritage, hétérodoxie et remise en question de la pensée classique
A. Les néoclassiques : révolution marginaliste, héritage et approfondissement
Les néoclassiques dans les années 1870, trois auteurs qui ne se connaissent pas et ne se sont pas concertés écrive chacun des ouvrages qui fondent le néoclassicisme : l’autrichien Carl Menger, l’anglais William Stanley Jevons et le suisse Léon Walras.
Ils sont dans une démarche micro-économique dans la mesure où ils s’intéressent aux comportements individuels.
Le raisonnement à la marge dans un univers de rareté
Abandon de la théorie de la valeur travail et adoption de la théorie de la valeur utilité.
L’utilité mesure la satisfaction globale qu’un individu retire de la consommation d’un bien. Le niveau d’utilité dépend donc de la quantité consommée et de la rareté d’un bien.
Raisonnement à la marge : la valeur économique résulte de l’utilité marginale.
Utilité marginale : accroissement de l’utilité procuré par la consommation d’une unité supplémentaire d’un bien. Elle est décroissante.
Exemple : J’achète un short. Je suis très contente j’ai enfin le short que je voulais. Si j’en achète un deuxième ma satisfaction (l’utilité marginale) sera moindre que celle que m’a procuré l’achat du premier c’est cool mais j’en avais déjà un.
Cela explique le paradoxe de l’eau et du diamant : l’eau étant en quantité illimitée, sa valeur marginale est très faible (j’obtiendrais peu de satisfaction à consommer une 15ème bouteille d’eau) tandis que le diamant est rare, lui aussi m’apporte une satisfaction (celle de posséder un diamant) je serais prête à offrir beaucoup pour en avoir un deuxième donc l’utilité marginale est élevée et la valeur aussi.
La loi de Say / loi des débouchés et la neutralité de la monnaie : adhésion et mathématisation des théories classiques.
Les néo-classiques y adhèrent et approfondissent ces théories. Classiques sont essentiellement théoriques tandis que les néoclassiques instaurent l’utilisation systématique des modèles mathématisés (courbes, fonctions…) qui donnent au modèle une dimension empirique.
Le modèle de Solow et les autres modèles de croissance (croissance endogène) sont les plus caractéristiques des modèles mathématisés : modèle de la croissance avec une fonction de production à deux facteurs (capital et travail) plus progrès technologique mais sans savoir d’où provient ce progrès.
B.L’hétérodoxie marxiste : « le dernier des classiques » (Marx :1818-1883)
C’est Marx qui donne le nom de « classiques ».
Marx reprend les classiques
Raisonne comme eux en terme de classes même si ce ne sont pas les mêmes classes. Ouvriers / Capitalistes / Entrepreneurs (théorie de répartition classique) différent de Prolétaires / Bourgeois (bourgeois exploitant les prolétaires et accaparant le surplus).
Rejoint les classiques sur la théorie de la valeur travail. Distinction de la valeur d’usage (subjective) et de la valeur d’échange qui ne peut être déterminée que par la valeur travail.
Rejoint les classiques sur la baisse tendancielle du taux de profit.
Divergences et critiques du classicisme
Capitalisme : parce qu’il s’appuie sur la propriété privée des moyens de production, et recherche le l’accumulation du capital par le biais du profit repose sur la théorie économique classique.
Il est selon Marx voué à l’échec car contient des contradictions en son sein qui le mèneront à une autodestruction.
But du capitalisme : augmenter le profit sans cesse. Donc course à la productivité et concurrence sur le marché. Le développement continu des techniques, permet de produire de plus en plus mais :
La technique offre la possibilité d’une distribution quasi gratuite de plus en plus de services (surtout dans les domaines de la connaissance et de l’information) : contradictoire avec la propriété privée des moyens de leur production… Droit de propriété = enjeu majeur du capitalisme avec la création d’une rareté artificielle nécessaire au bon fonctionnement du marché et à la réalisation des profits. Si les produits ne sont pas rares, ils n’ont plus de valeur.
Le progrès technique augmente la productivité. Les prix diminuent alors et font disparaître les entreprises les moins rentables, augmentant la classe prolétarienne. Cette classe a de plus en plus de mal à acheter les marchandises produites par le système.
Donc machinisation du capital.Or le profit repose sur la différence entre la valeur produite par le travail et le salaire est la extorquée par le capitaliste.Les machines ne produisent pas de sur-valeur…Baisse tendancielle du taux de profit. Donc la logique capitaliste conduit à son autodestruction.
Marx s’oppose aux classiques sur la question de la neutralité de la monnaie. Cette critique est plutôt développée par Keynes.
C. La remise en question keynésienne (Keynes :1883-1946)
Contexte de la crise de 1929. Pourquoi il y a une crise si la théorie des néoclassiques et des classiques est infaillible ?
Remise en cause de la loi de Say
L’économie n’est pas un circuit fermé autorégulateur où l’offre crée sa propre demande.
Théorie classique : l’argent de l’épargne réinjectée dans le la dynamique économique et devient source d’investissement qui devient source de distribution de salaires qui devient source de conso.
Trop d’épargne n’est pas forcément réinvestie. Dans ce cas baisse de la demande. Les entreprises anticipent une diminution continue de la demande et baissent leur investissement. Elles embauchent moins donc chômage. Donc baisse de la consommation : prophétie auto réalisatrice.
Crise !!!
De plus en tant de crise les gens ont une préférence pour l’épargne liquide. C’est une fuite dans le circuit.
Neutralité de la monnaie
Dans un monde économique dominé par l’incertitude il est rationnel de désirer l’argent en lui-même. La monnaie prend donc une valeur (valeur-refuge).
Pour empêcher une précipitation vers la liquidité monétaire le taux d’intérêt intervient. Selon qu’il est plus ou moins élevé les gens préfèrent tésoriser (épargner en monnaie liquide) ou épargner à la banque.
Si il y a trop de tésorisation il n’y a pas assez de demande donc l’entreprise n’entreprend pas donc équilibre de sous-emploi.
L’intervention de l’État
Le marché est faillible, il ne peut pas s’auto-réguler et échapper aux crises. Il mène parfois à un équilibre de sous emploi. C’est l’État qui doit jouer le rôle de régulateur.
Il doit soutenir la demande :
Par la politique monétaire
Par la politique budgétaire : dépenses publiques qui génèrent des revenus et donc augmentent indirectement la demande. Par ex : politique des grands travaux.
Conclusion.
Au terme de cette analyse la réponse à la question posée est évidente: oui les classiques sont bien les fondateurs de la science économique moderne. Ils en jettent les bases, en définissent les pourtours. Leur apport, notamment en matière d’émancipation de la science économique est considérable. Et si le coté scientifique est surtout développé dans l’analyse néoclassiques, il n’en demeure pas moins que la démarche et la pensée Classique avait la rigueur de la démonstration scientifique.
Enfin, si leurs conclusions ont souvent été réfutées, il convient tout de même de remarquer que tous les grands auteurs, ou courant de pensée qui viendront après les classiques, se définiront ou se positionneront toujours par rapport à eux: soit pour s’inscrire dans une filiation, soit pour les critiquer, soit pour complètement les remettre en question.
Bibliographie:
La pensée économique 1 / Des mercantilistes aux néoclassiques.
Daniel Martina
Auteurs et grands courant de la pensée économique.
Guillaume Vallet
La pensée économique classique 1776-1870.
Joël-Thomas Ravix.
Les grandes théories économiques.
Bernard et Dominique Saby.
L’économie aux concours des grandes écoles.
Sous la direction de C.-D Echaudemaison
Analyse économique et historique des sociétés contemporaines.
« Le capitalisme n’est plus porteur d’un projet alternatif » Extraits : « On constate en économie, depuis une vingtaine d’années, une mise à l’écart de toutes les traditions de pensée qui ne sont pas le courant néoclassique, par exemple keynésienne, marxiste, autrichienne ou institutionnaliste. Cette dérive néfaste est due à un système international d’évaluation des chercheurs qui identifie l’excellence aux seules revues néoclassiques états-uniennes ! En conséquence, le chercheur qui publie, par exemple, dans une revue post-keynésienne se trouve mécaniquement pénalisé. Cette situation pose problème car une vie démocratique véritable ne peut exister que si une pluralité de diagnostics et de solutions est offerte au débat civique. (…) Le déclic qui est à l’origine des économistes atterrés date de 2010, à savoir le retour des politiques de rigueur en Europe dans une conjoncture marquée par une croissance du chômage. Comment se pouvait-il que les gouvernements de la zone euro ignorent avec une telle naïveté ce qui fut la grande leçon d’économie du 20ème siècle, la pensée de Keynes ? En période de récession, on ne diminue pas la dette publique en augmentant la pression fiscale. Malgré l’enseignement de Keynes, on a assisté à un remake des années 30. Il nous a paru impossible que les économistes ne réagissent pas. C’est pourquoi Philippe Askénazy, Thomas Coutrot, Henri Sterdyniak et moi-même avons décidé de rédiger ce manifeste de façon à fédérer le plus grand nombre d’économistes, quelles que soient par ailleurs leurs convictions idéologiques. »
Le dépérissement des Etats
Comment en est-on arrivé à ce que ce phénomène recouvre le champ entier de l’économie ?
La financiarisation de nos économies correspond très profondément à une modification des valeurs collectives, des valeurs sociales… Elles ne se sont peut-être pas reflétées directement dans les valeurs financières, mais en définitive elles y participent. Ce qui m’apparaît très nettement aujourd’hui par exemple c’est le dépérissement des Etats… On parlait tout à l’heure de la question de la régulation et je crois qu’elle est centrale justement parce que les Etats n’ont plus de pouvoir, il y a un dépérissement des Etats…
Le dépérissement des Etats correspond précisément à ces transformations de la valeur. Je m’explique : les valeurs collectives sont de moins en moins identifiées à des territoires et à des Etats qui les protégeraient ou à des projets nationaux… La valeur, au fond, la valeur fondamentale réside aujourd’hui dans le rapport aux biens et aux marchandises… Pour schématiser, nous nous projetons là où nous trouvons de la valeur. Ce qui nous motive, ce que nous cherchons, la source de notre bonheur, notre avenir, nous le voyons à travers le rapport aux objets, aux marchandises…
Donc la valeur est maintenant liée aux objets dans l’inconscient collectif des économies développées. On se projette sur eux et c’est d’eux que l’on attend des solutions. Or, qui produit ces valeurs ? Ce sont les entreprises… Donc le grand dépérissement des valeurs sociales du côté de l’Etat, provient de cette transformation…
Si on schématise les grands mouvements de l’Histoire, nous sommes tous d’accord pour penser que c’est le monde des objets, c’est le rapport aux objets que nous avons privilégié si bien que ces objets sont devenus des valeurs collectives… Or, ce sont les marchés financiers qui, à travers les grands fonds institutionnels sont devenus les gérants du capital mondial en lieu et place du capitalisme industriel. Donc, on a assisté à une transformation très profonde de ce point de vue-là.
Comme je le disais, ce qui est tout à fait particulier aux valeurs financières, c’est qu’elles se forment de manière totalement instable. Elles ne se forment pas sous un mode délibératif, collectif, raisonné, à la « Habermas ». Elles ne sont pas le résultat d’un processus maîtrisé au cours duquel il serait possible à chacun d’échanger des arguments… Elles se forment de manière financière, c’est-à-dire de manière « autoréférentielle ». Cela signifie que chacun essaye de savoir ce que les autres pensent. Ce n’est au fond pas très différent d’une logique médiatique. Et cette logique de la création des valeurs financières est fondamentalement instable…
Tout mon effort théorique est de montrer que la valeur économique n’est pas extérieure aux valeurs sociales… Toute l’économie s’est constituée, en prétendant que sa valeur, la valeur économique, était objective, qu’elle était différente des valeurs sociales… Je crois qu’il faut revenir en arrière et montrer que ce n’est pas le cas : les valeurs économiques sont comme les autres valeurs, elles sont collectives, produites par des processus stratégiques au cours desquels de nombreux d’acteurs jouent leur partition et se projettent dans l’avenir…
Comment faudrait-il faire pour règlementer de manière efficace le monde de la finance ?
Il me semble qu’il faut sortir de l’idée que les marchés financiers sont le bon système pour allouer le financement … Donc, ce qu’il faudrait définir, c’est le point au-delà duquel ils ne sont plus le bon système pour ce faire. Et mon idée c’est qu’il faut créer des cloisonnements, il faut créer des différenciations dans le système…
Ce qui cause la crise, c’est l’interconnexion de chaque domaine. Elle produit une homogénéisation instantanée. Ce qui signifie que les acteurs du monde entier, répondent de la même manière en même temps… C’est pourquoi les crises ont des conséquences de plus en plus graves. Elles touchent tous les pays et tous les secteurs simultanément. Il faut donc revenir à des différenciations…
Ces re-cloisonnements nécessaires peuvent-ils être à la base d’un « programme » pour en sortir ?
Je n’ai pas de programme mais j’ai quelques idées. Mon diagnostic conduit à mettre en évidence que la question de l’interconnexion, la question des marchés financiers intégrés au niveau mondial est centrale. Il faut revenir à des systèmes cloisonnés, c’est-à-dire dans lesquels les acteurs soient investis dans des projets beaucoup plus locaux.
Nous avons connu dans le passé une forme de cloisonnement : la décision prise dans le cadre du New Deal, qui interdisait aux banques de dépôt de s’occuper des marchés financiers… c’est un cloisonnement, parce que dans ce cas-là, quand il y a une crise financière, elle ne devient pas une crise sur les dépôts…
Il faut cloisonner pour essayer qu’existe une série de projets qui soient hétérogènes pour que l’on sorte de cette crise qui est fondamentalement une crise de la corrélation… Tout le monde agit simultanément de la même manière parce que toutes les grandes institutions ont acheté les mêmes actifs. Elles ont les mêmes réflexes et font exactement la même chose… Il faut essayer de re-segmenter… Ce n’est pas du tout de l’ordre de la réglementation, c’est une transformation…
Morales locales
Pourrait-on réaliser ce re-cloisonnement par des mesures qui seraient décidées même au niveau mondial ?
Je crois, en effet, que c’est tout à fait possible mais cela implique un changement radical d’idéologie, de perspective et de vision du monde… donc, ça ne se fera pas en un jour ! Mais il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas se faire… Il est clair par ailleurs que cela aura des coûts. Le fait qu’aujourd’hui le capital soit totalement flexible a naturellement des avantages.
En effet, s’il y a une source d’innovation quelque part, immédiatement le capital peut s’en saisir et la faire croître avec une très grande rapidité… on a vu que cela a eu des effets positifs… et donc si l’on interdit cette flexibilité inhérente au décloisonnement, le phénomène de diffusion sera sensiblement ralenti. Mais en même temps, il me semble que c’est la seule manière d’éviter des crises de plus en plus massives… Je conçois que ce soit un arbitrage compliqué.
Mais c’est un peu comme l’écologie au fond : Triez nos détritus peut apparaître comme une contrainte mais elle peut être acceptée si l’on explique que le climat pourrait pâtir du fait qu’on ne le fasse pas. Donc, là vous voyez bien comment ça peut marche. Encore faut-il en prendre conscience et cela prend du temps. Il n’est pas simple en effet de renoncer à faire de la rentabilité un absolu et d’intégrer que l’essentiel réside dans des morales d’activités.
C’est une idée que l’on trouve déjà chez Durkheim qui se posait exactement le même problème de savoir comment faire pour que les sociétés individualistes fonctionnent… Il voyait bien que l’individualisme pur, un peu à la manière financière d’aujourd’hui, ne fonctionnait pas… Il voyait aussi que l’Etat n’était pas une solution efficace.
Ce qu’il proposait c’était d’instaurer des corps intermédiaires qui établissent des morales locales… Durkheim parlait de morales professionnelles… Je crois qu’il y a là un modèle intéressant pour aujourd’hui afin que les acteurs s’investissent dans des projets locaux qui soient aussi collectifs…
Recueilli par Antoine Mercier
Source Marianne France-Culture 20/03/2010
Biographie: André Orléan est économiste, directeur d’études à l’Ehess