Processus de Khartoum : quand l’Europe sous-traite ses migrants

europaratPour les associations des droits de l’homme, les décisions prises par l’Union européenne, suite aux naufrages de migrants en Méditerranée, ne font que renforcer des logiques déjà existantes. Notamment celle à l’oeuvre dans le processus de Khartoum, qui permet à l’Europe de sous-traiter les demandes d’asile directement en Afrique, dans les pays de départ. L’Europe forteresse se boucle à double tour, et laisse des pays comme l’Erythrée, le Soudan ou la Libye, jouer les vigies.

Résoudre le problème à la source. C’est un peu l’esprit du processus de Khartoum, signé le 28 novembre 2014 entre l’Union européenne et une vingtaine de pays africains, du Soudan à la Libye. Un partenariat conclu pour lutter contre le trafic d’êtres humains dans la Corne de l’Afrique, mais aussi, et surtout, pour empêcher les migrants de rejoindre l’Europe par la mer, en les incitant à rester dans leur pays d’origine. D’un côté, l’UE finance des formations de surveillance, comme en encadrant des policiers marocains, et des projets de développement, en investissant par exemple en Tunisie. De l’autre, ces pays d’Afrique renforcent leurs patrouilles aux frontières et établissent des camps d’accueil pour les demandeurs d’asile. De nombreuses ONG, à l’image de l’Association européenne des droits de l’homme, y voient une tentative de l’Europe de sous-traiter les demandes des migrants, avant qu’ils ne prennent la mer. Sa vice-présidente, Catherine Teule, dénonce surtout des accords noués avec des pays peu scrupuleux des droits de l’homme.

 

Quelle est la position de l’Association européenne des droits de l’homme sur le processus de Khartoum ?

C’est un processus d’externalisation poussée à son maximum, qui vise à interrompre les flux de transit, à contrôler les frontières, et à installer des centres d’accueil pour les demandeurs d’asile dans les pays d’Afrique et du Maghreb-Machrek. Auparavant, on transmettait aux pays tiers des missions de contrôle des frontières et des flux de migration, en amont. Là, il est aussi question de traiter les demandes d’asile, qui concernent, à 90 %, des Erythréens et des Soudanais.

 

C’est scandaleux que des pays européens se défaussent sur des pays qui n’ont pas les mêmes standards en matière de protection des droits de l’homme.

 

Une demande d’asile traitée dans ces pays tiers a-t-elle les mêmes chances d’aboutir que lorsqu’elle est formulée en Europe ?

Non, soyons clairs. Une grande partie de ces personnes restent parquées dans les camps. Il n’y a pas de demande d’asile avec une possibilité d’installation dans les pays européens, par exemple. Au Kenya, ce type de centre existe depuis longtemps : on en est à la troisième génération de personnes qui naissent dans le camp.  Ce ne sera donc jamais le même traitement des demandes. En outre, c’est scandaleux que des pays européens se défaussent sur des pays qui n’ont pas les mêmes standards en matière de protection des droits de l’homme, ou qui n’ont pas ratifié la Convention de Genève sur le statut des réfugiés. Des partenariats sont noués avec l’Egypte, un pays intermédiaire dans les flux de migrations, mais qui ne propose pas les mêmes garanties. C’est la même  chose en Tunisie, un pays qui n’est pas équipé pour traiter ces demandes spécifiques. A l’origine, l’UE souhaitait également établir ce type de camp en Libye. Mais aujourd’hui, une telle décision provoquerait un tollé.

 

L’Europe peut-elle nouer des partenariats sur ces questions avec les pays tiers, comme l’Eryhtrée ou le Soudan ?

Absolument pas. On ne peut pas nouer de partenariats avec de tels pays. Ce qui se passe en Erythrée et au Soudan montre qu’ils ne sont pas fiables. C’est une véritable boucherie. Coopérer avec eux sur ces questions serait même indigne.

 

La grande majorité des migrants qui viennent en Europe ne sont pas « pauvres ».
L’Union européenne a beau déclarer qu’elle ne peut pas accueillir toute la misère humaine : de fait, ce n’est pas le cas. »

 

La politique migratoire européenne s’oriente-t-elle vers un modèle australien ?

Oui, d’une certaine façon, sauf que l’Australie vend ses réfugiés à d’autres pays. Là nous ne payons pas pour retenir ces migrants dans les pays tiers, mais indirectement, c’est un peu le cas : c’est du donnant-donnant. Dans tous les partenariats avec les pays tiers, on leur donne quelques visas, en échange de renforcement des frontières. Mais les personnes qui obtiennent ces visas l’auraient obtenu de toute manière, ce sont surtout des cadres, qui se déplacent en Europe pour leur travail, jamais des familles, qui n’ont donc d’autre choix que de passer par des voies clandestines. Pour le reste, Frontex a par exemple formé des policiers marocains. L’UE déploie également des personnels européens dans les ports et les aéroports étrangers pour empêcher toute immigration illégale. Donc, au final, on utilise leurs locaux, on fait le boulot avec eux, on les forme. En Tunisie, après 2011, l’Europe a passé un partenariat pour la mobilité, en échange d’investissements européens. On tente de participer au développement de ces pays, en y voyant une façon de tarir l’immigration. C’est une grande erreur : la grande majorité des migrants qui viennent en Europe ne sont pas « pauvres », car il faut bien payer les passeurs qui, eux, sont très chers. L’Union européenne a beau déclarer qu’elle ne peut pas accueillir toute la misère humaine : de fait, ce n’est pas le cas, cette misère-là ne parvient même pas jusqu’aux portes de l’Europe. La vision de l’immigration est  totalement faussée. Il s’agit d’assurer notre rôle international.

 

Les décisions prises à l’issue de ce sommet extraordinaire de l’Union européenne s’inscrivent-elles dans la droite ligne du processus de Khartoum ?

Oui, ce processus est d’ailleurs cité nommément dans le plan dévoilé par le Conseil européen cette semaine. Il réaffirme  sa volonté de développer des rapports avec les pays tiers. Les conclusions du Conseil européen vont même plus loin que celles du Conseil des ministres : il préconise un doublement des sommes attribuées à Frontex, précise le nombre de réinstallations – 5 000 pour les réfugiés syriens, ce qui est ridicule par rapport aux besoins. Dans notre appel, nous citons le processus de Tampere. C’est un engagement du Conseil européen pris il y a 15 ans, et qui n’est plus suivi aujourd’hui.

 

Entendez-vous des voix dissonantes au sein des institutions, face à cette volonté de renforcer « l’Europe forteresse » ?

Le Parlement européen a été quasiment taisant et a accepté ce processus dans sa majorité, mais certains protestent un peu, même s’ils sont très peu nombreux. Le Comité économique et social européen a, lui, toujours marqué des réserves sur ce type de politique. Il s’était élevé contre l’utilisation des accords de Dublin. Cependant, dans le contexte actuel, à la suite des attentats de janvier, il y a une certaine frilosité sur la question. Personne ne veut être accusé d’avoir contribué à laisser entrer des terroristes sur le territoire européen.

 

Les possibilités existent, c’est une question de volonté.

 

Quelles alternatives préconisez-vous ?

Pour nous, la solution, c’est de transférer les moyens de Frontex à des missions de sauvetage, et de relancer l’opération Mare Nostrum, mais avec une plus grande envergure. Il faut également ouvrir des voies d’immigration légale. Le Haut-Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés, ou le Comité économique et social européen sont pour cette option qui permettrait de donner des visas d’asiles, des visas humanitaires pour aider ces personnes à venir en Europe sans prendre le risque de recourir à des passeurs. Les possibilités existent, c’est une question de volonté. Et la presse a un grand rôle à jouer : ce n’est pas ces quelques centaines de milliers de personnes qui vont nous envahir et nous ruiner. Certes, les images de migrants débarquant sur les plages italiennes peuvent être inquiétantes, mais il faut bien préciser que ce n’est rien, que ce nombre d’étrangers ne représente absolument aucun risque pour l’Europe. D’ailleurs, on a les moyens de les accueillir ! Au lieu de financer des armadas qui font la guerre à l’immigration, nous ferions mieux de financer des centres d’accueil.

 

En octobre 1999, une réunion du Conseil européen, réunissant les chefs d’Etats et de gouvernement, aboutit à un programme d’action sur cinq ans, sur le thème de la coopération politique et judiciaire des Etats membres, nommé « processus de Tampere ». Cet accord met l’accent sur les politiques d’asile et de migration, et porte l’idée que, pour réduire les tentations aux départs, il faut améliorer les conditions de vie des habitants dans leurs pays d’origine: lutter contre la pauvreté, favoriser la création d’emplois, soutenir les structures démocratiques. Un système d’asile commun, sur la base de la Convention de Genève, est également initié. De même, « le Conseil de Tampere souligne que la liberté, la sécurité et la justice dont jouissent les citoyens de l’UE doivent être accessibles à ceux qui, poussés par les circonstances, demandent légitimement accès au territoire de l’Union« . Des objectifs qui n’ont été que partiellement mis en œuvre.

Anika Maldacker, Anne Charlotte Waryn
Source Arte 25/04/2015

 

Jean Ziegler : La conscience humaine est une force révolutionnaire

Jean Ziegler "La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace " © Hermance Triay

Jean Ziegler « La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. »
© Hermance Triay

Dans Retournez vos fusils ! le sociologue suisse choisit clairement son camp et livre des éléments d’analyse concrets pour comprendre et résister à la barbarie libérale.

Rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Jean Ziegler est professeur émérite de sociologie à l’université de Genève. Son dernier essai apporte des clés pour comprendre notre situation et indique les voies d’action pour sa transformation.

Retournez les fusils ! Choisir son camp : vous n’y allez pas par quatre chemins…

La dictature du capital financier globalisé qui asservit aujourd’hui l’humanité non plus… Nous vivons dans un ordre cannibale du monde : toutes les cinq secondes un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente, alors que d’immenses richesses s’accumulent dans les mains d’une mince oligarchie quasi toute puissante.

Selon la Banque mondiale, en 2014, les 500 plus puissantes sociétés privées transcontinentales, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut, Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court.

Contre cet ordre absurde et meurtrier, les Etats eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Les faits sont accablants, les risques encourus énormes. Les fusils dont il est question dans le titre de mon livre sont les droits démocratiques dont nous disposons dans les pays dominateurs.

Aujourd’hui, « faire ce qu’on veut et vouloir ce qu’on fait est devenu quasiment impossible » soulignez-vous. Ce regard critique réconforte, en quoi peut-il porter remède à ce monde malade ?

Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle était l’injonction de Jean-Paul Sartre. C’est la tâche de l’intellectuel, mais aussi de tout démocrate : faire l’effort d’étudier le capitalisme financier globalisé dans ses moindres stratégies, confronter celles-ci à l’intérêt général, choisir son camp, rallier les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences à venir.

Vous évoquez l’utilité des intellectuels. Faut-il mettre en regard leur rôle avec la régression de l’histoire des idées depuis plus de trois décennies ?

Ces trente ans écoulés ont vu l’effondrement du bloc soviétique, dont l’influence couvrait la moitié de la planète, l’unification économique du monde, le tsunami du néolibéralisme qui a dévasté l’idée de l’État-providence, privatisé le monde, tenté d’anéantir les politiques publiques, d’enchaîner les pays dépendants de l’hémisphère sud. Le triomphe de l’idéologie néolibérale correspond à une véritable contre-révolution qui a aussi ravagé les intellectuels.

En vertu des « lois naturelles » de l’économie, dites-vous, le but de toute politique est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, marchandises et services. Le reste serait une histoire d’emballage ?

Oui, c’est le grand succès de l’idéologie néolibérale que de réussir à faire croire que l’économie obéit à des «lois naturelles», que la privatisation et la libéralisation, autrement dit la suppression de toute forme de contrôle public, crée le terrain favorable à l’expansion de l’économie, que la pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres découlent d’une fatalité contre laquelle toute résistance serait vaine, que c’est à l’apogée de l’expansion que se fait « naturellement » la redistribution

En Europe, on commence à se rendre compte du danger mortel de cet « emballage » idéologique. On réalise progressivement qu’il soumet les gouvernements et les citoyens à ces forces économiques aveugles.

L’idéologie néolibérale est-elle le socle du retour du racisme et de la    xénophobie ?

Le désespoir qu’il provoque, oui. Racisme et xénophobie d’un côté, sentiment d’exclusion et d’apartheid de l’autre. En France, la droite française connaît une scission importante entre son courant gaulliste en train de disparaître et son aile néoconservatrice qui s’aligne sur la montée de l’extrême droite en Europe.

Dans ce contexte, l’unité républicaine prend-elle sens ?

Oui, toute unité républicaine vaut mieux que l’extrême-droite au pouvoir. Mais elle ne peut pas durer sans changement profond de la société, de l’économie, de la politique, sans retour de la souveraineté populaire. Sinon la République, la nation, l’héritage formidables de la Révolution française, seront bientôt des coquilles vides.

Comment la gauche de gouvernement qui adopte le langage néolibéral pourrait-elle produire un récit alternatif ?

Telle qu’elle est jusqu’à ce jour, c’est sans espoir. Il faudrait un sursaut gigantesque au PS, je ne l’en crois pas capable.

Que vous évoque les attentats terroristes survenus à Charlie Hebdo et dans le supermarché casher ?

Un antisémitisme nauséabond monte en France. Mais aussi dangereux, au moins à égalité, est l’anti-islamisme. Entre le gouvernement soi-disant socialiste et un grand nombre de Français d’obédience musulmane, le contrat social, le lien de confiance sont fragilisés. C’est sur le terreau de la misère que prospère le monstre djihadiste.

Alors que peut, que doit faire le gouvernement français ? Essayer, par des investissements sociaux massifs, de briser l’isolement et la misère économique des millions d’habitants des banlieues sordides, dont une importante partie sont des musulmans. Prendre enfin sur la tragédie du peuple martyr de Palestine une position officielle claire : non à la colonisation et au terrorisme d’Etat du gouvernement Netanyhaou, oui à la création d’un Etat palestinien souverain.

Où situez-vous la relève ?

La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, ATTAC, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc.

Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Je suis persuadé qu’en Europe aussi l’insurrection des consciences est proche. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Retournez les fusils ! Choisir son camp, Ed. du Seuil, 2014.

Source : La Marseillaise 16/02/2015

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« L’Egypte ne doit pas continuer à être l’otage de la vision américaine »

La France doit signer lundi au Caire sa première vente de Rafale à l'étranger avec l'Egypte. Le contrat porte sur 24 appareils, sur une frégate multimissions FREMM, fabriquée par le groupe DCNS, ainsi que des missiles fabriqués par MBDA, pour un montant de 5,2 milliards d'euros.

La France doit signer lundi au Caire sa première vente de Rafale à l’étranger avec l’Egypte. Le contrat porte sur 24 appareils, sur une frégate multimissions FREMM, fabriquée par le groupe DCNS, ainsi que des missiles fabriqués par MBDA, pour un montant de 5,2 milliards d’euros.

Le contrat de vente d’avions Rafale français illustre la volonté du Caire de s’affranchir de la tutelle de Washington, estiment des experts.

La conclusion d’un contrat de vente par la France de 24 avions Rafale à l’Egypte illustre la ferme volonté du Caire de diversifier ses sources d’armements et de s’affranchir de la tutelle américaine, selon des experts.

La France doit signer lundi au Caire sa première vente de Rafale à l’étranger avec l’Egypte. Le contrat porte sur 24 appareils, sur une frégate multimissions FREMM, fabriquée par le groupe DCNS, ainsi que des missiles fabriqués par MBDA, pour un montant de 5,2 milliards d’euros.

L’Egypte était dépendante depuis plusieurs années des Etats-Unis qui allouent chaque année à leur grand allié arabe 1,5 milliard de dollars, dont environ 1,3 milliard en assistance militaire.

Une partie de cette aide avait cependant été gelée en octobre 2013 et conditionnée à des réformes démocratiques après la destitution en juillet par l’armée, alors dirigée par Abdel Fattah al-Sissi aujourd’hui chef de l’Etat, du président islamiste Mohamed Morsi. L’éviction du premier président élu démocratiquement dans le pays avait été suivie d’une terrible répression contre ses partisans.

« Ce contrat est un message implicite aux Etats-Unis leur signifiant que l’Egypte ne va plus compter uniquement sur des approvisionnements américains en armement », estime à l’AFP le général à la retraite Mohamed Moujahid al-Zayyat, expert au Centre régional des études du Moyen-Orient basé au Caire.

Pour cet expert, Le Caire n’admet plus de faire l’objet de « chantage » dans ses relations militaires avec les Etats-Unis. Ces derniers ont, selon lui, « leur propre approche quant à la restructuration de l’armée égyptienne » et « s’opposent à la doctrine de cette armée de continuer à croire qu’Israël est son principal ennemi ». Les Etats-Unis ont assuré vendredi qu’ils n’avaient rien à redire à propos de ce contrat.

Pour Ahmed Abdel Halim, un militaire à la retraite et ancien président du comité de la sécurité nationale au sein du Sénat égyptien, « la diversification des sources d’approvisionnement en armes et en technologie est de nature à dissuader tout pays d’exercer un quelconque monopole sur l’Egypte ou lui faire subir un chantage ».

L’Egypte « ne doit pas continuer à être l’otage de la vision américaine », estime cet analyste en référence aux divergences entre les deux pays sur le dossier des droits de l’Homme.

Tourné aussi vers la Russie

Washington a exprimé régulièrement son mécontentement sur la répression menée à partir de 2013 contre les opposants au régime. Plus de 1 400 partisans de M. Morsi ont été tués dans la foulée de son éviction, plus de 15.000 emprisonnés et des centaines condamnés à mort dans des procès de masse expédiés en quelques minutes et qualifiés par l’Onu de « sans précédent dans l’Histoire récente ».

« L’Egypte va acheter des armes des Etats-Unis, de la France, de la Russie et peut-être de la Chine », a pronostiqué Ahmed Abdel Halim.

Alors qu’il était ministre de la Défense, M. Sissi était allé à Moscou en février 2014 rencontrer Vladimir Poutine pour discuter notamment de la livraison d’armements russes à l’Egypte.

En septembre, des médias russes avaient assuré que les deux pays s’étaient mis d’accord sur la livraison de systèmes de défense anti-aérienne, d’hélicoptères et d’avions de combat pour 3,5 milliards de dollars, financés par l’Arabie saoudite. Depuis, plus rien n’a filtré sur le sujet.

Lors d’une visite d’Etat mardi de M. Poutine au Caire, lors de laquelle les deux pays ont signé un protocole d’entente pour la construction d’une centrale nucléaire pour la production d’électricité en Egypte, les présidents égyptien et russe se sont mis d’accord sur la poursuite de leur coopération militaire.

Selon Mathieu Guidère, spécialiste de géopolitique du monde arabe, « l’Egypte va continuer à acheter normalement des armes aux Américains. Mais elle achètera aussi des armes à la Russie comme on l’a compris de la dernière visite au Caire du président russe, ce qui la met dans une meilleure position face aux Etats-Unis ».

Depuis le début de la répression de l’opposition, l’Egypte est confrontée à la montée en puissance dans le Sinaï (nord-est) de jihadistes liés au groupe Etat islamique (EI), qui contrôle de vastes territoires en Irak et en Syrie, et craint d’être déstabilisée par le chaos libyen sur son flanc ouest.

Haitham El-Tabei

Source : L’Orient du Jour 15/02/2015

Voir aussi : Rubrique Egypte, L’Egypte appartient aux militaires, La France valide la dictature égyptienne, rubrique Géopolitique, rubrique Economie, rubrique Défense, Politique, Politique Internationale, RencontreGilles Kepel : « La politique française arabe est difficile à décrypter. » On line, Vente d’avions Rafale à l’Egypte : un contrat « historique »,

Les SwissLeaks vus du Maroc et de Jordanie : circulez, y a rien à voir

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Imaginez : Mediapart enquête sur la fraude fiscale de Jérôme Cahuzac mais les médias français s’offusquent (tous) de l’enquête et non de la resquille. Ou n’en parlent pas du tout. C’est ce qui est en train de se passer au Maroc et en Jordanie avec les SwissLeaks.

Les révélations du Monde sur l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent organisés par HSBC touchent directement les dirigeants de ces deux pays. Le roi marocain, Mohammed VI, aurait détenu jusqu’à 9,1 millions d’euros dans un compte en Suisse. Le souverain jordanien, Abdallah II, y aurait eu 41,8 millions

Contacté par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), Abdallah II a fait savoir par ses avocats à Washington que « le roi est exempté d’impôts et que le compte est utilisé pour des affaires officielles ». Affaires officielles qui ont nécessité le transfert dans un compte en Suisse de plus de 40 millions d’euros via un procédé financier plus que douteux.

Le roi du Maroc a refusé de répondre aux journalistes du Monde qui lui proposaient de donner une justification à l’existence de son compte.

Or la presse de ces deux pays offre un traitement médiatique de ce scandale… Comment dire ? Assez édifiant.

Au Maroc, on parle de « commanditaires »

Prenant de vitesse les journalistes du Monde, le site d’information marocain Le 360, proche du pouvoir, a publié mercredi 4 février un article accusant d’obscurs « milieux franco-marocains et algériens, soutenus par une horde de contestataires du royaume » de « se livrer à une ultime tentative dans l’espoir de générer une nouvelle tension entre Paris et Rabat ». (Mohammed VI était reçu par François Hollande ce lundi 9 février à Paris.)

L’article affirme que l’enquête, qui, rappelons-le, met au jour la fraude de 106 000 clients provenant de 203 pays, ne serait qu’une conspiration dirigée par Moulay Hicham, cousin du roi et bouc émissaire national.

Cet article aurait pu être comique s’il n’avait pas été massivement repris dans le pays. La seule voix nuançant le propos est celle de Tel quel. Cet hebdomadaire francophone, en opposition plus ou moins ouverte avec le roi – et dont la version arabophone, Nichane, a été poussée à la fermeture en 2010 –, parle de « conflit médiatique » entre Le Monde et Le 360.

Tel quel se permet tout de même de ressortir un dossier de mai 2013 sur la fortune royale comprenant quelques remises en question, comme la possibilité d’un conflit d’intérêts entre les fonctions de roi et d’homme d’affaires.

En Jordanie, une dépêche sans le roi

La presse jordanienne, encore sous le choc de l’assassinat d’un pilote de chasse, brûlé vif par l’Etat islamique autoproclamé, n’accorde pas une importance particulière au sujet.

Alghad, le quotidien le plus éloigné de la ligne officielle, reprend un article de la BBC sur l’affaire. Le roi Abdallah II n’y est pas nommé.

Pierre Troger

Source : Rue 89 09/02/2015

Voir aussi : Actualité Internationale Rubrique Affaires, rubrique Finance, rubrique Suisse, Maroc, Jordanie,

« SwissLeaks » : révélations sur un système international de fraude fiscale

201502101924-full« Le Monde » a eu accès aux données bancaires de plus de 100 000 clients de la filiale suisse de HSBC. Elles révèlent l’étendue d’un système de fraude fiscale encouragé par la banque. Des personnalités étrangères et françaises sont impliquées.

Les chiffres donnent le vertige. Le Monde publie le premier volet d’une enquête à la fois spectaculaire et inédite. Fruit d’investigations hors norme, menées entre Paris, Washington, Bruxelles ou Genève, elle dévoile les dessous d’un vaste système d’évasion fiscale accepté, et même encouragé, par l’établissement britannique HSBC, deuxième groupe bancaire mondial, par l’intermédiaire de sa filiale suisse HSBC Private Bank.

Le Monde, qui enquête sur l’affaire HSBC depuis son origine, est entré début 2014 en possession de données bancaires mondiales, portant sur la période 2005-2007 et établissant une gigantesque fraude à l’échelle internationale. Nous avons partagé ces données avec une soixantaine de médias internationaux, coordonnés par l’ICIJ, consortium de journalistes d’investigation. Leur révélation est susceptible d’embarrasser de nombreuses personnalités, de l’humoriste français Gad Elmaleh au roi du Maroc Mohamed VI, mais surtout d’ébranler les milieux bancaires internationaux.

Selon les enquêteurs, 180,6 milliards d’euros auraient transité, à Genève, par les comptes HSBC de plus de 100 000 clients et de 20 000 sociétés offshore, très précisément entre le 9 novembre 2006 et le 31 mars 2007. Une période correspondant aux archives numérisées dérobées chez HSBC PB par Hervé Falciani, ancien employé de la banque.

En effet, à la fin de l’année 2008, cet informaticien français avait fourni aux agents du fisc français les données volées chez son employeur. Saisie de ces faits en janvier 2009, la justice française enquête depuis sur une toute petite partie des « listings Falciani », à savoir les quelque 3 000 ressortissants hexagonaux suspectés d’avoir dissimulé leur argent chez HSBC PB, et ce avec la complicité de la banque – de ce fait mise en examen comme personne morale pour « démarchage bancaire et financier illicite » et « blanchiment de fraude fiscale ».

Plus de 5,7 milliards d’euros auraient été dissimulés par HSBC PB dans des paradis fiscaux pour le compte de ses seuls clients français… Bercy a saisi la justice de soixante-deux cas seulement (dont celui de l’héritière de Nina Ricci, dont le procès doit s’ouvrir dans quelques jours à Paris), la plupart des contribuables hexagonaux « démasqués » par les listings Falciani ayant, il est vrai, régularisé entre-temps leur situation fiscale.

Le 28 janvier 2014, sous le titre « Listes HSBC : la saga d’une enquête explosive sur l’évasion fiscale », Le Monde publiait une première série d’articles dévoilant les dessous de l’enquête judiciaire française. Mais il manquait l’aspect mondial…

Quelques jours plus tard, une personne se présentait à l’accueil du journal, boulevard Auguste-Blanqui, à Paris. Cette source, dont nous protégeons l’anonymat, nous remit une clé USB contenant la totalité des fichiers établis à partir des « données Falciani », dans le plus grand secret, à compter de 2009, par les services fiscaux français, parfois en dépit des réticences du pouvoir politique.

Qui trouve-t-on sur ces listings – transmis par Bercy à plusieurs administrations étrangères –, et dont nous révélons les noms lorsqu’ils présentent un intérêt public ? Des trafiquants d’armes ou de stupéfiants, des financiers d’organisations terroristes, des hommes politiques, des vedettes du showbiz, des icônes du sport ou des capitaines d’industrie… Désireux, dans leur grande majorité, de cacher leur argent en Suisse. Et cela, bien sûr, très souvent, à l’instar des clients français, dans la plus parfaite illégalité. La disparité des profils des détenteurs de comptes est assez frappante. Les chirurgiens français désireux de blanchir leurs honoraires non déclarés y côtoient des diamantaires belges, des protagonistes de l’affaire Elf ou de nombreuses familles juives dont les avoirs avaient été mis en lieu sûr, en Suisse, au moment de la montée du nazisme en Europe…

Le paravent de structures offshore

Nombre d’entre eux ont été illicitement démarchés en France par les gestionnaires de comptes de la banque. Tous ont été encouragés par le comité exécutif d’HSBC PB à mieux camoufler leur argent derrière le paravent de structures offshore, généralement basées au Panama ou dans les îles Vierges britanniques, et ce afin d’éviter certaines taxes européennes, notamment la taxe ESD, instituée en 2005. Les enquêteurs disposent désormais d’éléments matériels attestant ces différents délits.

A affaire exceptionnelle, traitement exceptionnel : destinataire exclusif de ces informations explosives, Le Monde a décidé, au printemps 2014, afin d’en assurer le traitement le plus exhaustif et le plus rigoureux possible, de les partager avec des médias internationaux grâce à l’ICIJ, basé aux Etats-Unis, qui avait déjà collaboré avec Le Monde notamment lors des opérations « Offshore Leaks » (en 2013) et « LuxLeaks » (en 2014). Au total ont été mobilisés, dans la plus grande discrétion, 154 journalistes de 47 pays travaillant pour 55 médias (Le Guardian en Grande-Bretagne, le Süddeutsche Zeitung en Allemagne, l’émission « 60 minutes », de CBS, aux Etats-Unis…).

HSBC Private Bank comme les autorités politiques et judiciaires suisses contestent depuis le début de l’affaire aussi bien les chiffres établis par le fisc et la justice française que l’utilisation de ces données, au motif que ces dernières sont le produit d’un vol. Son auteur, Hervé Falciani, qui tenta de revendre ses fichiers avant de se raviser et de les fournir aux autorités françaises, a d’ailleurs été mis en accusation par le ministère public de la Confédération helvétique, le 11 décembre 2014, pour « espionnage économique », « soustraction de données » et « violation du secret commercial et bancaire ».

La Suisse, qui voit d’un très mauvais œil les investigations menées par la justice et le fisc français, considère surtout que les données initiales ont été trafiquées, ce que dément formellement l’enquête judiciaire française – de même que les investigations du Monde. Le 27 février 2014, les deux juges d’instruction français chargés de l’affaire concluaient d’ailleurs à propos des listings que leur « authenticité [avait] été vérifiée par les auditions de nombreux titulaires de comptes qui ont du reste transigé avec l’administration fiscale sur la base de ce fichier ». De son côté, HSBC PB semble prête à en faire de même avec la justice française afin d’éviter un procès ruineux – et pas seulement en termes d’image…

Fabrice Lhomme et Gérard Davet

Source Le Monde 08.02.2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique  Economie, rubrique Politique, rubrique  Affaire, rubrique Vatican, rubrique Finance, rubrique Médias, Swissleaks les dessous du scoop,