COP 23: à Bonn, l’Afrique met de nouveau le financement climat sur la table

Un homme dans les rues inondées de Regent, près de la capitale de la Sierra Leone, Freetown le 14 août 2017  © STR / SOCIETY 4 CLIMATE CHANGE COMMUNICATION SIERRA LEONE / AFP

Un homme dans les rues inondées de Regent, près de la capitale de la Sierra Leone, Freetown le 14 août 2017 © STR / SOCIETY 4 CLIMATE CHANGE COMMUNICATION SIERRA LEONE / AFP

L’euphorie de Paris, où les pays sont arrivés à un consensus pour lutter contre le changement climatique, s’est un peu émoussée. Deux ans après, à Bonn, les pays africains plaideront de nouveau pour que les nations riches tiennent leurs promesses de les aider à s’adapter au réchauffement. Un soutien qui doit devenir une réalité avant même l’entrée en vigueur de l’accord climat de Paris en 2020.

Pour les pays africains, l’un des principaux défis de la COP 23 (Conférence des Nations unies sur le changement climatique), qui a démarré le 6 novembre 2017 à Bonn (Allemagne) sous la présidence des îles Fidji, sera notamment de «clarifier» la question du financement de l’atténuation (réduction des émissions) et de l’adaptation au changement climatique.

Partout sur la planète, les catastrophes naturelles se multiplient, rappelle Aissatou Diouf de l’ONG sénégalaise Enda Energie, l’une des structures coordinatrices du Réseau Climat & Développement (RC&D). «L’Afrique de l’Est et l’Afrique australe font face à de longs cycles de sécheresse (…), des pluies inattendues ont causé des inondations mortelles et des glissements de terrain en Sierra Leone et en République démocratique du Congo (RDC).»

Dans tous les pays, poursuit la militante, les conséquences de ces catastrophes aggravent les inégalites sociales. «Avec l’accord de Paris, les gouvernements ont promis de combattre le changement climatique. Maintenant, il est temps de donner corps à cette promesse». Et Bonn pourrait être une étape décisive dans la bonne direction si les principales attentes des pays africains trouvaient satisfaction.

«Les gouvernements africains peuvent et s’engagent dans des stratégies d’atténuation et d’adaptation, et nous, la société civile, les obligerons à rendre des comptes quant à leur application, précise Aissatou Diouf. Cependant, pour mener à bien tous ces programmes, nous avons besoin que les pays riches tiennent leurs promesses. L’engagement de réunir 100 milliards de dollars par an pour financer l’adaptation et l’atténuation doit être concrétisé.»

Penser au pré-2020
Des revendications qui sont aussi celles du monde en développement. «Nous avons besoin que la COP 23 soit celle du financement et du soutien. Les PMA (Pays les moins avancés) appellent les pays développés à accélérer la mise en œuvre de leurs obligations en matière de financement climatique et à combler le fossé financier toujours croissant avant qu’il ne devienne trop important», plaide la présidence du groupe des PMA (qui regroupe 47 pays dont la majorité sont africains) assurée par l’Ethiopien Gebru Jember Endalew.

«Les besoins financiers ne sont pas en adéquation avec les moyens mis a disposition pour l’instant (…)», note son prédécesseur et actuel négociateur de la RDC, Tosi Mpanu-Mpanu. «Il commence bien évidemment à y avoir des solutions grâce aux différents fonds climatiques existant et dont les pays en developpement ne maîtrisent d’ailleurs pas toujours les mécanismes.» Mais les Etats africains financent la plupart de leurs besoins climatiques, notamment après des catastrophes climatiques.

«Pour nous, cette COP, contrairement à ce que certains en disent, est une COP à enjeux». A Bonn, «on pourrait prendre une décision qui est double pour l’Afrique. Elle porte à la fois sur le financement et l’adaptation. Aujourd’hui, le fond dédié au financement de l’adaptation dépend du protocole de Kyoto. Nous voudrions que la Conférence des parties puisse adopter le principe selon lequel le fonds d’adaptation puisse servir l’accord de Paris qui est aujourd’hui la référence.» 

En outre, «l’accord de Paris va définir la gouvernance climatique à partir de 2020 mais il y a le pré-2020. Et dans le pré-2020, il faut réfléchir à la façon de relever le niveau d’ambition, ajoute Tosi Mpanu-Mpanu. Dans cette optique, les pays africains «attendent de la clarté sur la façon dont nous atteindrons les 100 milliards de dollars par à partir de 2020. Certains pays (riches), en utilisant une comptabilité peu créative (…), estiment que 64 milliards de dollars ont déjà été mobilisés sur la période 2015-2016 pour le financement climatique. C’est un calcul que nous ne comprenons pas (…). Nous demandons donc plus de transparence et de convergence.»

«Les pays doivent avoir l’assurance que le financement international prendra le relais»
La question du financement est cruciale dans la lutte engagée par les pays africains contre le changement climatique. «Dans les contributions déterminées au niveau national (CND), beaucoup de pays Africains ont conditionné une partie de leurs actions, explique Tosi Mpanu-Mpanu. A l’instar de mon pays, la RDC». L’état congolais «prévoit de réduire ses émissions de 17% entre 2020 et 2030», à condition que «21 milliards de dollars lui soient mis à disposition (9 milliards pour l’adaptation et 12 milliards pour l’atténuation).

De même, «nous avons besoin d’un soutien financier, technologique et de renforcement des capacités dans la planification, l’élaboration et la mise en oeuvre de nos plans nationaux d’adaptation (PNA)». Pour beaucoup de pays africains, ces plans sont envisagés comme le volet adaptation de leurs contributions nationales. Le fonds vert, dont Tosi Mpanu-Mpanu est l’un des administrateurs, a décidé «de mettre à disposition 3 millions de dollars par pays pour faire leurs plans. Pour certains pays, ce sera suffisant, pour d’autres non.» Alors même qu’une épée de Damoclès plane sur les ressources du fond.

«Les pays ont pris des engagements à hauteur de 10,2 milliards de dollars en ce qui concerne le fonds vert», affirme Tosi Mpanu-Mpanu. Les États-Unis, à eux seuls, avaient promis se contribuer à hauteur de 3 milliards. Et l’administration Obama a déjà versé un milliard. Aujourd’hui, après l’annonce du président Donald Trump qui souhaite que son pays quitte l’accord de Paris, le reliquat de deux milliards ne devrait pas arriver de si tôt.

«Le manque de certitude a propos de ce financement peut miner la dynamique, le cercle vertueux auquel les pays en développement veulent se joindre. Il faut donc qu’on ait un signal fort que d’autres pays vont prendre le relais. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui». «Il n’y a pas péril dans la demeure (plus d’une cinquantaine de projets ont été approuvés pour une valeur de 2,5 milliards de dollars)», assure Tosi Mpanu-Mpanu. Cependant, ajoute-t-il, la question du refinancement du fonds vert pourrait poser problème. .

A Bonn, résume Tosi Mpanu-Mpanu, il faudra «continuer à encourager les pays, à leur montrer qu’ils peuvent continuer à faire des efforts avec leurs petits deniers tout en sachant que le financement international prendra le relais. Les Etats africains doivent avoir l’assurance que l’argent sera disponible.»

  Falila Gbadamassi

Source Géopolis 06/11/2017

Voir aussi: Actualité internationale, rubrique Ecologie, COP21. Réaction d’Attac France à l’Accord de Paris, rubrique Politique, Politique internationaleSociété civile, rubrique Afrique, rubrique Société, Citoyenneté,

« Le terrorisme au Sahel, conséquence de la prévarication érigée en mode de gouvernance »

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Laurent Bigot (chroniqueur Le Monde Afrique) souligne la prédation des élites ouest-africaines et l’aveuglement – voire l’approbation – de la communauté internationale.

Lorsque les médias parlent du Sahel, c’est pour évoquer la menace terroriste sous toutes ses formes – une menace bien réelle, comme l’ont récemment montré l’attentat à Ouagadougou, le 13 août, ou les attaques contre les Nations unies au Mali, le lendemain. C’est également le cas pour les autorités françaises, qui communiquent abondamment sur le sujet afin de vanter et de justifier le déploiement de l’opération militaire « Barkhane » dans la bande sahélo-saharienne (BSS en langage militaire). Or le sujet central du Sahel n’est pas celui-là.

 

Le terrorisme, ou plutôt la montée en puissance des groupes armés dans le Sahel, est la conséquence d’une grave crise de gouvernance qui touche toute l’Afrique de l’Ouest. Cette crise de gouvernance se caractérise par une disparition de l’Etat au service des populations, car l’Etat moderne est privatisé par les élites politiques à leur profit. Cette privatisation – Jean-François Bayart parle de patrimonialisation – s’est accélérée ces dernières années pour atteindre un niveau tel que, désormais dans les pays sahéliens, les populations sont livrées à elles-mêmes, plus aucune entité (Etat ou autre) n’étant chargée d’une forme d’intérêt général.
C’est particulièrement le cas au Mali, au Niger et en Mauritanie. Ces Etats ont tous en commun un système politique miné, accaparé par une élite prédatrice dont les méthodes ont non seulement porté l’estocade à ce qu’il restait de l’Etat et de son administration, mais en plus ont fait entrer au cœur même du pouvoir le crime organisé. La conquête du pouvoir et sa conservation ne sont perçues que comme un accès à une manne intarissable.

Les dégâts des ajustements structurels

Les Etats sahéliens ont été fragilisés, dans les années 1980, par les ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale au nom du libéralisme doctrinaire ambiant. Il fallait « dégraisser » la fonction publique, dont les secteurs les plus « gras » étaient l’éducation et la santé. Quelle politique « visionnaire » pour une zone qui allait subir quinze ans plus tard un choc démographique sans précédent dans l’histoire de l’humanité !
Le Niger est aujourd’hui le pays qui a le taux de fécondité le plus élevé au monde, soit plus de sept enfants par femme. Le Mali n’est pas loin derrière, avec un peu moins de sept. Ce n’est plus une bombe à retardement, c’est une bombe qui a déjà explosé et dont les dégâts sont en cours d’estimation. Serge Michailof rappelle dans son remarquable livre Africanistan que le secteur manufacturier au Niger crée 5 000 emplois par an quand le marché de l’emploi doit absorber chaque année 200 000 jeunes…
Le secteur de l’éducation est sinistré. Les classes du primaire dans les quartiers populaires de Niamey ont des effectifs habituels proches de la centaine d’élèves, avec des enseignants si peu formés qu’une part importante ne maîtrise pas la langue d’enseignement qu’est le français. Au Sénégal, pourtant un pays qui se maintient mieux que les autres, le système éducatif est dans un tel état que le français, langue d’enseignement, recule au profit du wolof. Si la promotion des langues dites nationales est incontestablement un enjeu, aujourd’hui leur progression est d’abord le signe de la faillite du système d’enseignement.
Que dire des systèmes de santé ? Le niveau des soins est accablant. L’hôpital de Niamey est un mouroir. L’accès aux soins est un parcours du combattant semé d’étapes successives de corruption. Les cliniques privées fleurissent dans les capitales ouest-africaines pour une clientèle privilégiée, mais le peuple doit se contenter de soins qui relèvent plus des soins palliatifs que curatifs. Il faut dire que les élites politiques n’en ont cure, elles se font soigner à l’étranger et scolarisent leurs enfants dans les lycées français (hors de prix pour le citoyen lambda, une année de scolarité pouvant représenter plusieurs années de salaire minimum) ou à l’étranger.

Des élections grossièrement truquées

Précisons à leur décharge qu’étant donné les dégâts causés par les ajustements structurels et la démographie actuelle, aucun Etat ouest-africain ne peut désormais relever sur ses seules ressources propres les défis de l’éducation et de la santé. Le rapport sénatorial sur la politique française d’aide au développement au Sahel (« Sahel : repenser notre aide au développement », juin 2016) rappelle un chiffre vertigineux : de 2005 à 2035, le Mali devra multiplier par 11 ses dépenses en la matière. La solidarité internationale pourrait en effet contribuer à financer ce type de dépenses, mais on butte sur le problème structurel qu’est la patrimonialisation ou la privatisation de l’Etat.
Aujourd’hui, les budgets de l’Etat sont exécutés en dépit du bon sens avec l’aval du FMI et de la Banque mondiale, qui froncent parfois les sourcils quand les ficelles de la prévarication deviennent trop grosses (on pense à la fâcherie de six mois des institutions de Bretton Woods, en 2014, après les surfacturations massives des marchés de défense au Mali, l’aide ayant repris sans qu’aucune procédure judiciaire n’ait été ouverte ni les méthodes changées…). Quand on sait que plus de 50 % du budget d’investissement de ces Etats proviennent de l’aide publique internationale, on peut légitimement s’interroger sur la désinvolture avec laquelle la communauté internationale gère l’argent du contribuable.
Cependant, l’irresponsabilité du système international de développement (Nations unies et coopérations bilatérales) est tel que cet argent est déversé sans aucun souci de rendre des comptes. Le critère de performance utilisé par l’Union européenne en la matière est le taux de décaissement. L’objectif est de dépenser les budgets. Savoir si cela est efficace et conforme à l’objectif fixé importe peu. Pour les autorités bénéficiaires, cette absence de responsabilité a développé un réflexe d’assistanat, le premier geste étant de tendre la main avant d’envisager quelque action que ce soit. Ensuite, c’est de se répartir la manne de l’aide, et ce d’autant plus facilement que les contrôles sur la destination finale et l’efficacité sont des plus légers.
Les élites politiques ont depuis une vingtaine d’années fait de la prévarication le mode de gouvernance le plus répandu. La démocratisation qui a suivi la vague des conférences nationales au début des années 1990 n’a rien empêché. Nombre d’élections qui se sont tenues depuis n’ont guère été sincères, parfois grossièrement truquées (deux cas d’école parmi tant d’autres : l’élection d’Alpha Condé en 2010 en Guinée, élu au second tour alors qu’il n’a fait que 17 % au premier tour et son adversaire 40 %, et celle de Faure Gnassingbé en 2015 au Togo, durant laquelle le dépouillement était environ à 40 % quand les résultats ont été proclamés…).
Tout cela avec l’approbation de la communauté internationale et les chaleureuses félicitations des différents chefs d’Etat français. La lettre de François Hollande adressée au président nigérien Issoufou en 2016 est un modèle du genre. Féliciter un président élu au second tour avec plus de 92 % des voix alors que son opposant principal a fait campagne depuis sa prison, c’est osé. Le monde occidental se targue d’être le défenseur de la cause des peuples en promouvant la démocratie, mais les peuples africains n’ont vu qu’une chose : ce monde occidental soutient les satrapes africains sans aucune considération pour les populations qui en subissent les dramatiques conséquences.

La politique financée par le narcotrafic

Cette situation dans le Sahel est un terreau propice au développement d’idéologies radicales et la lutte armée devient un horizon séduisant pour une partie de la jeunesse qui sait que, hors de l’émigration vers l’Europe ou de l’affiliation aux groupes armés, point de salut. L’affaissement de l’Etat dans les pays sahéliens s’est accéléré avec la montée en puissance des divers trafics en zone sahélo-saharienne et notamment avec le trafic de cocaïne en transit vers l’Europe.
La vie politique de ces Etats s’est financée auprès de narcotrafiquants notoires qui n’ont pas hésité à prendre la place du généreux guide libyen Kadhafi. C’est ainsi qu’un conseiller du président malien Amadou Toumani Touré (2002-2012) était un trafiquant notoire, aujourd’hui reconverti au Burkina Faso. C’est aussi l’affaire emblématique du Boeing chargé de cocaïne qui se pose en 2009 dans le désert malien et dont le déchargement a été supervisé par un officier supérieur de l’armée malienne, aujourd’hui général. L’un des principaux soutiens financiers du parti du président nigérien Issoufou était Chérif Ould Abidine (décédé en 2016), dont le surnom était « Chérif Cocaïne »…
La frontière entre l’Etat et le crime organisé s’est estompée progressivement, laissant les populations livrées à leur sort. L’islam radical s’est répandu comme un modèle alternatif à la démocratie, laquelle est perçue par une part grandissante de la population comme une escroquerie idéologique visant à maintenir en place des kleptocraties. Le réarmement moral passe désormais par l’islam dans sa version la plus rigoriste (et étrangère aux pratiques confrériques du Sahel), soutenu par une classe politique qui a utilisé la religion pour faire du clientélisme.
Les groupes armés dits djihadistes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou Ansar Dine, qui eux-mêmes recourent volontiers aux réseaux et aux pratiques mafieux, évoluent désormais dans un environnement de moins en moins hostile. Quand j’entends parler de terrorisme djihadiste au Sahel, je pense souvent à un magicien qui, pour réaliser son tour, attire l’attention du public avec la main droite et réalise son tour avec la main gauche. Le terrorisme, c’est la main droite. La réalité du tour, la main gauche, c’est la grave crise de gouvernance dont personne n’ose parler.
Les Etats sahéliens ont parfaitement compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de notre peur du terrorisme djihadiste : Jean-François Bayart parle de « rente diplomatique de la lutte contre le terrorisme ». Moyennant un discours engagé contre le terrorisme et l’autorisation pour l’armée française d’opérer sur leur territoire, ces dirigeants ont compris qu’ils ne seraient pas du tout inquiétés pour les graves dérives de gouvernance. La communauté internationale reproduit la même erreur qu’en Afghanistan lorsqu’elle avait soutenu le régime indécemment corrompu de Hamid Karzaï, ce qui n’avait fait que renforcer les Talibans et accélérer le rejet par la population des forces étrangères.

Rôle trouble des services algériens

A cette cécité sur les causes profondes, ajoutons celle relative au rôle joué par les services de sécurité algériens. Comment le mouvement d’Iyad Ag Ghali a-t-il été financé ? Où se replient Iyad et ses combattants ? Comment se fait-il que Mokhtar Belmokhtar sillonne en toute impunité la zone depuis vingt ans ? Des questions qui trouvent des réponses dans la complicité d’une partie des services de sécurité algériens.
Je me souviens d’un entretien à Bamako en 2009 avec Ahmada Ag Bibi, député touareg, à l’époque bras droit d’Iyad Ag Ghali et resté depuis lors proche du chef d’Ansar Dine. Il me disait que lorsque AQMI s’est installé en 2006-2007 dans l’Adrar des Ifoghas (Nord-Mali), Iyag Ag Ghali et ses hommes l’ont combattu. Le soutien logistique algérien dont bénéficiait Iyad Ag Ghali depuis des années s’est immédiatement interrompu. Il en a déduit que s’attaquer à AQMI, c’était s’attaquer à une partie des services de sécurité algériens. Il a donc composé.
Ahmada Ag Bibi a conclu cet entretien en me disant que l’Algérie poursuivait au Sahel sa guerre de décolonisation contre la France. Il a ajouté qu’il ne comprenait pas comment la France n’avait pas saisi que l’Algérie la considérait toujours comme un ennemi. Au cours de ma vie de diplomate, j’ai pu constater, en effet, l’angélisme dont fait preuve la France à cet égard. C’est troublant.
On pourrait aussi parler des autorités des pays sahéliens qui négocient des pactes de non-agression avec ces groupes armés. C’est le cas de la Mauritanie, comme l’attestent des documents saisis par les Américains lors du raid mené contre Oussama Ben Laden en 2011 au Pakistan.
Bref, résumer la situation sécuritaire du Sahel à sa seule dimension « terroriste » est un raccourci dangereux car il nous fait tout simplement quitter la réalité du terrain.

Le destin du Sahel ne nous appartient pas

Il ne peut y avoir d’ébauche de solutions sans un constat de vérité. Si ceux qui prétendent contribuer à la solution se racontent des histoires dès l’étape du constat, comment l’élaboration de réponses aux défis du Sahel pourrait-elle être un processus pertinent ? La communauté internationale tombe dans le même aveuglement qu’elle a savamment entretenu pendant cinquante ans sur la question de l’aide au développement.
Refusant de regarder une réalité qui dérange, on s’obstine dans des réponses qui n’ont aucun impact durable sur les réalités. Aujourd’hui, nous pensons l’Afrique depuis des bureaux et des salons de ministères ou de grandes organisations internationales dont la déconnexion avec la réalité est effrayante. Plus grave encore, notre réflexion repose sur des postulats inconscients qui pourraient expliquer notre manque d’humilité.
Et si la solution était que nous cessions de vouloir tout gouverner ? Quel est ce postulat intellectuel qui consiste à considérer comme admis que nous avons la solution aux problèmes du Sahel ? Pour ma part, je pense que la solution est entre les mains des peuples concernés. Il est temps de mettre les dirigeants de ces pays face à leurs responsabilités et qu’à leur obsession d’accroître leur patrimoine personnel se substitue enfin celle de s’occuper de leur propre pays.
J’entends souvent dire que nous ne pouvons pas ne rien faire. Ah bon ? Pouvez-vous le démontrer ? Accepter que la solution puisse se mettre en place sans nous, est-ce à ce point inacceptable pour notre cerveau d’Occidental ? Des milliers d’heures de réunions dans les ministères et organisations internationales pour parler du Sahel, avec, 99 % du temps, aucun représentant de ces pays et, 100 % du temps, sans aucun point de vue des populations concernées, est-ce la bonne méthode ? Ne pourrions-nous pas accepter l’idée que nous ne savons pas ? Ne pourrions-nous pas accepter que le destin du Sahel ne nous appartient pas ?
Ou alors, si nous estimons en être coresponsables, accordons aux pays du Sahel la même coresponsabilité sur la gestion de notre propre pays. La relation serait ainsi équilibrée. Mais sommes-nous prêts à recevoir des conseils venus du Sahel ? Les trouverions-nous pertinents ? Pas plus que les populations sahéliennes lorsqu’elles nous entendent disserter sur leur sort…
Laurent Bigot est un ancien diplomate français devenu consultant indépendant. Ce texte est d’abord paru dans la revue l’Archicube n° 22 de juin 2017.

Source Le Monde 16.08.2017

 

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Pour une géographie de la France hors-la-loi

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Un livre hors-la-loi pour comprendre le chamboule-tout en train de se passer avec les migrations. Des mouvements de population qui ne sont pas près de s’arrêter.

Y aurait-il plusieurs territoires français ? Des territoires soumis à la loi et des territoires hors-la-loi. On connaît les « ghettos » où « la police ne va plus » (intox, bien sûr). Il y a mieux encore : des lieux où arrivent des migrants accueillis par des citoyens qui se mettent hors-la-loi. Des lieux qui seraient pour certains juges à surveiller car il s’y passe des actes répréhensibles. La Vallée de la Roya où l’on élève des moutons et des chèvres et où on pratique la sylviculture et la cueillette de fruits. Une vallée sous pression avec barrages, contrôles au faciès, fouilles quotidiennes. Un peu comme à Grande-Scynthe ou à Calais lorsque s’y bâtissent des camps de réfugiés. Christine racontait dans une interview (La Roya, une vallée sous pression de la police, 12 mai 2017) : « J’habite où, moi ? En Italie ? Non, ma maison est en France, mais j’ai l’impression d’être à l’étranger ».

Béatrice Vallaeys nous prévient à la page 315 du livre qu’elle a inspiré à vingt-sept auteurs : « Attention, danger ! Le livre que vous tenez entre les mains est compromettant (…), il est hors-la-loi. En l’achetant, vous êtes passible de poursuites pénales ». Un maudit article L 662 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (1938) que nous ne sommes pas censés ignorer et selon lequel « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France » encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende ? La bien nommée maison d’édition Don Quichotte qui ne brasse pas l’air des moulins offre une volée de bois vert à ceux qui ont pensé cet article de loi. L’ex-migrant Enki Bilal, arrivé en France à l’âge de onze ans, donne en couverture un portrait saisissant de ceux « qui ont essuyé des orages », « ont nagé », « ont peur », ont échappé à des balles, dont « le regard mouillé brouille notre vue ».

Des vingt-sept auteurs (Enki Bilal, Antoine Audouard, Kidi Bebey, Clément Cliari, Antonella Ciliento, Philippe Claudel, Fatou Diome, Jacques Jouet, Fabienne Kanor, Nathalie Kuperman, Jean-Marie Laclavetine, Christine Lapostolle, Gérard Lefort, Pascal Manoukian, Carole Martinez, Marta Morazzoni, Lucy Mushita, Nimrod, Serge Quadruppani, Serge Rezvani, Alain Schifres, Leïla Sebbar, François Taillandier, Ricardo Uztarroz, Anne Vallaeys, Angélique Villeneuve, Sigolène Vinson), aucun ne laisse passer l’outrage fait à leur conscience sans déployer une forme de colère rentrée.

Cet esprit de révolte nous donne à imaginer comment ceux qui migrent nous voient. Les écrivains ravivent nos colères comme des braseros. Ils soufflent dessus avec un vent d’ironie glaçante, de compassion, de gravité, d’humanité. Ils ont des visions qui nous reprennent au cas où nous en serions venus à douter : « J’habite au bord de la route, et j’aimerais bien savoir où elle va, où elle commence, où elle finit. J’ai interrogé mes parents, papa n’a pas répondu, il regardait un match, il devient sourd quand il regarde un match, mais maman m’a dit que la route conduit là où l’on veut aller ». L’héroïne de Carole Martinez dessine cette géographie qu’il nous faut inventer : « Là où l’on veut aller » parce que « ce qu’ils font est juste ». Martelé vingt-sept fois pour contester le « venimeux délit d’hospitalité », selon les mots de Derrida.

Source Blog Libération 26/07.2017

Voir aussi : Rubrique Livre, 14 nouvelles noires pour soutenir l’action de la Cimade, rubrique Poésie, Passeport poétique, Etrange Etranger, rubrique Politique, Politique de l’immigration,

Dans la torpeur de l’été. L’idée des hotspots en Libye

emmanuel-macron-a-reaffirme-sa-volonte-d-une-reduction_964377_657x508pEmmanuel Macron a annoncé jeudi la création «dès cet été» de centres d’examen pour demandeurs d’asile en Libye

 

Dans l’impasse politique

La Campagne de Com  permanente d’Emmanuel Macron dans la torpeur de l’été  ne lui réussit pas. Son dernier fait d’arme photo ci-dessus, et ses déclarations sur les « hotspots en Libye suscitent des commentaires mitigés et éclairants  dans la presse européenne.

Si la démagogie sans entrave du Figaro souligne une manière de « traiter le problème à la racine ». Le quotidien Autrichien Kurier trouve au moins le mérite de s’en remettre à la raison en parlant d’assumer les conséquences des actes posés, tandis que le quotidien à grand tirage italien Il Sole 24 appelle à une circonspection de rigueur.

Traiter le problème à la racine

L’idée de hotspots en Libye plaît aussi au quotidien Le Figaro :

«Il s’agit de traiter le problème à la racine, sur le continent africain, plutôt qu’à l’intérieur de nos frontières, lorsqu’il est déjà trop tard. … Cela ne suffira évidemment pas à éliminer ce problème complexe et de très longue haleine, d’autant plus que ‘s’installer’ en territoire libyen est une mission délicate. Surtout si les Européens, souvent remarquables d’inefficacité en la matière, ne nous suivent pas ou traînent des pieds.»

Paul-Henri du Limbert

Une question de responsabilité morale

Cette idée peut être utile mais l’UE devra en assumer la responsabilité morale, juge Der Kurier :

«Nous renverrons des centaines de milliers de personnes vers un pays où elles seront maltraitées, violentées, dépouillées de tous leurs effets et contraintes de vivre dans des conditions indignes. Nous nous faisons les partenaires de milices armées, d’un dictateur qui bafoue les droits humains. Si la politique pense qu’il s’agit-là du bon moyen de protéger sa population de l’immigration clandestine, alors cette initiative est légitime. Mais elle doit alors reconnaître ouvertement ne faire aucun cas des droits humains.»

Konrad Kramar

Le pari risqué de Macron

Il Sole 24 Ore, estimant que Paris veut négocier un accord sur les réfugiés avec la Libye, appelle à la circonspection :

«La France connaît d’importants problèmes dans sa politique d’intégration et elle tente de les résoudre en fermant ses ports et en cherchant désespérément quelqu’un en Libye, que ce soit le général Haftar ou le chef de gouvernement Al-Sarraj, qui soit prêt à faire le sale boulot. Car c’est bien là la fonction des hotspots. Après l’Allemagne, qui a fermé la route des Balkans grâce à l’accord conclu avec Erdo?an, Paris tente de faire de même en Afrique du Nord et au Sahel. Elle fait ainsi un pari risqué : les Libyens pourraient concevoir des chantages bien plus pernicieux encore que ceux d’Erdo?an.»

Alberto Negri

Voir aussi : Rubrique Revue de presse, rubrique Politique, Politique de l’immigration, Embarras de la gauche sur l’immigration, Perdre la raison face aux barbelés, Politique économique, La fabrique des indésirables, Politique Internationale, rubrique Société, Justice, Utilisation de gaz poivre contre les migrants à CalaisExploitation des migrants mineurs dans les « jungles » françaises, Rubrique Méditerranée, Libye,

La fabrique des indésirables

 Cécile Carrière. — de la série « Barques », 2014 cecilecarriere.fr - Collection Fondation François Schneider


Cécile Carrière. — de la série « Barques », 2014
cecilecarriere.fr – Collection Fondation François Schneider

Un monde de camps

Camps de réfugiés ou de déplacés, campements de migrants, zones d’attente pour personnes en instance, camps de transit, centres de rétention ou de détention administrative, centres d’identification et d’expulsion, points de passage frontaliers, centres d’accueil de demandeurs d’asile, « ghettos », « jungles », hotspots… Ces mots occupent l’actualité de tous les pays depuis la fin des années 1990. Les camps ne sont pas seulement des lieux de vie quotidienne pour des millions de personnes ; ils deviennent l’une des composantes majeures de la « société mondiale », l’une des formes de gouvernement du monde : une manière de gérer l’indésirable.

Produit du dérèglement international qui a suivi la fin de la guerre froide, le phénomène d’« encampement » a pris des proportions considérables au XXIe siècle, dans un contexte de bouleversements politiques, écologiques et économiques. On peut désigner par ce terme le fait pour une autorité quelconque (locale, nationale ou internationale), exerçant un pouvoir sur un territoire, de placer des gens dans une forme ou une autre de camp, ou de les contraindre à s’y mettre eux-mêmes, pour une durée variable (1). En 2014, 6 millions de personnes, surtout des peuples en exil — les Karens de Birmanie en Thaïlande, les Sahraouis en Algérie, les Palestiniens au Proche-Orient… —, résidaient dans l’un des 450 camps de réfugiés « officiels », gérés par des agences internationales — tels le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens — ou, plus rarement, par des administrations nationales. Souvent établis dans l’urgence, sans que leurs initiateurs aient imaginé et encore moins planifié leur pérennisation, ces camps existent parfois depuis plus de vingt ans (comme au Kenya), trente ans (au Pakistan, en Algérie, en Zambie, au Soudan) ou même soixante ans (au Proche-Orient). Avec le temps, certains se sont mis à ressembler à de vastes zones périurbaines, denses et populaires.

La planète comptait également en 2014 plus de 1 000 camps de déplacés internes, abritant environ 6 millions d’individus, et plusieurs milliers de petits campements autoétablis, les plus éphémères et les moins visibles, qui regroupaient 4 à 5 millions d’occupants, essentiellement des migrants dits « clandestins ». Ces installations provisoires, parfois qualifiées de « sauvages », se retrouvent partout dans le monde, en périphérie des villes ou le long des frontières, sur les terrains vagues ou dans les ruines, les interstices, les immeubles abandonnés. Enfin, au moins 1 million de migrants sont passés par l’un des 1 000 centres de rétention administrative répartis dans le monde (dont 400 en Europe). Au total, en tenant compte des Irakiens et des Syriens qui ont fui leur pays ces trois dernières années, on peut estimer que 17 à 20 millions de personnes sont aujourd’hui « encampées ».

Au-delà de leur diversité, les camps présentent trois traits communs : l’extraterritorialité, l’exception et l’exclusion. Il s’agit tout d’abord d’espaces à part, physiquement délimités, des hors-lieux qui souvent ne figurent pas sur les cartes. Quoique deux à trois fois plus peuplé que le département de Garissa où il se trouve, le camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya, n’apparaît pas sur les représentations de ce département. Les camps jouissent également d’un régime d’exception : ils relèvent d’une autre loi que celle de l’État où ils sont établis. Quel que soit leur degré d’ouverture ou de fermeture, ils permettent ainsi d’écarter, de retarder ou de suspendre toute reconnaissance d’une égalité politique entre leurs occupants et les citoyens ordinaires. Enfin, cette forme de regroupement humain exerce une fonction d’exclusion sociale : elle signale en même temps qu’elle dissimule une population en excès, surnuméraire. Le fait d’être ostensiblement différent des autres, de n’être pas intégrable, affirme une altérité qui résulte de la double mise à l’écart juridique et territoriale.

Si chaque type de camp semble accueillir une population particulière — les migrants sans titre de séjour dans les centres de rétention, les réfugiés dans les structures humanitaires, etc. —, on y retrouve en fait un peu les mêmes personnes, qui viennent d’Afrique, d’Asie ou du Proche-Orient. Les catégories institutionnelles d’identification apparaissent comme des masques officiels posés provisoirement sur les visages.

Ainsi, un déplacé interne libérien vivant en 2002-2003 (soit au plus fort de la guerre civile) dans un camp à la périphérie de Monrovia sera un réfugié s’il part s’enregistrer l’année suivante dans un camp du HCR au-delà de la frontière nord de son pays, en Guinée forestière ; puis il sera un clandestin s’il le quitte en 2006 pour chercher du travail à Conakry, où il retrouvera de nombreux compatriotes vivant dans le « quartier des Libériens » de la capitale guinéenne. De là, il tentera peut-être de rejoindre l’Europe, par la mer ou à travers le continent via les routes transsahariennes ; s’il arrive en France, il sera conduit vers l’une des cent zones d’attente pour personnes en instance (ZAPI) que comptent les ports et aéroports. Il sera officiellement considéré comme un maintenu, avant de pouvoir être enregistré comme demandeur d’asile, avec de fortes chances de se voir débouté de sa demande. Il sera alors retenu dans un centre de rétention administrative (CRA) en attendant que les démarches nécessaires à son expulsion soient réglées (lire l’article page 16). S’il n’est pas légalement expulsable, il sera « libéré » puis se retrouvera, à Calais ou dans la banlieue de Rome, migrant clandestin dans un campement ou un squat de migrants africains.

Les camps et campements de réfugiés ne sont plus des réalités confinées aux contrées lointaines des pays du Sud, pas plus qu’ils n’appartiennent au passé. Depuis 2015, l’arrivée de migrants du Proche-Orient a fait émerger une nouvelle logique d’encampement en Europe. En Italie, en Grèce, à la frontière entre la Macédoine et la Serbie ou entre la Hongrie et l’Autriche, divers centres de réception, d’enregistrement et de tri des étrangers sont apparus. À caractère administratif ou policier, ils peuvent être tenus par les autorités nationales, par l’Union européenne ou par des acteurs privés. Installées dans des entrepôts désaffectés, des casernes militaires reconverties ou sur des terrains vagues où des conteneurs ont été empilés, ces structures sont rapidement saturées. Elles s’entourent alors de petits campements qualifiés de « sauvages » ou de « clandestins », ouverts par des organisations non gouvernementales (ONG), par des habitants ou par les migrants eux-mêmes. C’est ce qui s’est produit par exemple autour du camp de Moria, à Lesbos, le premier hotspot (centre de contrôle européen) créé par Bruxelles aux confins de l’espace Schengen en octobre 2015 pour identifier les migrants et prélever leurs empreintes digitales. Ces installations de fortune, qui accueillent généralement quelques dizaines de personnes, peuvent prendre des dimensions considérables, au point de ressembler à de vastes bidonvilles.

En Grèce, à côté du port du Pirée, un campement de tentes abrite entre 4 000 et 5 000 personnes, et jusqu’à 12 000 personnes ont stationné à Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne, dans une sorte de vaste zone d’attente (2). En France, également, de nombreux centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et centres d’hébergement d’urgence ont ouvert ces dernières années. Eux aussi souffrent d’un déficit chronique de places et voient se multiplier les installations sauvages à leurs abords. Les migrants refoulés de la structure ouverte par la mairie de Paris à la porte de la Chapelle à l’automne 2016 se retrouvent contraints de dormir dans des tentes, sur le trottoir ou sous le métro aérien.

Quel est l’avenir de ce paysage de camps ? Trois voies existent d’ores et déjà. L’une est la disparition, comme avec la destruction des campements de migrants à Patras, en Grèce, ou à Calais, en France, en 2009 puis en 2016, ou encore avec l’élimination répétée de campements dits « roms » autour de Paris ou de Lyon. S’agissant des camps de réfugiés anciens, leur disparition pure et simple constitue toujours un problème. En témoigne le cas de Maheba, en Zambie. Ce camp ouvert en 1971 doit fermer depuis 2002. À cette date, il comptait 58 000 occupants, dont une grande majorité de réfugiés angolais de la deuxième, voire de la troisième génération. Une autre voie est la transformation, sur la longue durée, qui peut aller jusqu’à la reconnaissance et à un certain « droit à la ville », comme le montrent les camps palestiniens au Proche-Orient, ou la progressive intégration des camps de déplacés du Soudan du Sud dans la périphérie de Khartoum. Enfin, la dernière voie, la plus répandue aujourd’hui, est celle de l’attente.

D’autres scénarios seraient pourtant possibles. L’encampement de l’Europe et du monde n’a rien d’une fatalité. Certes, les flux de réfugiés, syriens principalement, ont beaucoup augmenté depuis 2014 et 2015 ; mais ils étaient prévisibles, annoncés par l’aggravation constante des conflits au Proche-Orient, par l’accroissement des migrations durant les années précédentes, par une situation globale où la « communauté internationale » a échoué à rétablir la paix. Ces flux avaient d’ailleurs été anticipés par les agences des Nations unies et par les organisations humanitaires, qui, depuis 2012, demandaient en vain une mobilisation des États pour accueillir les nouveaux déplacés dans des conditions apaisées et dignes.

Des arrivées massives et apparemment soudaines ont provoqué la panique de nombreux gouvernements impréparés, qui, inquiets, ont transmis cette inquiétude à leurs citoyens. Une instrumentalisation du désastre humain a permis de justifier des interventions musclées et ainsi, par l’expulsion ou le confinement des migrants, de mettre en scène une défense du territoire national. À bien des égards, le démantèlement de la « jungle » de Calais en octobre 2016 a tenu la même fonction symbolique que l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie (3) ou que l’érection de murs aux frontières de divers pays (4) : ils doivent faire la démonstration que les États savent répondre à l’impératif sécuritaire, protéger des nations « fragiles » en tenant à l’écart les étrangers indésirables.

En 2016, l’Europe a finalement vu arriver trois fois moins de migrants qu’en 2015. Les plus de six mille morts en Méditerranée et dans les Balkans (5), l’externalisation de la question migratoire (vers la Turquie ou vers des pays d’Afrique du Nord) et l’encampement du continent en ont été le prix.

Michel Agier

Anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a récemment publié Les Migrants et nous. Comprendre Babel (CNRS Éditions, Paris, 2016) et dirigé l’ouvrage Un monde de camps (La Découverte, Paris, 2014), dont le titre de ce dossier s’inspire.
Source Le Monde Diplomatique Mai 2017