Pour une géographie de la France hors-la-loi

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Un livre hors-la-loi pour comprendre le chamboule-tout en train de se passer avec les migrations. Des mouvements de population qui ne sont pas près de s’arrêter.

Y aurait-il plusieurs territoires français ? Des territoires soumis à la loi et des territoires hors-la-loi. On connaît les « ghettos » où « la police ne va plus » (intox, bien sûr). Il y a mieux encore : des lieux où arrivent des migrants accueillis par des citoyens qui se mettent hors-la-loi. Des lieux qui seraient pour certains juges à surveiller car il s’y passe des actes répréhensibles. La Vallée de la Roya où l’on élève des moutons et des chèvres et où on pratique la sylviculture et la cueillette de fruits. Une vallée sous pression avec barrages, contrôles au faciès, fouilles quotidiennes. Un peu comme à Grande-Scynthe ou à Calais lorsque s’y bâtissent des camps de réfugiés. Christine racontait dans une interview (La Roya, une vallée sous pression de la police, 12 mai 2017) : « J’habite où, moi ? En Italie ? Non, ma maison est en France, mais j’ai l’impression d’être à l’étranger ».

Béatrice Vallaeys nous prévient à la page 315 du livre qu’elle a inspiré à vingt-sept auteurs : « Attention, danger ! Le livre que vous tenez entre les mains est compromettant (…), il est hors-la-loi. En l’achetant, vous êtes passible de poursuites pénales ». Un maudit article L 662 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (1938) que nous ne sommes pas censés ignorer et selon lequel « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France » encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende ? La bien nommée maison d’édition Don Quichotte qui ne brasse pas l’air des moulins offre une volée de bois vert à ceux qui ont pensé cet article de loi. L’ex-migrant Enki Bilal, arrivé en France à l’âge de onze ans, donne en couverture un portrait saisissant de ceux « qui ont essuyé des orages », « ont nagé », « ont peur », ont échappé à des balles, dont « le regard mouillé brouille notre vue ».

Des vingt-sept auteurs (Enki Bilal, Antoine Audouard, Kidi Bebey, Clément Cliari, Antonella Ciliento, Philippe Claudel, Fatou Diome, Jacques Jouet, Fabienne Kanor, Nathalie Kuperman, Jean-Marie Laclavetine, Christine Lapostolle, Gérard Lefort, Pascal Manoukian, Carole Martinez, Marta Morazzoni, Lucy Mushita, Nimrod, Serge Quadruppani, Serge Rezvani, Alain Schifres, Leïla Sebbar, François Taillandier, Ricardo Uztarroz, Anne Vallaeys, Angélique Villeneuve, Sigolène Vinson), aucun ne laisse passer l’outrage fait à leur conscience sans déployer une forme de colère rentrée.

Cet esprit de révolte nous donne à imaginer comment ceux qui migrent nous voient. Les écrivains ravivent nos colères comme des braseros. Ils soufflent dessus avec un vent d’ironie glaçante, de compassion, de gravité, d’humanité. Ils ont des visions qui nous reprennent au cas où nous en serions venus à douter : « J’habite au bord de la route, et j’aimerais bien savoir où elle va, où elle commence, où elle finit. J’ai interrogé mes parents, papa n’a pas répondu, il regardait un match, il devient sourd quand il regarde un match, mais maman m’a dit que la route conduit là où l’on veut aller ». L’héroïne de Carole Martinez dessine cette géographie qu’il nous faut inventer : « Là où l’on veut aller » parce que « ce qu’ils font est juste ». Martelé vingt-sept fois pour contester le « venimeux délit d’hospitalité », selon les mots de Derrida.

Source Blog Libération 26/07.2017

Voir aussi : Rubrique Livre, 14 nouvelles noires pour soutenir l’action de la Cimade, rubrique Poésie, Passeport poétique, Etrange Etranger, rubrique Politique, Politique de l’immigration,

Enki Bilal : Bleu comme la Terre

arton28844-750abDans la Couleur de l’air, Enki Bilal rêve d’une planète qui reprend le pouvoir pour digérer les horreurs du XXe siècle. Et repartir à neuf.

Gris. Marron. Bleu. Fin de la « Trilogie du coup de sang ». Après sa « Trilogie Nikopol » et sa « Tétralogie du monstre », Enki Bilal boucle avec la Couleur de l’air son dernier opus bédéïque. Soulagement : malgré « le dérèglement climatique brutal et généralisé qui s’est abattu sur la Terre », malgré les teintes sombres des deux premiers volets, l’air est bleu comme la haute mer, comme la nuit. Une atmosphère plus douce que l’apocalypse à laquelle l’artiste nous avait habitués. Cette ultime histoire commence à bord d’un vaisseau qui traverse des masses nuageuses cependant que ses passagers dissertent sur Dieu, Nietzsche et Bakounine. L’appareil, cercueil atomique en pilotage automatique, avance à l’énergie solaire vers rien. « C’est dérisoire, ça va très mal, mais nous sommes toujours vivants », commente Anders, qui tient un journal. Il y a du Transperceneige [1] dans ce lancement : une machine progresse sans but dans un reste de nature envahissante, conduisant des passagers en perdition à se concentrer sur des élucubrations à la fois belles et menacées de vanité.

Même teintes, mêmes coups de crayons et de pinceaux que pour les nuages, la séquence suivante se situe en milieu aquatique. Kim se cramponne à la nageoire dorsale d’un dauphin hybride qui la conduit avec Bacon dans une maison volante. Sur la terre ferme, le troisième groupe de survivants se laisse guider en voiture par un nuage en forme de flèche. La nature, déesse de cette histoire, s’auto-sculpte et se métamorphose. La Terre est en recomposition. Elle est « une entité vivante, qui réagit ». Décidée à engloutir et à digérer tous les déchets produits par l’homme. Une nouvelle fois, l’œuvre de Bilal se présente comme un long poème déstructuré et halluciné, inspiré de citations philosophico-écolos, d’éléments technico-futuristes et de dialogues presque triviaux qui tentent de rattacher l’humain à ce qui le tient : manger, boire, pisser, faire l’amour. Mais aussi aimer, paniquer, imaginer, ironiser, dire des bêtises, jouer à la poupée… Bilal lâche la mécanique pour sublimer l’animal, mammifères marins, chevaux rayés, varan, koala et gorille. Il fait converger les personnages des deux premiers albums et insère des images satellites qui miment comme un superdiagnostic de la catastrophe. Après le coup de sang, le Maroc s’est retrouvé collé à l’Espagne, Le Nil scinde l’Afrique, la Sardaigne et la Sicile ont rejoint Tunis, l’Italie les Balkans. « C’est la planète qui nous dit stop, qui nous dit merde », analyse Esther, tandis que des fillettes jumelles citent des infos réelles : nombre de morts engendrées par les guerres du XXe siècle, Karl Marx et sa célèbre phrase sur la préhistoire de l’humanité. On ne peut plus clair…

Les trois groupes de survivants forment trois séquences qui progressent de concert et s’interrompent pour que le récit saute de l’une à l’autre, comme dans le montage d’une série. L’ensemble, tendu dans le mouvement et la surprise, est déstabilisant, absurde, ésotérique et captivant. Quand l’une des séquences reprend des couleurs, c’est pour que l’autre plonge dans l’horreur, coulée noire et concentré de puanteurs : cadavre, napalm, gangrène, urine, sueur… Bilal crache et rêve. Ce dernier album est une allégorie en plans larges, un fantasme, un western philosophique à l’ère post-Internet, une BD à thèse, moraliste et réenchantée. Recyclant des mythes et des chansons chers à sa mémoire. Presque des mantras. Une sorte de grand reset général. Et positif.

Ingrid Merckx

La Couleur de l’air, Enki Bilal, Casterman, 96 p., 18 euros.

Source Politis: 06/11/2014

Voir aussi  : Rubrique Livre, BD, rubrique Rencontres, Bilal : Entre coup de sang et coup de foudre,

Bilal : Entre coup de sang et coup de foudre

« Je voulais que le texte de Shakespeare s’invite dans la bouche des personnages ». Photo Rédouane Anfoussi

 

en 1951 à Belgrade, l’auteur de bande dessinée Enki Bilal figure parmi les artistes les plus visionnaires de sa génération. L’œuvre de Bilal pourrait être rangée aux côtés de celles des grands explorateurs d’imaginaire tels que Wim Wenders ou Jim Jarmusch. Elle rencontre une adhésion qui transcende les générations : « La chance que j’ai, c’est de ne pas vieillir avec mes lecteurs. » Son enfance dans la Yougoslavie de Tito et son exil en France nourrit l’univers envoûtant de ses albums. « L’exile oui, cela fait partie de moi. On retrouve manifestement une partie de cette expérience dans mes histoires et mes  personnages. » Plus solitaire que taciturne l’homme est d’un accès facile. «  J’ai de très bons amis  dans tous les domaines mais je mondainise peu… »

Julia & Roem, le dernier opus du dessinateur, est le second album d’une trilogie qui peut se lire en one shot. Il s’inscrit dans l’univers post-apocalyptique de Animal’Z, sorti  en 2009 et actuellement en cours d’adaptation cinématographique. Après les bleus et les gris du liquide, la gamme chromatique où dominent les beiges et les bruns, évoque la terre. L’action se situe dans un désert soumis à un dérèglement climatique brutal. « J’ai choisi d’appeler la catastrophe Coup de sang parce que cela fait référence à l’humain. On est dans l’anticipation. Si ce  type d’accident arrivait, toutes les productions humaines pourraient soudainement disparaître. Il ne resterait que la planète qui est vivante et la mémoire qui s’inscrit dans l’album à travers la présence de la littérature. »

Fragments recyclés du drame shakespearien

On plonge dans l’univers fantastique de Bilal comme on entre dans l’eau tempérée d’un lagon avec l’incertitude en plus. Ceux qui connaissent l’humour de résistance de l’auteur, savent comment il en tire parti face aux pires événements. Les survivants d’une catastrophe naturelle évoluent dans une géographie totalement chamboulée, seuls quelques Eldorados réunissent toutes les conditions de survie. C’est dans l’un d’entre eux, une ruine d’hôtel inachevé, que va se rejouer le drame de Roméo et Juliette. « J’ai travaillé sans avoir plus de trois pages de scénario d’avance. Je voulais que le texte de Shakespeare s’invite dans la bouche des personnages, explique l’artiste qui souhaitait depuis longtemps croiser la route du dramaturge. Je réglais les problèmes au fur et à mesure et Shakespeare venait valider. »

Les personnages secondaires se révèlent de manière improbable les acteurs du drame. A l’instar du narrateur Howard Lawrence, un ancien aumônier militaire multiconfessionnel qui se dit fou et va tenter de déjouer l’emballement de l’histoire qui se rejoue. « J’ai épuré pour arriver à quelque chose de très  western. La trame écrite du drame original est très simple. Je voulais garder cette fraîcheur »,  indique l’auteur.

Entre réel et irréel, l’ambiance générale de l’album fascine. Elle donne aussi envie de revisiter nos classiques. Bilal conserve la complexité des sentiments des personnages en démystifiant la mécanique et donne à la montée dramatique une nouvelle issue. On attend avec impatience le dernier album de cette série qui devrait nous porter vers l’air !

Jean-Marie Dinh

Julia & Roem, éditions Casterman, 18 euros

 

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