Le drame universel passe de Sophocle à Miyagi. Photo Christophe Raynaud De Lage
Le maître japonais Satoshi Miyagi présente « Antigone » dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, en ouverture du Festival d’Avignon.
Comme des spectres blancs qui se déplacent flottant sur un jardin d’eau japonais. Dans cette eau tenant lieu de frontière entre ce monde et l’au-delà, le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi et sa compagnie nous font parvenir leur perception d’« Antigone » de Sophocle. C’est la première fois qu’une compagnie étrangère ouvre le festival dans son lieu le plus symbolique. De l’Occident à l’Orient le mythe d’Antigone est passé de Sophocle à Satoshi et revient nous ouvrir les horizons à partir d’une autre intuition. Des sujets abordés par le drame, la transgression des lois, la désobéissance à l’autorité paternelle, la liberté féminine, la passion pour la justice… le metteur en scène retient certainement le plus universel, celui d’aimer tous les êtres humains sans les diviser.
Clarification de l’espace
Une pensée chère au bouddhisme japonais dont l’esprit emplit l’étendue de la Cour d’honneur du Palais des Papes où régnait jadis l’autorité chrétienne. Le travail de mise en espace offre des tableaux longilignes raffinés emplis de personnages dont l’esthétique chatoyante des maquillages et des costumes se déploie au gré des scènes narratives. En fond de scène, les âmes des morts composent le rang des musiciens qui propulse les mouvements de l’action. Dans le bassin circule sur un radeau le passeur vers le monde d’Hadès, les méditatifs déplacements sont orchestrés avec une infime précision sans troubler la surface de l’eau. L’ensemble du mouvement ne semble faire qu’un corps oscillant entre la compression du temps et la dilatation de l’espace. Satoshi s’adapte magistralement aux contraintes du lieu dont il tire partie avec un sens poussé de l’esthétique, transformant le haut mur en fond de scène en un théâtre des ombres obscures.
Après avoir confronté le théâtre japonais à l’épopée indienne, « Le Mahabharata », présenté à Avignon en 2014, Satoshi tire « Antigone » du berceau de la pensée occidentale. « Antigone », comme une forme accomplie de la culture de l’ici et maintenant. Dans ce saut spatio-temporel prodigieux qui nous sépare de Sophocle, cette incarnation de la révolte apparaît plus que jamais en capacité de fédérer dans son opposition au pouvoir face à l’arrogance des Créons modernes de Shinzo Abe, à Donald Trump en passant par Macron. Mais contrairement au clin d’oeil subtil à Pierre Henry avec les quelques notes de « Messe pour un temps présent » que laisse filtrer le metteur en scène au début du spectacle, cette référence à l’engagement n’est pas revendiquée par Satoshi qui reste fidèle à l’apparente neutralité bouddhiste.
D’un point de vue formel, le spectacle emprunte aux spécificités irréductibles de la culture japonaise. Le ji-utaï, du nô japonais proche des choeurs grecs, le ku na’uka, méthode de travail où le même rôle est assuré par deux acteurs, l’un s’approprie la parole, l’autre le geste, ou le populaire théâtre kabuki. La pièce nous transporte dans un temps cyclique, où chaque intervention expose des arguments en faveur de l’unité. Engagé contre la discrimination, Satoshi considère le théâtre comme un outil de solidarité et une fête pour apaiser les esprits…
Le parti du Premier ministre Shinzo Abe a essuyé une défaite cuisante aux élections de l’assemblée municipale de Tokyo, le 2 juillet. Un vote de sanction pour ce gouvernement qui bafoue les fondements de la démocratie, fustige le plus grand quotidien du pays.
Le Parti libéral-démocrate [PLD, conservateurs] a essuyé une défaite historique le 2 juillet aux élections à l’assemblée métropolitaine de Tokyo. À n’en pas douter, l’électorat attend beaucoup de Yuriko Koike, la gouverneure de Tokyo, qui l’a emporté avec une large majorité. Mais cela ne suffit pas à expliquer la défaite désastreuse du PLD. Les résultats du scrutin doivent être interprétés comme un non retentissant à l’arrogance et à la suffisance du gouvernement du Premier ministre, Shinzo Abe.
On a pu constater à maintes reprises les effets néfastes de son autoritarisme. Shinzo Abe a refusé de répondre aux questions sur les scandales politiques dans lesquelles lui-même, son épouse Akie et son proche allié politique Koichi Hagiuda sont suspectés d’être impliqués. Son gouvernement a même rejeté la demande des partis d’opposition de tenir une session extraordinaire au Parlement, en vertu de l’article 53 de la Constitution.
Après avoir organisé à la hâte un débat en commission sur le projet de loi “anticonspiration” [loi adoptée le 15 juin], le gouvernement Abe s’est appuyé sur la large majorité dont il dispose dans les deux chambres pour faire passer en force cette législation très controversée [le texte est destiné à punir les individus se préparant à commettre des actes terroristes et est accusé d’être liberticide par ses opposants]. Par la force du nombre, le PLD a ni plus ni moins étouffé le débat au Parlement, qui est pourtant le cœur de la démocratie. Cela montre à quel point ce gouvernement ne respecte pas le Parlement.
Le discours de campagne qu’a prononcé M. Abe devant la gare d’Akihabara, à la veille du scrutin de Tokyo, a révélé le fossé qui le sépare du sentiment général. Quand l’assistance a commencé à scander des appels à sa démission, le Premier ministre a crié : “Nous ne serons pas vaincus par des gens pareils?!” Il a certainement pensé que ces huées ne provenaient que d’une poignée de détracteurs cherchant à saboter son discours. Les résultats de l’élection ont pourtant bien montré que sa politique mécontentait une part bien plus importante de l’opinion japonaise.
Des conséquences sur l’élection de 2018
Le mépris de son gouvernement pour le débat public n’est pas nouveau. Avant son retour au pouvoir en 2012, le Premier ministre s’est engagé, en campagne, à donner la priorité aux questions économiques. Les élections passées, il s’est empressé de faire adopter des lois soulevant de graves enjeux constitutionnels, à l’image de la législation sur la protection des secrets d’État ou de la nouvelle loi sur la sécurité nationale [qui a renforcé le rôle des militaires japonais].
Alors que de nombreux Japonais ainsi que des parlementaires ont dénoncé les problèmes posés par ces nouvelles législations, le PLD n’a guère pris la peine ni le temps d’en expliquer la nécessité pour qu’elles soient mieux acceptées. Pis, il s’est appuyé sur la majorité de son camp dans les deux chambres pour les faire passer en force, prétextant que les parlementaires leur avaient déjà consacré des heures de délibération.
Or le Parlement est la représentation du peuple, détenteur collectivement de la souveraineté nationale : les partis d’opposition représentent de larges pans de l’électorat japonais. Shinzo Abe semble avoir oublié ces principes de base de la démocratie.
Même si ces élections à l’assemblée de Tokyo restent un scrutin local, la défaite cuisante du PLD dans la capitale pèsera lourdement sur la mise en œuvre du programme national d’Abe. Cet échec aura des conséquences aussi sur l’élection à la présidence du PLD, prévue en septembre 2018, ainsi que sur les législatives, annoncées pour décembre 2018. À ce rythme, la révision de la Constitution, qui est le projet phare du Premier ministre, pourrait être compromise.
Ce qu’il doit faire aujourd’hui tombe sous le sens. Shinzo Abe doit réunir le Parlement en session extraordinaire et répondre à la demande de l’opposition, comme prévu par la Constitution, et donner des explications claires aux questions qui lui sont posées. Le gouvernement tire son pouvoir d’un mandat public qui le lui confie de façon temporaire : le Premier ministre n’en est pas le détenteur à titre personnel. Si Shinzo Abe n’a pas compris cette vérité simple, il n’est pas qualifié pour continuer à présider aux destinées du Japon.
Gouverneure de Tokyo depuis 2016, Yuriko Koike, ancienne membre du PLD, a remporté une large majorité à l’assemblée de Tokyo avec 79 des 127 sièges. Sa campagne, lancée avec son nouveau parti, Tomin First no Kai (Association pour donner la priorité aux habitants de Tokyo), a mis en avant le besoin de transparence dans la gestion de la capitale. Première femme à diriger la mairie de Tokyo, elle partage certaines propositions controversées de Shinzo Abe, comme la révision de la Constitution pacifiste de 1947.
Cécile Carrière. — de la série « Barques », 2014 cecilecarriere.fr – Collection Fondation François Schneider
Un monde de camps
Camps de réfugiés ou de déplacés, campements de migrants, zones d’attente pour personnes en instance, camps de transit, centres de rétention ou de détention administrative, centres d’identification et d’expulsion, points de passage frontaliers, centres d’accueil de demandeurs d’asile, « ghettos », « jungles », hotspots… Ces mots occupent l’actualité de tous les pays depuis la fin des années 1990. Les camps ne sont pas seulement des lieux de vie quotidienne pour des millions de personnes ; ils deviennent l’une des composantes majeures de la « société mondiale », l’une des formes de gouvernement du monde : une manière de gérer l’indésirable.
Produit du dérèglement international qui a suivi la fin de la guerre froide, le phénomène d’« encampement » a pris des proportions considérables au XXIe siècle, dans un contexte de bouleversements politiques, écologiques et économiques. On peut désigner par ce terme le fait pour une autorité quelconque (locale, nationale ou internationale), exerçant un pouvoir sur un territoire, de placer des gens dans une forme ou une autre de camp, ou de les contraindre à s’y mettre eux-mêmes, pour une durée variable (1). En 2014, 6 millions de personnes, surtout des peuples en exil — les Karens de Birmanie en Thaïlande, les Sahraouis en Algérie, les Palestiniens au Proche-Orient… —, résidaient dans l’un des 450 camps de réfugiés « officiels », gérés par des agences internationales — tels le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens — ou, plus rarement, par des administrations nationales. Souvent établis dans l’urgence, sans que leurs initiateurs aient imaginé et encore moins planifié leur pérennisation, ces camps existent parfois depuis plus de vingt ans (comme au Kenya), trente ans (au Pakistan, en Algérie, en Zambie, au Soudan) ou même soixante ans (au Proche-Orient). Avec le temps, certains se sont mis à ressembler à de vastes zones périurbaines, denses et populaires.
La planète comptait également en 2014 plus de 1 000 camps de déplacés internes, abritant environ 6 millions d’individus, et plusieurs milliers de petits campements autoétablis, les plus éphémères et les moins visibles, qui regroupaient 4 à 5 millions d’occupants, essentiellement des migrants dits « clandestins ». Ces installations provisoires, parfois qualifiées de « sauvages », se retrouvent partout dans le monde, en périphérie des villes ou le long des frontières, sur les terrains vagues ou dans les ruines, les interstices, les immeubles abandonnés. Enfin, au moins 1 million de migrants sont passés par l’un des 1 000 centres de rétention administrative répartis dans le monde (dont 400 en Europe). Au total, en tenant compte des Irakiens et des Syriens qui ont fui leur pays ces trois dernières années, on peut estimer que 17 à 20 millions de personnes sont aujourd’hui « encampées ».
Au-delà de leur diversité, les camps présentent trois traits communs : l’extraterritorialité, l’exception et l’exclusion. Il s’agit tout d’abord d’espaces à part, physiquement délimités, des hors-lieux qui souvent ne figurent pas sur les cartes. Quoique deux à trois fois plus peuplé que le département de Garissa où il se trouve, le camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya, n’apparaît pas sur les représentations de ce département. Les camps jouissent également d’un régime d’exception : ils relèvent d’une autre loi que celle de l’État où ils sont établis. Quel que soit leur degré d’ouverture ou de fermeture, ils permettent ainsi d’écarter, de retarder ou de suspendre toute reconnaissance d’une égalité politique entre leurs occupants et les citoyens ordinaires. Enfin, cette forme de regroupement humain exerce une fonction d’exclusion sociale : elle signale en même temps qu’elle dissimule une population en excès, surnuméraire. Le fait d’être ostensiblement différent des autres, de n’être pas intégrable, affirme une altérité qui résulte de la double mise à l’écart juridique et territoriale.
Si chaque type de camp semble accueillir une population particulière — les migrants sans titre de séjour dans les centres de rétention, les réfugiés dans les structures humanitaires, etc. —, on y retrouve en fait un peu les mêmes personnes, qui viennent d’Afrique, d’Asie ou du Proche-Orient. Les catégories institutionnelles d’identification apparaissent comme des masques officiels posés provisoirement sur les visages.
Ainsi, un déplacé interne libérien vivant en 2002-2003 (soit au plus fort de la guerre civile) dans un camp à la périphérie de Monrovia sera un réfugié s’il part s’enregistrer l’année suivante dans un camp du HCR au-delà de la frontière nord de son pays, en Guinée forestière ; puis il sera un clandestin s’il le quitte en 2006 pour chercher du travail à Conakry, où il retrouvera de nombreux compatriotes vivant dans le « quartier des Libériens » de la capitale guinéenne. De là, il tentera peut-être de rejoindre l’Europe, par la mer ou à travers le continent via les routes transsahariennes ; s’il arrive en France, il sera conduit vers l’une des cent zones d’attente pour personnes en instance (ZAPI) que comptent les ports et aéroports. Il sera officiellement considéré comme un maintenu, avant de pouvoir être enregistré comme demandeur d’asile, avec de fortes chances de se voir débouté de sa demande. Il sera alors retenu dans un centre de rétention administrative (CRA) en attendant que les démarches nécessaires à son expulsion soient réglées (lire l’article page 16). S’il n’est pas légalement expulsable, il sera « libéré » puis se retrouvera, à Calais ou dans la banlieue de Rome, migrant clandestin dans un campement ou un squat de migrants africains.
Les camps et campements de réfugiés ne sont plus des réalités confinées aux contrées lointaines des pays du Sud, pas plus qu’ils n’appartiennent au passé. Depuis 2015, l’arrivée de migrants du Proche-Orient a fait émerger une nouvelle logique d’encampement en Europe. En Italie, en Grèce, à la frontière entre la Macédoine et la Serbie ou entre la Hongrie et l’Autriche, divers centres de réception, d’enregistrement et de tri des étrangers sont apparus. À caractère administratif ou policier, ils peuvent être tenus par les autorités nationales, par l’Union européenne ou par des acteurs privés. Installées dans des entrepôts désaffectés, des casernes militaires reconverties ou sur des terrains vagues où des conteneurs ont été empilés, ces structures sont rapidement saturées. Elles s’entourent alors de petits campements qualifiés de « sauvages » ou de « clandestins », ouverts par des organisations non gouvernementales (ONG), par des habitants ou par les migrants eux-mêmes. C’est ce qui s’est produit par exemple autour du camp de Moria, à Lesbos, le premier hotspot (centre de contrôle européen) créé par Bruxelles aux confins de l’espace Schengen en octobre 2015 pour identifier les migrants et prélever leurs empreintes digitales. Ces installations de fortune, qui accueillent généralement quelques dizaines de personnes, peuvent prendre des dimensions considérables, au point de ressembler à de vastes bidonvilles.
En Grèce, à côté du port du Pirée, un campement de tentes abrite entre 4 000 et 5 000 personnes, et jusqu’à 12 000 personnes ont stationné à Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne, dans une sorte de vaste zone d’attente (2). En France, également, de nombreux centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et centres d’hébergement d’urgence ont ouvert ces dernières années. Eux aussi souffrent d’un déficit chronique de places et voient se multiplier les installations sauvages à leurs abords. Les migrants refoulés de la structure ouverte par la mairie de Paris à la porte de la Chapelle à l’automne 2016 se retrouvent contraints de dormir dans des tentes, sur le trottoir ou sous le métro aérien.
Quel est l’avenir de ce paysage de camps ? Trois voies existent d’ores et déjà. L’une est la disparition, comme avec la destruction des campements de migrants à Patras, en Grèce, ou à Calais, en France, en 2009 puis en 2016, ou encore avec l’élimination répétée de campements dits « roms » autour de Paris ou de Lyon. S’agissant des camps de réfugiés anciens, leur disparition pure et simple constitue toujours un problème. En témoigne le cas de Maheba, en Zambie. Ce camp ouvert en 1971 doit fermer depuis 2002. À cette date, il comptait 58 000 occupants, dont une grande majorité de réfugiés angolais de la deuxième, voire de la troisième génération. Une autre voie est la transformation, sur la longue durée, qui peut aller jusqu’à la reconnaissance et à un certain « droit à la ville », comme le montrent les camps palestiniens au Proche-Orient, ou la progressive intégration des camps de déplacés du Soudan du Sud dans la périphérie de Khartoum. Enfin, la dernière voie, la plus répandue aujourd’hui, est celle de l’attente.
D’autres scénarios seraient pourtant possibles. L’encampement de l’Europe et du monde n’a rien d’une fatalité. Certes, les flux de réfugiés, syriens principalement, ont beaucoup augmenté depuis 2014 et 2015 ; mais ils étaient prévisibles, annoncés par l’aggravation constante des conflits au Proche-Orient, par l’accroissement des migrations durant les années précédentes, par une situation globale où la « communauté internationale » a échoué à rétablir la paix. Ces flux avaient d’ailleurs été anticipés par les agences des Nations unies et par les organisations humanitaires, qui, depuis 2012, demandaient en vain une mobilisation des États pour accueillir les nouveaux déplacés dans des conditions apaisées et dignes.
Des arrivées massives et apparemment soudaines ont provoqué la panique de nombreux gouvernements impréparés, qui, inquiets, ont transmis cette inquiétude à leurs citoyens. Une instrumentalisation du désastre humain a permis de justifier des interventions musclées et ainsi, par l’expulsion ou le confinement des migrants, de mettre en scène une défense du territoire national. À bien des égards, le démantèlement de la « jungle » de Calais en octobre 2016 a tenu la même fonction symbolique que l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie (3) ou que l’érection de murs aux frontières de divers pays (4) : ils doivent faire la démonstration que les États savent répondre à l’impératif sécuritaire, protéger des nations « fragiles » en tenant à l’écart les étrangers indésirables.
En 2016, l’Europe a finalement vu arriver trois fois moins de migrants qu’en 2015. Les plus de six mille morts en Méditerranée et dans les Balkans (5), l’externalisation de la question migratoire (vers la Turquie ou vers des pays d’Afrique du Nord) et l’encampement du continent en ont été le prix.
Michel Agier
Anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a récemment publié Les Migrants et nous. Comprendre Babel (CNRS Éditions, Paris, 2016) et dirigé l’ouvrage Un monde de camps (La Découverte, Paris, 2014), dont le titre de ce dossier s’inspire.
Xi Jinping recevait les 14 et 15 mai vingt-neuf chefs d’État et de gouvernement autour de son projet d’infrastructures mondiales. Il prend une assurance sur l’avenir, mais le pari pourrait être hasardeux, selon ce chroniqueur.
L’élection surprise de Trump à la présidence des États-Unis a modifié la stratégie de développement de Xi Jinping appelée“nouvelle route de la soie” [en chinois : “une ceinture (terrestre), une route (maritime)”, et plus connue internationalement sous l’acronyme anglais Obor, pour One Belt, One Road]. En effet, cet événement historique a non seulement conduit à une volte-face politique des États-Unis, avec l’abandon du Partenariat transpacifique (TPP) mis en place par Barack Obama pour isoler la Chine, mais il a aussi plongé ces derniers dans une crise politique durable qui affaiblit considérablement leur influence sur la scène internationale. Xi Jinping en profite donc pour miser davantage sur son projet de route de la soie.
Les conditions sont-elles réunies pour en garantir la réussite ? Deux éléments jouent en sa faveur du point de vue strictement économique : tout d’abord, le manque de Obor,, en particulier l’insuffisance de l’approvisionnement, ne constitue plus la principale entrave au développement économique au niveau planétaire. La demande arrive en effet quasiment à saturation dans les pays développés, tandis que le progrès technologique permet de considérablement optimiser les conditions de production et d’utilisation des sources d’énergie et des produits primaires. Par conséquent, le principal moteur de la croissance économique mondiale est désormais l’accroissement de la demande dans les pays non-développés qui regroupent la majorité de la population et où la faiblesse des infrastructures constitue un énorme frein au développement.
Voilà qui nous amène au deuxième argument économique en faveur de la stratégie Obor : en soutenant avec force la construction d’infrastructures dans les pays non-développés, la Chine favorise une augmentation de la demande en provenance de ces pays, et donc de leurs échanges commerciaux, en particulier avec la Chine, gage pour elle du maintien d’un certain rythme de croissance.
D’énormes risques politiques et économiques
Cependant, comme beaucoup l’ont déjà souligné, la stratégie Obor fait courir d’énormes risques politiques et économiques aux investissements chinois. Xi Jinping n’en aurait-il pas conscience ? C’est peu probable. Pourquoi veut-il malgré tout prendre ces risques ?
En fait, il n’a pas vraiment d’autre choix. Le niveau global des investissements dans les infrastructures de base et dans l’immobilier en Chine dépasse d’ores et déjà celui de n’importe quelle économie normale. Continuer à investir dans ce domaine ne pourrait qu’accentuer le déséquilibre dont souffre la Chine entre ses échanges intérieurs et extérieurs. Par ailleurs, vu le taux de pauvreté du pays [80 millions de Chinois vivaient avec moins de 1 dollar par jour en 2015] et la part limitée de la population ayant accès à des services sociaux de base, pourquoi ne pas relever fortement les salaires et améliorer la couverture sociale des plus bas revenus plutôt que d’engager des fonds aussi importants dans des projets hautement risqués de construction d’infrastructures à l’étranger ?
C’est qu’une telle mesure serait dangereuse à double titre. Premièrement elle pourrait provoquer un rapide dérapage de la croissance en Chine, où le coût de revient de l’énergie et des matières premières est assez élevé ; relever brusquement les salaires et le niveau de couverture sociale des plus pauvres pourrait considérablement affaiblir la compétitivité des exportations chinoises. Deuxièmement – et c’est l’élément le plus important –, cela pourrait faire prendre conscience aux plus démunis de leurs droits politiques et sociaux, et, compte tenu des graves insuffisances des services publics chinois, exacerber une situation déjà extrêmement tendue, en raison notamment des mécontentements liés à la prise en charge des malades ou à l’inégale répartition des ressources éducatives.
Une meilleure prise de conscience de leurs droits et l’éveil politique des classes les plus basses sont un processus historique inéluctable, mais Xi Jinping, en tant que dirigeant d’une société totalitaire, espère instinctivement que cette tendance ralentira au lieu de s’accélérer, pour mieux protéger son propre pouvoir. Même si les risques liés aux investissements dans le cadre du projet “nouvelle route de la soie” sont très importants, cette stratégie lui offre la possibilité de “jouer la montre”.
Effet de “prise d’otage”??
Ne risque-t-elle pas cependant de se solder par un échec catastrophique ? C’est bien sûr possible. Parmi les scénarios les plus plausibles, il y a celui d’une crise financière qui entraînerait une crise du yuan. Mais Xi Jinping considère que renoncer au projet n’effacerait pas le risque de crise monétaire. Inversement, l’initiative “nouvelle route de la soie”, si elle attire suffisamment d’investisseurs internationaux sur une durée suffisamment longue, peut constituer un atout pour la Chine au moment des négociations dans la guerre des monnaies qu’elle livre avec les États-Unis et d’autres pays. En effet, l’effondrement du yuan serait dans ce cas une catastrophe non seulement pour elle, mais également pour de nombreux autres pays. L’effet de “prise d’otage” de cette stratégie en constitue donc un objectif majeur.
Liang Jing
La feuille de route de Xi Jinping
e sommet “une ceinture, une route” (Obor) a réuni plus de 1?000 personnes, représentant une centaine de pays, les 14 et 15 mai à Pékin. Vingt-neuf chefs d’État et de gouvernement étaient présents.
Au cours de ces deux jours, près de 270 accords portant sur le commerce ont été signés, et 68 pays sont désormais partie prenante de l’initiative.
La Chine s’est engagée à injecter 124 milliards de dollars supplémentaires dans le projet, déjà financé – entre autres par la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures – à hauteur de 1?000 milliards de dollars.
Une déclaration commune sur la coopération dans le commerce et la réalisation d’infrastructures à travers l’Asie, l’Europe et l’Afrique a été entérinée par 30 pays. Les pays de l’Union européenne ne l’ont pas approuvée, insatisfaits des dispositions sur la transparence.
La Chine a assuré ne pas vouloir faire de l’initiative un tremplin idéologique ou politique.
Donné à la Cartoucherie, ce spectacle d’Ariane Mnouchkine n’est pas une création, mais à Montpellier, ce fil d’Ariane ouvre le Printemps des Comédiens comme système d’aide à la navigation dans une 31e édition où le théâtre interroge le monde par différents endroits.
Pour Une chambre en Inde, Mouchkine a emmené toute sa troupe du Soleil au Sud de l’Inde, à la découverte d’une tradition théâtrale tamoule populaire. Ce n’est pas pour autant une pièce sur l’Inde, plutôt une tentative d’éclairer les impasses du monde, et la façon dont elles sont vécues en France à la lumière indienne.
Cette lumière nous déshabille des jugements préfabriqués qui polluent notre regard en le rendant trouble et incertain. Cette lumière repose sur la confiance et le courage. Elle induit de l’optimisme sans emprunter les chemins de fuite du sécuritaire ou du prêt à consommer. Une chambre en Inde est une transposition loufoque de l’angoisse. On lutte contre le drame en érigeant une névrose… La névrose du bonheur, celle d’être là ensemble, prêt à mourir et à rire.