Fela, une révolution fondée sur l’authenticité

" Music is the weapon of the future "

 » Music is the weapon of the future « 

Festival Sète
Si vous êtes passés à côté des grands festivals du début de l’été, calez vous sur le Théâtre de la Mer et Fiest’A Sète pour une traversée de la dernière chance. Du 2 au 7 août la musique vivante vient à vous.

Après une première semaine de concerts réjouissants et gratuits dans le Bassin de Thau, Fiest’A Sète pénètre dans les murs exceptionnels du Théâtre de la mer pour une série de cinq concerts excellents pour la circulation sanguine. Un tourbillon qui nous entraînera aux quatre coins de la planète.


Demain ambiance Cubassimo assurée par Eliades Ochoa comparse du célèbre Buena Vista Social Club et le talentueux pianiste Roberto Fonseca. Jeudi la soirée African Divas avec Fatoumata Diawara, Hindi Zahra et Oumou Sangare est sold out. Vendredi 4 août cap sur les Balkans avec le groupe stanbouliote à découvrir Baba Zula et la fanfare roumaine Ciocarlia. Le 5 août, on file vers l’Orient avec le chanteur et joueur de Oud inspiré du jazz Dahfer Youssef (Tunisie), et le retour de la grande interprète égyptienne Natacha Atlas. Prodigieuse conclusion aux sources du blues rural américain dimanche, accompagnée par la violoncelliste new-yorkaise Leyla McCalla et Eric Bibb, héritier du folk rural du sud américain qui rendra hommage à Lead Belly avec l’harmoniciste Jean-Jacques Milteau.

Ce soir Tribute to Fela


On peut voir dans cette célébration des 20 ans de la mort de Fela une des lignes de force de Fiest’A Sète pas toujours très apparente pour le grand public fréquentant le festival. La force et l’émotion de la plus part des artistes invités, notamment africains, se puise dans un vécu social ou politique. Ce qui est manifeste dans le cas de Fela Kuti (1938-1997), musicien et homme politique engagé à travers sa musique et sa vie.

L’artiste nigérian,  qui compte parmi les pionniers de l’afrobeat, fut aussi un symbole de la rébellion. Il a dénoncé avec acharnement la trahison des idéaux indépendantistes, les systèmes politiques néo-patrimoniaux et l’autoritarisme des régimes africains.  Se présentant comme Africain avant de se dire Nigérian, Fela Kuti rejette les influences culturelles chrétiennes et musulmanes puis la colonisation qu’il perçoit comme des instruments de domination. 

Fela s’inscrit dans un courant radical du pan-africanisme. Il adopte un langage révolutionnaire inspiré des idéaux de Kwame Nkrumah, homme politique ghanéen qui contribua à l’obtention de l’indépendance du pays en 1957, une des premières en Afrique. Fela a incarné la contestation en dénonçant haut et fort toutes les failles du système politique nigèrian où les gouvernements successifs ont perpétué le système colonial d’appropriation des richesses par une élite.


Fela pense l’afrobeat comme une façon d’engager sa pratique artistique dans un courant émancipateur vis-à-vis de la domination occidentales. Lors d’un séjour aux Etats-Unis en 1969, le jeune musicien est confronté aux humiliations raciales que subit la populations noires. Il rencontre Sandra Smith, une membre des Black Panthers qui lui fait découvrir les écrits du militantisme noir radical dont ceux de Malcolm X.


Lors de cette soirée Tribute to Fela kuti sont invités l’afro américain Roy Ayers grand monsieur du jazz funky qui a gravé avec Fela Music of Many Colors et le fils  de Fela, Seun Kuti  qui jouait tout jeune au sein de l’orchestre paternel.  Ce qui augure d’une conjonction singulière qui synthétise éléments musicaux et revendications.

Fiest’A Sète demeure un festival à prescrire pour le retour aux sens des choses et le bien être moral dont tout le monde à grand besoin par les temps qui courent !

Jm & Alizé DINH

Réservation : 04 67 74 48 44

Source : La Marseillaise 1/08/2017

Voir aussi : Rubrique Afrique, Nigéria, rubrique Musique, Ethiopie Mahmoud Ahmed rubrique, RencontreSeun Kuti : Libre petit prince de l’AfrobeatMory Kanté, rubrique Festival,

Pour une géographie de la France hors-la-loi

31097174ae8ddf3595f452c5b86730ca

Un livre hors-la-loi pour comprendre le chamboule-tout en train de se passer avec les migrations. Des mouvements de population qui ne sont pas près de s’arrêter.

Y aurait-il plusieurs territoires français ? Des territoires soumis à la loi et des territoires hors-la-loi. On connaît les « ghettos » où « la police ne va plus » (intox, bien sûr). Il y a mieux encore : des lieux où arrivent des migrants accueillis par des citoyens qui se mettent hors-la-loi. Des lieux qui seraient pour certains juges à surveiller car il s’y passe des actes répréhensibles. La Vallée de la Roya où l’on élève des moutons et des chèvres et où on pratique la sylviculture et la cueillette de fruits. Une vallée sous pression avec barrages, contrôles au faciès, fouilles quotidiennes. Un peu comme à Grande-Scynthe ou à Calais lorsque s’y bâtissent des camps de réfugiés. Christine racontait dans une interview (La Roya, une vallée sous pression de la police, 12 mai 2017) : « J’habite où, moi ? En Italie ? Non, ma maison est en France, mais j’ai l’impression d’être à l’étranger ».

Béatrice Vallaeys nous prévient à la page 315 du livre qu’elle a inspiré à vingt-sept auteurs : « Attention, danger ! Le livre que vous tenez entre les mains est compromettant (…), il est hors-la-loi. En l’achetant, vous êtes passible de poursuites pénales ». Un maudit article L 662 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (1938) que nous ne sommes pas censés ignorer et selon lequel « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France » encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende ? La bien nommée maison d’édition Don Quichotte qui ne brasse pas l’air des moulins offre une volée de bois vert à ceux qui ont pensé cet article de loi. L’ex-migrant Enki Bilal, arrivé en France à l’âge de onze ans, donne en couverture un portrait saisissant de ceux « qui ont essuyé des orages », « ont nagé », « ont peur », ont échappé à des balles, dont « le regard mouillé brouille notre vue ».

Des vingt-sept auteurs (Enki Bilal, Antoine Audouard, Kidi Bebey, Clément Cliari, Antonella Ciliento, Philippe Claudel, Fatou Diome, Jacques Jouet, Fabienne Kanor, Nathalie Kuperman, Jean-Marie Laclavetine, Christine Lapostolle, Gérard Lefort, Pascal Manoukian, Carole Martinez, Marta Morazzoni, Lucy Mushita, Nimrod, Serge Quadruppani, Serge Rezvani, Alain Schifres, Leïla Sebbar, François Taillandier, Ricardo Uztarroz, Anne Vallaeys, Angélique Villeneuve, Sigolène Vinson), aucun ne laisse passer l’outrage fait à leur conscience sans déployer une forme de colère rentrée.

Cet esprit de révolte nous donne à imaginer comment ceux qui migrent nous voient. Les écrivains ravivent nos colères comme des braseros. Ils soufflent dessus avec un vent d’ironie glaçante, de compassion, de gravité, d’humanité. Ils ont des visions qui nous reprennent au cas où nous en serions venus à douter : « J’habite au bord de la route, et j’aimerais bien savoir où elle va, où elle commence, où elle finit. J’ai interrogé mes parents, papa n’a pas répondu, il regardait un match, il devient sourd quand il regarde un match, mais maman m’a dit que la route conduit là où l’on veut aller ». L’héroïne de Carole Martinez dessine cette géographie qu’il nous faut inventer : « Là où l’on veut aller » parce que « ce qu’ils font est juste ». Martelé vingt-sept fois pour contester le « venimeux délit d’hospitalité », selon les mots de Derrida.

Source Blog Libération 26/07.2017

Voir aussi : Rubrique Livre, 14 nouvelles noires pour soutenir l’action de la Cimade, rubrique Poésie, Passeport poétique, Etrange Etranger, rubrique Politique, Politique de l’immigration,

Les maux de Fadwa, poétesse révoltée

Fadwa Suleimane à Sète : « Nous sommes les fantômes de ceux qui étaient là-bas. » Photo JMDH

Fadwa Suleimane à Sète : « Nous sommes les fantômes de ceux qui étaient là-bas. » Photo JMDH

Poésie à Sète
La Syrienne Fadwa Suleimane enflamme le public de Voix Vives qui fête son 20e anniversaire.

Fadwa Suleimane n’aura eu de cesse de maintenir inlassablement son cœur ouvert et de tirer les conséquences, des plus banales aux plus irrecevables, du drame vécu par le peuple syrien. Un drame dont les répercussions annoncent un changement civilisationnel pour l’humanité dans son ensemble. L’obscurité éblouissante, le dernier recueil de Fadwa Suleimane, fait écho au réveil nécessaire et attendu de tous les peuples face à une barbarie dont Bashar el-Assad et Daesh ne sont que les symptômes.

Née à Alep, Fadwa Suleimane grandit dans une petite ville en bordure de la Méditerranée. Elle perd son père très jeune. C’est sa mère, une femme de la terre, qui assume son éducation.  « A treize ans, j’ai refusé d’entrer dans les jeunesses du parti Baas. Cela ne se faisait pas. Cette décision choquait les gens. Moi qui me résignais déjà tous les jours à porter l’uniforme qu’il fallait mettre pour aller à l’école, je ne voulais rien savoir. J’ai tenu bon. Je me souviens que ma mère avait peur mais elle a fini par me laisser faire. »

Inlassablement curieuse, Fadwa ne se satisfait pas aisément des réponses quelconques ou toutes faites qu’on lui donne. Elle cherche a répondre à son propre questionnement. « Je me suis toujours insurgée contre la pauvreté, l’injustice, le vide dans nos vies. Je n’étais pas heureuse. J’ai rêvé toute ma vie qu’on pouvait faire quelque chose. A 17 ans, je me suis demandée qu’elle révolution je voulais. Même la Révolution rouge a tué des millions de gens. J’appelais de mes vœux une révolution qui aboutisse à une évolution, une Révolution blanche. »

Fadwa Suleimane est une visionnaire. Ses intuitions premières, qui passent sans cesse du je au nous, adviendront sous la forme d’un sombre destin. Femme d’action, qui s’engage et que l’on condamne à mort, femme sensible qui trouvera la poésie à la fois comme voie de transmission et comme ultime refuge. Fadwa rejoint Damas pour suivre des études d’Art dramatique. Elle joue dans plusieurs pièces de théâtre dont Une maison de poupée d’Ibsen au théâtre Qabbani à Damas et dans de nombreuses séries télévisées.

 

Miroir d’autres miroirs

«  Le milieu culturel ne se distinguait guère du système, tout y était dirigé par les services de sécurité. Au début des années 90, J’ai porté la langue du refus. Je voulais changer les modes d’action, convaincue que nous pouvions améliorer les choses à travers notre pratique théâtrale. J’ai découvert en travaillant que les artistes vendaient leur liberté critique au régime. C’est pourquoi je crois qu’ayant participé à la destruction, les intellectuels doivent aujourd’hui construire. »

En 2005, cinq ans après l’intronisation de el-Assad, le parti Baas décrète la fin de l’étatisme au profit de l’économie sociale de marché. « Le régime a détruit le peuple. Les grands groupes ont vu le jour tous aux mains de proches du pouvoir. Les écarts entre l’élite et la population, qui ne trouvait plus les moyens de vivre, se creusaient. C’est ainsi que la conscience du peuple syrien a mûri. »

Les effets des événements en Tunisie et en Egypte s’ajoutant, en 2011, le peuple descend dans la rue pour faire une révolution pacifique. « J’ai participé à ce soulèvement que j’attendais depuis longtemps. Nous avons commencé dans la joie en chantant et en dansant. Tout s’ouvrait, c’était formidable. Nous ne payions plus nos factures. Il y a eu un mouvement de solidarité immense. Les gens s’invitaient, se nourrissaient gratuitement. J’ai la chance d’avoir vécu ça. »

Tous responsables de tout

Réprimé brutalement par le régime dans tout le pays, le mouvement de contestation se transforme, malgré lui, en une rébellion armée. « Ce dont j’avais peur est arrivé. Parce qu’on ne voulait pas qu’on remplace Bachar par un autre dictateur ou par un religieux. Ce que demandait le peuple syrien c’est un Etat libre et laïque, en ce sens, nous menacions le capitalisme. »

Fadwa Suleimane prend part à la coalition des quartiers de Damas où elle organise plusieurs manifestations. Elle poursuit son combat humaniste en dénonçant le conflit communautaire attisé par le régime dans la ville assiégée de Homs. Elle devient le porte-voix de la contestation et parvient à faire tomber le veto pour permettre l’arrivée des ressources alimentaires. Alouite, elle rejette toute appartenance communautaire autre qu’au peuple syrien.

« Cette sauvagerie qui est apparue en Syrie ne tient pas  à Bachar ou à Daesh. Ce sont les cinq pays qui ont gagné la 2e guerre mondiale qui se partagent le monde aujourd’hui. Ils ont arrêté la révolution. Ils prétendent amener la démocratie mais aujourd’hui les masques tombent. Ils tentent d’effacer notre mémoire. On doit faire ensemble parce que nous sommes tous concernés. On doit partager cette responsabilité parce que nous sommes tous responsables de tout. »

En mars 2012, les armes sont arrivées de toute part. « Le conflit religieux était instrumentalisé, on entrait dans la guerre. J’ai compris que c’était fini. J’ai obtenu l’asile politique en France et j’ai commencé à écrire, de la poésie. »

Jean-Marie Dinh

19055695_10158802369425035_7908040004310631826_oNuit

Dans l’obscurité éblouissante

mon visage est un charbon en fleurs

dans la blessure de la mémoire

et ma mémoire

est faite des villes qui meurent

effacées

par le déversement du temps dans un autre temps

 

 

Dans l’obscurité éblouissante

ma main droite est un pont formé des têtes de mes amis

et ma main gauche de forêts de bras coupés

qui continuent à réclamer la paix

 

dans l’obscurité éblouissante

Mon dernier souffle comme la chute de l’argent sur les villes

de cendres endormies brûlant

de Rome à la Palestine

d’Hitler à Daech

 

« La poésie peut faire comprendre. Ma place dans le déversement du temps dans un autre temps ? Je me sens perdue et parfois non, je suis dans les deux temps pour faire un trou entre ces deux temps. Parce que nous sommes ces deux temps. Cette situation m’assassine... »

« La poésie peut faire comprendre. Ma place dans le déversement du temps dans un autre temps ?
Je me sens perdue et parfois non, je suis dans les deux temps pour faire un trou entre ces deux temps. Parce que nous sommes ces deux temps. Cette situation m’assassine… »

 

Source : La Marseillaise 28/07/2017

Voir aussi : Rubrique Festival, rubrique MéditerranéeLybie, Liban, Tunisie, rubrique Livre, PoésieSans frontières les poèmes disent l’essentiel, rubrique /Méditerranée, rubrique Moyen Orient, Syrie, rubrique Rencontre, Hala Mohammad, rubrique Histoire, rubrique Livre, Littérature Arabe,

Dans la torpeur de l’été. L’idée des hotspots en Libye

emmanuel-macron-a-reaffirme-sa-volonte-d-une-reduction_964377_657x508pEmmanuel Macron a annoncé jeudi la création «dès cet été» de centres d’examen pour demandeurs d’asile en Libye

 

Dans l’impasse politique

La Campagne de Com  permanente d’Emmanuel Macron dans la torpeur de l’été  ne lui réussit pas. Son dernier fait d’arme photo ci-dessus, et ses déclarations sur les « hotspots en Libye suscitent des commentaires mitigés et éclairants  dans la presse européenne.

Si la démagogie sans entrave du Figaro souligne une manière de « traiter le problème à la racine ». Le quotidien Autrichien Kurier trouve au moins le mérite de s’en remettre à la raison en parlant d’assumer les conséquences des actes posés, tandis que le quotidien à grand tirage italien Il Sole 24 appelle à une circonspection de rigueur.

Traiter le problème à la racine

L’idée de hotspots en Libye plaît aussi au quotidien Le Figaro :

«Il s’agit de traiter le problème à la racine, sur le continent africain, plutôt qu’à l’intérieur de nos frontières, lorsqu’il est déjà trop tard. … Cela ne suffira évidemment pas à éliminer ce problème complexe et de très longue haleine, d’autant plus que ‘s’installer’ en territoire libyen est une mission délicate. Surtout si les Européens, souvent remarquables d’inefficacité en la matière, ne nous suivent pas ou traînent des pieds.»

Paul-Henri du Limbert

Une question de responsabilité morale

Cette idée peut être utile mais l’UE devra en assumer la responsabilité morale, juge Der Kurier :

«Nous renverrons des centaines de milliers de personnes vers un pays où elles seront maltraitées, violentées, dépouillées de tous leurs effets et contraintes de vivre dans des conditions indignes. Nous nous faisons les partenaires de milices armées, d’un dictateur qui bafoue les droits humains. Si la politique pense qu’il s’agit-là du bon moyen de protéger sa population de l’immigration clandestine, alors cette initiative est légitime. Mais elle doit alors reconnaître ouvertement ne faire aucun cas des droits humains.»

Konrad Kramar

Le pari risqué de Macron

Il Sole 24 Ore, estimant que Paris veut négocier un accord sur les réfugiés avec la Libye, appelle à la circonspection :

«La France connaît d’importants problèmes dans sa politique d’intégration et elle tente de les résoudre en fermant ses ports et en cherchant désespérément quelqu’un en Libye, que ce soit le général Haftar ou le chef de gouvernement Al-Sarraj, qui soit prêt à faire le sale boulot. Car c’est bien là la fonction des hotspots. Après l’Allemagne, qui a fermé la route des Balkans grâce à l’accord conclu avec Erdo?an, Paris tente de faire de même en Afrique du Nord et au Sahel. Elle fait ainsi un pari risqué : les Libyens pourraient concevoir des chantages bien plus pernicieux encore que ceux d’Erdo?an.»

Alberto Negri

Voir aussi : Rubrique Revue de presse, rubrique Politique, Politique de l’immigration, Embarras de la gauche sur l’immigration, Perdre la raison face aux barbelés, Politique économique, La fabrique des indésirables, Politique Internationale, rubrique Société, Justice, Utilisation de gaz poivre contre les migrants à CalaisExploitation des migrants mineurs dans les « jungles » françaises, Rubrique Méditerranée, Libye,

Human Right Watch dénonce l’utilisation de gaz poivre contre les migrants à Calais

Un migrant allongé au sol entouré par des policiers français le 1er juin 2017 à Calais. PHILIPPE HUGUEN / AFP

Un migrant allongé au sol entouré par des policiers français le 1er juin 2017 à Calais. PHILIPPE HUGUEN / AFP

Selon l’enquête rendue publique mercredi par l’ONG et menée en juin et juillet à partir d’entretiens avec des exilés, le recours à l’agent chimique par la police est quotidien.

Calais est un enfer… L’organisation humanitaire Human Right Watch (HRW), qui mène des investigations sur les violations des droits humains partout dans le monde, vient de dresser un bilan approfondi des violences policières dans le Calaisis.

D’une ampleur inédite, l’enquête de cette ONG indépendante et internationale, rendue publique mercredi 26 juillet, a été menée à partir d’entretiens avec plus de 60 demandeurs d’asile et migrants, dont 31 enfants non accompagnés, en juin et juillet. Il en ressort une violence récurrente et souvent gratuite des forces de l’ordre envers les exilés et les associatifs qui les aident à survivre.

Si les migrants ne se plaignent pas prioritairement d’être frappés ou insultés, ils sont unanimes à dénoncer l’usage quotidien du gaz poivre contenu dans les bombes lacrymogènes de défense dont disposent les policiers.

Cet « agent chimique conçu pour maîtriser des personnes se comportant violemment, cause une cécité temporaire, de fortes douleurs oculaires et des difficultés respiratoires, qui durent en général de trente à quarante minutes, précise le rapport. La nourriture et l’eau aspergées de gaz poivre ne peuvent plus être consommées, tandis que les sacs de couchage et les vêtements doivent être lavés avant de pouvoir être utilisés à nouveau. »

La nuit et le jour

D’après le travail de cette organisation des défense des droits de l’homme, ce gaz est en effet très largement utilisé contre les exilés, mais aussi contre le peu qu’ils possèdent, qu’il s’agisse de nourriture ou de biens. L’affaire n’est pas nouvelle mais elle a pris une ampleur inédite depuis que l’exécutif a fait évacuer la jungle, en octobre 2016, et il se bat pied à pied pour éviter toute reconstitution de campement dans le Calaisis.

L’auteur de ce travail, Michael Garcia Bochenek, un juriste, estime caractéristique le récit de Nebay T., un Erythréen de 17 ans, qui lui a raconté comment « les aspersions ont lieu presque chaque nuit. Les policiers s’approchent de nous pendant que nous dormons et nous aspergent de gaz. Ils le pulvérisent sur tout notre visage, dans nos yeux », lui a-t-il expliqué.

Ce qui se produit la nuit arrive aussi le jour, comme Layla A. le montre. Cette jeune femme de 18 ans lui a raconté que deux jours avant son entretien, elle marchait « sur la route » : « Des policiers sont passés et ont utilisé leurs sprays. C’était le soir, peu après 20 heures, ils sont passés près du point de distribution dans leurs voitures. Ils ont ouvert la fenêtre et m’ont aspergée ». Des humanitaires, subissent aussi parfois le même sort en plus des contrôles d’identité, des amendes à leur véhicule pour manque d’eau dans le lave-glace, pour des rétroviseurs sales ou un stationnement gênant.

Outre la nuit et les moments où les migrants sont isolés, loin des associatifs qui les aident, le temps des repas concentre aussi des manifestations de violence d’une autre sorte. Nasim Z., un Afghan, a expliqué à HRW que les policiers avaient intentionnellement aspergé son repas et qu’il a eu faim cette nuit-là. Certains jours, les distributions sont interdites, ou arrêtées arbitrairement.

Stratégie de la dissuasion

Une travailleuse humanitaire – elle souhaite rester anonyme –, d’Utopia 56, une des associations de terrain, a relaté avoir donné deux bidons d’eau à un groupe d’hommes. Le lendemain ils ont expliqué que des policiers avaient pulvérisé du gaz dedans. Sarah Arrom, qui travaille également pour Utopia 56, a enregistré plusieurs témoignages similaires ; comme des bénévoles d’une autre association, l’Auberge des migrants.

Ces pratiques-là ne sont pas nouvelles. Ces dernières années, Le Monde a interrogé des exilés qui avaient vécu ce type de violences. Pourtant, le travail de HRW va plus loin en mettant en exergue leur systématisme. Preuve que, comme le suspecte Bénédicte Jeannerod, la directrice de HRW France, il s’agit d’une stratégie de la dissuasion destinée à empêcher les exilés de se réinstaller en bordure de la frontière avec le Royaume-Uni, alors que la jungle a été démantelée en octobre 2016.

A moins qu’il ne faille même conclure, en accord avec une enquête indépendante baptisée « Nobody Deserves to Live This Way ! » (Personne ne mérite de vivre comme ça !) menée par la britannique Christine Beddoe pour la Human Trafficking Foundation qu’en réalité, « les actes hostiles des autorités françaises [à Calais] ont créé un facteur répulsiffavorisant le trafic vers le Royaume-Uni ».

Bénédicte Jeannerod, qui signe après ce travail une série de recommandations qu’elle a dressées hier soir au gouvernement français, estime que « les autorités devraient envoyer un message clair pour signifier que le harcèlement policier, ou toute autre forme d’abus de pouvoir, ne sera pas toléré ».

Mépris des droits humains

Cette dernière rappelle en effet qu’« il est tout à fait condamnable que des policiers utilisent du gaz poivre sur des enfants et des adultes endormis ou en train de vaquer pacifiquement à leurs occupations » et insiste que « lorsque les policiers détruisent ou confisquent les couvertures des migrants, leurs chaussures ou encore leur nourriture, non seulement ils rabaissent leur profession, mais ils portent atteinte à des personnes ».

Pourtant, rien ne plaide vraiment pour que dans le contexte actuel de mépris des droits humains, son analyse soit entendue. D’ailleurs, lorsque l’organisation a présenté son travail au sous-préfet de Calais, Vincent Berton ce 7 juillet, HRW rapporte que ce dernier a tout simplement réfuté les résultats du travail. Le rapport reprend sa citation où il insiste sur le fait que « ce sont des allégations, des déclarations de personnes, qui ne sont pas basées sur des faits. Ce sont des calomnies ».

Cette réaction est ce qui, au fond, a le plus choqué l’auteur de l’enquête, Michaël Garcia Bochenek qui estime avec le recul, « difficile de comprendre le déni des autorités françaises, même après ces comptes rendus clairs, cohérents, détaillés et assez gênant des abus de la police. Au lieu de cet aveuglement volontaire, la préfecture devrait examiner les pratiques policières et assurer le respect des normes nationales et internationales ».

Déjà, du temps où Bernard Cazeneuve était ministre de l’Intérieur, ce dernier réfutait tous les témoignages, estimant que les migrants n’avaient qu’à porter plainte. C’est la réponse qu’il avait faite à HRW qui avait réalisé une première enquête sur le même sujet, fin 2015.

Alors, à Calais, la vie continue avec ses rêves brisés et ses cauchemars récurrents comme ceux de Gudina W., un Ethiopien de 16 ans qui a confié à l’enquêteur : « Quand je dormirai cette nuit, je verrai les policiers. Je me réveillerai et je me rendrai compte que j’ai rêvé que les policiers venaient me frapper. C’est ça dont je rêve. »

Maryline Baumard

Source : Le Monde 26/07/2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Débat, rubrique Politique, Politique de l’immigration, Embarras de la gauche sur l’immigration, Perdre la raison face aux barbelés, Politique économique, La fabrique des indésirables, Politique Internationale, rubrique Société, Justice, Exploitation des migrants mineurs dans les « jungles » françaises,