Thomas Piketty animera la séance inaugurale ce soir au rectorat. Photo DR
Festival de Radio France. L’hypothèse joyeuse combat le discours de la déploration aux 29e Rencontres de Pétrarque qui débutent ce soir au Rectorat et se poursuivront jusqu’au 18 juillet.
Dans le cadre du festival Radio France, les 29e Rencontres de Pétrarque* débutent aujourd’hui à Montpellier. Elles se tiendront jusqu’au 18 juillet sur le thème « De beaux Lendemains ? Ensemble, repensons le progrès ».
Lundi, Thomas Piketty ouvrira le bal des neurones au rectorat avec une attendue leçon inaugurale. L’économiste est cette année le lauréat du Prix Pétrarque de l’Essai France Culture Le Monde pour son livre Le Capital au XXIème siècle paru au Seuil. Un ouvrage qui porte sur le retour en force des inégalités dans lequel Thomas Piketty émet l’idée que supprimer la catégorie des rentiers, peu active économiquement, mais dominant pourtant la hiérarchie, permettrait de dynamiser la croissance économique.
Ces rencontres interrogeront la notion de progrès sous l’angle du politique. La soirée du mardi 15 juillet a pour thème « La politique peut-elle se passer de l’idée de progrès » ou en d’autres termes l’idée répandue d’un peuple de gauche progressiste dans l’âme et d’un peuple de droite conservateur par nature ayant vécu, comment mobiliser l’imaginaire collectif ?
Elle réunira Cécile Duflot et la philosophe Blandine Kriegel, ex députée communiste devenue conseillère de Jacques Chirac et ex membre du Comité consultatif national d’éthique. Les lumières du physicien Etienne Klein spécialiste de la physique quantique seront peut être utiles à ce débat.
Mercredi les Rencontres se proposent de répondre à la question
« La révolution technologique nous promet-elle un monde meilleur ? »
Jeudi, il s’agira du déclin de l’occident et de la ré-émergence du progrès en provenance d’autres latitudes, l’Inde, la Chine, l’Afrique. Mais il sera vraisemblablement difficile de contourner l’ethnocentrisme vu que trois des quatre invités sont des intellectuels français reconnus.
Retour à la finance vendredi 18 avec un débat sur le thème : « Peut-on remettre l’économie au service du progrès ? » où l’on guettera l’intervention de l’économiste Gérard Dumenil, auteur de La Grande bifurcation (La Découverte) dans lequel il défend l’idée d’une structure de classes tripolaire comprenant capitalistes, cadres et classes populaires, et conçoit la réouverture des voies du progrès dans de nouvelles coalitions.
Jean-Marie Dinh
* Du 14 au 18 juillet de 17h30 à 19h30 Rectorat, rue de l’université à Montpellier.
Entretien avec Sandrine Treiner, directrice adjointe de France Culture en charge de l’éditorial.
Sandrine Treiner. Photo France Culture
« De beaux Lendemains ? » « Ensemble, repensons le progrès ». Comment décrypter cette thématique à tiroir ?
Depuis plusieurs années nous nous étions positionnés sur des thématiques un peu pessimistes comme La crise démocratique ou Guerre et Paix l’année dernière, quand nous avions été rattrapés par l’actu. En préparant cette édition, nous nous sommes dit que nous nous laissions un peu porter par l’état d’esprit de la France et qu’il serait temps de proposer à nos invités de faire l’effort d’envisager l’avenir de manière positive et dynamique.
La notion de progrès porte interrogation. Elle nous renvoie une dimension idéologique qui est aujourd’hui totalement bouleversée…
Le terme progrès est en effet porteur d’une idéologie qui semble en panne. Sur ce point la question se pose à droite comme à gauche. Nous allons tenter de travailler ce que veut dire l’idée de progrès aujourd’hui en déclinant notre sujet à partir de grands thèmes qui remettent en cause l’idée de l’avenir comme la révolution technologique, le déclin de l’occident, l’orientation des politiques économiques…
Comment se porte France Culture ?
Très bien, je pense que les gens sont de plus en plus demandeurs de sens et que nous répondons à notre mission qui est à la fois de réinventer et d’éclairer le monde sur une base d’ouverture et de connaissances. En quatre ans notre audience a évolué de 22% passant de 1,6 à 2,1%. Nous avons passé la barre d’un million d’auditeurs/jour. En conservant notre public d’aficionados et en élargissant notre audience à des personnes qui ne pensaient pas que France Culture pouvait s’adresser à elles.
Quelle seront les innovations de la grille de rentrée ?
La grille sera assez stable dans l’ensemble. Il n’y aura pas de grand changement dans les fondamentaux, parce que ça marche bien et que nous avons déjà opéré beaucoup de modifications depuis quatre ans. Denis Podalydès, sera une nouvelle voix quotidienne pour la littérature.
Le changement le plus important n’est pas forcément visible. Il a consisté à rendre la grille lisible. Nous avions beaucoup d’émissions thématiques éparpillées. Nous avons reclassé un peu comme on reclasse sa bibliothèque. Nous avons aussi rajeuni et féminisé l’équipe. Enfin on a réchauffé l’actu en proposant beaucoup plus de directs.
Craignez-vous des réductions budgétaires ?
Nous en avons déjà connu l’an dernier et sommes parvenus à faire des économies en évitant d’impacter les productions. Pour cette année notre budget ne sera pas en augmentation mais rien ne dit qu’il sera une nouvelle fois revu à la baisse.
L’ancien Premier ministre vient de publier un ouvrage au titre prometteur: « Le Mal Napoléonien » (Le Seuil) qui se veut une contribution à la démystification de cette figure tutélaire de l’histoire politique française. Une entreprise ô combien opportune mais hélas complètement ratée sur le double registre du caractère populaire du bonapartisme et de sa reproduction dans l’essence même de la V° République.
D’abord, l’Histoire. Lionel Jospin est comme fasciné par elle au point que son opus est un long récit qui court sur deux siècles, allant jusqu’à des détails parfois inutiles à la démonstration. Mais quelle démonstration ? Chercher « simplement à estimer si une telle épopée a servi les intérêts de la France. La réponse est clairement non » (p.129). Réponse quelque peu tirée par les cheveux pour ce qui est de la « Constitution administrative » toujours en place pour l’essentiel (les lois de Pluviose et Ventose de l’An VIII précédant de plusieurs mois le coup d’Etat et la Constitution politique « courte et obscure » du 25 décembre 1799). La critique est plus convaincante pour mesurer les désastres de la guerre en Europe que l’Empire mena au détriment du printemps des peuples. Le problème est que cette question manque l’objectif de la compréhension du bonapartisme comme culture politique installée durablement en France et exportée de par le monde, de l’Egypte de Nasser à l’Argentine de Péron (plus sérieusement que dans les « populismes » actuels qui tracassent l’auteur). Les détails de l’histoire diplomatique sont de peu d’intérêt pour analyser le mystère social du bonapartisme comme genre (une question posée de manière inaugurale par Marx dans « Le 18 Brumaire » que Jospin ne cite même pas dans sa bibliographie par ailleurs assez étrange). Son enracinement populaire est ainsi complètement escamoté. Exemple: l’armée comme base du système. L. Jospin ne mentionne les « deux millions d’hommes » mobilisés (bien plus en réalité) que pour mieux dénoncer un « chef peu soucieux de ses hommes (…) le soldat napoléonien étant constamment mal nourri, mal vêtu, mal soigné et même mal armé ».(p. 74). Certes, mais l’essentiel est ailleurs: dans la capacité d’intégration sociale de l’armée la plus moderne de son temps au recrutement plébéien, machine de guerre contre l’aristocratie de la base au sommet. Elle produit 20% de la noblesse d’Empire d’origine populaire; le salaire d’un général est cinq fois plus élevé que celui d’un Préfet; la hiérarchie est basée sur le mérite et on peut facilement devenir sergent-chef si on sait lire les cartes. Lié à l’invention d’un nouvel art de la guerre, cette « organisation totale » permet à Napoléon de lancer au Conseil d’Etat le 4 mai 1802 cette phrase: « Ce n’est pas comme Général que je gouverne, c’est parce que la Nation croit que j’ai les qualités civiles propres au Gouvernement ». Bon résumé de cette construction de l’homme providentiel (qui aurait pu servir à L. Jospin pour comprendre le gaullisme) qui consacre par les plébiscites à répétition sa « royauté républicaine ». Car il y a bien dans cette histoire, un bonapartisme populaire que révèleront les Cent Jours (expédiés en quelques pages dans l’ouvrage) quand Napoleon au retour de l’ile d’Elbe en 1815 reprend le pouvoir en trois semaines contre la totalité du personnel politique et la plupart des généraux qui lui avaient imposé la déchéance. Ce n’est pas une simple opération de communication, oeuvre de « propagateurs efficaces, de colporteurs, de demi-soldes, d’écrivains romantiques » (dixit Jospin p. 148). L’image du défenseur du peuple, des conquêtes de 89, de l’honneur national et de la victime de la double trahison des élites et des cours d’Europe va renforcer durablement le mythe napoléonien parmi les ouvriers et les paysans, ce qu’exploitera parfaitement le petit neveu (Napoleon III) en 1851. Comme le dira justement René Rémond, « Napoléon est tombé à gauche » , du côté de cet ensemble composite de petits bourgeois et d’hommes du peuple unis dans leur fidélité au patriotisme révolutionnaire, dans la détestation d’une bourgeoisie libérale, conservatrice et défaitiste. Bref, Guizot, l’homme de la Monarchie de Juillet semble avoir mieux compris Bonaparte que Jospin quand il disait: « C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité ». Comprendre ce phénomène rare en politique est essentiel pour résoudre la crise démocratique aujourd’hui.
Or que nous dit Lionel Jospin ? Tout simplement qu’après que le Maréchal Pétain eut incarné un « bonapartisme de la sénescence » (sic, p. 178), le « mal » aurait tout simplement disparu. De Gaulle ? : il « ne voulait sans doute pas être un nouveau Bonaparte. Il savait aussi qu’il ne le pouvait pas ». Tout le dernier chapitre est ainsi consacré à une révision du rôle du Général dans la Résistance et l’histoire politique de l’après-guerre: le prophète technique qui défend les blindés contre la ligne Maginot, l’appel du 18 juin, la représentation des partis d’avant 40 dans le CNR, « Barres plus Michelet » (R. Rémond); rien de cela n’importe car « on ne trouve pas chez le général de Gaulle de référence au bonapartisme » (p. 191). « Les questions institutionnelles, essentielles à ses yeux » , le discours de Bayeux du 16 juin 46 où il annonce les grands traits de la Constitution de 1958, le RPF de 47 « à la fois bourgeois et populaire » (p.201), rien ne peut être retenu contre De Gaulle puisque « éloigné du champ politique en 1953, on ne peut lui reprocher de s’être jamais comporté en imitateur des Bonaparte » (p. 202). Bouquet de ce feu d’artifices au sens premier du terme): la V° République. Si » les conditions dans lesquelles De Gaulle obtient le pouvoir en mai 1958 s’apparentent sans conteste à la technique bonapartiste du coup de force (…) l’heure n’est pas au césarisme » (p. 205), Ben voyons ! « Ce qu’il y avait de bonapartiste en lui , fut tempéré et transmué par la puissance intégrative de la République » (p. 211). Tant d’approximations et de superficialité servent à justifier la performance d’institutions qui « sont devenues une sorte de patrimoine commun » (p.216) après que les socialistes les aient acceptées. A ce point de ce qui n’est plus ni un récit ni une démonstration, on mesure combien l’absence d’une définition théorique et politique de l’objet (le bonapartisme) autorise toutes les fantaisies. Et on ne peut qu’être atterré par la vision d’un dirigeant socialiste devenu Premier ministre qui reste fasciné par l’élection du président de la République au suffrage universel qu’il a si bien raté (après avoir inversé le calendrier des Législatives pour mieux la défendre), convaincu que le Quinquennat qu’il a instauré nous a « ramené à la norme démocratique européenne » (p. 216), persuadé que finalement « la démocratie est nécessairement représentative » (p. 220). Rien sur le présidentialisme ravageur de ce régime, rien sur la démocratie participative qu’appelle le changement social.
Ce livre de Lionel Jospin est en quelque sorte un revival de la célèbre fable de Florian, L’aveugle et le paralytique où deux malheureux unissent leur force et leur misère sans que cela suffise à les sauver. Aveugle sur le bonapartisme, Jospin est resté paralysé par ses effets contemporains et son actualité. Pourtant nous ne sortirons pas de la confusion politique où nous sommes tombés sans une juste compréhension de la part qu’y occupe l’assimilation populaire de cette histoire et de cette culture.
A paraître dans les prochains jours aux éditions du Seuil un nouvel opus sur Mohammed VI : Le roi prédateur, signé Catherine Graciet (ex journaliste au Journal hebdomadaire et à Bakchich) et Eric Laurent, interviewer de Hassan II et auteur du livre Mémoires d’un roi. L’enquête promet une plongée dans les magouilles économiques de Mohammed VI et de son entourage affairiste. Elle lèvera encore davantage le voile sur le côté obscur et cupide de la monarchie alaouite.
Résumé de l’éditeur :
Mohammed VI est désormais le premier banquier, le premier assureur, le premier entrepreneur de bâtiments de son pays. Il y joue un rôle dominant dans l’agro-alimentaire, l’immobilier, la grande distribution, l’énergie et les télécoms. La fortune personnelle du roi du Maroc a quintuplé en dix ans, et le magazine Forbes le classe désormais parmi les personnalités les plus riches du monde. Que s’est-il donc passé depuis l’avènement du fils d’Hassan II ? Par le biais des holdings que contrôle la famille royale, avec l’aide du secrétaire particulier de Sa Majesté et la complaisance de nombre de dignitaires et de valets du pouvoir, c’est à une véritable mise en coupe réglée de l’économie du royaume que l’on assiste depuis plus de dix ans. Et si l’absolutisme royal selon Hassan II visait à assurer la pérennité de la monarchie, la structure de gouvernement mise en place par son fils est tout entière tendue vers l’accaparement privé. Voici ce système, et les hommes qui en tirent les ficelles, pour la première fois mis au jour au terme d’une minutieuse enquête de terrain, d’un examen fouillé des dossiers sensibles, de nombreuses rencontres avec les principaux témoins de cette royale prédation, y compris parmi les proches du Palais. Voici comment le souverain d’un des régimes désormais les plus menacés par la vague démocratique dans les pays arabes a transformé ses sujets en clients, l’Etat en machine à subventionner les intérêts de la famille royale, et notre pays en complice d’un désastre politique et moral auquel contribue, à son corps défendant, le contribuable français.
Depuis le 1er janvier, la FAO – organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture – a un nouveau directeur général : José Graziano da Silva. L’ex sous-directeur de cette même structure par ailleurs monsieur « faim zéro » – programme mené au Brésil pour le président Lula – a d’emblée affirmé que « l’élimination totale de la faim et de la sous-alimentation dans le monde » était sa priorité. Un objectif louable et finalement normal pour cette organisation intergouvernementale créée en 1945 dont le mandat est précisément de « veiller à ce que les êtres humains aient un accès régulier à une nourriture de bonne qualité qui leur permette de mener une vie saine et active. «
Pourtant, on ne peut qu’avoir une sensation de déjà entendu. Au sein de cette FAO ou à l’occasion des journées mondiales contre la faim du 16 octobre. Mais pas seulement. En 2000, les 193 Etats qui s’engagent sur les objectifs du millénaire pour le développement actent au premier chapitre, la réduction de moitié de la population souffrant de la faim en 2015.
Et pourtant. En 2007/2008 l’explosion des prix des produits alimentaires provoque une crise énorme : 40 millions de personnes supplémentaires souffrent désormais de la faim. Ce qui porte le total à 963 millions. L’été dernier, c’est la Corne de l’Afrique qui est menacée de famine. 12 millions de personnes sont en danger. Les pays riches réagissent, multiplient les conférences de donateurs… pour mieux peiner à obtenir 50% de promesses de dons sur le milliard et demi de dollars estimé comme nécessaire par l’ONU. L’actualité propose de nouvelles déclinaisons de cette faim dans le monde : une étude montre que 42% des enfants de moins de 5 ans en Inde sont sous-alimentés. Et ce, malgré la croissance impressionnante du PIB. Au Congo, le chiffre est de 26% : plus d’un quart des enfants de moins de 5 ans touchés par la malnutrition dénonce l’Unicef . Reste encore le Tchad à qui l’ONU vient d’allouer 6 millions de dollars d’aide d’urgence le 11 janvier dernier pour faire face à une crise alimentaire.
Cacao contre sorgho
Misère, guerre et sécheresse font, évidemment, parties des explications à cette faim dans le monde. Mais pas seulement. Il ne faut en effet surtout pas oublier que dans les quarante dernières années, le FMI et la Banque Mondiale ont fait en sorte que les gouvernements des pays du Sud détruisent les silos à grains qui alimentaient les marchés intérieurs en cas de crise ; qu’ils les ont poussé à supprimer les agences publiques de crédit aux agriculteurs ; qu’ils les ont convaincu de troquer les productions de blé, de riz, de maïs ou de sorgho pour des cultures de cacao, café ou thés qui s’exportent si bien ; qu’ils les ont enfin contraints à ouvrir leurs frontières aux exportations de pays occidentaux subventionnées massivement. Tout cela pour leur permettre d’obtenir les précieux dollars nécessaires au remboursement de la dette. Ces dernières années, la mode des biocarburants aidés par les pays du Nord ont eu raison de nouveaux hectares de cultures vivrières.
Il ne faut pas oublier non plus que la crise alimentaire de 2007/2008 résulte du boursicotage de quelques spéculateurs quittant la bulle immobilière qui venait d’exploser aux Etats-Unis. Il ne faut pas oublier enfin que depuis la crise financière, le G 20 tente de remettre le FMI en selle avec, cette fois, l’Europe pour terrain de jeu.
Dernier élément a aussi prendre en compte : les réformes agraires jamais menées dans certains pays d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie qui interdisent à des milliards de paysans d’avoir un accès direct à la terre et en font les première victime de la faim dans le monde.
Ceci posé, la FAO peut donc ambitionner d’éradiquer la faim dans le monde. De jolies phrases qui rendent plus supportable l’idée que, chaque année, de 3 à 5 millions d’enfants meurent à cause de la malnutrition dans le monde. Mais comment prendre au sérieux une lutte contre la faim qui fait l’impasse sur les causes de cette faim ?
Angélique Schaller (La Marseillaise)
Jean Ziegler : « L’ordre cannibale du monde peut être détruit »
Somalie
Les experts le savent bien, l’agriculture d’aujourd’hui serait en mesure de nourrir normalement 12 milliards d’êtres humains, soit près du double de la population mondiale.
Le 17 janvier dernier sur le campus de la Gaillarde, Montpellier SupAgro a accueilli un des plus éminents défenseurs du droit à l’alimentation Jean Ziegler pour une conférence-débat animée par Damien Conaré, secrétaire général de la Chaire UNESCO Alimentations du monde, partenaire de cette rencontre exceptionnelle, co-organisée avec la librairie Sauramps.
jean ziegler
Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation de 2000 à 2008, Jean Ziegler est aujourd’hui vice-président du comité consultatif du conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il a consacré l’essentiel de son oeuvre à dénoncer les mécanismes d’assujettissement des peuples du monde. Professeur émérite de sociologie à l’Université de Genève, il a publié L’Empire de la honte (2005) et La Haine de l’Occident (2008). Dans son nouvel essai intitulé Destruction massive : géopolitique de la faim (Seuil, octobre 2011) le sociologue a dressé un état des lieux de la faim dans le monde et analysé les raisons de l’échec des moyens mis en œuvre depuis la deuxième guerre mondiale pour l’éradiquer. Il critique les ennemis du droit à l’alimentation aujourd’hui, à savoir la production d’hydro-carburants et la spéculation sur les biens agricoles.
Version intégrale d’un entretien avec Jean Ziegler publié dans La Marseillaise
Globalement, l’état des lieux que vous dressez de la situation fait pâlir. Quels sont les nouveaux paramètres de la sous-alimentation qui frappe notre planète au XXIe ?
Le massacre annuel de dizaines de millions d’être humains par la faim est le scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant âgé de moins de dix ans meurt de faim, 37 000 personnes meurent de faim tous les jours et un milliard – sur les 7 milliards que nous sommes – sont mutilés par la sous-alimentation permanente… Et cela sur une planète qui déborde de richesses !
Le même rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde de la FAO qui donne les chiffres des victimes dit que l’agriculture mondiale dans l’étape actuelle de ses forces de production pourrait nourrir normalement (2 200 calories/ individu adulte par jour) 12 milliards d’êtres humains, donc presque le double de l’humanité actuelle.
Au seuil de ce nouveau millénaire, il n’existe donc aucune fatalité, aucun manque objectif. Un enfant qui meurt de faim est assassiné.
Pendant huit ans, j’ai été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation. Ce livre est le récit de mes combats, de mes échecs, des mes occasionnelles fragiles victoires, de mes trahisons aussi.
Les populations les plus exposées sont les pauvres des communautés rurales des pays du Sud où se cumulent aux conditions environnementales une violence physique et économique ?
Un fléau particulier qui frappe les paysans depuis peu est l’accaparement des terres arables dans les pays du Sud – surtout en Afrique – par les sociétés transcontinentales privées.
Selon la Banque mondiale, l’année dernière, 41 millions d’hectares de terres arables ont été accaparés par des fonds d’investissements et des multinationales uniquement en Afrique. Avec pour résultat, l’expulsion des petits paysans. Ce qu’il faut dénoncer, c’est le rôle de la Banque mondiale, mais aussi celui de la Banque africaine de développement, qui financent ces vols de terre. Pour se justifier, elles ont une théorie pernicieuse qui est de dire que la productivité agricole est très basse en Afrique. Ce qui est vrai. Mais ce n’est pas parce que les paysans africains sont moins compétents ou moins travailleurs que les paysans français. C’est parce que ces pays sont étranglés par leur dette extérieure. Ils n’ont donc pas d’argent pour constituer des réserves en cas de catastrophes ni pour investir dans l’agriculture de subsistance. Il est faux de dire que la solution viendra de la cession des terres aux multinationales.
3,8 % des terres arables d’Afrique sont irriguées. Sur tout le continent, il n’existe que 250 000 animaux de trait et quelques milliers de tracteurs seulement. Les engrais minéraux, les semences sélectionnées sont largement absents.
Ce qu’il faut faire, c’est mettre ces pays en état d’investir dans l’agriculture et de donner à leurs paysans les instruments minimaux pour augmenter leur productivité : les outils, l’irrigation, les semences sélectionnées, les engrais…
Un autre scandale dont souffrent les populations rurales dans l’hémisphère sud est le dumping agricole pratiqué par les États industriels. L’année dernière, les pays industriels ont versé à leurs paysans 349 milliards de dollars à titre de subsides à la production et à l’exportation. Résultat : sur n’importe quel marché africain, on peut acheter des fruits, des poulets et des légumes français, grecs, portugais, allemands, etc. au tiers ou à la moitié du prix du produit africain équivalent. Face au dumping agricole, le paysan africain qui cultive son lopin de terre n’a pas la moindre chance de vendre ses fruits ou ses légumes à des prix compétitifs.
Or, de 54 pays africains 37 sont des pays presque purement agricoles.
L’hypocrisie des commissaires de Bruxelles est abyssale : d’une part, ils organisent la faim en Afrique et, d’autre part, ils rejettent à la mer, par des moyens militaires, des milliers de réfugiés de la faim qui, chaque semaine, tentent d’atteindre la frontière sud de la forteresse Europe.
Face à ce drame de chaque instant, vous évoquez la notion de faim structurelle et de faim conjoncturelle ainsi que les notions d’Histoire visible et invisible comme les effets de la malnutrition…
La faim structurelle est celle qui tue quotidiennement à cause des forces de production insuffisamment développées dans les campagnes de l’hémisphère sud. La faim conjoncturelle par contre frappe lorsqu’une économie s’effondre brusquement par suite d’une catastrophe climatique ou de la guerre.
Regardons ce qui se passe aujourd’hui dans la Corne de l’Afrique. Certains pays comme la Somalie, le nord du Kenya, Djibouti, l’Érythrée et l’Éthiopie se trouvent dans une situation de cauchemar. Ils doivent faire face à une faim à la fois conjoncturelle, liée à la sécheresse ou à la guerre, et structurelle en raison de l’explosion des prix mondiaux des denrées alimentaires. Impossible donc pour eux d’acquérir suffisamment de nourriture pour alimenter toutes leurs populations. Dans la Corne de l’Afrique, des dizaines de milliers de personnes sont mortes de faim ou de ses suites immédiates depuis avril 2011.
Cette conscience que vous faites émerger se heurte souvent à une opinion publique indifférente. Comment peut-on s’expliquer la disproportion insensée d’implications entre les 2 700 victimes du WTC et les centaines de millions de morts de la faim ?
Vous avez raison. L’opinion publique dans son immense majorité, en Europe, oppose son indifférence au meurtre collectif par la faim qui se déroule dans l’hémisphère sud.
Pourquoi ? A cause de la théorie néolibérale qui empoisonne l’opinion. Or, les ennemis du droit à l’alimentation sont la dizaine de sociétés transcontinentales privées qui dominent complètement le marché alimentaire. Elles fixent les prix, contrôlent les stocks et décident qui va vivre ou mourir puisque seul celui qui a de l’argent a accès à la nourriture. L’année dernière, par exemple, Cargill a contrôlé plus de 26 % de tout le blé commercialisé dans le monde. Ensuite, ces trusts disposent d’organisations mercenaires : l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ce sont les trois cavaliers de l’Apocalypse. S’ils reconnaissent que la faim est terrible, ils estiment que toute intervention dans le marché est un péché. A leurs yeux, réclamer une réforme agraire, un salaire minimum ou le subventionnement des aliments de base, par exemple, pour sauver les vies des plus pauvres est une hérésie. Selon les grands trusts qui, ensemble, contrôlent près du 85 % du marché alimentaire, la faim ne sera vaincue qu’avec la libéralisation totale du marché et la privatisation de tous les secteurs publics.
Cette théorie néolibérale est meurtrière et obscurantiste. L’Union soviétique a implosé en 1991 (c’était une bonne chose). Jusque-là, un homme sur trois vivait sous un régime communiste et le mode de production capitaliste était limité régionalement. Mais en vingt ans, le capitalisme financier s’est répandu comme un feu de brousse à travers le monde. Il a engendré une instance unique de régulation : le marché mondial, la soi-disant main invisible. Les États ont perdu de leur souveraineté et la pyramide des martyrs a augmenté. Si les néolibéraux avaient raison, la libéralisation et la privatisation auraient dû résorber la faim. Or, c’est le contraire qui s’est produit. La pyramide des martyrs ne cesse de grandir. Le meurtre collectif par la faim devient chaque jour plus effrayant.
L’ONU devrait soumettre à un contrôle social étroit les pieuvres du commerce mondial agroalimentaire.
Le rapport FAO estime que l’agriculture mondiale pourrait nourrir 12 milliards de personnes. Évoque-t-il les modalités de mise en œuvre d’un plan réaliste pour faire face à ce fléau ?
Non. La FAO est exsangue. Elle se contente de la mise en œuvre de quelques programmes de coopération régionale. Elle n’a pas la force ni d’affronter les pieuvres du négoce alimentaire ni les spéculateurs boursiers.
Le développement des biocarburants qui s’impose comme « une arme miracle » ne répond pas aux défis environnementaux et accentue de manière catastrophique la famine dans le monde affirmez-vous ?
Vous avez raison de poser la question des agrocarburants, car il existe en cette matière une formidable confusion. La théorie généralement diffusée est la suivante : le climat se détériore et la principale raison en est l’utilisation de l’énergie fossile. Il faut donc diminuer sa consommation. Mais, je le dis avec force, les agrocarburants ne sont pas la solution. Pour réduire la consommation d’énergie fossile, il faut drastiquement économiser l’énergie, favoriser les transports publics, développer les énergies solaires, éoliennes, géothermiques. L’année dernière, les États-Unis ont brûlé 138 millions de tonnes de maïs et des centaines de millions de tonnes de blé, pour produire des agrocarburants. En Suède, près de la moitié des voitures roulent au bioéthanol. Le réservoir moyen d’une voiture est de 50 litres. Il faut brûler 352 kilos de maïs pour produire 50 litres de ce carburant. Or, ces 352 kilos de maïs permettraient à un enfant en Zambie ou au Mexique, où le maïs est la nourriture de base, de manger et de vivre pendant un an !
Brûler des plantes nourricières sur une terre où 35 millions de personnes meurent tous les ans de la faim ou de ses suites immédiates est inadmissible.
Vous mettez en lumière les incidences géopolitiques de la folie spéculatrice, en mettant en parallèle la flambée des cours du blé avec les révolutions du monde arabe qui est la première région importatrice de céréales du monde ou encore l’utilisation de la faim comme une arme politique de destruction en Afghanistan, en Somalie, à Gaza…
Les fonds spéculatifs (hedge funds) et les grandes banques ont migré après 2008, délaissant des marchés financiers pour s’orienter vers les marchés des matières premières, notamment celui des matières premières agricoles. Si l’on regarde les trois aliments de base (le maïs, le riz et le blé), qui couvrent 75 % de la consommation mondiale, leur prix ont explosé. En 18 mois, le prix du maïs a augmenté de 93 %, la tonne de riz est passée de 105 à 1 010 dollars et la tonne de blé meunier a doublé depuis septembre 2010, passant à 271 euros. Cette explosion des prix dégage des profits astronomiques pour les spéculateurs, mais tue dans les bidonvilles des centaines de milliers de gens. De plus, la spéculation provoque une autre catastrophe. En Afrique le Programme alimentaire mondial (PAM) ne peut plus acheter suffisamment de nourriture pour l’aide d’urgence en cas de famine : comme aujourd’hui dans la Corne de l’Afrique où les fonctionnaires de l’ONU refusent chaque jour l’entrée à des centaines de familles, réfugiées de la faim, devant les 17 camps d’accueil installés dans la région. Il faudrait transférer ces spéculateurs, dont les actions aboutissent au désastre actuel, devant un tribunal de Nuremberg et les juger pour crime contre l’humanité.
C’est vrai ce que vous dites : l’explosion des prix des aliments de base – surtout du blé – a joué un rôle crucial dans les révolutions notamment tunisienne et égyptienne. La faim comme arme de guerre : les Israéliens l’utilisent à Gaza, les Shebabs musulmans en Somalie.
Peut-on envisager un mouvement social international qui puisse faire reculer la Banque mondiale, l’OMC et le FMI que vous qualifiez de cavaliers de l’Apocalypse ? La lutte pour la vie ne se joue-t-elle pas au niveau des États sur le terrain de la politique intérieure ?
Malgré son titre – Destruction massive – mon livre est un livre d’espoir. La faim est faite de main d’homme. Elle peut être éliminée par les hommes. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La France est une grande, vivante démocratie. II existe des mesures concrètes que nous, citoyens et citoyennes des États démocratiques d’Europe, pouvons imposer immédiatement ; interdire la spéculation boursière sur les produits alimentaires ; faire cesser le vol de terres arables par les sociétés multinationales; empêcher le dumping agricole ; obtenir l’annulation de la dette extérieure des pays les plus pauvres pour qu’ils puissent investir dans leur agriculture vivrière ; en finir avec les agrocarburants… Tout cela peut être obtenu si nos peuples se mobilisent. J’ai écrit Destruction massive, géopolitique de la faim pour fortifier la conscience des citoyens. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. Je le répète, pendant que nous discutons, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Les charniers sont là. Et les responsables sont identifiables.
De plus, de formidables insurrections paysannes – totalement ignorées par la grande presse en Occident – ont lieu actuellement dans nombre de pays du Sud : aux Philippines, en Indonésie, au Honduras, au nord du Brésil. Les paysans envahissent les terres volées par les sociétés multinationales, se battent, meurent souvent, mais sont aussi parfois victorieux.
Georges Bernanos a écrit: « Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres ». L’ordre cannibale du monde peut être détruit et le bonheur matériel assuré pour tous. Je suis confiant : en Europe l’insurrection des consciences est proche.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Jean Ziegler, auteur de Destruction massive, géopolitique de la faim, Éditions du Seuil ; et aussi : L’or du Maniema, roman, réédition dans la coll. Points, Seuil).
Comédie du livre. Une nouvelle organisation pour célébrer la langue allemande du 27 au 29 Mai.
A Montpellier, La Comédie du livre figure comme un rendez-vous ancré dans la vie de la population. Elle se tient cette année du 27 au 29 mai en mettant à l’honneur les écrivains de langue allemande. Le pays invité correspond à la volonté de la ville de célébrer les cinquante ans des liens qui unissent Montpellier et Heidelberg. La 27e édition marque un tournant avec un changement d’équipe et d’organisation. La direction relève désormais de l’association Cœur de Livres pilotée par la ville et présidée par Etienne Cuenant, un chirurgien urologue qui préside aussi la Société montpelliéraine d’histoire de la médecine. Dans la logique citoyenne impulsée par les libraires et le tissu associatif, l’ex-délégué général, le journaliste Philippe Lapousterle et son équipe avaient trouvé un deuxième souffle à la manifestation, en multipliant les rencontres, avec la volonté de placer les auteurs et les idées sur la place publique.
Nouvelle donne
Après la redistribution des cartes chacun cherche un peu ses marques. L’adjoint à la culture, Michaël Delafosse, a réaffirmé lors de la présentation de la manifestation mardi, la fameuse « ambition d’excellence » de la politique culturelle montpelliéraine. Tout en assurant le maintien de son soutien aux libraires, la nouvelle orientation vise à favoriser la dimension littéraire de la manifestation et mieux mettre en avant le pays invité. Dans cette esprit, on a réduit les rencontres débats de moitié et demandé au tissu associatif de conformer ses propositions à la thématique allemande.
« Pasteur » littéraire !
Si les acteurs du livre invités ont observé le silence religieux de rigueur c’est que les sourires devaient être tout intérieurs. On se dit qu’Etienne Cuenant qui se voit en « pasteur » de la littérature et prévoit une » révolution numérique du livre sur 50 ans » pourrait utilement se plonger dans l’essai sur l’accélération signé par l’auteur invité Hartmut Rosa. On peine à comprendre en quoi la réduction du choix des visiteurs concoure à l’objectif annoncé par Michaël Delafosse » de partir à la découverte des publics « . Mais l’analyse des élucubrations qui circulent dans les conférences de presse serait le sujet d’un vrai roman… Et comme le disait, une figure respectée de la vie littéraire locale à la sortie : » Le plus important est de préserver le libre accès des gens aux livres« .
De la diversité de la langue
La participation active de la Maison de Heidelberg au programme et aux rencontres a contribué à la cohérence de propositions autour de la langue allemande. Celle-ci concerne des auteurs autrichiens, suisses, tchèques, turcs, kurdes qui contribuent pleinement à la richesse de cette littérature méconnue en France.
Parmi les écrivains invités, on attend notamment Zoran Drvenkar auteur d’origine croate prix du meilleur thriller 2010 en Allemagne pour » Sorry « , Katharina Hagena auteur du best-seller « Le goût des pépins de pomme« , le maître de l’autofiction suisse Paul Nizon, Christophe Hein, né en RDA en 1944, qui figure parmi les intellectuels les plus importants de sa génération. On peut encore citer Judith Herman, ou l’avocat Ferdinand von Schirach qui saisissent le lecteur par des récits courts. » 25 étudiants allemands et 25 étudiants montpelliérains sont invités à animer le jumelage. Ils seront nos ambassadeurs interculturels « , se réjouit Hans Demes de La Maison de Heidelberg.
Ce foisonnement d’échanges en perspective devrait faire émerger quelques morceaux de vie et donner symboliquement le pendant aux déboires du couple franco-allemand enlisé dans ses spéculations financières. Cette voie de l’intelligence demeure la marque de fabrique de La Comédie du livre.
Billet : Jumelage : la littérature comme vecteur
Le choix de mettre la littérature de langue allemande à l’honneur correspond au 25e anniversaire du jumelage qui lie les villes de Montpellier et Heidelberg. Il renvoie aux échanges entre cultures qui apportent leur contribution à la construction des identités culturelles. L’image française de l’Allemagne n’est bien évidemment pas uniquement littéraire. Elle se développe aussi bien dans les cadres internationaux que nationaux et régionaux. Elle tient aux guerres, aux échanges commerciaux, universitaires, politiques, à la construction européenne, et aux contacts personnels. La littérature a pourtant joué un rôle unificateur entre les deux pays. En France elle prend à contre-pied le cliché qui enferme les Allemands dans l’image d’un peuple grossier et pesant.
L’histoire littéraire du XVIIIe évoque l’admiration que se portaient mutuellement Frédéric II de Prusse et Voltaire. Les deux hommes se sont rencontrés et entretenaient une relation épistolaire suivie. L’auteur de Candide surnommait son ami libre-penseur « le roi philosophe ». Un roi idéal en somme. Au XIXe, on peut souligner la fascination qu’exerça Wagner sur Baudelaire et Mallarmé.
On s’apprête à mesurer à l’occasion des multiples débats programmés à la Comédie du livre à quel point la littérature comme la vie d’un jumelage peuvent contribuer à ces migrations culturelles, et combien ces vecteurs de transitions reposant sur des valeurs humaines sont essentiels dans le monde d’aujourd’hui.
L’Heure du noir sur la « Com » !
On sait combien le noir envahit les bibliothèques. Les amateurs du genre ne seront pas en reste cette année. Du côté des auteurs allemands invités on vous conseille d’aller voir l’écrivain berlinois d’origine croate Zoran Drvenkar dont le premier roman traduit en français – Sorry (éditions Sonatine) – a été élu meilleur thriller de l’année 2010 en Allemagne. Sorry est le nom d’une agence spécialisée chargée de présenter des excuses réglementaires pour les entreprises qui licencient ou harcèlent leurs salariés. Autant dire que l’agence créée par quatre potes berlinois se trouve sur un marché porteur. Mais les ennuis commencent lorsqu’ils doivent s’excuser auprès d’une personne crucifiée…
Volker Kutscher fait aussi un tabac en Allemagne et pas seulement avec ses intrigues mises en scène dans le Berlin des années 30, un moment où l’Allemagne est au tournant de son histoire. Après Le poisson mouillé (seuil 2007) qui dressait le portrait politique et contradictoire du Berlin des années 20, la deuxième enquête du commissaire Rath, La mort muette (seuil 2010) se déroule cette fois dans le milieu du cinéma. En pleine guerre entre les protagonistes du cinéma muet et ceux du parlant, des actrices sont mystérieusement assassinées…
Les amateurs d’histoires courtes suivront avec attention les onze affaires criminelles que relate avec talent l’avocat pénaliste Ferdinand Von Schirach dans son recueil sobrement intitulé Crimes (Gallimard 2011).
A ne pas manquer aussi, le débat « Flics Stories » demain à 15h salle Pétrarque animé par Michel Gueorguieff, l’incorruptible président de Soleil Noir. En présence des auteurs, Odile Barski la scénariste de Claude Chabrol, pour Never mort (Le Masque 2011), Hélène Couturier pour Tu l’aimais quand tu m’as fait ? (Presse de la Cité) qui plonge le lecteur dans une enquête intime, traitée avec justesse. Claude Cances pour Histoire du 36 Quai des Orfèvres (Jacob-Duvernet) et Régis Descott pour L’année du rat (JC Lattès), thriller d’anticipation palpitant et angoissant qui nous conduit sur la trace des rongeurs.
Rencontre Z. Drvenkar aujourd’hui à 17h30 au Pavillon populaire et demain à 11h centre Rabelais. Rencontre Volker Kutscher demain à 15h au Centre Rabelais. Ferdinand Von Schirach aujourd’hui à 13h45 au Pavillon Populaire et demain à 16h au Centre Rabelais. Et aussi la Table ronde quand le polar raconte l’histoire aujourd’hui à 17h salle Pétrarque.
Difficiles relations entre éditeurs et libraires ?
Vie du livre et de la lecture. LR2L proposait un débat qui ne s’est pas tenu entre deux acteurs de la chaîne du livre.
Le quart d’heure montpelliérain passé d’un bon quart d’heure, il aura bien fallu se rendre à l’évidence. La proposition de débat entre libraires et éditeurs lancée par l’antenne régionale du livre et de la lecture allait prendre une autre forme. Celle d’une déclaration un peu convenue sur le travail mené en faveur du livre en région conjointement soutenue par la présidente de LR2L, Marie-Christine Chase, Fabrice Manuel en charge de la culture au Conseil régional, et la représentante de l’Etat Odile Nublat. La Comédie du Livre aura notamment été l’occasion de signer La Charte des manifestations littéraires. Un texte en élaboration depuis plusieurs années qui précise la place et le rôle de chacun des acteurs de la chaîne du livre en remettant les auteurs au centre du projet et en leur garantissant une juste rémunération. Cet aboutissement apparaît comme un gage de sérieux. S’efforçant de favoriser les échanges interprofessionnels, la nouvelle équipe de LR2L semble à l’écoute. Mais dans un climat de crise qui bouscule les modèles économiques, la confiance s’érode parfois entre les acteurs dont les intérêts ne sont pas toujours conciliables.
Les libraires régionaux, qui brillaient par leurs absences, seront bientôt recensés dans un nouvel annuaire publié par LR2L. « A l’heure où le secteur vit une totale mutation liée à la révolution numérique, chacun se replie un peu sur ses propres préoccupations. C’est humain, explique Adeline Barré qui œuvre avec Emmanuel Begou pour faciliter ce difficile passage. « Nous mettons actuellement l’accent sur les publications des maisons d’éditions afin que les ouvrages soient bien accompagnés et qu’ils arrivent jusqu’aux libraires. » Emmanuel Begou a en charge le travail avec les médiathèques et les bibliothèques : « Ces structures publiques sont des lieux de médiation vers les nouveaux supports. Avec l’arrivée du numérique, l’apport en recherche d’information est incontestable. Il faut former les usagers. Nous ne jouons pas l’opposition entre les pratiques d’hier et celles d’aujourd’hui. Ce qui est important c’est de véhiculer la pensée. » En voilà au moins une qui sera au goût de tout le monde.
Débat : Une fenêtre sur l’Afrique
Il ne sont pas de même facture les livres de l’historienne Catherine Coquery-Vidtovitch Petite histoire de l’Afrique, et de l’équipe franco-camerounaise composée de Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, et Thomas Deltombe auteurs de Kamerun, mais ils ont été publié simultanément (Editions La Découverte), et invitent tous deux à réajuster notre regard sur l’Afrique subsaharienne. L’occasion a donné lieu à un débat intéressant et suivi initié par la librairie Sauramps vendredi dans le cadre de la Comédie du Livre.
Incontournables. Christoph Hein et Paul Nizon, des auteurs hors normes.
Christoph Hein
L’Allemand Gunter Grass en 1999, l’Autrichienne Elfriede Jelinek en 2004 et la Roumaine Herta Müller en 2009 ont obtenu les derniers prix Nobel de littérature attribués à des écrivains de langue allemande. Aucun des membres de ce trio n’était disponible cette année pour répondre à l’invitation de La Comédie du livre. Chacun à leur manière, ces auteurs consacrés usent d’une puissance créatrice hors norme, d’un style en rupture qui rend compte de la part irrationnelle de l’histoire. Leurs origines soulignent, comme on peut le voir à Montpellier, que la littérature allemande ne se limite pas au pays de Goethe.
Claude Nizon
Parmi les auteurs présents cette année, deux pourraient entrer dans ce symbolique panthéon. Christoph Hein né en Saxe en 1944 dont les études furent perturbées par la construction du mur. L’écrivain commence sa carrière en temps que dramaturge et se voit reconnu dès la publication de ses premiers récits en 1980. Son dernier roman Paula T une femme allemande (Métailié 2010) déroule la vie et le combat d’une femme et d’une artiste de l’Est. Une situation dépeinte dans un style sec comme le sont parfois les prises de paroles publiques sans concession de ce grand défenseur d’idées. Dans un tout autre genre le Suisse Paul Nizon, exilé à Paris, ne succombe pas non plus à la facilité. Il vient de publier Les Carnets du coursier (Actes Sud) et poursuit sa quête qui pousse sa recherche d’expression vers l’infini de lui-même. A (re) découvrir.
Un des auteurs de langue allemande à découvrir parmi les invités de la Comédie du Livre. Les lecteurs qui voulaient rencontrer Sherko Fatah vendredi peuvent le retrouver ce matin à 11h à l’Espace Martin Luther King.
Né en 1964 en Allemagne de l’Est d’un père kurde originaire du nord de l’Irak et d’une mère allemande, l’écrivain a fait de nombreux séjours en Irak. Son œuvre est imprégnée du thème de l’exil. Dans Le navire Obscur l’auteur retrace la vie d’un jeune kurde irakien enrôlé dans la guerre du côté des « Combattant de Dieu » alors que les bombardements s’intensifient sur son pays. Après avoir donné (ou perdu ?) de sa personne en suivant les barbus, Kerim décide de rejoindre son oncle en Allemagne. Au mépris du danger, avec une certaine innocence, il embarque clandestinement sur un cargo. Débute une traversée humiliante où Kerim éprouve le sentiment, commun à tous les clandestins, de perdre son identité. Lorsqu’il parvient en Allemagne de nouvelles surprises l’attendent. Voilà qu’on lui demande à nouveau d’imaginer des histoires pour s’en sortir…
Le parcours dessiné par Sherko Fatha regroupe en un destin le contenu de trois existences dans lesquelles son personnage progresse à tâtons et semble en même temps faire corps avec une force de vie déterminante. On ne sait vraiment vers où l’écriture sobre et puissante de Sherko Fatha nous conduit mais elle nous maintient en éveil.
Le navire Obscur, éditions Métailié 2011, 23 euros.
« Ruth a dit : Promets-moi que tu ne feras jamais rien avec lui »
Judith Hermann."J'évoque le blanc qui reste" Photo Rédouane Anfoussi
Un critique allemand a dit de l’œuvre de Judith Hermann qu’elle dressait le portrait d’une génération en chassant ses fantômes. « Pour écrire, je m’inspire de mon vécu propre, précise-t-elle. Si cela devient le portrait d’une génération, pourquoi pas. Raconter une histoire, c’est un peu chasser des fantômes pour exprimer ce qui est difficilement décryptable. »
En 1998, son premier roman Maison d’été plus tard (Albin Michel 2001), connaît un énorme succès en Allemagne avant de devenir un best-seller mondial. Ce qui lui permet d’abandonner son travail de journaliste. Cinq ans plus tard, elle publie son second recueil de nouvelles Rien que des fantômes. Hier, elle en à lu un extrait, dans le cadre des moments littéraires au Pavillon populaire.
« Ruth a dit : Promets-moi que tu ne feras jamais rien avec lui ». La première phrase de ce court récit pose d’emblée le cadre d’une relation entre les trois protagonistes de l’histoire. Deux amies dont l’une, Ruth, peine à se situer dans une histoire de cœur qu’elle débute avec Raoul. Le troisième personnage, miroir inversé de Ruth, c’est la narratrice qui apparaît au lecteur à travers ses observations. A la lecture, on entre en parfaite empathie avec ce personnage travaillé par l’indécision. « C’est plus intéressant d’écrire sur quelqu’un qui cherche que sur des gens qui ont des certitudes. Le lecteur comprend dans les blancs », commente l’auteur. Le style léger et précis de Judith Hermann se nourrit des inattendus de la vie et d’une certaine inadéquation avec le monde.
Son prochain recueil de nouvelles à paraître chez Albin Michel en octobre prochain se situe sur la même tonalité que ses deux premiers livres. Judith Hermann aborde en cinq nouvelles l’expérience de l’adieu quand quelqu’un de proche disparaît. « Je parle de la mort. J’évoque le blanc qui reste. J’aimerais que mes lecteurs remplissent ce vide par leur propre expérience. » Un autre moment propice à l’instabilité qui comporte une luminosité particulière.
Rencontre avec Judith Hermann dimanche à 16h, Centre Rabelais
Harmut Rosa : Le temps de l’argent
Débat. Le sociologue Harmut Rosa invité par la Fabrique de Philosophie
Cette 26e édition de la Comédie du livre a globalement tenu son pari d’exigence. Notamment ceux que s’était fixée l’organisation, de recentrer l’orientation sur la dimension littéraire et le pays invité. On peut néanmoins regretter que la teneur des autres débats ait manqué de consistance politique et économique, qui sont au cœur de notre quotidien. L’annulation de l’échange entre les représentants du Parti de Gauche et ceux du parti allemand Die Linke, comme le désistement de la philosophe Michela Marzano ont renforcé le déséquilibre. En la matière, l’exception est venue de la pensée critique Hartmut Rosa.
Le sociologue était invité à présenter son dernier ouvrage Accélération (éd. La Découverte) dans lequel il met le doigt sur la pression du temps imposée par notre vie moderne, qui est à l’origine d’un dysfonctionnement majeur de la société. « La dimension de la compétition dit-il, agit aujourd’hui plus lourdement sur nos vie que l’église a pu peser hier. Il faut courir plus vite, non pour aller plus loin, mais pour garder sa position. Au travail, il faut aller plus vite pour rester où on est. » Ces conditions de temps sont celles du système néolibéral. « On nous donne l’impression de ne pas être à la hauteur, d’être toujours en retard. » Hartmut Rosa en tire des constats sociaux qu’il définit comme « un rétrécissement des espaces temporaires, » avec des incidences sur l’individu : « La réponse à la question qui êtes-vous est de plus en plus difficile à trouver. » Et des conséquences politiques, celles qui affectent la mémoire collective et la compréhension générale du monde. « On vit de plus en plus d’épisodes qui se cumulent sans que l’on ne puisse en tirer des leçons. » Cela participe, selon Rosa, au retrait des citoyens de la politique qui demande du temps pour être comprise.
C’est un des auteurs de langue allemande à découvrir parmi les invités de la Comédie du Livre. Les lecteurs qui voulaient rencontrer Sherko Fatah vendredi peuvent le retrouver ce matin à 11h à l’Espace Martin Luther King.
Né en 1964 en Allemagne de l’Est d’un père kurde originaire du nord de l’Irak et d’une mère allemande, l’écrivain a fait de nombreux séjours en Irak. Son œuvre est imprégnée du thème de l’exil. Dans Le navire Obscur l’auteur retrace la vie d’un jeune kurde irakien enrôlé dans la guerre du côté des « Combattant de Dieu » alors que les bombardements s’intensifient sur son pays. Après avoir donné (ou perdu ?) de sa personne en suivant les barbus, Kerim décide de rejoindre son oncle en Allemagne. Au mépris du danger, avec une certaine innocence, il embarque clandestinement sur un cargo. Débute une traversée humiliante où Kerim éprouve le sentiment, commun à tous les clandestins, de perdre son identité. Lorsqu’il parvient en Allemagne de nouvelles surprises l’attendent. Voilà qu’on lui demande à nouveau d’imaginer des histoires pour s’en sortir…
Le parcours dessiné par Sherko Fatha regroupe en un destin le contenu de trois existences dans lesquelles son personnage progresse à tâtons et semble en même temps faire corps avec une force de vie déterminante. On ne sait vraiment vers où l’écriture sobre et puissante de Sherko Fatha nous conduit mais elle nous maintient en éveil.