Voir autrement, c’est la proposition qui nous est faite au musée Fabre, avec l’Art et la matière qui s’ouvre par une galerie de sculptures à toucher. L’expérience est à vivre jusqu’au 28 mai 2017, elle permet aussi une redécouverte du fond.
« Ne pas toucher » est une des règles fondamentales qui s’applique dans les musées pour des raisons évidentes de conservation. Ainsi, il y a très souvent une bonne distance à maintenir entre l’œuvre et le visiteur. Il arrive parfois que le zèle préventif des gardiens vous gâche la visite. Le grand mérite de L’Art et la matière est d’aborder l’art d’une autre façon. Les yeux bandés, on effleure les œuvres que propose l’exposition du bout des doigts. Organisé autour de quatre sections, le parcours propose un dispositif tactile et des espaces d’interprétation multi-sensoriels, permettant au visiteur une découverte insolite de l’art au moyen de dix moulages de sculptures. Parvenu dans l’atelier du sculpteur (1), l’immersion s’avère complète. L’expo déplace le centre de gravité pour entrer dans le monde de l’intensité. L’exploration de l’inconnu ouvre la voie au développement intérieur.
Suivre les lignes aveugles
Cette initiative de sculptures à toucher relève d’un concept unique proposé en France, en partenariat avec le muse?e du Louvre. Elle s’inscrit dans la politique d’accessibilité des différents publics et notamment des visiteurs en situation de handicap, qui constitue une des priorités du musée Fabre. « À travers cette nouvelle exposition, il s’agit de proposer une approche progressiste et citoyenne qui permet aux personnes aveugles ou malvoyantes de participer à l’exposition a? travers une expérience unique, intime et singulière. »
On sait l’inventivité qu’il faut aux conservateurs pour faire redécouvrir le fond souvent insoupçonné de leur musée. Dans l’élan de l’exposition l’Art et la matière, l’accrochage de photographies originales de Sophie Calle issues de la série Les Aveugles est une invitation évidente à prolonger la visite. Regarder la peinture, pénétrer dans l’univers des formes et des couleurs qui incarnent la vision de chaque artiste, autant charnelle que spirituelle, est une chance dont les Montpelliérains pourraient profiter davantage. La privation temporaire de la vue produit comme une conscience nouvelle des sources infinies de ravissement et de délectation qui se trouvent à proximité. En peinture le musée Fabre propose un fond remarquable avec ses sections du XVII, XIXe et XXe siècles. A explorer en dehors des rushs dans les moments où les contingences et le temps n’ont pas d’emprise. On ne doit pas faire comme les touristes pressés ou les ministres en visite qui enfilent les salles du musée au pas de charge mais prendre son temps à chaque visite.
Ne faut-il pas saisir ces irrésistibles occasions d’appréhender la lumière de la transcendance. La peinture occidentale vise souvent à une pleine domination du réel, l’expérience de la cécité démontre qu’elle peut être aussi un lieu de jonction avec une forme de lâcher prise. On peut aller au musée en se limitant à une époque, un artiste, une salle où une seule oeuvre. Il suffit parfois d’une lueur de lumière à une heure de la journée pour qu’un tableau ouvre son horizon. A l’heure où le Centre d’Art contemporain va se mettre en réseau avec le monde, le musée Fabre demeure un lieu de prédilection. Un grand corps organique, au coeur qui bat.
JMDH
l (1) L’atelier du sculpteur, est un espace proposant une immersion par les sens. On entre dans l’univers sensible et particulier d’un atelier.
Une oeuvre au Musée . «Aspasie» l’icône de Delacroix empreinte de sensualité
Aspasie E. Delacroix musée Fabre photo dr
La perception de cette oeuvre nous introduit dans le monde intime de l’artiste. Delacroix semble avoir éprouvé un penchant particulier pour ce tableau resté dans son atelier jusqu’à sa mort et jamais exposé de son vivant. L’identité du modèle reste une énigme. Il est vraisemblable que le même personnage ait posé pour Mort de Sardanapale. On sait le désir de Delacroix de s’inscrire dans la lignée des maîtres tout en se permettant des audaces. Aspasie le confirme. « Delacroix bouleverse la notion de l’idéal féminin alors que la beauté sombre est à l’époque un thème uniquement littéraire ».
Le tableau exprime l’idée chère au Romantisme du rêve à travers une nouvelle image de la féminité, abandonnée aux charmes de la sensualité. L’artiste qui cède à maintes reprises aux charmes de ses modèles montre la femme portant un corsage blanc qui dévoile une poitrine généreuse et la patine de bronze de sa peau. Ses cheveux noirs se déversent sur ses épaules, alors qu’un de ses bras semble retenir la chemise. Ici s’opposent l’art classique et cette recherche de la couleur par les effets de matière. Le peintre oublie le lissé et le dégradé. On lit sur le travail de la chair, « sabrée de touches juxtaposées », aux teintes roses, bleues et mauves, le mélange optique qui sera le propre des Impressionnistes, cinquante ans plus tard. Le thème sera aussi traité, entre autres, par Bazille et Gauguin qui en fera une copie.
«?Radio Vinci Park?» un coefficient élevé de beau et de bizarre. Photo JMDI
Deux spectacles et deux chorégraphes pour une soirée de feu proposée par hTh. Boris Charmatz reprend (sans titre) (2000) de Tino Sehgal et François Chaignaud se livre à un rituel motomachique dans un parking souterrain.
Soirée danse à vif, contestataire et transgressive comme on les aime, avec deux propositions à l’image d’artistes aux oeuvres significatives par leur sincérité et leur intensité. C’est Boris Charmatz qui ouvre le bal sur la scène du CDN avec une reprise de la création de Tino Sehgal. Il est nu sur la scène vide et exécute en solo les figures majeures de l’histoire de la danse contemporaine, sans musique dans une salle éclairée. Et voilà que la magie de la scène qui habituellement prend vie quand les lumières s’éteignent, s’inverse. Voilà que la nudité rapproche, que la neutralité du corps devient la page blanche où s’inscrit le poème. Mais cette neutralité reste toute relative car les mouvements de Nijinski, Cunningham, Bausch, Brown et bien d’autres, prennent vie dans l’espace et le temps à travers la pulsion d’énergie propre à chaque danseur. Cerise sur le gâteau, de brèves interactions avec le public s’opèrent selon une pensée situationniste empruntée à Guy Debord.
Changement de lieu et de situation opéré par les bus de la Tam -?une première pour le Théâtre Grammont?-, qui transportent les spectateurs vers l’inconnu. Ceux-ci s’engouffrent dans l’obscurité d’un parking pour suivre Radio Vinci Park. Première pose dans le sombre couloir de béton pour écouter Vivaldi, Mozart, Haendel, interprétés au clavecin par Marie-Pierre Mercier. On s’enfonce ensuite un peu plus loin sous la terre pour assister à une fascinante scène de séduction entre un motard casqué et une créature blonde juchée sur des talons aiguilles à toute épreuve. Dans cet environnement singulier, la prouesse corporelle et mécanique prend du relief. François Chaignaud convoque à la fois l’esthétique et la voix du bel canto pour parvenir à ses fins et le monstre se réveille.
2016 fut une année de rebondissements dans le domaine des politiques culturelles impactées par la réforme territoriale.Cette rétrospective se concentre sur l’énergie artistique qui demeure et doit plus que jamais être défendue.
La boite à joujoux. Photo Marc Ginot
Janvier. Fondé sur les écritures contemporaines le festival Marseillais Actoral fait escale à Montpellier à l’invitation de Rodrigo García. Dirigé par Hubert Colas, le festival propose des rencontres inédites et surprenantes entre des auteurs, on retient notamment la performance du jeune chorégraphe croate, Matija Ferlin, celle de Anne-James Chaton à la Panacée et la rayonnante présence de Lydie Salvayre. A l’Opéra Comédie, l’ONM et Montpellier Danse s’associent autour de l’univers onirique de Debussy. Le chorégraphe Hamid El Kalmouse livre une version inédite de La boite à Joujoux. Invité par la librairie Sauramps, l’auteur américain des Appalaches Ron Rash évoque son oeuvre de roc à Montpellier.
Février. Le Sonambule innove à Gignac avec un BD concert initié par le groupe rock Skeleton Band. Au théâtre La Vignette à Montpellier la compagnie Moébus, s’attaque à la figure du bouc émissaire avecPharmakos. Dans La brebis galeusede Celestini donnée à Béziers et mis en scène par Dag Jeanneret à sortieOuest, Nicola superbement interprété par Christian Mazzuchini rêve de supermarchés merveilleux, de films intergalactiques, de chansons à la guimauve et de femmes dociles. La réalisatrice actrice et chanteuse, Agnès Jaoui interprète son dernier album Nostalgias au Théâtre de Sète.
3e volet de La France vue d’ici pour la 8e édition du festival sétois . Photo Patrice Terraz
Mars. La documentaliste néerlandaise Heddy Honigmann, le polonais Jerzy Skolimowski, l’algérien Farid Bentoumi, l’écrivain et réalisateur français Pascal Bonitzer, comptent parmi les invités du Festival de cinéma Itinérances d’Alès qui place le cirque et la musique au coeur de sa 34e édition. Quatre photographes chiliens tirent le portrait de Sète dans le cadre de la 8e édition du festival ImageSingulières. L’équipe célèbre les 30 ans de l’Agence VU à travers un coup de projecteurs sur sept grands photographes espagnols. L’Espagnol Alberto Garcia-Alix et le Suédois Anders Petersen confrontent leur regard. Au Corum, la mise en scène de l’Opéra Bouffe Geneviève de Brabant par Carlos Wagner reconduit sans mignardise l’immédiateté sensible d’Offenbach vers de nouvelles potentialités.
Marlène Monteiros Freitas « Jaguar »
Avril. Invité par Montpellier Danse, la chorégraphe Marlène Monteiros Freitas pose ses valises pour une semaine à Montpellier. Ses figures du grotesque et son esprit subversif et sensible transpercent les murs. Elle présente Jaguar, à La Vignette et Paradis au CDN hTh. Le plasticien brésilien Mauricio Oliveira fait étape à l’hôpital de Lodève où ses travaux sont exposés. Invitée par la librairie L’Échappée belle, Patti Smith débarque à Sète pour une lecture de son dernier opus M Train qui dessine la carte de son existence. A Pézenas, la 17e édition du festival de chanson le Printival met à l’honneur la chanson francophone dans toute sa diversité.
L’ Orchestre arabo-andalou de Fès
Mai. Le 11e festival Arabesques met en lumière la richesse des cultures arabes. Il débute avec la présence exceptionnelle de l’Orchestre arabo-andalou de Fès à l’Opéra Comédie. L’hypnotisante outiste syrienne Waed Bouhassoun, offre un superbe récital. Au Théâtre Jean-Claude-Carrière, elle chante des poèmes d’Adonis, Mansur al-Hajjal, d’al-Mulawwah, et d’Ibn Arabi sur ses propres compositions. Le thème des Vanités revu et corrigé par huit artistes contemporains donne lieu à une expo au musée d’Arts et d’archéologie aux Matelles. La Comédie du Livre de Montpellier convoque les meilleures plumes de l’Italie pour une édition ardente. A Sérignan, le Mrac pousse les murs avec la complicité de l’artiste contemporain, Bruno Peinado.
Juin. Le Musée Fabre de Montpellier est à l’initiative d’une rétrospective internationale consacrée à l’une des figures majeures du pré-impressionnisme. L’exposition Frédéric Bazille, la jeunesse de l’impressionnisme, est organisée avec le musée d’Orsay à Paris et la National Gallery of Art de Washington. Elle présente les travaux de ses contemporains (Delacroix, Courbet, Corot, Manet, Monet, Renoir, Sisley…). François Guérif est l’invité d’honneur du Firn à Frontignan à l’occasion des 30 ans de la collection Rivages/Noir. Autour du thème Mort de rire, cette 19e édition reçoit la participation exceptionnelle de quatre auteurs américains venant pour la première fois en France : Christa Faust, Daniel Friedman J. David Osborne et P.G. Sturges.
« Le Sacre du Printemps », une chorégraphie de Pina Bausch, interprétée par le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch dans les Arènes de Nîmes.
Aux Arènes de Nîmes, la chorégraphe Pina Bausch s’offre un triomphe posthume avec la reprise de Café Müller et du Sacre du printemps accompagnés par un orchestre de 100 musiciens. The Encounter, première française de l’auteur britannique Simon Mc Burney embarque le public du Printemps des Comédiens au fin fond de la forêt amazonienne pour y vivre une expérience onirique qui frappe à la porte du réel. Proposé par hTh, Nowhere, la performance en solo du chef Marino Formenti, ouvre un espace musical urbain de sept jours où le temps s’abolit.
Albert Ibokwe Khoza dans une chorégraphe performance de Robyn Orlin
Juillet. Avec Du désir d’horizons présentée au Festival Montpellier Danse, Salia Sanou approche l’indicible et l’absurde condition de vie d’un camp de réfugiés. La rencontre inévitable entre le performer Albert Ibokwe Khoza et la chorégraphe sud africaine Robyn Orlin nous transporte dans la radicalité de l’histoire. La 26e édition du Festival de Thau qui mixe cultures musicales de la planète et conscience écologique affirme sa singularité. La programmation s’affiche avec une forte présence africaine doublée d’une thématique sur les femmes engagées à l’image des Amazones d’Afrique. Cent poètes traversent les rives tels des prophètes de la paix, pour investir la ville de Sète à l’occasion du Festival Voix Vives en Méditerranée. Le Festival de Radio France défie la peur sur le thème Voyage en Orient, à l’instar de la soirée d’ouverture Mille et quelques nuits réunissant Lambert Wilson, Karine Deshayes, Michael Schønwandt et l’Orchestre national de Montpellier autour des secrets de Shéhérazade.
Ballake Sissoko & Vincent Ségal
Août. Fiest’A Sète poursuit le défrichage des musiques du monde associant fraîcheur et pertinence musicale inédites comme la rencontre entre le Libanais Bachar Mar-Khalife et la sublime Natacha Atlas où celle entre Ballake Sissoko & Vincent Ségal.
Patrick Boucheron aux Chapiteaux du livre
Septembre. A sortieOuest, la rentrée culturelle se fête en lecture avec Les Chapiteaux du Livre. Les auteurs invités à Béziers s’emparent de l’histoire contemporaine pour la mettre en débat, s’y retrouvent notamment Patrick Boucheron, Chloé Delaume, Jean-Hugues Oppel.
Au Cinemed Jo sol Antigone D’or 2016
Octobre. Avec une vingtaine de films projetés, le Cinemed consacre cette année une large place à l’émergence cinématographique tunisienne. Présidé par Laetitia Casta, le jury de la 38ème édition du Cinemed attribue le prix de l’Antigone d’or à Vivre et autres fictions de Jo Sol.
Hearing de Koohestani au Théâtre La Vignette
Novembre. Le pôle culturel de l’université Paul-Valéry et le Théâtre La Vignette reçoivent le dramaturge iranien Amir Reza Koohestani pour deux jours. Le Rockstore fête ses 30 ans. A cette occasion la salle de concert mythique de Montpellier concocte une programmation béton et éclectique sur un mois complet.
Dave Clarke I love Techno
Décembre. Laurent Garnier, Dave Clarke, Ben Klock, Marcel Dettman… Les plus grands noms de la techno se retrouvent au Parc Expo de Montpellier pour I Love Techno Europe. Le cinéaste Costa-Gavras évoque la première partie de sa carrière à Montpellier à la Médiathèque Fellini.
L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.
Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.
Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy
Le regard d’un anthropologue sur la philosophie
J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.
À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.
À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.
J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.
En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.
L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.
Le faire et l’art de produire
Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.
J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.
Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.
Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?
De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.
C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.
Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.
Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.
Anthropologie versus acteur-réseau ?
J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.
J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.
Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.
Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.
L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique
Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.
Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.