La déflation dans la zone euro devient une menace de plus en plus réelle

Source Eurostat

L’inflation s’est établie à 0,4?% en octobre 2014. Elle était de 0,7?% en octobre 2013 et de 2,5?% en octobre 2012. Jusqu’ici les réponses au risque de baisse généralisée des prix sont très timides et risquent de ne pas suffire.

L’inflation dans la zone euro aurait-elle touché son point bas?? Aucun économiste n’ose en faire le pari. Après être descendus jusqu’à 0,3?% en septembre, les prix à la consommation ont enregistré une très légère remontée à 0,4?% en octobre, selon la première estimation d’Eurostat. Mais ce répit semble davantage lié au ralentissement de la baisse des prix de l’énergie qu’au rebond de l’activité. Hors énergie, l’inflation a d’ailleurs continué à se contracter à 0,7?% après 0,8?% en septembre, son niveau le plus bas depuis que cet indicateur existe. En Allemagne la hausse des prix a été très faible (0,7?%) le mois dernier et en Espagne les prix ont reculé de 0,2?%, pour le quatrième mois de suite. La déflation n’est plus un spectre lointain mais un risque réel qui menace les économies de la zone euro. Les prix sont désormais proches de zéro et la promesse de la BCE de maintenir les prix «?à un niveau proche de 2?% à moyen terme?» n’est plus qu’un lointain souvenir.

Certes, pour l’instant, «?nous n’y sommes pas et nous ne prévoyons pas de déflation, c’est-à-dire une baisse du niveau général des prix l’an prochain?», assure Christophe Blot, directeur adjoint des prévisions à l’OFCE. Pour au moins une bonne raison?: la baisse de l’euro vis-à-vis du dollar, qui devrait freiner le phénomène de baisse des prix. En effet, une monnaie faible génère de l’inflation importée. L’inflation pourrait donc ainsi reculer un peu moins vite même si, dans le même temps, l’énergie est moins chère. «?Mais au-delà, tous les ingrédients sont réunis pour que l’économie s’installe dans une spirale déflationniste?: peu ou pas de croissance, un chômage élevé, et une exacerbation des politiques de compétitivité.?» Jacques Cailloux, économiste Europe chez Nomura, surveille de près l’évolution des salaires. Ils sont pour lui l’indicateur le plus pertinent pour mesurer les risques de déflation. Le chômage élevé – il atteint 11,5?% dans la zone euro et sévit particulièrement en Grèce (26,4?%), en Espagne (24?% et au Portugal (13,6?%) – favorise la dénonciation des conventions collective et la pression à la baisse sur les salaires à l’embauche. En Allemagne, le seul pays où les salaires augmentent encore significativement, «?on note depuis la fin de l’été un ralentissement des hausses dans les accords négociés?», s’inquiète Jacques Cailloux.

«? La déflation, mieux vaut la prévenir que la guérir car, une fois ancrée dans la psychologie des agents économiques, c’est très difficile d’en sortir, comme le montre le précédent japonais?», avertit Isabelle Job-Bazille, directrice des études économiques au Crédit Agricole. Mais alors qu’ils sont au bord de cette trappe déflationniste, les gouvernements sont comme paralysés. La Banque centrale européenne est aussi embarrassée qu’elle est divisée sur la réponse à apporter à cette nouvelle menace. Son président, Mario Draghi, a alerté les Etats cet été que la Banque centrale ne pourrait à elle seule relancer la demande et que les Etats membres devaient y contribuer, y compris sur le plan budgétaire. Mais jusqu’ici, les réactions sont timides. «?Les politiques budgétaires restent relativement contraignantes, même si elles ne sont plus aussi restrictives que ces dernières années, ajoute l’économiste de Nomura. Les outils ne sont clairement pas adaptés à la situation. Ni la BCE ni les gouvernements de la zone euro ne prennent assez d’assurance pour enrayer le risque déflationniste?». Et de rappeler que la Réserve fédérale américaine a acquis par sa politique non conventionnelle d’achats de titres un montant équivalent à 23?% du PIB. A comparer à 2?% pour la BCE… A ce rythme, et même si elle ne sombre pas dans une franche déflation, la zone euro se condamne, selon Isabelle Job-Bazille, à «?une décennie de croissance faible et d’inflation basse?».

Catherine Chatignoux

Source : Les Echos 02/11/2014
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La question de l’assurance-chômage « doit être reposée », selon Valls

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Et si la France socialiste de François Hollande avait des choses à apprendre du Royaume-Uni conservateur de David Cameron ? Certes, le credo que le premier ministre de la France a livré, lundi 6 octobre à Londres — « Mon gouvernement aime les entreprises » — avait déjà été entendu à Berlin voici quinze jours. Mais Manuel Valls y a ajouté une British touch : la France avec sa croissance en berne et son chômage de masse ne peut pas ignorer le dynamisme de son voisin d’outre-Manche. « Ce que vous avez fait en quelques années, nous pouvons aussi le faire », a-t-il lancé devant les représentants des milieux d’affaires venus poliment l’écouter sous les voûtes gothiques de Guildhall, cœur historique de la City.

L’adaptation de la France à la mondialisation, l’assouplissement du marché du travail figurent au centre du message du premier ministre socialiste aux représentants du business et de la finance. « Pour garder son rang dans le monde, a déclaré Manuel Valls après un entretien avec son homologue, David Cameron, la France doit aussi garder son statut de puissance économique. Le sens de ma politique de soutien aux entreprises, de baisse du coût du travail, des choix que nous devons faire en matière de marché du travail, c’est de garder notre leadership pour faire en sorte que nous ne décrochions pas du mouvement du monde. »

« RÉFORMER LE MARCHÉ DU TRAVAIL »

Le premier ministre, soucieux de combattre le French bashing et les clichés sur la France sclérosée, lourde de contraintes fiscales et sociales, a rappelé que la taxe à 75 % sur les hauts revenus, si mal accueillie par la City, « n’existerait plus le 1er janvier 2015 » ; il a cité Xavier Niel, patron de Free et actionnaire à titre individuel du Monde, selon lequel la France est « un paradis fiscal » pour les créateurs d’entreprises ; il a présenté les « réformes structurelles » engagées, notamment la restructuration des régions et le travail du dimanche. Comme à Londres, a-t-il précisé, les magasins parisiens vont pouvoir rester ouverts le dimanche afin que les Chinois qui visitent Paris « ne partent pas le samedi soir pour faire les boutiques à Londres ».

Mais l’extrême souplesse du marché du travail britannique, présentée par M. Cameron à M. Valls comme l’un des principaux facteurs de la croissance retrouvée, semble avoir hautement intéressé le premier ministre. « Il faudrait aller plus loin » que l’assouplissement des 35 heures, a déclaré le premier ministre français. « En Grande-Bretagne et en Allemagne, le temps partiel a permis de préserver l’emploi et de repartir de manière plus forte quand la croissance est revenue. Nous, en France, avons fait le choix d’un chômage très important et très bien indemnisé. C’est dans le dialogue avec ceux qui recherchent un emploi que l’on peut améliorer la situation. Cela s’appelle réformer le marché du travail. »

« AUCUNE IDÉE DE GAUCHE »

La question de l’assurance-chômage « doit être reposée » tant sur le plan du montant de l’indemnisation que de sa durée, a-t-il confirmé à des journalistes britanniques avec lesquels il a déjeuné, en rappelant les discussions en cours à ce sujet entre les partenaires sociaux. En France, « des dizaines de milliers d’emplois ne sont pas pourvus. On doit inciter davantage au retour à l’emploi », a répété Manuel Valls devant la presse française. Le premier ministre veut être « celui qui fait bouger la gauche française sur le rapport de la France avec la mondialisation ».

Selon nos informations, le gouvernement pourrait profiter de la prochaine renégociation de la convention Unedic en 2016. Et le dossier s’annonce explosif : il y a peu de chances que les syndicats acceptent de baisser montant et durée d’indemnisation. S’il faut durcir drastiquement ces règles, la gestion paritaire de l’assurance-chômage pourrait être remise en cause.

Même si M. Valls n’a pas eu le droit à une ovation debout, l’auditoire a été sensible au volontarisme qu’il a déployé. « M. Valls donne l’impression de n’avoir aucune idée de gauche, mais il a une volonté d’agir qui manquait jusqu’à présent, commente Maurice Fraser, directeur de l’Institut européen de la London School of Economics. Il est trop tôt pour juger de son sérieux, mais il donne l’impression de ne pas vouloir se cacher dans le monde fictif de la rhétorique socialiste. »

Le professeur Fraser voit aussi en M. Valls un partenaire possible de M. Cameron pour promouvoir une réforme de l’Union européenne visant davantage de compétitivité. Le premier ministre britannique, qui a promis un référendum sur la sortie de l’Europe s’il est reconduit aux élections de mai 2015, a besoin de montrer à ses électeurs qu’une telle réforme est possible. Mais David Cameron refuse de dire s’il fera campagne pour ou contre le maintien dans l’Union européenne. Manuel Valls, lui, a déjà donné sa réponse : « L’Union européenne sans la Grande-Bretagne serait une catastrophe. »

Philippe Bernard

Source Le Monde.fr 06/10/2014

Voir aussi  :  Rubrique Actualité France,  rubrique Politique, Politique économique,  rubrique  Société, Emploi,

Grand marché transatlantique. Les trois actes de la résistance

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Elus nationaux, députés européens et gouvernements disposent de diverses options pour s’opposer au projet d’accord transatlantique. Encore faut-il qu’ils en manifestent la volonté, ou que les populations les y invitent…

par Raoul Marc Jennar, juin 2014

Jusqu’à la signature du traité, plusieurs étapes doivent être franchies qui offrent autant de fenêtres de tir.

Mandat de négociation. La Commission jouit du monopole de l’initiative : elle propose seule les recommandations destinées à encadrer la négociation de tout accord de commerce ou de libre-échange (1). Réunis en Conseil, les Etats membres en délibèrent avant d’autoriser la négociation. Les recommandations initiales de la Commission — rarement modifiées par le Conseil (2) — délimitent alors un mandat de négociation. Pour le grand marché transatlantique (GMT), celui-ci fut conféré le 14 juin 2013.

Négociation. Elle est conduite par la Commission, assistée d’un comité spécial où les vingt-huit gouvernements sont représentés : ceux-ci ne sauraient donc prétendre qu’ils ignorent tout des pourparlers en cours. Le commissaire au commerce Karel De Gucht pilote les discussions pour la partie européenne. Le traité de Lisbonne prévoit que la Commission fasse « régulièrement rapport au Parlement européen sur l’état d’avancement de la négociation (3) », une obligation nouvelle dont elle s’acquitte avec certaines réticences. Les conditions dans lesquelles la commission du commerce international du Parlement européen reçoit des informations traduisent une conception très étriquée de la transparence (lire « Silence, on négocie pour vous »). Pour le GMT, cette phase suit son cours.

Acte I : validation par les Etats membres. Une fois les tractations achevées, la Commission en présente les résultats au Conseil, qui statue à la majorité qualifiée (au moins 55 % des Etats représentant 65 % de la population (4)). Restriction importante : si le texte qui lui est soumis comporte des dispositions sur le commerce des services, sur les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle et sur les investissements directs étrangers, l’unanimité est requise. Celle-ci s’impose également pour la conclusion d’accords qui « dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union et dans le domaine du commerce des services sociaux, d’éducation et de santé lorsque ces accords risquent de perturber gravement l’organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des Etats membres pour la fourniture de ces services ». Les gouvernements disposent donc d’une large liberté d’appréciation du résultat final des discussions et peuvent s’emparer de l’obligation de statuer à l’unanimité pour bloquer le projet.

Avant de se prononcer, le Conseil doit soumettre le texte au Parlement européen, afin d’éviter d’être désavoué (5).

Acte II : validation par le Parlement européen. Depuis 2007, le Parlement dispose d’un pouvoir accru en matière de ratification. Il peut approuver ou rejeter un traité négocié par la Commission au terme d’une procédure baptisée « avis conforme ». C’est ce qu’il a fait le 4 juillet 2012 en rejetant l’accord commercial anti-contrefaçon (en anglais Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ACTA), négocié de 2006 à 2010 dans le plus grand secret par plus de quarante pays. Il peut aussi, comme n’importe quel Etat, recueillir l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité de l’accord négocié avec les traités (6). Cette phase doit débuter lorsque le Conseil des ministres transmet au Parlement le résultat de la négociation.

Acte III : ratification par les Parlements nationaux. Si le partenariat transatlantique est validé par le Parlement et le Conseil, une question demeure en débat : un traité qui comporterait toutes les dispositions inscrites dans les quarante-six articles du mandat de négociation échapperait-il à l’examen des Parlements nationaux ? « Oui ! », répond le commissaire De Gucht, qui évoque la ratification future de l’accord de libre-échange Union européenne – Canada en ces termes : « Il faudra ensuite que le collège des vingt-huit commissaires européens donne son feu vert au texte définitif que je lui présenterai avant de passer à la ratification par le Conseil des ministres et le Parlement européen (7). » Ce faisant, il évacue la possibilité d’une ratification par les Parlements nationaux. Il entend sans doute que cette procédure s’applique également au partenariat transatlantique puisque, en vertu du traité de Lisbonne, les accords de libre-échange relèvent de la compétence exclusive de l’Union, contrairement aux accords mixtes (c’est-à-dire soumis à la fois au Parlement européen et aux Parlements nationaux), qui contiennent des dispositions relevant à la fois de la compétence de l’Union et de celle des Etats. Au sein du Conseil des ministres européen, plusieurs gouvernements, dont ceux de l’Allemagne et de la Belgique, ne partagent pas le point de vue de M. De Gucht. Ce dernier a annoncé qu’il saisirait la Cour de justice de l’Union pour trancher leur différend (8).

Déjà, par le passé, la question de la mixité des accords de libre-échange a alimenté des débats : en 2011, des parlementaires allemands, irlandais et britanniques ont demandé que des accords de libre-échange avec la Colombie et le Pérou soient déclarés mixtes et donc soumis à la ratification des Parlements nationaux. Le 14 décembre 2013, le Parlement français a de même ratifié l’accord de libre-échange Union européenne – Corée du Sud négocié par la Commission ; il doit étudier prochainement la ratification des accords entre l’Union, la Colombie et le Pérou.

L’accord envisagé avec les Etats-Unis dépasse le simple libre-échange et empiète sur les prérogatives des Etats. C’est le cas lorsqu’il s’agit de bouleverser les normes sociales, sanitaires, environnementales et techniques, ou de transférer à des structures d’arbitrage privées le règlement des conflits entre entreprises privées et pouvoirs publics. La compétence exclusive de l’Union ne s’étend pas à des domaines qui relèvent encore — au moins en partie — de la souveraineté des Etats.

Le cas de la France. Dans son célèbre arrêt de 1964, la Cour de justice des Communautés européennes établit la primauté absolue des traités sur le droit national des Etats membres (9). En France, toutefois, un traité dispose d’un rang inférieur à la Constitution : il doit donc s’y conformer. La pratique des gouvernements consiste, lors de l’adoption de chaque traité, à modifier la Constitution de façon à éviter toute incompatibilité.

L’adoption du traité de Lisbonne en 2008 en donna l’occasion (10). Cependant, lors de cette dernière révision, il ne fut pas proposé aux congressistes réunis à Versailles de modifier l’article 53 de la Constitution, qui dispose : « Les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’Etat, ceux qui modifient les dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi. Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés. (…) »

Traité de commerce, le partenariat transatlantique devrait donc être soumis à la ratification du Parlement français. Il revient au ministre des affaires étrangères d’examiner si le texte relève ou non de l’article 53 de la Constitution. On ne s’étonne pas, dès lors, que le gouvernement de M. Manuel Valls ait décidé de transférer de Bercy au Quai d’Orsay la tutelle en matière de commerce extérieur. M. Laurent Fabius, dont l’atlantisme ne s’est jamais démenti, offre davantage de garanties que M. Arnaud Montebourg. Et le choix de Mme Fleur Pellerin comme secrétaire d’Etat au commerce extérieur s’est avéré tout à fait rassurant pour le Mouvement des entreprises de France (Medef) (11).

Si la nécessité d’une ratification par le Parlement français se confirmait, le gouvernement pourrait tenter de recourir à la procédure d’examen simplifié, qui soumet le traité au vote, sans débat (12). Mais la décision appartient à la conférence des présidents et à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Sans compter que soixante députés ou soixante sénateurs peuvent également demander au Conseil constitutionnel de statuer sur la conformité du contenu du partenariat transatlantique vis-à-vis de la Constitution.

La logique voudrait que la population n’attende pas trop de gouvernements qui ont accepté les recommandations faites par la Commission européenne, le 14 juin 2013. Toutefois, leurs hésitations au cours du printemps 2014 suggèrent que le succès grandissant des mouvements d’opposition au GMT pèse.

Un encouragement précieux à poursuivre le combat.

Raoul Marc Jennar

Auteur de l’ouvrage Le Grand Marché transatlantique. La menace sur les peuples d’Europe, Cap Bear Editions, Perpignan, 2014, 5 euros.
Source Le Monde Diplomatique Juin 2014

Géopolitique des frontières, la privatisation

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Par Fanny MIALLET, Léo PHILIPPE,

L’opération russe en Crimée aux dépens de l’Ukraine ramène sur le devant de l’actualité la question des frontières. Si nous élargissons la réflexion à l’échelle de la planète, nous observons un processus de privatisation des frontières. Quels en sont les signes et les effets géopolitiques ?

Cette question sera traitée en deux temps : il faudra voir comment le discours officiel qui met en avant l’atout économique de cette privatisation peut être nuancé et quels autres intérêts se cachent derrière ce processus ; avant d’expliquer comment la collaboration public-privé concernant le contrôle des frontières conduit à un transfert de compétences problématique et à une dilution des responsabilités qui participe d’un brouillage du contrôle des frontières.

Ce texte est né d’un exposé réalisé dans le cours de géographie politique de Pierre Verluise dans le cadre du MRIAE de l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris-I). Un sujet qui témoigne d’un certain flair puisque le 7e Festival de géopolitique – en mars 2015 – aura pour thème « Les frontières ». Les appels à contribution seront lancés en mai 2014.

FACE à la détérioration de la situation sécuritaire au Mali en avril 2012, l’Algérie décide de faire appel à une société spécialisée dans les prestations de sécurité aéroportuaire appelée Sécuricom. Celle-ci est chargée, entre autres, du contrôle des documents des voyageurs, de la surveillance de la zone d’entrée et de sortie des passagers et de la fouille du personnel intervenant dans la préparation de l’avion. Elle se voit donc investie d’une responsabilité concernant le contrôle des frontières algériennes (ici, une frontière réticulaire).

Cet exemple n’est pas un cas isolé : en effet, surtout depuis la fin de la Guerre froide et la baisse consécutive du budget consacré à la Défense dans beaucoup d’États, s’est mis en place un processus de privatisation, c’est-à-dire de transfert des compétences du public au privé concernant des tâches pour lesquelles l’État semblait pourtant avoir intérêt à garder un contrôle fort, comme par exemple la gestion de ses frontières. Ainsi, de grandes entreprises comme Boeing, G4S, EADS ou même Siemens sont en charge d’imaginer des systèmes de sécurité pour les frontières, de les construire, voire d’en assurer le contrôle.

Ce partenariat a pour but premier d’effectuer des économies dans le domaine sécuritaire, mais nous pouvons nous questionner sur l’existence d’autres motivations. Nous pouvons donc nous demander quels sont les enjeux qui sous-tendent ce processus de privatisation des frontières et quels en sont les effets géopolitiques ?

Cette question sera traitée en deux temps : il faudra voir comment le discours officiel qui met en avant l’atout économique de cette privatisation peut être nuancé et quels autres intérêts se cachent derrière ce processus ; avant d’expliquer comment la collaboration public-privé concernant le contrôle des frontières conduit à un transfert de compétences problématique et à une dilution des responsabilités qui participe d’un brouillage du contrôle des frontières.

Concernant la notion de privatisation, il pourra nous être objecté que la construction de murs et l’équipement des frontières en matériel de surveillance, sécurité et défense a presque toujours été concédée aux entreprises du secteur privé et qu’à ce titre il n’y a pas de privatisation au sens strict de passage du public au privé. Cependant, ces tâches sont bien confiées au secteur privé par l’État et bien que le transfert de compétences dans ce domaine ne soit pas nouveau, il est partie prenante d’un processus de privatisation plus large qui englobe de plus en plus la gestion des frontières et des flux migratoires et c’est à ce titre que nous parlons de privatisation privatisation (pour une histoire politique de la privatisation voir Havkin, 2011 [1]).

I. Le marché des frontières

A. Objectif affiché : diminuer le coût du contrôle des frontières pour l’État

Le contrôle des frontières occupe une place majeure dans le budget de l’État et, globalement, ce coût a tendance à augmenter. Par exemple, la frontière entre les États-Unis et le Mexique coûtait aux États-Unis 326,2 millions de dollars en 1992 contre 2,7 milliards de dollars en 2009 [2]. Un enjeu pour l’État est donc de diminuer ce coût tout en continuant d’améliorer le contrôle à ses frontières. Une des solutions proposées est la privatisation de ce contrôle, qui entre dans un processus global de privatisation du domaine de la sécurité. En ce sens, la Grande Bretagne est un exemple type. Elle est même la tête de file de ce mouvement global de privatisation : dès 1992, John Major met en place un Private-Public Partnership (PPP) dans presque tous les secteurs jusque-là gérés uniquement dans le domaine public. Le PPP est également adopté par la UK Border Agency, notamment concernant la gestion des frontières britanniques.

Ainsi, sur son site internet, la firme G4S expose les modalités de ce partenariat : « G4S est le principal fournisseur d’escortes sur le territoire national, des services de rapatriement à l’étranger et l’opérateur de quatre des huit centres privés de l’immigration au Royaume-Uni. Chaque mois G4S gère plus de 6.000 mouvements de et vers les onze centres de rétention de l’immigration au Royaume-Uni et d’autres établissements tels que des centres de détention à court terme. L’année dernière G4S a renvoyé plus de 4.000 détenus sur les vols à travers le monde […] Grâce à son expertise généralisée dans le système de justice depuis 20 ans, G4S aide la prestation de la UK Border Agency, qui est l’une des meilleures dans le monde » [3]. Officiellement, la privatisation a pour but la réduction des coûts, le transfert des risques de ces projets au secteur privé ainsi que l’encouragement des sociétés privées à innover. [4] Aux États-Unis, un Public-Private Partnership (PPP) est aussi prévu pour la frontière nord. L’organisation de la collaboration a été confiée par le Department of Homeland Security à la Border Infrastructure Task Force (BITF). Dans un rapport publié en 2012 par ce département, les objectifs économiques du PPP sont clairement indiqués : il a pour but « la création soutenue d’emplois et l’amélioration de la compétitivité économique globale aux États-Unis. L’amélioration de la capacité, de l’efficacité et de l’efficience des installations et des opérations de passage des frontières permettra d’améliorer le traitement des échanges commerciaux et des voyages légitimes, réduisant à la fois le coût pour les gouvernements et le coût du passage de la frontière pris en charge par l’usager » [5].

Il est vrai que grâce à la Correction Corporation of America (CCA) qui gère le centre d’accueil d’immigrés clandestins Eloy Detention Center en Arizona et qui embauche pour cela plus de 95% de la population de la petit ville d’Eloy, la région était classée en 2009 parmi les 25 qui enregistraient la plus haute croissance de l’emploi aux États-Unis [6].

Les économies faites par l’État seraient dues au fait qu’à long terme, les entreprises, profitant des gestions de stocks différentes, des recours aux aides informatiques, des flux tendus, etc., pourraient baisser leur coût de production ; mais force est de constater l’absence de résultats clairs et convaincants. Parfois, le coût estimé d’une opération est bien en deçà de son coût réel : par exemple le projet « Virtual Fence » prévoyant la mise en place de caméras et de radars le long de la frontière sud des États-Unis, estimé à 7 millions de dollars en 2005 pour les 2.000 miles concernés, s’élève en réalité à 1 milliard pour 43 miles (soit 2% de la longueur totale de la frontière) [7]. A ces coûts initiaux, il faut par ailleurs ajouter les coûts d’entretien. Ainsi, le Customs and Border Protection aux États-Unis estime qu’il lui faut 6,5 milliards de dollars pour s’assurer du fonctionnement de la barrière existante avec le Mexique pour les vingt prochaines années [8]. L’objectif affiché par l’État (faire des économies) n’est donc pas toujours voire rarement atteint et il existe en réalité bien d’autres motivations qui le poussent à engager une collaboration avec le secteur privé concernant le contrôle des frontières.

B. Le rôle du lobbying dans la sécurisation des frontières

Ainsi, la privatisation des frontières représente un marché profitable et en pleine croissance. Elle ne peut se développer que dans le contexte de ce que Michel Foucher appelle « l’obsession des frontières » [9], c’est-à-dire une sécurisation croissante des frontières liée à différentes craintes, dont deux prédominent : une « invasion » de migrants venus des pays du « Sud » et l’arrivée de terroristes sur le territoire national. Ces craintes sous-tendent ce que Florine Ballif et Stéphane Rosière appellent les « teichopolitiques », entendues comme les politiques « de cloisonnement de l’espace, en général liée[s] à un souci plus ou moins fondé de protection d’un territoire » et englobant « l’ensemble les systèmes visant à contrôler les mouvements » [10].

Cette sécurisation croissante des frontières prend essentiellement trois formes. La forme la plus visible est le renforcement physique de la frontière, construction de murs, prolongement de ces murs, barbelés, tours de surveillance, etc. Ensuite, cela peut se manifester par la multiplication du personnel chargé du contrôle de ces frontières, ce qui va souvent de pair avec leur renforcement physique (prolongement des murs par exemple). Enfin, et c’est certainement la manifestation la plus répandue de cette sécurisation des frontières, les investissements dans de nouvelles technologies de contrôle des frontières, investissements qui trouvent un paroxysme dans les dispositifs de « smart borders » (mise en place de circulations sécuritaires basées sur la traçabilité des flux) notamment sur la frontière États-Unis-Canada.

Derrière cette sécurisation se trouvent d’importants intérêts économiques, car les États font appel au secteur privé pour la mettre en œuvre. Comme le remarque Michel Foucher, outre l’argument économique que nous avons présenté, un des arguments avancés est que « le secteur privé, bien informé des défaillances des gardes-frontières et des douaniers, est à même, par sa capacité d’ensemblier, de combiner technologie, infrastructures et ressources humaines pour obtenir immédiatement les résultats recherchés par les autorités politiques » [11]. Les entreprises privées de secteurs divers mais ayant tous trait à la sécurité ont donc tout intérêt à ce que se mette en place un climat sécuritaire de fermeture des frontières et à pousser les politiciens, principalement par le lobbying, à amener ce thème au centre de leur campagne. Comme le soulignent Florine Ballif et Stéphane Rosière, « le sentiment d’insécurité paraît instrumentalisé et des processus plus larges que la sécurité au sens strict sont à examiner pour comprendre la nouvelle prégnance des barrières dans le paysage politique contemporain » [12]. Ainsi, par exemple, en 2006 la firme Boeing a remporté (à la tête d’un consortium d’entreprises) un appel d’offre d’environ 2,5 milliards de dollars pour équiper en quatre ans les deux frontières terrestres des États-Unis avec un réseau de 1.800 tours de surveillance dotées de capteurs et de caméras [13]. De nombreuses industries de défense ont trouvé dans le processus de sécurisation et de fortification des frontières un marché lucratif, autour duquel elles se sont réorganisées, « en recyclant, comme le remarque Elisabeth Vallet, l’expertise acquise au cours de la Guerre Froide et bénéficiant de la privatisation du marché de la frontière et de la sécurité » [14]. De même, la mise en place des « smart borders » par les États-Unis avec le Canada représente un marché important pour les entreprises qui ont eu à équiper les zones frontalières en nouvelles technologies et à former des agents capables de les maîtriser. Ce phénomène de smart borders est d’autant plus important qu’il a ensuite été développé par les États-Unis sur sa frontière avec le Mexique et que la Maison Blanche impose certaines normes de contrôle inspirées de ce dispositif à d’autres pays pour le commerce ou encore le tourisme, selon un processus « d’externalisation des normes » [15]. L’Union européenne s’est d’ailleurs récemment dotée d’un mécanisme de « frontières intelligentes » [16]. Notons également que ce marché des frontières ne se développe pas uniquement les pays occidentaux.

Ainsi, par exemple, le Saudi Guard Development Program confère à EADS la mise en place d’un dispositif de « sécurisation » sur 5.000 kilomètres le long de la frontière saoudienne, dispositif comprenant entre autres des systèmes électroniques et de détection, des postes frontières et des drones. Le Homeland Security Research considère d’ailleurs que le marché saoudien représente le plus gros marché frontalier, à hauteur de 20 milliards de dollars sur les dix prochaines années, montant qui pourrait doubler suite aux « printemps arabes » qui inquiètent les dirigeants saoudiens [17].

Comme nous l’avons vu, la privatisation concerne non seulement la « construction » de nouvelles frontières ou bien l’accès aux nouvelles technologies, mais également la gestion de ces frontières. Il y a dès lors un brouillage du contrôle des frontières, qui ne sont plus sous la maîtrise pleine et entière des États.

II. Le brouillage du contrôle des frontières

A. La perte de souveraineté de l’État

Comme le souligne à juste titre Wendy Brown [18], les murs frontaliers représentent une sorte de zone d’exception juridique. Ce raisonnement, valable notamment pour la frontière américano-mexicaine, ou encore israélo-palestinienne, peut être étendu à toutes les frontières qui se trouvent au centre d’un processus de sécurisation croissante et dont la gestion est de plus en plus privatisée. Ainsi, il est désormais de plus en plus difficile de déterminer où réside la souveraineté politique, car la privatisation des frontières relève d’une dissémination des pratiques souveraines. En exerçant le « décisionnisme » local dont elles sont désormais dotées, les entreprises contribuent en fait à affaiblir la solidité de la souveraineté étatique.

Nous avons précédemment évoqué le lobbying poussant à la sécurisation des frontières, il convient de remarquer également qu’il s’agit d’un cercle auto-entretenu. Ainsi, par exemple, en développant des partenariats avec des entreprises privées de la sécurité, Frontex (agence en charge des frontières extérieures de l’Union européenne) contribue à la sécurisation des politiques migratoires de l’Union européenne, en signalant ces technologies de sûreté et de surveillance comme adéquates pour traiter les questions migratoires [19]. Dès lors que ce ne sont plus des solutions politiques et sociales qui sont perçues comme légitimes mais bien une « course » à la sécurisation et aux nouvelles technologies, les États perdent leur souveraineté aux frontières en déléguant des compétences au secteur privé, perçu comme plus à même de « sécuriser » efficacement ces frontières.

Nous pouvons ainsi souligner l’intérêt politique que peuvent trouver les États à cette perte de souveraineté. Dès lors que ce ne sont plus des solutions politiques, économiques et sociales qui sont attendues face aux questions migratoires mais bien des solutions sécuritaires, cela permet à l’État de se désengager de cet épineux problème, tandis que dans le même temps la réponse sécuritaire satisfait certains intérêts électoralistes. Ainsi, les peurs et résistances liées au processus de mondialisation sont instrumentalisées par les acteurs politiques en synergie avec des acteurs économiques. Dès lors, comme le concluent Florine Ballif et Stéphane Rosière : « les acteurs politiques mènent des teichopolitiques qui renforcent leur légitimité politique vis-à-vis de leur électorat, et les acteurs économiques et financiers transforment ces politiques en plus-values. Ces derniers [sont] encore renforcés dans un contexte de retrait de l’État – qu’ils ont contribué à étayer » [20].

B- La dilution des responsabilités

Une autre question qui se pose lorsqu’on parle de privatisation du contrôle des frontières, et qui est liée à la perte de souveraineté des États que nous avons abordée, est celle de responsabilité face à d’éventuelles « bavures ».

En d’autres termes, il s’agit de savoir qui de l’État ou de l’entreprise privée qui contrôle la frontière est responsable légalement. En effet, les violations du droit ne sont pas rares. Par exemple, le 27 avril 2009, les agents de l’entreprise Securicom opérant dans l’aéroport de Bamako ont refusé de reconnaître la validité des visas de deux membres de l’Association Malienne des Expulsés qui devaient se rendre à Bruxelles pour le lancement de la campagne Frontexit, dont le but est justement de dénoncer les débordements et les abus de l’agence européenne de contrôle des frontières Frontex. Plus grave, le 12 octobre 2010 Jimmy Mubenga, un immigré angolais, meurt par asphyxie lors de son rapatriement encadré par la compagnie G4S, elle-même sous contrat avec la UK Border Agency. Cette mort est restée « inexpliquée » et les agents responsables du rapatriement ont été libérés après un rapide interrogatoire, puisque le Crowd Prosecution Service (CPS, un organe du gouvernement anglais en charge des poursuites judiciaires) avait décidé de ne retenir aucune charge. L’affaire se serait probablement arrêtée là si le journal The Guardian ne l’avait pas largement relayée en menant sa propre enquête sur les pratiques des agents de G4S. Finalement, plus de 21 mois après les faits, le jury du coroner en charge de cette affaire a conclu que la mort de Jimmy Mubenga était due à des comportements illégaux, forçant ainsi le CPS à reconsidérer sa décision de ne pas poursuivre la G4S en justice. Contre la seule G4S, 48 plaintes ont été déposées au cours de l’année 2010, pourtant peu de poursuites sont engagées. Lorsque toutefois une condamnation est prononcée (les cas sont très rares), la justice considère la plupart du temps que l’État ne peut être tenu pour responsable. Dans son essai Xénophobie Business, Claire Rodier ajoute que « les impératifs qui guident une société commerciale – faire du profit – interfèrent forcement de façon négative avec le respect des règles déontologiques et de sécurité qui devraient s’imposer dans les missions délicates comme les expulsions » [21]. Elle note toutefois que les gouvernements et les États ne sont pas pour rien dans l’intensification du nombre de violences faites aux migrants. D’une part elle n’est pas indépendante d’une politique de quotas et de chiffres qui exige que de plus en plus d’immigrés soient reconduits à la frontière. D’autre part, les États ne sont probablement pas sans savoir que les débordements sont courants lors des détentions ou lors des rapatriements (ils ne peuvent ignorer le nombre croissant de plaintes qui ont été déposées contre les firmes qu’ils emploient). En outre, si les gouvernements ferment les yeux sur ces pratiques, c’est peut-être aussi parce qu’elles leur permettent de se dédouaner lorsque ce type d’incidents survient, et que la dilution des responsabilités permet en général aussi bien à la firme qu’à l’État concerné d’échapper à toute condamnation. D’une part la privatisation du contrôle des frontières encourage donc la violation du droit en ce qui concerne le traitement des immigrés et d’autre part elle contribue à la dilution et l’opacité concernant les responsabilités, ce qui rend difficile toute condamnation.

Conclusion

Les problèmes de souveraineté étatique et de brouillage des responsabilités que nous avons pu soulever à travers cette étude risquent fort de se poser avec encore plus d’acuité au cours des décennies à venir. En effet, comme le souligne Rodrigo Nieto-Gomez : « l’infrastructure technologique frontalière se développe selon un processus qui s’est auto-alimenté : la construction d’une nouvelle partie du dispositif réoriente le flux migratoire vers une autre région qui ne connaissait pas, jusque-là, de problème d’immigration clandestine. Ceci attire l’attention vers cette région, et une nouvelle partie du dispositif y est à son tour construite, ce qui réoriente une nouvelle fois le flux vers une autre région » [22], et ainsi la sécurisation et la privatisation des frontières vont croissantes.

Source Diploweb.com le 19/03/14

Copyright  Miallet-Philippe/Diploweb.com


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Henri Peña-Ruiz : « L’intégrisme religieux n’est pas seulement islamiste »

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« La religion n’engage et ne doit engager que les croyants. »
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Henri Peña-Ruiz. Le philosophe spécialiste de la laïcité est attendu ce soir aux Chapiteaux du livre à Sortie-Ouest à 21h. Le militant progressiste pour la tolérance rappelle quelques fondamentaux de la République.

Henri Peña-Ruiz est docteur en philosophie et agrégé de l’Université, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le sujet et vient de signer le Dictionnaire amoureux de la laïcité chez Plon.

Sans en dévoiler le contenu, pouvez-vous précisez les grands axes de votre intervention dont l’intitulé « Culture et laïcité, des principes d’émancipation » recouvre un vaste champ de réflexion…

Dans ce titre, culture et laïcité sont des termes essentiels  sur lesquels je reviendrai pour évoquer le lien entre la culture et la laïcité. Qu’est-ce que la culture ? On peut l’envisager telle qu’elle se définit aux contacts des ethnologues, sociologues, anthropologues, soucieux de la cohérence des entreprises humaines. Il s’agit dans ce cas d’un ensemble d’usages et coutumes d’un groupe humain à un moment de son histoire. Ce sens est statique. Si on approche la culture de manière dynamique, on peut constater par exemple, que la domination des femmes par l’homme en 2005 a reculé par rapport au siècle dernier. En 1905, la coupe transversale de la société à cette époque correspond à un ensemble systématisé de traditions et cent ans plus tard on constate qu’un certain nombre de choses ont changé. Cela fait émerger une autre notion de culture. La culture  comme un processus par lequel l’homme transforme la nature et se transforme lui-même pour s’adapter à son environnement.

Quelle approche entendez-vous souligner de la laïcité ?

L’idée que je veux développer de la laïcité n’est pas contre la religion. Elle est favorable à la séparation de la religion et de la loi pour tous.

La religion n’engage et ne doit engager que les croyants mais dans un Etat qui doit faire vivre agnostiques, athées, et croyants la loi ne peut être la loi de toutes ses personnes si elle n’est pas indépendante de toute loi religieuse. Il n’y a là aucune hostilité à la religion. Les principes de la laïcité ne sont du reste pas seulement promues par des athées. Victor Hugo qui était chrétien et laïque disait : « Je veux l’Etat chez lui et l’église chez elle.» Je n’évoquerai pas la liberté de religion mais la liberté de conviction puisque la moitié de la société française déclare ne pas être adepte d’une religion et doit pouvoir jouir des mêmes droits. Marianne n’est ni croyante ni athée, elle n’a pas à dicter ce qui est la bonne spiritualité.

En se référant à une approche dynamique de la culture, on se dit que les principes de laïcité étaient plus prégnants dans l’esprit des hommes politiques de la IIIe République que dans ceux d’aujourd’hui…

A cette époque, la conquête était plus fraîche. Elle irriguait tous les esprits après les réformes successives ayant fait passer l’enseignement des mains des catholiques à la responsabilité de l’Etat et la loi de 1905. Ces principes souffrent aujourd’hui du clientélisme électoral et de l’ignorance. Beaucoup d’élus se réclament abstraitement de la laïcité sans en appliquer les principes.

N’existe-t-il pas une carence en matière d’éducation et de formation des enseignants ?

Avec un bac plus quatre ou cinq je suppose qu’ils le sont suffisamment. Il faudrait que la déontologie laïque leur soit rappelée mais comment voulez-vous que les choses se passent lorsqu’on viole la neutralité républicaine au plus haut niveau de l’Etat ?

Nicolas Sarkozy et Manuel Valls vous ont tous deux fait sortir de vos gonds…

Lors de son discours de Latran Nicolas Sarkozy bafoue la loi avec sa réflexion profondément régressive « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ». Manuel Valls fait de même lorsqu’il assiste officiellement au Vatican à la canonisation de deux papes. C’est scandaleux. Prétexter,  comme il l’a fait, que le Vatican est un Etat et qu’il agissait dans le cadre de relations diplomatiques est une plaisanterie. Le Vatican n’est pas un Etat comme les autres et l’événement auquel il a assisté était purement religieux. Il aurait bien sûr pu le faire librement à titre strictement privé. Il est par ailleurs très inconséquent vis à vis de G. Clémenceau qu’il dit admirer et qui prit une décision laïque exemplaire en 1918, alors qu’il était président du Conseil en refusant d’assister au Te Deum prévu en hommage à tous les morts de la guerre. Clemenceau dissuade le président Poincaré, de s’y rendre, et répond par un communiqué officiel qui fait date et devrait faire jurisprudence?: « Suite à la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le gouvernement n’assistera pas au Te Deum donné à Notre-Dame. »

Qu’en est-il lorsque que le maire de Béziers Robert Ménard invite le peuple biterrois à ouvrir la Feria par une messe au sein des arènes privées ?

Même si les arènes sont privées, agissant en tant qu’élu, M. Ménard viole la laïcité. Ce qui montre que lorsque les gens du FN ou apparentés brandissent les principes de la laïcité pour donner du poids à leur idéologie, ils ne défendent pas la laïcité. Parce que sous ce titre, ils visent une certaine partie de la population. C’est une discrimination drapée dans le principe de l’égalité républicaine. De la même façon, la volonté des personnes souhaitant que l’on continue à privilégier le mariage hétérosexuel n’est pas universelle. Elles ont le droit de le pratiquer dans leur vie mais pas de l’imposer à tous. Cette confusion est aussi le fait des colons israéliens qui brandissent en Palestine la Bible comme un titre de propriété d’ordre divin. L’intégrisme religieux n’est pas seulement le fait de l’islamisme. Il est présent dans les trois religions monothéistes.

Le terme de laïcité n’est jamais utilisé par l’Union européenne au sein de laquelle de nombreux Etats ne le considèrent pas comme un principe fondateur. Certains pays ont milité en revanche pour intégrer les racines chrétiennes au sein de la Constitution…

Certains pays de l’Union européenne accordent des privilèges publics aux religions, comme les Britanniques ou les Polonais, et tous les pays n’entendent pas séparer l’Etat et l’église. La Suède a prononcé la séparation, l’Espagne a modifié l’article 16 de sa Constitution dans ce sens. Les mentalités évoluent sur cette question. La France a refusé que l’on intègre la notion de racines chrétiennes aux prétexte que ce n’est pas la seule mais une des racines qui pouvait être prise en compte. Si on écrit l’Histoire on ne peut pas mettre en avant un seul chapitre. Nous pourrions aussi évoquer la civilisation romaine sur laquelle se fonde notre justice, où la pensée libre et critique de Socrate et des philosophes grecs.

Quels effets bénéfiques nous apporte l’émancipation laïque ?

Le principe de paix entre les religions et entre les religions et l’athéisme. L’égalité des droits, le choix d’éthique de vie, de liberté sexuelle, elle permet de sortir de certains systèmes de dépendance.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Voir aussi : Rubrique Société, Religion, rubrique Politique, Pour une République qui n’a pas besoin de supplément d’âme, Aubry s’étonne, rubrique Science, Science politique, rubrique RencontreEntretien avec Daniel Bensaïd, Rubrique Livres, Essai,