Pensée critique juive. Lettre ouverte de la philosophe américaine Judith Butler

Judith Butler

Judith Butler

Judith Butler, née le  24 février 1956, philosophe américaine et théoricienne du genre, domaine qui fait couler beaucoup d’encre ces temps-ci, est une intellectuelle complexe qui laisse peu de monde indifférent. Lauréate du Prix Adorno en 2012*, elle fut violemment attaquée pour ses positons critiques et antisionistes sur le conflit israélo-palestinien. Elle s’explique dans cette lettre : autoportrait épistolaire d’une des grandes figures intellectuelles de notre temps.

Le Jérusalem Post a récemment publié un article, rapportant que certaines organisations s’opposent à ce que je reçoive le prix Adorno, un prix décerné tous les trois ans à quelqu’un qui travaille dans la tradition de la théorie critique au sens large. Les accusations portées contre moi disent que je soutiens le Hamas et le Hezbollah (ce qui n’est pas vrai), que je soutiens BDS (partiellement vrai), et que je suis antisémite (manifestement faux). Peut-être ne devrais-je pas être aussi surprise du fait que ceux qui s’opposent à ce que je reçoive le prix Adorno aient recours à des accusations aussi calomnieuses, sans fondements, sans preuves, pour faire valoir leur point de vue. Je suis une intellectuelle, une chercheuse, initiée à la philosophie à travers la pensée juive, et je me situe en tant que défenderesse et dans la perpétration, la continuité d’une tradition éthique juive comme le furent des personnalités tel que Martin Buber et Hannah Arendt. J’ai reçu une éducation juive au Temple à Cleveland, dans l’Ohio sous la tutelle du Rabbin Daniel Silver où j’ai développé de solides fondements éthiques sur la base de la pensée philosophique juive.

J’ai appris, et j’accepte, que nous sommes appelés par d’autres et par nous-mêmes, à répondre à la souffrance et à réclamer, à œuvrer afin qu’elle soit soulagée. Mais pour ce faire, nous devons entendre l’appel, trouver les ressources permettant d’y répondre, et parfois subir les conséquences d’avoir parlé comme nous le faisons. On m’a enseigné à chaque étape de mon éducation juive qu’il n’est pas acceptable de rester silencieux face à l’injustice. Une telle injonction est difficile à mettre en œuvre, car elle n’indique pas exactement quand, ni comment parler, ni comment parler de manière à ne pas produire une nouvelle injustice, ou encore comment parler de façon à être entendue et compris clairement et justement. Ma position actuelle n’est pas entendue par ces détracteurs, et peut-être cela ne devrait-il pas me surprendre, car leur tactique consiste à détruire les conditions d’audibilité.

[…] Il est faux, absurde et pénible que quiconque puisse prétendre que ceux qui formulent une critique envers l’Etat d’Israël sont antisémites ou, si juifs, victimes de la haine de soi. De telles accusations cherchent à diaboliser la personne qui articule un point de vue critique et à disqualifier ainsi, à l’avance son point de vue. C’est une tactique pour faire taire : cette personne est inqualifiable, innommable, et tout ce qu’elle dira doit être rejeté à l’avance ou perverti de telle façon que la validité de sa parole soit niée. Une telle attitude se refuse à considérer, à examiner le point de vue exposé, se refuse à débattre de sa validité, à tenir compte des preuves apportées, et à en tirer une conclusion solide sur les bases de l’écoute et du raisonnement. De telles accusations ne sont pas seulement une attaque contre les personnes qui ont des opinions inacceptables aux yeux de certains, mais c’est une attaque contre l’échange raisonnable, sur la possibilité même d’écouter et de parler dans un contexte où l’on pourrait effectivement envisager ce que l’autre a à dire. Quand un groupe de Juifs qualifie un autre groupe de Juifs d’ « antisémite », il tente de monopoliser le droit de parler au nom des Juifs.

Ainsi, l’allégation d’antisémitisme recouvre en fait une querelle intra juive.

Aux États-Unis, j’ai été alarmée par le nombre de Juifs qui, consternés par la politique israélienne, y compris l’occupation, les pratiques de détention à durée indéterminée, le bombardement des populations civiles dans la bande de Gaza, cherchent à désavouer leur judéité. Ils font l’erreur de croire que l’Etat juif d’Israël représente la judéité de notre époque, et que s’identifier comme juif signifie un soutien inconditionnel à Israël. Et pourtant, il y a toujours eu des traditions juives qui s’opposent aux violences des Etats, qui prônent une cohabitation multiculturelle et défendent les principes d’égalité ; et cette tradition éthique vitale est oubliée ou écartée lorsque l’un d’entre nous accepte Israël comme étant le fondement de l’identité et ou des valeurs juives. Nous avons donc d’une part, les juifs qui critiquent Israël et pensent qu’ils ne peuvent plus être juif puisqu’Israël représente la judéité, et d’autre part, ceux qui pour qui Israël représente le judaïsme et ses valeurs, cherchant à démolir quiconque critique Israël en concluant que toute critique est anti-sémite ou, si juive, issue de la haine de soi.

Je m’efforce, tant dans la sphère intellectuelle que dans la sphère publique de sortir de cette impasse, de cet emprisonnement.

À mon avis, il y a de fortes traditions juives, et même des traditions sionistes initiales, qui attachent une grande importance à la cohabitation et offrent une panoplie de moyens pour s’opposer aux violences de toutes sortes, y compris la violence d’Etat. Il est très important en ce moment, pour notre époque que ces traditions soient soutenues, mise à l’honneur, vivifiées, inspirées – elles représentent des valeurs de la diaspora, les luttes pour la justice sociale, et la valeur juive extrêmement importante, celle de « réparer le monde » (Tikkun).

Il est clair pour moi que les passions soulevées par ces questions rendent la parole et l’écoute très difficiles. Quelques mots sont sortis de leur contexte, leurs sens déformés, et ils étiquettent, labellisent un individu. C’est ce qui arrive à beaucoup de gens qui émettent un point de vue critiquant Israël – ils sont stigmatisés comme antisémites ou même comme collaborateurs nazis ; ces formes d’accusations visent à établir les formes les plus durables et les plus toxiques de la stigmatisation et de diabolisation. La personne est ciblée, en sélectionnant des mots hors contexte, en inversant leurs significations et en les collant à la personne : annulant en effet les propos de cette personne, sans égard pour la teneur de ses opinions, de sa pensée.

Pour ceux d’entre nous, qui sommes des descendants de Juifs Européens, détruits, exterminés par le génocide nazi (la famille de ma grand-mère a été anéantie dans un petit village au sud de Budapest), c’est l’insulte la plus douloureuse et une véritable blessure que d’être désigné comme complice de la haine des Juifs ou d’être défini comme ayant la haine de soi. Et il est d’autant plus difficile d’endurer la douleur d’une telle allégation lorsqu’on cherche à promouvoir ce qu’il y a de plus précieux dans le judaïsme, cette réflexion sur l’éthique contemporaine, y compris la relation éthique à ceux qui sont dépossédés de leurs terres et de leurs droits à l’autodétermination, à ceux qui cherchent à garder vivante la mémoire de leur oppression, à ceux qui cherchent à vivre une vie qui sera, et doit être, digne de faire son deuil. Je soutiens le fait que ces valeurs soient issues d’importantes sources juives, ce qui ne veut pas dire que ces valeurs soient spécifiquement juives. Mais pour moi, étant donné l’histoire à laquelle je suis liée, il est très important en tant que Juive de m’élever contre l’injustice et de lutter contre toutes formes de racisme. Cela ne fait pas de moi une Juive qui a la haine de soi ; cela fait de moi une personne qui souhaite clamer un judaïsme qui ne s’identifie pas à la violence d’Etat mais qui s’identifie à une lutte élargie pour la justice sociale.

[…]

J’ai toujours été en faveur de l’action politique non-violente, principe auquel je n’ai jamais dérogé. Il y a quelques années une personne dans un public universitaire m’a demandé si je pensais que le Hamas et le Hezbollah appartenait à « la gauche mondiale » et j’ai répondu sur deux points :

Mon premier point était purement descriptif : les organisations politiques se définissant comme anti-impérialistes et l’anti-impérialisme étant une des caractéristiques de la gauche mondiale, on peut alors sur cette base, les décrire comme faisant partie de la gauche mondiale.

Mon deuxième point était critique : comme avec n’importe quel groupe de gauche, il faut décider si l’on est pour ou contre ce groupe, et il faut alors évaluer de façon critique leurs positions.

[…]

A mon avis, les peuples de ces terres, juive et palestinienne, doivent trouver un moyen de vivre ensemble sur la base de l’égalité. Comme tant d’autres, j’aspire à un régime politique véritablement démocratique sur ces terres et je défends les principes de l’autodétermination et de la cohabitation des deux peuples, en fait, pour tous les peuples. Et mon souhait est, ce que souhaitent un nombre croissant de juifs et non juifs, celui que l’occupation prenne fin, que cesse la violence sous toutes ses formes, et que les droits politiques de chaque habitant soient assurés par une nouvelle structure politique.

Judith Butler

Source : In der Frankfurter 27 août 2012

Voir aussi : Rubrique IsraëlEtre juif après Gaza: Un travail de conscience, L’appel à la raison des juifs européens, rubrique Palestine rubrique Politique, Philosophie, rubrique Société Religion, On LIne : Une morale pour temps précaires,

29e Rencontres de Pétrarque. La difficile réinvention du progrès en débat

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Thomas Piketty animera la séance inaugurale ce soir au rectorat. Photo DR

Festival de Radio France. L’hypothèse joyeuse combat le discours de la déploration aux 29e Rencontres de Pétrarque qui débutent ce soir au Rectorat et se poursuivront jusqu’au 18 juillet.

Dans le cadre du festival Radio France, les 29e Rencontres de Pétrarque* débutent aujourd’hui à Montpellier. Elles se tiendront jusqu’au 18 juillet sur le thème  « De beaux Lendemains ? Ensemble, repensons le progrès ».

Lundi, Thomas Piketty ouvrira le bal des neurones au rectorat avec une attendue leçon inaugurale. L’économiste est cette année le lauréat du Prix Pétrarque de l’Essai France Culture Le Monde pour son livre Le Capital au XXIème siècle paru au Seuil. Un ouvrage  qui porte sur le retour en force des inégalités dans lequel Thomas Piketty émet l’idée que supprimer la catégorie des rentiers, peu active économiquement, mais dominant pourtant la hiérarchie, permettrait de dynamiser la croissance économique.

Ces rencontres interrogeront la notion de progrès sous l’angle du politique. La soirée du mardi 15 juillet a pour thème « La politique peut-elle se passer de l’idée de progrès » ou en d’autres termes l’idée répandue d’un peuple de gauche progressiste dans l’âme et d’un peuple de droite conservateur par nature ayant vécu, comment mobiliser l’imaginaire collectif ?

Elle réunira Cécile Duflot et la philosophe Blandine Kriegel, ex députée communiste devenue conseillère de Jacques Chirac et ex membre du Comité consultatif national d’éthique. Les lumières du physicien Etienne Klein spécialiste de la physique quantique seront peut être utiles à ce débat.

Mercredi les Rencontres se proposent de répondre à la question
« La révolution technologique nous promet-elle un monde meilleur ? »

Jeudi, il s’agira du déclin de l’occident et de la ré-émergence du progrès en provenance d’autres latitudes, l’Inde, la Chine, l’Afrique. Mais il sera vraisemblablement difficile de contourner l’ethnocentrisme vu que trois des quatre invités sont des intellectuels français reconnus.

Retour à la finance vendredi 18 avec un débat sur le thème : « Peut-on remettre l’économie au service du progrès ? » où l’on guettera l’intervention de l’économiste Gérard Dumenil, auteur de La Grande bifurcation (La Découverte) dans lequel il défend l’idée d’une structure de classes tripolaire comprenant capitalistes, cadres et classes populaires, et conçoit la réouverture des voies du progrès dans de nouvelles coalitions.

Jean-Marie Dinh

* Du 14 au 18 juillet de 17h30 à 19h30 Rectorat, rue de l’université à Montpellier.

 

 

Entretien avec Sandrine Treiner, directrice adjointe de France Culture en charge de l’éditorial.

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Sandrine Treiner. Photo France Culture

« De beaux Lendemains ? » « Ensemble, repensons le progrès ». Comment décrypter cette thématique à tiroir ?

Depuis plusieurs années nous nous étions positionnés sur des thématiques un peu pessimistes comme La crise démocratique ou Guerre et Paix l’année dernière, quand nous avions été rattrapés par l’actu. En préparant cette édition, nous nous sommes dit que nous nous laissions un peu porter par l’état d’esprit de la France et qu’il serait temps de proposer à nos invités de faire l’effort d’envisager l’avenir de manière positive et dynamique.

La notion de progrès porte interrogation. Elle nous renvoie une dimension idéologique qui est aujourd’hui totalement bouleversée…

Le terme progrès est en effet porteur d’une idéologie qui semble en panne. Sur ce point la question se pose à droite comme à gauche. Nous allons tenter de travailler ce que veut dire l’idée de progrès aujourd’hui en déclinant notre sujet à partir de grands thèmes qui remettent en cause l’idée de l’avenir comme la révolution technologique, le déclin de l’occident, l’orientation des politiques économiques…

Comment se porte France Culture ?

Très bien, je pense que les gens sont de plus en plus demandeurs de sens et que nous répondons à notre mission qui est à la fois de réinventer et d’éclairer le monde sur une base d’ouverture et de connaissances. En quatre ans notre audience a évolué de 22% passant de 1,6 à 2,1%. Nous avons passé la barre d’un million d’auditeurs/jour. En conservant notre public d’aficionados et en élargissant notre audience à des personnes qui ne pensaient pas que France Culture pouvait s’adresser à elles.

Quelle seront les innovations de la grille de rentrée ?

La grille sera assez stable dans l’ensemble. Il n’y aura pas de grand changement dans les fondamentaux, parce que ça marche bien et que nous avons déjà opéré beaucoup  de modifications depuis quatre ans. Denis Podalydès, sera une nouvelle voix quotidienne pour la littérature.

Quels ont été les grands axes du changement depuis l’arrivée d’Olivier Poivre d’Arvor ?

Le changement le plus important n’est pas forcément visible. Il a consisté à rendre la grille lisible. Nous avions beaucoup d’émissions thématiques éparpillées. Nous avons reclassé un peu comme on reclasse sa bibliothèque. Nous avons aussi rajeuni et féminisé l’équipe. Enfin on a réchauffé l’actu en proposant beaucoup plus de directs.

Craignez-vous des réductions budgétaires ?

Nous en avons déjà connu l’an dernier et sommes parvenus à faire des économies en évitant d’impacter les productions. Pour cette année notre budget ne sera pas en augmentation mais rien ne dit qu’il sera une nouvelle fois revu à la baisse.

Recueilli par JMDH

 Voir aussi :  Rubrique Festival, Festival de Radio France, rubrique Médias, rubrique Politique Politique culturelle, rubrique Rencontre, Jérome Clément, rubrique Livre, Essai, Thomas Piketty : Un capital moderne,

“Prospérités du désastre”: et si on aidait la société à courir à sa perte?

Banlieue sud de Strasbourg, le 9 novembre 2005 (Vincent Kessler/Reuters

Banlieue sud de Strasbourg, le 9 novembre 2005 (Vincent Kessler/Reuters

La nuit n’est jamais complète. Paul Eluard.

Dans “Prospérités du désastre. Aggravation 2”, le philosophe Jean-Paul Curnier fait une analyse critique de quelques événements qui ont marqué la décennie écoulée. Son conseil: conduire le monde marchand au bord du gouffre, et l’encourager à faire un grand pas en avant.

 

Le philosophe Jean-Paul Curnier a réuni dans Prospérités du désastre (éd. Lignes) huit textes qu’il a écrits dans la décennie qui s’est écoulée. Autant d’occasions pour lui de nous livrer son regard acéré sur la politique, les émeutes de banlieues de 2005, le “Printemps arabe”, le mouvement des Indignés, ou encore la souveraineté populaire.

“Avec le dessaisissement consenti par les élus de la République du pouvoir qui leur était confié par le peuple au profit du pouvoir invisible, immatériel et hors de portée, de la finance, c’est le peuple, en tant qu’origine et détenteur en droit de ce pouvoir, qui s’est trouvé à son tour potentiellement liquidé”, écrit-il.

 

Ce n’est pas dans les émeutes de banlieues, ni dans le mouvement des Indignés, cette “insurrection à la portée des peluches”, qu’il décèle un potentiel retour du peuple, même embryonnaire, bien au contraire. Il soutient que ces mobilisations sont stériles: selon lui, les émeutes de banlieues ont perdu de vue “tout objectif de renversement de l’ordre social qui préside à la misère de ces quartiers et de ceux qui y vivent”, et le rapprochement qui a été fait entre les indignés et les mouvements révolutionnaires du printemps arabe relève de l’injure. “Le jour où les révoltes dans les villes seront armées par la lecture des poètes et la discussion critique des œuvres de philosophie et de sciences politiques, ce jour-là nous pourrons nous réjouir des émeutes à venir”, avance-t-il.

“Le pouvoir d’achat, c’est l’absence de pouvoir par excellence”

C’est précisément au réarmement du peuple par la pensée qu’il aspire. Cet usage critique de la raison passe par une remise en cause de certaines évidences, dont les mots courants sont les vecteurs. C’est pourquoi l’auteur s’applique à en décortiquer certains, pour en dévoiler la substantifique moelle, et déjouer les ruses de Sioux du lexique dominant. “La pauvreté, en novlangue, se dit ‘faiblesse du pouvoir d’achat’. […] Comment employer sans frémir le même mot pour désigner la détresse économique en Indonésie, au Guatemala, et la population des cités en France?”, interroge-t-il par exemple. Ou encore : “Qu’est-ce que le pouvoir d’achat? Eh bien je vais vous le dire: c’est l’absence de pouvoir par excellence, c’est la réduction au statut de signataire de chèques, de redistributeur de monnaie”.

Lorsqu’en 2006, peu de temps après les émeutes de banlieues, Nicolas Sarkozy fait du mot “rupture” son slogan de campagne, il affirme : “Si quelque chose a été réellement rompu, c’est d’abord le sens politique du mot rupture”. Au fil de sa réflexion, il détricote les évidences, déconstruit les mots, et dissipe les mystifications qu’ils recèlent, de manière parfois discutable, mais en tout cas avec une grande clarté.

 

Chaque événement d’actualité est interprété comme un symptôme du délitement inexorable de la société. Jusqu’au-boutiste dans son scepticisme et sa distance vis-à-vis de ce monde marchand en décomposition, il appelle à précipiter son agonie. C’est là le sens de l’”aggravation” : “Si ce monde va aussi franchement et volontairement à sa perte, autant qu’il y aille vite pour en vivre au plus vite le remplacement. Et il convient même de l’aider chaque fois que cela s’avère possible”.

Prospérités du désastre. Aggravation 2, de Jean-Paul Curnier, éd. Lignes, 172p., 14€

Source Les Inrocks 27/06/2014

Voir aussi : Actualité France, rubrique Livre, Essais, Philosophie, Jean-Paul Curnier, rubrique Politique citoyenneté, Politique économique, Société civile, rubrique  Débat, rubrique Société, Mouvements sociaux, rubrique Sciences Sciences Humaines,

 

L’engagement hier et aujourd’hui

Jours-heureux

Dans les propos introductifs tenus par Léon Landini, celui-ci inscrit dans la durée son engagement en résistance et questionne le présent au regard de ces notions que sont la Résistance et l’engagement.Ainsi, il convient de s’interroger sur ce que signifie résister aujourd’hui et dans quel(s) but(s). Quelles formes peut prendre la « résistance moderne »? Quels sont les leviers de résistance aujourd’hui ?

Lors de son allocution, Léon Landini prononce cette phrase : « Nous combattions car nous étions certains que nous n’allions pas mourir pour rien. » Ainsi, la notion de résistance serait-elle intrinsèquement et immuablement reliée à la notion de mort ?

Un engagement ne peut-il être considéré comme un acte de résistance que si l’on engage sa propre vie ?

Aujourd’hui, la disparition d’ennemis directs dans une Europe pacifiée, la dématérialisation des menaces – attaques numériques par exemple – et leur propagation disparate et peu perceptible – comme les menaces terroristes, les armes de destruction massive, l’écoterrorisme, les armes chimiques, etc. questionnent les notions d’engagement et de résistance.

Dans son discours au plateau des Glières  Stéphane Hessel prononce ces quelques mots : « Le moteur de base de la Résistance c’est l’indignation […] quand quelque chose vous indigne, comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. »

S’engager, militer pour une cause est-ce résister ?

Tous types d’engagements citoyens, à n’importe quelle échelle – locale, nationale, européenne ou mondiale – sont le lieu d’expression de convictions – solidarité entre les générations, combat contre l’individualisme, lutte contre les préjugés, les méfiances… –, outils indispensables de cohésion sociale et moyens d’inventer un savoir être dans une logique d’unicité sociale. Ainsi, s’engager peut s’apparenter à la notion de résistance sans pour autant en être le parfait synonyme. La Résistance induit l’identification préalable d’un ennemi commun et un objet de refus face auquel il convient de se mobiliser. L’engagement se caractérise comme un investissement volontaire au quotidien, une nouvelle forme de démocratie et de recherche du bien commun, où le militantisme reste la participation active à la propagation d’une idée, d’un mouvement.

Léon Landini  et Stéphane Hessel insistent tous deux sur la nécessité de trouver une cause à défendre, un combat à mener quel qu’il soit Stéphane Hessel : « trouver son motif d’indignation ») et de se l’approprier afin de défendre les valeurs auxquelles on croit. Quels peuvent être aujourd’hui les moteurs d’une quelconque indignation d’un engagement citoyen ? L’engagement citoyen est une ressource fondamentale qui valorise la rencontre humaine porteuse de sens et de changements, d’échanges mais aussi l’ouverture à l’altérité qui permet de tisser des liens, de partager des expériences, de développer sa réflexion personnelle – réflexion sur la manière de vivre, de penser, d’organiser la société, etc. – dans le but de s’émanciper en tant que citoyen.

Ainsi, l’engagement s’inscrit dans une véritable démarche citoyenne. Les combats à mener sont multiples – lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, lutte contre les discriminations, protection des droits de l’Homme, protection de l’environnement, etc. – mais il convient d’identifier les leviers à actionner pour s’engager de manière active et efficace pour la défense de ces causes.

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Source : Dossier de présentation du film de  Gilles Perret : Les jours Heureux http://lesjoursheureux.net

Voir aussi : Rubrique Débat,

« Pour un art révolutionnaire indépendant »

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Que viva Mexico !

Ce manifeste, fruit de la collaboration d’André Breton, de Diego Rivera et, probablement, de Léon Trotski (alors l’hôte du peintre), qui choisira, semble-t-il pour des raisons stratégiques, de ne pas le signer, a été publié à Mexico le 25 juillet 1938 sous forme de tract. En voici un extrait.

L’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuelle) des contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de l’établissement d’un ordre nouveau.

L’idée que le jeune Marx s’était faite du rôle de l’écrivain exige, de nos jours, un rappel vigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue, sur le plan artistique et scientifique, aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs. « L’écrivain, dit-il, doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent… L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi. »

Il est plus que jamais de circonstance de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l’activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les déterminations historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons d’Etat, les thèmes de l’art. Le libre choix de ces thèmes et la non-restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l’artiste un bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.

Nous reconnaissons, bien entendu, à l’Etat révolutionnaire le droit de se défendre contre la réaction bourgeoise agressive, même lorsqu’elle se couvre du drapeau de la science ou de l’art. Mais entre ces mesures imposées et temporaires d’autodéfense révolutionnaire et la prétention d’exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société il y a un abîme : si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. (…)

De ce qui vient d’être dit il découle clairement qu’en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l’art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la· tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur.

André Breton et Diego Rivera

Source Le Monde Diplomatique Juin 2014

Voir aussi : Rubrique Art, rubrique Débat,