Lettre d’’Edwy Plenel. Palestine : Monsieur le Président, vous égarez la France

edwy-plenel-e1407154638616De l’alignement préalable sur la droite extrême israélienne à l’interdiction de manifestations de solidarité avec le peuple palestinien, sans compter l’assimilation de cette solidarité à de l’antisémitisme maquillé en antisionisme, François Hollande s’est engagé dans une impasse. Politiquement, il n’y gagnera rien, sauf le déshonneur. Mais, à coup sûr, il y perd la France.

Monsieur le Président, cher François Hollande, je n’aurais jamais pensé que vous puissiez rester, un jour, dans l’histoire du socialisme français, comme un nouveau Guy Mollet. Et, à vrai dire, je n’arrive pas à m’y résoudre tant je vous croyais averti de ce danger d’une rechute socialiste dans l’aveuglement national et l’alignement international, cette prétention de civilisations qui se croient supérieures au point de s’en servir d’alibi pour justifier les injustices qu’elles commettent.

Vous connaissez bien ce spectre molletiste qui hante toujours votre famille politique. Celui d’un militant dévoué à son parti, la SFIO, d’un dirigeant aux convictions démocratiques et sociales indéniables, qui finit par perdre politiquement son crédit et moralement son âme faute d’avoir compris le nouveau monde qui naissait sous ses yeux. C’était, dans les années 1950 du siècle passé, celui de l’émergence du tiers-monde, du sursaut de peuples asservis secouant les jougs colonisateurs et impériaux, bref le temps de leurs libérations et des indépendances nationales.

Guy Mollet, et la majorité de gauche qui le soutenait, lui opposèrent, vous le savez, un déni de réalité. Ils s’accrochèrent à un monde d’hier, déjà perdu, ajoutant du malheur par leur entêtement, aggravant l’injustice par leur aveuglement. C’est ainsi qu’ils prétendirent que l’Algérie devait à tout prix rester la France, jusqu’à engager le contingent dans une sale guerre, jusqu’à autoriser l’usage de la torture, jusqu’à violenter les libertés et museler les oppositions. Et c’est avec la même mentalité coloniale qu’ils engagèrent notre pays dans une désastreuse aventure guerrière à Suez contre l’Égypte souveraine, aux côtés du jeune État d’Israël.

Mollet n’était ni un imbécile ni un incompétent. Il était simplement aveugle au monde et aux autres. Des autres qui, déjà, prenaient figure d’Arabes et de musulmans dans la diversité d’origines, la pluralité de cultures et la plasticité de croyance que ces mots recouvrent. Lesquels s’invitaient de nouveau au banquet de l’Histoire, s’assumant comme tels, revendiquant leurs fiertés, désirant leurs libertés. Et qui, selon le même réflexe de dignité et de fraternité, ne peuvent admettre qu’aujourd’hui encore, l’injustice européenne faite aux Juifs, ce crime contre l’humanité auquel ils n’eurent aucune part, se redouble d’une injustice durable faite à leurs frères palestiniens, par le déni de leur droit à vivre librement dans un État normal, aux frontières sûres et reconnues.

Vous connaissez si bien la suite, désastreuse pour votre famille politique et, au-delà d’elle, pour toute la gauche de gouvernement, que vous l’aviez diagnostiquée vous-même, en 2006, dans Devoirs de vérité (Stock). « Une faute, disiez-vous, qui a été chèrement payée : vingt-cinq ans d’opposition, ce n’est pas rien ! » Sans compter, auriez-vous pu ajouter, la renaissance à cette occasion de l’extrême droite française éclipsée depuis la chute du nazisme et l’avènement d’institutions d’exception, celles d’un pouvoir personnel, celui du césarisme présidentiel. Vingt-cinq ans de « pénitence », insistiez-vous, parce que la SFIO, l’ancêtre de votre Parti socialiste d’aujourd’hui, « a perdu son âme dans la guerre d’Algérie ».

Vous en étiez si conscient que vous ajoutiez : « Nous avons encore des excuses à présenter au peuple algérien. Et nous devons faire en sorte que ce qui a été ne se reproduise plus. » « Nous ne sommes jamais sûrs d’avoir raison, de prendre la bonne direction, de choisir la juste orientation, écriviez-vous encore. Mais nous devons, à chaque moment majeur, nous poser ces questions simples : agissons-nous conformément à nos valeurs ? Sommes-nous sûrs de ne pas altérer nos principes ? Restons-nous fidèles à ce que nous sommes ? Ces questions doivent être posées à tout moment, au risque sinon d’oublier la leçon. »

Eh bien, ces questions, je viens vous les poser parce que, hélas, vous êtes en train d’oublier la leçon et, à votre tour, de devenir aveugle au monde et aux autres. Je vous les pose au vu des fautes stupéfiantes que vous avez accumulées face à cet énième épisode guerrier provoqué par l’entêtement du pouvoir israélien à ne pas reconnaître le fait palestinien. J’en dénombre au moins sept, et ce n’est évidemment pas un jeu, fût-il des sept erreurs, tant elles entraînent la France dans la spirale d’une guerre des mondes, des civilisations et des identités, une guerre sans issue, sinon celle de la mort et de la haine, de la désolation et de l’injustice, de l’inhumanité en somme, ce sombre chemin où l’humanité en vient à se détruire elle-même.

Les voici donc ces sept fautes où, en même temps qu’à l’extérieur, la guerre ruine la diplomatie, la politique intérieure en vient à se réduire à la police.

Une faute politique doublée d’une faute intellectuelle

1. Vous avez d’abord commis une faute politique sidérante. Rompant avec la position traditionnellement équilibrée de la France face au conflit israélo-palestinien, vous avez aligné notre pays sur la ligne d’offensive à outrance et de refus des compromis de la droite israélienne, laquelle gouverne avec une extrême droite explicitement raciste, sans morale ni principe, sinon la stigmatisation des Palestiniens et la haine des Arabes.

Votre position, celle de votre premier communiqué du 9 juillet, invoque les attaques du Hamas pour justifier une riposte israélienne disproportionnée dont la population civile de Gaza allait, une fois de plus, faire les frais. Purement réactive et en grande part improvisée (lire ici l’article de Lenaïg Bredoux), elle fait fi de toute complexité, notamment celle du duo infernal que jouent Likoud et Hamas, l’un et l’autre se légitimant dans la ruine des efforts de paix (lire là l’article de François Bonnet).

Surtout, elle est inquiétante pour l’avenir, face à une situation internationale de plus en plus incertaine et confuse. À la lettre, ce feu vert donné à un État dont la force militaire est sans commune mesure avec celle de son adversaire revient à légitimer, rétroactivement, la sur-réaction américaine après les attentats du 11-Septembre, son Patriot Act liberticide et sa guerre d’invasion contre l’Irak. Bref, votre position tourne le dos à ce que la France officielle, sous la présidence de Jacques Chirac, avait su construire et affirmer, dans l’autonomie de sa diplomatie, face à l’aveuglement nord-américain.

Depuis, vous avez tenté de modérer cet alignement néoconservateur par des communiqués invitant à l’apaisement, à la retenue de la force israélienne et au soulagement des souffrances palestiniennes. Ce faisant, vous ajoutez l’hypocrisie à l’incohérence. Car c’est une fausse compassion que celle fondée sur une fausse symétrie entre les belligérants. Israël et Palestine ne sont pas ici à égalité. Non seulement en rapport de force militaire mais selon le droit international.

En violation de résolutions des Nations unies, Israël maintient depuis 1967 une situation d’occupation, de domination et de colonisation de territoires conquis lors de la guerre des Six Jours, et jamais rendus à la souveraineté pleine et entière d’un État palestinien en devenir. C’est cette situation d’injustice prolongée qui provoque en retour des refus, résistances et révoltes, et ceci d’autant plus que le pouvoir palestinien issu du Fatah en Cisjordanie n’a pas réussi à faire plier l’intransigeance israélienne, laquelle, du coup, légitime les actions guerrières de son rival, le Hamas, depuis qu’il s’est imposé à Gaza.

Historiquement, la différence entre progressistes et conservateurs, c’est que les premiers cherchent à réduire l’injustice qui est à l’origine d’un désordre tandis que les seconds sont résolus à l’injustice pour faire cesser le désordre. Hélas, Monsieur le Président, vous avez spontanément choisi le second camp, égarant ainsi votre propre famille politique sur le terrain de ses adversaires.

2. Vous avez ensuite commis une faute intellectuelle en confondant sciemment antisémitisme et antisionisme. Ce serait s’aveugler de nier qu’en France, la cause palestinienne a ses égarés, antisémites en effet, tout comme la cause israélienne y a ses extrémistes, professant un racisme anti-arabe ou antimusulman. Mais assimiler l’ensemble des manifestations de solidarité avec la Palestine à une résurgence de l’antisémitisme, c’est se faire le relais docile de la propagande d’État israélienne.

Mouvement nationaliste juif, le sionisme a atteint son but en 1948, avec l’accord des Nations unies, URSS comprise, sous le choc du génocide nazi dont les Juifs européens furent les victimes. Accepter cette légitimité historique de l’État d’Israël, comme a fini par le faire sous l’égide de Yasser Arafat le mouvement national palestinien, n’entraîne pas que la politique de cet État soit hors de la critique et de la contestation. Être antisioniste, en ce sens, c’est refuser la guerre sans fin qu’implique l’affirmation au Proche-Orient d’un État exclusivement juif, non seulement fermé à toute autre composante mais de plus construit sur l’expulsion des Palestiniens de leur terre.

Confondre antisionisme et antisémitisme, c’est installer un interdit politique au service d’une oppression. C’est instrumentaliser le génocide dont l’Europe fut coupable envers les Juifs au service de discriminations envers les Palestiniens dont, dès lors, nous devenons complices. C’est, de plus, enfermer les Juifs de France dans un soutien obligé à la politique d’un État étranger, quels que soient ses actes, selon la même logique suiviste et binaire qui obligeait les communistes de France à soutenir l’Union soviétique, leur autre patrie, quels que soient ses crimes. Alors qu’évidemment, on peut être juif et antisioniste, juif et résolument diasporique plutôt qu’aveuglément nationaliste, tout comme il y a des citoyens israéliens, hélas trop minoritaires, opposés à la colonisation et solidaires des Palestiniens.

Brandir cet argument comme l’a fait votre premier ministre aux cérémonies commémoratives de la rafle du Vél’ d’Hiv’, symbole de la collaboration de l’État français au génocide commis par les nazis, est aussi indigne que ridicule. Protester contre les violations répétées du droit international par l’État d’Israël, ce serait donc préparer la voie au crime contre l’humanité ! Exiger que justice soit enfin rendue au peuple palestinien, pour qu’il puisse vivre, habiter, travailler, circuler, etc., normalement, en paix et en sécurité, ce serait en appeler de nouveau au massacre, ici même !

Un antiracisme oublieux et infidèle

Si vous pensez spontanément religion quand s’expriment ici même des insatisfactions et des colères en solidarité avec le monde arabe, univers où dominent la culture et la foi musulmanes, c’est paradoxalement parce que vous ne vous êtes pas résolus à cette évidence d’une France multiculturelle. À cette banalité d’une France plurielle, vivant diversement ses appartenances et ses héritages, qu’à l’inverse, votre crispation, où se mêlent la peur et l’ignorance, enferme dans le communautarisme religieux. Pourtant, les musulmans de France font de la politique comme vous et moi, en pensant par eux-mêmes, en inventant par leur présence au monde, à ses injustices et à ses urgences, un chemin de citoyenneté qui est précisément ce que l’on nomme laïcisation.

C’est ainsi, Monsieur le Président, qu’au lieu d’élever le débat, vous en avez, hélas, attisé les passions. Car cette réduction des musulmans de France à un islam lui-même réduit, par le prisme sécuritaire, au terrorisme et à l’intégrisme est un cadeau fait aux radicalisations religieuses, dans un jeu de miroirs où l’essentialisation xénophobe finit par justifier l’essentialisation identitaire. Une occasion offerte aux égarés en tous genres.

5. Vous avez surtout commis une faute historique en isolant la lutte contre l’antisémitisme des autres vigilances antiracistes. Comme s’il fallait la mettre à part, la sacraliser et la différencier. Comme s’il y avait une hiérarchie dans le crime contre l’humanité, le crime européen de génocide l’emportant sur d’autres crimes européens, esclavagistes ou coloniaux. Comme si le souvenir de ce seul crime monstrueux devait amoindrir l’indignation, voire simplement la vigilance, vis-à-vis d’autres crimes, de guerre ceux-là, commis aujourd’hui même. Et ceci au nom de l’origine de ceux qui les commettent, brandie à la façon d’une excuse absolutoire alors même, vous le savez bien, que l’origine, la naissance ou l’appartenance, quelles qu’elles soient, ne protègent de rien, et certainement pas des folies humaines.

Ce faisant, votre premier ministre et vous-même n’avez pas seulement encouragé une détestable concurrence des victimes, au lieu des causes communes qu’il faudrait initier et promouvoir. Vous avez aussi témoigné d’un antiracisme fort oublieux et très infidèle. Car il ne suffit pas de se souvenir du crime commis contre les juifs. Encore faut-il avoir appris et savoir transmettre la leçon léguée par l’engrenage qui y a conduit : cette lente accoutumance à la désignation de boucs émissaires, essentialisés, caricaturés et calomniés dans un brouet idéologique d’ignorance et de défiance qui fit le lit des persécutions.

Or comment ne pas voir qu’aujourd’hui, dans l’ordinaire de notre société, ce sont d’abord nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmane qui occupent cette place peu enviable ? Et comment ne pas comprendre qu’à trop rester indifférents ou insensibles à leur sort, ce lot quotidien de petites discriminations et de grandes détestations, nous habituons notre société tout entière à des exclusions en chaîne, tant le racisme fonctionne à la manière d’une poupée gigogne, des Arabes aux Roms, des Juifs aux Noirs, et ainsi de suite jusqu’aux homosexuels et autres prétendus déviants ?

Ne s’attarder qu’à la résurgence de l’antisémitisme, c’est dresser une barrière immensément fragile face au racisme renaissant. Le Front national deviendrait-il soudain fréquentable parce qu’il aurait, selon les mots de son vice-président, fait« sauter le verrou idéologique de l’antisémitisme » afin de « libérer le reste » ? L’ennemi de l’extrême droite, confiait à Mediapart la chercheuse qui a recueilli cette confidence de Louis Aliot, « n’est plus le Juif mais le Français musulman » (lire ici notre entretien avec Valérie Igounet).

De fait, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dont vous ne pouvez ignorer les minutieux et rigoureux travaux, constate, de rapport en rapport annuels, une montée constante de l’intolérance antimusulmane et de la polarisation contre l’islam (lire nos articles ici et ). Dans celui de 2013, on pouvait lire ceci, sous la plume des sociologues et politologues qu’elle avait sollicités : « Si on compare notre époque à celle de l’avant-guerre, on pourrait dire qu’aujourd’hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin, a remplacé le juif dans les représentations et la construction d’un bouc émissaire. »

L’antiracisme conséquent est celui qui affronte cette réalité tout en restant vigilant sur l’antisémitisme. Ce n’est certainement pas celui qui, à l’inverse, pour l’ignorer ou la relativiser, brandit à la manière d’un étendard la seule lutte contre l’antisémitisme. Cette faute, hélas, Monsieur le Président, est impardonnable car non seulement elle distille le venin d’une hiérarchie parmi les victimes du racisme, mais de plus elle conforte les moins considérées d’entre elles dans un sentiment d’abandon qui nourrit leur révolte, sinon leur désespoir. Qui, elles aussi, les égare.

6. Vous avez par-dessus tout commis une faute sociale en transformant la jeunesse des quartiers populaires en classe dangereuse. Votre premier ministre n’a pas hésité à faire cet amalgame grossier lors de son discours du Vél’ d’Hiv’, désignant à la réprobation nationale ces « quartiers populaires » où se répand l’antisémitisme « auprès d’une jeunesse souvent sans repères, sans conscience de l’Histoire et qui cache sa “haine du Juif ” derrière un antisionisme de façade et derrière la haine de l’État d’Israël ».

Mais qui l’a abandonnée, cette jeunesse, à ces démons ? Qui sinon ceux qui l’ont délaissée ou ignorée, stigmatisée quand elle revendique en public sa religion musulmane, humiliée quand elle voit se poursuivre des contrôles policiers au faciès, discriminée quand elle ne peut progresser professionnellement et socialement en raison de son apparence, de son origine ou de sa croyance ? Qui sinon ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, nous gouvernent, vous, Monsieur le Président et, surtout, votre premier ministre qui réinvente cet épouvantail habituel des conservatismes qu’est l’équivalence entre classes populaires et classes dangereuses ?

Une jeunesse des quartiers populaires stigmatisée

Cette jeunesse n’a-t-elle pas, elle aussi, des idéaux, des principes et des valeurs ? N’est-elle pas, autant que vous et moi, concernée par le monde, ses drames et ses injustices ? Par exemple, comment pouvez-vous ne pas prendre en compte cette part d’idéal, fût-il ensuite dévoyé, qui pousse un jeune de nos villes à partir combattre en Syrie contre un régime dictatorial et criminel que vous-même, François Hollande, avez imprudemment appelé à « punir » il y a tout juste un an ? Est-ce si compliqué de savoir distinguer ce qui est de l’ordre de l’idéalisme juvénile et ce qui relève de la menace terroriste, au lieu de tout criminaliser en bloc en désignant indistinctement des « djihadistes » ?

Le pire, c’est qu’à force d’aveuglement, cette politique de la peur que, hélas, votre pouvoir assume à son tour, alimente sa prophétie autoréalisatrice. Inévitablement, elle suscite parmi ses cibles leur propre distance, leurs refus et révoltes, leur résistance en somme, un entre soi de fierté ou de colère pour faire face aux stigmatisations et aux exclusions, les affronter et les surmonter. « On finit par créer un danger, en criant chaque matin qu’il existe. À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel » : ces lignes prémonitoires sont d’Émile Zola, en 1896, au seuil de son entrée dans la mêlée dreyfusarde, dans un article du Figaro intitulé « Pour les Juifs ».

Zola avait cette lumineuse prescience de ceux qui savent se mettre à la place de l’autre et qui, du coup, comprennent les révoltes, désirs de revanche et volonté de résister, que nourrit un trop lourd fardeau d’humiliations avec son cortège de ressentiments. Monsieur le Président, je ne mésestime aucunement les risques et dangers pour notre pays de ce choc en retour. Mais je vous fais reproche de les avoir alimentés plutôt que de savoir les conjurer. De les avoir nourris, hélas, en mettant à distance cette jeunesse des quartiers populaires à laquelle, durant votre campagne électorale, vous aviez tant promis au point d’en faire, disiez-vous, votre priorité. Et, du coup, en prenant le risque de l’abandonner à d’éventuels égarements.

7. Vous avez, pour finir, commis une faute morale en empruntant le chemin d’une guerre des mondes, à l’extérieur comme à l’intérieur. En cette année 2014, de centenaire du basculement de l’Europe dans la barbarie guerrière, la destruction et la haine, vous devriez pourtant y réfléchir à deux fois. Cet engrenage est fatal qui transforme l’autre, aussi semblable soit-il, en étranger et, finalement, en barbare – et c’est bien ce qui nous est arrivé sur ce continent dans une folie destructrice qui a entraîné le monde entier au bord de l’abîme.

Jean Jaurès, dont nous allons tous nous souvenir le 31 juillet prochain, au jour anniversaire de son assassinat en 1914, fut vaincu dans l’instant, ses camarades socialistes basculant dans l’Union sacrée alors que son cadavre n’était pas encore froid. Tout comme d’autres socialistes, allemands ceux-là, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, finirent assassinés en 1919 sur ordre de leurs anciens camarades de parti, transformés en nationalistes et militaristes acharnés. Mais aujourd’hui, connaissant la suite de l’histoire, nous savons qu’ils avaient raison, ces justes momentanément vaincus qui refusaient l’aveuglement des identités affolées et apeurées.

Vous vous souvenez, bien sûr, de la célèbre prophétie de Jaurès, en 1895, à la Chambre des députés : « Cette société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage. » Aujourd’hui que les inégalités provoquées par un capitalisme financier avide et rapace ont retrouvé la même intensité qu’à cette époque, ce sont les mêmes orages qu’il vous appartient de repousser, à la place qui est la vôtre.

Vous n’y arriverez pas en continuant sur la voie funeste que vous avez empruntée ces dernières semaines, après avoir déjà embarqué la France dans plusieurs guerres africaines sans fin puisque sans stratégie politique (lire ici l’article de François Bonnet). Vous ne le ferez pas en ignorant le souci du monde, de ses fragilités et de ses déséquilibres, de ses injustices et de ses humanités, qui anime celles et ceux que le sort fait au peuple palestinien concerne au plus haut point.

Monsieur le Président, cher François Hollande, vous avez eu raison d’affirmer qu’il ne fallait pas « importer » en France le conflit israélo-palestinien, en ce sens que la France ne doit pas entrer en guerre avec elle-même. Mais, hélas, vous avez vous-même donné le mauvais exemple en important, par vos fautes, l’injustice, l’ignorance et l’indifférence qui en sont le ressort.

Edwy Plenel

03/08/2015

Pensée critique juive. Lettre ouverte de la philosophe américaine Judith Butler

Judith Butler

Judith Butler

Judith Butler, née le  24 février 1956, philosophe américaine et théoricienne du genre, domaine qui fait couler beaucoup d’encre ces temps-ci, est une intellectuelle complexe qui laisse peu de monde indifférent. Lauréate du Prix Adorno en 2012*, elle fut violemment attaquée pour ses positons critiques et antisionistes sur le conflit israélo-palestinien. Elle s’explique dans cette lettre : autoportrait épistolaire d’une des grandes figures intellectuelles de notre temps.

Le Jérusalem Post a récemment publié un article, rapportant que certaines organisations s’opposent à ce que je reçoive le prix Adorno, un prix décerné tous les trois ans à quelqu’un qui travaille dans la tradition de la théorie critique au sens large. Les accusations portées contre moi disent que je soutiens le Hamas et le Hezbollah (ce qui n’est pas vrai), que je soutiens BDS (partiellement vrai), et que je suis antisémite (manifestement faux). Peut-être ne devrais-je pas être aussi surprise du fait que ceux qui s’opposent à ce que je reçoive le prix Adorno aient recours à des accusations aussi calomnieuses, sans fondements, sans preuves, pour faire valoir leur point de vue. Je suis une intellectuelle, une chercheuse, initiée à la philosophie à travers la pensée juive, et je me situe en tant que défenderesse et dans la perpétration, la continuité d’une tradition éthique juive comme le furent des personnalités tel que Martin Buber et Hannah Arendt. J’ai reçu une éducation juive au Temple à Cleveland, dans l’Ohio sous la tutelle du Rabbin Daniel Silver où j’ai développé de solides fondements éthiques sur la base de la pensée philosophique juive.

J’ai appris, et j’accepte, que nous sommes appelés par d’autres et par nous-mêmes, à répondre à la souffrance et à réclamer, à œuvrer afin qu’elle soit soulagée. Mais pour ce faire, nous devons entendre l’appel, trouver les ressources permettant d’y répondre, et parfois subir les conséquences d’avoir parlé comme nous le faisons. On m’a enseigné à chaque étape de mon éducation juive qu’il n’est pas acceptable de rester silencieux face à l’injustice. Une telle injonction est difficile à mettre en œuvre, car elle n’indique pas exactement quand, ni comment parler, ni comment parler de manière à ne pas produire une nouvelle injustice, ou encore comment parler de façon à être entendue et compris clairement et justement. Ma position actuelle n’est pas entendue par ces détracteurs, et peut-être cela ne devrait-il pas me surprendre, car leur tactique consiste à détruire les conditions d’audibilité.

[…] Il est faux, absurde et pénible que quiconque puisse prétendre que ceux qui formulent une critique envers l’Etat d’Israël sont antisémites ou, si juifs, victimes de la haine de soi. De telles accusations cherchent à diaboliser la personne qui articule un point de vue critique et à disqualifier ainsi, à l’avance son point de vue. C’est une tactique pour faire taire : cette personne est inqualifiable, innommable, et tout ce qu’elle dira doit être rejeté à l’avance ou perverti de telle façon que la validité de sa parole soit niée. Une telle attitude se refuse à considérer, à examiner le point de vue exposé, se refuse à débattre de sa validité, à tenir compte des preuves apportées, et à en tirer une conclusion solide sur les bases de l’écoute et du raisonnement. De telles accusations ne sont pas seulement une attaque contre les personnes qui ont des opinions inacceptables aux yeux de certains, mais c’est une attaque contre l’échange raisonnable, sur la possibilité même d’écouter et de parler dans un contexte où l’on pourrait effectivement envisager ce que l’autre a à dire. Quand un groupe de Juifs qualifie un autre groupe de Juifs d’ « antisémite », il tente de monopoliser le droit de parler au nom des Juifs.

Ainsi, l’allégation d’antisémitisme recouvre en fait une querelle intra juive.

Aux États-Unis, j’ai été alarmée par le nombre de Juifs qui, consternés par la politique israélienne, y compris l’occupation, les pratiques de détention à durée indéterminée, le bombardement des populations civiles dans la bande de Gaza, cherchent à désavouer leur judéité. Ils font l’erreur de croire que l’Etat juif d’Israël représente la judéité de notre époque, et que s’identifier comme juif signifie un soutien inconditionnel à Israël. Et pourtant, il y a toujours eu des traditions juives qui s’opposent aux violences des Etats, qui prônent une cohabitation multiculturelle et défendent les principes d’égalité ; et cette tradition éthique vitale est oubliée ou écartée lorsque l’un d’entre nous accepte Israël comme étant le fondement de l’identité et ou des valeurs juives. Nous avons donc d’une part, les juifs qui critiquent Israël et pensent qu’ils ne peuvent plus être juif puisqu’Israël représente la judéité, et d’autre part, ceux qui pour qui Israël représente le judaïsme et ses valeurs, cherchant à démolir quiconque critique Israël en concluant que toute critique est anti-sémite ou, si juive, issue de la haine de soi.

Je m’efforce, tant dans la sphère intellectuelle que dans la sphère publique de sortir de cette impasse, de cet emprisonnement.

À mon avis, il y a de fortes traditions juives, et même des traditions sionistes initiales, qui attachent une grande importance à la cohabitation et offrent une panoplie de moyens pour s’opposer aux violences de toutes sortes, y compris la violence d’Etat. Il est très important en ce moment, pour notre époque que ces traditions soient soutenues, mise à l’honneur, vivifiées, inspirées – elles représentent des valeurs de la diaspora, les luttes pour la justice sociale, et la valeur juive extrêmement importante, celle de « réparer le monde » (Tikkun).

Il est clair pour moi que les passions soulevées par ces questions rendent la parole et l’écoute très difficiles. Quelques mots sont sortis de leur contexte, leurs sens déformés, et ils étiquettent, labellisent un individu. C’est ce qui arrive à beaucoup de gens qui émettent un point de vue critiquant Israël – ils sont stigmatisés comme antisémites ou même comme collaborateurs nazis ; ces formes d’accusations visent à établir les formes les plus durables et les plus toxiques de la stigmatisation et de diabolisation. La personne est ciblée, en sélectionnant des mots hors contexte, en inversant leurs significations et en les collant à la personne : annulant en effet les propos de cette personne, sans égard pour la teneur de ses opinions, de sa pensée.

Pour ceux d’entre nous, qui sommes des descendants de Juifs Européens, détruits, exterminés par le génocide nazi (la famille de ma grand-mère a été anéantie dans un petit village au sud de Budapest), c’est l’insulte la plus douloureuse et une véritable blessure que d’être désigné comme complice de la haine des Juifs ou d’être défini comme ayant la haine de soi. Et il est d’autant plus difficile d’endurer la douleur d’une telle allégation lorsqu’on cherche à promouvoir ce qu’il y a de plus précieux dans le judaïsme, cette réflexion sur l’éthique contemporaine, y compris la relation éthique à ceux qui sont dépossédés de leurs terres et de leurs droits à l’autodétermination, à ceux qui cherchent à garder vivante la mémoire de leur oppression, à ceux qui cherchent à vivre une vie qui sera, et doit être, digne de faire son deuil. Je soutiens le fait que ces valeurs soient issues d’importantes sources juives, ce qui ne veut pas dire que ces valeurs soient spécifiquement juives. Mais pour moi, étant donné l’histoire à laquelle je suis liée, il est très important en tant que Juive de m’élever contre l’injustice et de lutter contre toutes formes de racisme. Cela ne fait pas de moi une Juive qui a la haine de soi ; cela fait de moi une personne qui souhaite clamer un judaïsme qui ne s’identifie pas à la violence d’Etat mais qui s’identifie à une lutte élargie pour la justice sociale.

[…]

J’ai toujours été en faveur de l’action politique non-violente, principe auquel je n’ai jamais dérogé. Il y a quelques années une personne dans un public universitaire m’a demandé si je pensais que le Hamas et le Hezbollah appartenait à « la gauche mondiale » et j’ai répondu sur deux points :

Mon premier point était purement descriptif : les organisations politiques se définissant comme anti-impérialistes et l’anti-impérialisme étant une des caractéristiques de la gauche mondiale, on peut alors sur cette base, les décrire comme faisant partie de la gauche mondiale.

Mon deuxième point était critique : comme avec n’importe quel groupe de gauche, il faut décider si l’on est pour ou contre ce groupe, et il faut alors évaluer de façon critique leurs positions.

[…]

A mon avis, les peuples de ces terres, juive et palestinienne, doivent trouver un moyen de vivre ensemble sur la base de l’égalité. Comme tant d’autres, j’aspire à un régime politique véritablement démocratique sur ces terres et je défends les principes de l’autodétermination et de la cohabitation des deux peuples, en fait, pour tous les peuples. Et mon souhait est, ce que souhaitent un nombre croissant de juifs et non juifs, celui que l’occupation prenne fin, que cesse la violence sous toutes ses formes, et que les droits politiques de chaque habitant soient assurés par une nouvelle structure politique.

Judith Butler

Source : In der Frankfurter 27 août 2012

Voir aussi : Rubrique IsraëlEtre juif après Gaza: Un travail de conscience, L’appel à la raison des juifs européens, rubrique Palestine rubrique Politique, Philosophie, rubrique Société Religion, On LIne : Une morale pour temps précaires,

Daniel Friedmann« Il n’y a pas de société sans croyance »

Daniel Friedmann au Forum Fnac

Daniel Friedmanm est chargé de recherche au CNRS. Ayant une certaine pratique psychothérapeutique. Il se définit avant tout comme un chercheur. Il vient de faire paraître 13 entretiens filmés Etre psy aux éditions Montparnasse. Entretien avec un sociologue qui analyse les processus de l’inconscience à travers le monde.

Peut-on construire une société sans croyance ?

La société, on ne la construit jamais intégralement. On la trouve. On essaie de la transformer : ce peut être l’œuvre humaine d’une époque, d’une génération. Il n’y a pas de société sans croyance. La croyance se définit par opposition au savoir scientifique. C’est une adhésion affective qui peut recouvrir la dimension idéologique. En ethnopsychiatrie on s’intéresse aux croyances des autres, considérés ici comme des porteurs de croyances non traditionnelles. C’est une manière de saisir le lien de quelqu’un et sa croyance sur le plan affectif. L’identité est une croyance.

Vous avez travaillé sur le changement identitaire des immigrants, leur intégration n’implique-t-elle pas aussi, une adaptation de la société qui les accueille ?

Le changement le plus visible est celui de l’immigrant. Il doit apprendre une nouvelle langue, se trouver un travail « s’autonomiser » dans un contexte nouveau. C’est un processus difficile qui implique de trouver la force de mettre en question son identité d’origine. De manière symbolique c’est faire le deuil de sa culture ou du moins trouver le moyen de la réinvestir dans la société dans laquelle il s’intègre. Cela suppose aussi que cette société s’intéresse et s’ouvre à la culture dont il est le porteur. L’exilé opère deux initiations qui le renforcent et lui permettent d’acquérir une distance, un regard critique, souvent inaccessible si l’on demeure dans un système auto référentiel.

C’est un peu ce qui s’est passé pour Freud dans son combat contre les sciences exactes ?

Effectivement, Freud était issu de la culture austro-hongroise marquée par l’antisémitisme et se trouvait dans une position minoritaire de part son appartenance juive. Ce n’est pas un hasard si la psychanalyse est née dans la Vienne du début du XXe siècle. Celui que l’on considère comme son père était lié à une double position. Celle d’intégrer la société dans laquelle il se trouvait et la venue d’un ailleurs. La conscience n’est pas un empire. Il y a l’inconscient C’est ce combat critique qu’a mené Freud contre la souveraineté de la conscience.

L’amour est-il une croyance ?

L’amour comme l’amitié est une croyance. Si vous aimez quelqu’un vous développez un lien affectif très fort. Que se passe-t-il s’il n’y a pas de croyance ? Dans quoi est-on ? Dans la dépression…

Est-ce à dire que tous les amoureux du fric sont des dépressifs qui s’ignorent ?

Euh… c’est un choix… Harpagon, celui qui est dans l’avarice, est dans la rétention, contraint dans une certaine étape de la libido au-delà de laquelle il ne peut pas aller.

A quoi tient votre parti pris de filmer les psychanalystes ?

J’ai consacré l’essentiel de ma carrière à la recherche en sociologie sur les pratiques traditionnelles para psychanalytiques comme le chamanisme, le vaudou etc. Lorsque je suis arrivé aux psychanalystes, je me suis dit que les filmer permettrait la captation de la parole mais aussi du corps. Je souhaitais faire surgir leur individualité, quelque chose de leur subjectivité.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Daniel Friedmann Etre psy 13 entretiens thématiques aux éditions Montparnasse

Voir aussi : Rubrique débat Psychanalyse un douteux discrédit, rubrique livre, Qu’est ce que la critique ?, société, la question religieuse dans le travail social,