Lou Marin :  » Il y a une sous estimation de la pensée libertaire de Camus »

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin est un chercheur allemand militant engagé dans le réseau des libertaires non–violents. Résidant à Marseille depuis une quinzaine d’année il a rassemblé l’intégralité des textes écrit par Albert Camus dans les revues libertaires en France et dans le monde. Le fruit de son travail a été publié en 2008 par Egrégores éditions, une petite maison marseillaise mais cet ouvrage est passé quasiment inaperçu. Il vient d’être réédité par les éditions montpelliéraines Indigène dirigé par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou qui en a signé la préface. Lors de la présentation de l’ouvrage qui vient de se tenir à la librairie Sauramps en présence de l’auteur, J-P Barou s’est insurgé de l’impasse que font les grand médias sur cet ouvrage reçu avec un peu d’agacement par les maîtres à penser du monde intellectuel et médiatique français. Rencontre avec Lou Marin.

Qu’est ce qui vous a poussé à entreprendre ce travail sur Camus auquel vous vous êtes attelé durant vingt ans ?

Cette entreprise est liée à mon parcours personnel de militant au sein du mouvement anarchiste non-violent en Allemagne. En France, ce mouvement est assez méconnu. Il a été occulté par les actions de la Fraction armée rouge, or le mouvement non violent est une vieille tradition. On trouve trace de cette philosophie dès le XVIème siècle dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Au XIXème des gens comme Proudhon pensaient que la révolution sociale pouvait être atteinte pacifiquement. J’ai collaboré à des journaux comme le Graswurelrevolution et je me suis engagé dans le combat antinucléaire.

Nous avons mis en oeuvre des stratégies non-violentes nouvelles, celle par exemple, de ne pas s’attaquer au coeur du système nucléaire mais à ses infrastructures en s’en prenant au convoi de déchets nucléaires ou en coupant des pylônes électriques construits par les nazis. Détruire du matériel reste une action non-violente car cela ne produit pas de douleur. Nous avons beaucoup d’influence en Allemagne et aussi des résultats avec la fin du nucléaire programmé à échéance 2021.

La notion de discours est importante. Sur ce point on pourrait nous situer entre Bakounine et Ghandi. Mais nous étions à la recherche de revendications actuelles et modernes. Camus a fondé sa pensée à l’épreuve du quotidien. Il a traversé les catastrophes du XX e siècle, il s’est demandé comment est-ce possible qu’une civilisation soit devenue aussi barbare en partageant ce questionnement avec les anarchistes. L’analyse de sa révolte est utile aux militants qui luttent aujourd’hui pacifiquement partout dans le monde.

Cette question de la violence et de la non-violence reste au coeur de ses préoccupations ?

Il y a une conjugaison entre violence et non-violence chez Camus. Dans une auto-interview (1) il écrit : « La violence est inévitable et je ne prêcherai pas la non-violence », ce qu’il fera finalement dix ans plus tard. En 1942-1943 il observe à Chambon-sur-Lignon l’accord non-violent que passe la population du village pour le sauvetage des juifs. Cela le touche profondément. En même temps il ne souhaite pas que le pacifisme aille trop loin dans les compromissions pour éviter les conséquences qui mènent à la collaboration.

En 1958, il soutient les objecteurs de conscience en Algérie où il constate que la lutte armée échoue là où la non violence réussit.

Camus est aussi très lié à l’Espagne où il défend la cause des libertaires…

Pour lui c’est avant tout une question de moralité en tant que résistant. A la fin de 1944, de Gaule reconnaît le franquisme alors que pour Camus la guerre n’est pas finie sans que l’Espagne soit libérée. Cette position l’oppose également aux alliés, notamment à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui ont récupéré les troupes franquistes dans le cadre de la guerre froide. Camus trouve ses amis parmi les 500 000 réfugiés espagnols qui subissent la rétirada. Il s’insurge au côté des anarchistes syndicalistes contre l’ONU lorsque l’Unesco reconnaît l’Espagne de Franco.

camus-idgL’objet de votre ouvrage réhabilite la pensée libertaire de Camus Pourquoi a-t-elle été sous-estimée ?

A son époque Camus était un ovni parce qu’il était  à la fois antimarxiste et anticapitaliste, ce qui était inconcevable dans les années 50. Aujourd’hui, ce phénomène me paraît inexplicable. Alors que les essais sur son œuvre abondent et ont mobilisé plus de 3 000 universitaires, philosophes, hommes et femmes de lettres. Personne n’expose cet aspect de sa pensée. Il y a une sous-estimation du militantisme libertaire qui a bénéficié d’une continuité de pensée jusqu’en 68, avant de s’évanouir dans un grand vide. Le mouvement libertaire est jugé sans importance dans le milieu philosophique.

Il n’y a pas de respect pour ceux qui ont pris L’homme révolté en tant qu’oeuvre philosophique. Je crois que le monde libertaire qui milite dans les mouvement sociaux a un but. Ce n’est pas le cas des chercheurs qui ne font pas le lien entre un principe et sa réalisation sociale. Leur but est avant tout égocentrique. Il s’agit d’avoir du renom.

Ne pensez-vous pas que nous sommes plus mûrs aujourd’hui pour saisir cet aspect de sa pensée ?

Il y a certainement un renouveau d’intérêt pour la pensée libertaire. Camus a écrit une phrase comme : « La propriété c’est le meurtre », ce qui prend une certaine résonance quand les ouvriers se suicident sur leur lieu de travail. Sarkozy voulait le transférer au Panthéon ce qui est fort de café pour un antinationaliste.

Tous les droits que nous avons dans une société n’émanent pas de la société. Ils viennent d’en bas. L’État a pour fonction de les arrêter et de les faire reculer lorsqu’il n’y a pas de résistance pour les conduire vers l’extrême droite. »

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

(1) Défense de l’Homme n°10, juin 1949

Albert Camus écrits libertaires, Indigène éditions, 18 euros.

Source : La Marseillaise 18/11/2013

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Entretien avec Bertrand Tavernier autour de Quai d’Orsay

J’ai une obsession dans tous mes films, c’est de franchir les portes. Photo David Maugendre

Pour son premier passage au Cinemed, Bertrand Tavernier est venu présenter son film Quai d’Orsay, une adaptation de la BD éponyme de Christophe Blain et Abel Lanzac qui emporte l’adhésion. Le film porte à l’écran l’ambiance surréaliste qui règne au Quai d’Orsay sous la houlette du ministre poète Dominique de Villepin mais aussi un moment où la France se distingue avec panache dans le concert des nations. Sortie en salle mercredi 6 novembre. Entretien.

En quoi a consisté votre travail d’adaptation de la BD d’Antonin Baudry et Christophe Blain ?

Je l’ai lu et le lendemain j’appelais mon producteur pour lui demander d’acheter les droits. Ils ont accepté. J’ai souhaité les associer au scénario. A l’époque, le second tome n’était pas sorti. Je leur ai demandé d’ajouter le discours de l’ONU. J’ai essayé de transposer l’énergie d’expression. Je ne voulais pas faire une imitation, ça ne m’intéressait pas de faire une copie. Je n’utilise pas de storyboard J’essaie de trouver la logique des personnages. Celle d’un ministre cocasse mais sincère.

Vous tirez le meilleur des acteurs. De quelle manière avez-vous approchez la direction d’acteur ?

Je leur ai dit : ne jouez pas comique, trouvez la sincérité. Il faut que le public soit convaincu pour l’ébranler. Dire à un acteur tu fais comme ça, tu prends ton verre à la troisième scène, c’est le contraire de la direction d’acteur. Je travaille de manière pragmatique en fonction de la pratique des acteurs. Noiret, par exemple, voulait bosser pour lui-même. Il détestait la psychologie des personnages mais il attachait une grande importance aux accessoires, selon lui, plus révélateurs. J’aime donner de la liberté. J’ai besoin de cadreurs formidables. Je pense que c’est aux techniciens de s’adapter aux acteurs et pas l’inverse. J’ai retenu la leçon de Jean Renoir qui refusait la dictature de la technique. Je ne veux pas que l’imprécision devienne une censure. Je m’adapte. Je n’aime pas faire beaucoup de prises. Je ne me couvre pas ce qui induit un sentiment de danger qui met la pression aux acteurs. J’ai envie que tout le monde se dise qu’il joue sa vie dans le plan et peut-être qu’il n’y en aura pas d’autre.

Les déplacements jouent un rôle central dans le film. Vous vous êtes amusé avec les arrivées fracassantes du ministre ?

J’ai une obsession dans tous mes films, c’est de franchir les portes. On a beaucoup travaillé sur le temps. Chaque entrée du ministre est précédée d’un mini cyclone qui fait voler les feuilles dans le bureau. Je cherchais à obtenir un rendu quasi biologique. Cela me permettait de jouer par ailleurs avec les gens qui préparent son arrivée. Après avoir vu le film, Fabius a dit : « Moi je ne fais pas voler les feuilles ».

Il y a ce côté documentaire dans la manière dont vous filmez le personnel du ministère…

J’aime arriver à montrer la vérité sur les gens qui travaillent. Cela aiguise la dramaturgie, les émotions. On vit une vie survoltée au ministère des Affaires étrangères où il règne une tension permanente. Avec les décalages horaires on est jamais à l’abri d’un attentat, d’une prise d’otages ou d’un coup d’État, des cas qui nécessitent une réponse immédiate. Peillon a moins à craindre d’une attaque des parents d’élèves ou d’un assaut nocturne du SNUipp. Dans le film, l’équipe accepte la vision du ministre et travaille pour la rendre concrète, ce qui paraît totalement impossible. La tension fait que les gens cherchent des échappatoires.

N’est-ce pas un peu effrayant tout de même ces situations ubuesques au Quai d’Orsay ?

Les délires du ministre font peur mais en fin de compte, il a une vision. Il veut opposer la France à la décision américaine de partir en guerre sans l’aval de l’ONU, à la tactique du pitbull comme il dit. On peut rire de quelqu’un sans avoir de mépris. Ce qui compte en politique c’est ce qui est fait. Ce ne sont pas les extravagances. Avec le discours de l’ONU, il s’agissait de s’opposer aux néo-conservateurs qui partaient dans une guerre unilatérale qui a eu le don de réveiller le terrorisme.

Pourquoi quand on lui parle de l’OTAN, le ministre élude-?t-il la question avec des poncifs chers aux sceptiques ?

On lui pose souvent cette question à de mauvais moments, quand il a d’autres idées en tête. Au fond de lui, il partage la conviction gaullienne qu’il faut se méfier de l’OTAN qui sert avant tout, les intérêts américains.

Le film évoque un moment où la France se distingue avec panache, elle n’a pas tardé à sombrer dans les bourbiers libyen, syrien et malien…

Il y a eu longtemps une continuité quel que soit le ministre (Alain Juppé a été un des grands défenseurs de l’exception culturelle et il s’est battu contre Lord brittan. De Villepin l’aurait suivi et Hubert Vedrines également.) Tout a changé avec Sakozy/Kouchner essentiellement en ce qui concerne le rapprochement avec les USA. Et depuis, on continue. Il n’y a pas de rupture. De même que la rupture Obama/Bush est bien moindre dans ce domaine qu’on ne pouvait l’espérer.

Quel est votre point de vue sur la convention collective du cinéma ?

J’ai réalisé et produit des films difficiles à monter mais on n’a jamais payé personne en dessous du minimum syndical. Les économies, on les fait ailleurs : en préparant longuement les films, en trouvant des idées astucieuses. Je ne pense pas que le salaire des ouvriers et techniciens pèse autant que cela dans le coût des films. Ceci dit, il faut que la convention laisse des marges de souplesses pour ne pas tomber dans la rigidité du système américain qui bloque un tournage pour un repas chaud toutes les six heures.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 04/11/2013

Questions bonus sur la politique du cinéma (non publiées)

Que pensez-vous des ponctions budgétaires opérées par le gouvernement sur le CNC ?

Les attaques contre le CNC sont pour la plupart scandaleuses et mal documentées. Elles ne voient pas que l’argent du CNC est générateur d’emplois, qu’on en a besoin pour lutter contre les délocalisations, pour poursuivre la numérisation (et le sauvetage du 35mm) du patrimoine français, source de revenus. On a l’impression que la main gauche de Jean Jacques Queyranne qui veut diminuer l’argent du CNC ignore ce que fait sa main droite qui finance de nombreux projets culturels dans sa région grace à ce même CNC. On ne peut opas défendre l’exception culturelle et supprimer la culture. Cela les ministres des finances socialistes ne semblent pas le comprendre.

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Du rêve à la réalité du cinéma

Cinemed. Pour la 8ème année, le Studio du scénario organise la journée du scénario, avec Jean-Pol Fargeau.

Atelier scénario avec Jean-Pol Fargeau aujourd'hui au Cinemed

Atelier scénario avec Jean-Pol Fargeau aujourd’hui au Cinemed

R06379Jean-Luc Saumade enseigne à l’Université Paul-Valéry aux étudiants en Art du spectacle ayant choisi la motion cinéma. Il assure également des formations professionnelles avec Le studio du scénario qui invite cette année le scénariste de Claire Denis, Jean-Pol Fargeau, pour la journée du scénario sous l’égide du Cinemed. Entretien.

A qui s’adresse la journée du scénario ?

L’idée initiale était d’apporter un soutien aux réalisateurs. Notamment aux jeunes qui veulent tourner et ont parfois des difficultés à comprendre qu’une idée doit se développer avant de devenir un film. Cette journée a désormais un public fidèle composé de professionnels, de cinéphiles, d’étudiants et de passionnés de cinéma. Il n’y a pas de recette particulière pour écrire un scénario. D’ailleurs, nous ne proposons pas une approche figée mais des visions que chacun peut s’approprier à sa manière.

Toute idée peut aboutir à un scénario, non ?

C’est vrai, mais il se trouve que l’écriture du scénario et le montage sont des moments difficiles dans l’histoire d’un film parce qu’ils confrontent à la réalité. Le scénario pose la question de la faisabilité, technique, matérielle, il permet l’estimation budgétaire. C’est à partir du scénario que se bâtit la rencontre avec le producteur qui devra conduire les négociations pour financer le film et réunir l’équipe technique et artistique. Le scénario assure le passage entre le rêve et la réalité en prenant en compte le médium du cinéma, il présente la vraie idée cinématographique.

A ce propos, on peut dire que Jean-Pol Fargeau est un maître en la matière. Quelle sera la nature de son intervention ?

Bien qu’il soit aussi un auteur de théâtre, l’écriture de Fargeau est très peu littéraire. Elle est peu dramatique au sens théâtral du terme. On aime ou on n’aime pas, mais c’est vraiment quelqu’un qui fait du cinéma de cinéma. Les films de Claire Denis sont un peu choquants, ils donnent le sentiment d’être mal finis, ce qui les rapproche du cinéma expérimental mais on est toujours dans des situations narratives cinématographiques d’une grande intelligence de langage. Jean-Pol Fargeau a choisi de bâtir son intervention à partir des scènes qui n’apparaissent pas dans les films, soit parce qu’elles n’ont pas été tournées, soit parce qu’elles ont été coupées au montage. C’est une approche intéressante. L’étude du scénario permet l’accès à une autre grille d’analyse.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Jean-Luc Saumade est aussi réalisateur. Son film « Mère méditerranéenne » est projeté dans le cadre du festival le 30 octobre et le 2 novembre.

Source : L’Hérault du Jour La Marseillaise

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Philippe Meirieu :  » il est inutile de crier ou de malmener une tomate pour qu’elle pousse plus vite »

imagesDans le cadre des Chapiteaux du livre, à Béziers, le spécialiste en sciences de l’éducation donnait une conférence sur le thème : « De l’enfant consommateur à l’enfant citoyen ». Un enjeu majeur pour notre démocratie.

Gardois d’origine, Philippe Meirieu est un chercheur spécialiste des sciences de l’éducation et de la pédagogie. Engagé aux côtés du PS, puis d’Europe Écologie, il se définit lui-même comme militant et homme de gauche.

« De l’enfant consommateur à l’enfant-citoyen : quelle éducation ? » L’intitulé de votre intervention recoupe un sujet vaste. Sous quel angle aborderez-vous cette problématique ?

Celui de l’éducation qui n’est pas seulement l’affaire de l’école parce que l’éducation implique aussi la famille, le tissu associatif, la ville et le territoire, les médias et appelle la collaboration de tous ces acteurs, face à un enjeu de taille, la démocratie. Il s’agit de permettre à des enfants de devenir des sujets qui pensent.

Un enjeu effectivement de taille qui suppose du temps et de l’implication, défendez-vous…

Dans une société comme la nôtre, l’éducation doit permettre de décélérer pour retrouver le temps de la parole et apprendre à penser. Je trouve qu’aujourd’hui les jeunes sont instrumentalisés par la publicité et la multiplicité des prothèses technologiques dont ils sont friands, ce qui ne leur laisse pas le temps de s’interroger. Bien souvent les adultes mettent cette réalité à la trappe.

A leur corps défendant, les parents sont souvent pris dans la spirale de la concurrence permanente qu’alimente fortement l’Education nationale…

En effet, on assiste à une course effrénée aux résultats. On subit le poids de l’évaluation permanente, des programmes trop chargés qui se multiplient au détriment des fondements de l’éducation qu’évoque Montaigne à propos des têtes qu’il préfère bien faites que bien pleines. Tout ne relève pas du quantifiable. Une institution qui travaille sur l’humain ne peut être soumise à l’obligation de résultat. Elle doit faire émerger la capacité de penser sans nourrir l’anxiété des familles pour trouver la bonne école. La question du citoyen ne peut réduire l’école à l’employabilité des sujets dans le système économique.

Tout le monde est d’accord là dessus mais quelles mesures concrètes peut-on envisager pour aller dans votre sens ?

Si tout le monde était d’accord, il n’y aurait pas d’évaluations chiffrées, de livrets de compétence imposés aux enseignants dès la primaire, de classement des lycées publiés en fonction des résultats au Bac… Concrètement l’école doit prendre le temps de parler avec l’enfant comme le fait mon ami Michel Tozzi à Montpellier avec les Ateliers Philo dès la primaire. Nous devons retrouver le temps de nous parler, y compris dans les familles. Les sociologues mettent en évidence que les activités intergénérationelles sont en nette diminution au sein des familles. Dans la plupart des cas le temps partagé entre les enfants et leurs parents, l’est pour aller faire des courses. Consacrer son temps à autre chose qu’une activité commerciale, comme partager avec ses enfants ou ses petits enfants une activité de jardinage se révèle beaucoup plus enrichissant. On apprend par exemple qu’il est inutile de crier ou de malmener une tomate pour qu’elle pousse plus vite.

Quand les parents souhaitent collaborer, ils se heurtent souvent à la résistance des enseignants, aux citadelles des associations de parents d’élèves ou à l’institution comme le confirme la décision du Conseil supérieur de l’éducation qui leur laisse une portion congrue dans les conseils d’école…

Il existe une certaine méfiance de la part des enseignants inquiets des parents qui feraient de l’entrisme. De l’autre côté les parents suspectent les enseignants de faire du corporatisme, d’être plus attachés à leurs conditions de travail qu’au devenir de leur enfant. Cette méfiance a été entretenue par les gouvernements de droite pour en faire un outil de pilotage de l’école. Il faut dissiper les incompréhensions et sortir de cela.

De quelle manière ?

Il faut que les parents soient plus reconnus. Si on ne leur répond pas, ils quitteront le système public pour devenir des consommateurs d’école et l’institution sera mal avisée de le leur reprocher.

Quelle est votre position sur la réforme des rythmes scolaires dans le primaire ?

Je ne suis pas favorable à cette réforme maladroite et injuste financièrement pour les municipalités les moins bien loties mais l’on peut profiter de cette réforme mal faite pour faire se rencontrer des acteurs qui n’en avaient pas l’occasion.

Êtes-vous partisan d’une réforme de l’éducation prioritaire ?

Il est impératif de relancer des actions dans ce domaine. Les inégalités se sont creusées. On ne peut pas laisser ainsi des zones à l’abandon.

L’assouplissement de la carte scolaire n’y est pas étrangère.

Il faut repenser la carte scolaire. Si l’on concentre 30% d’un public en grande difficulté dans un établissement on peut agir. Au-delà ce n’est plus gérable. La plupart des enseignants qui interviennent ne sont pas formés. On doit réduire les effectifs et doter les établissements de budgets adaptés.

Le lien avec la politique de la ville vous semble-t-il adapté ?

Il est pertinent, mais pas suffisant. On fonctionne par tuyaux d’orgue. Le véritable enjeu c’est de reconstruire l’égalité des territoires. L’abandon de territoires ruraux ou urbains est générateur de replis vers les idéaux extrémiste de la droite dure.

En tant que conseiller régional en Rhône-Alpes, quel regard portez-vous sur le rôle des régions et des métropoles, qui se retrouvent en concurrence à l’échelle européenne, dans l’éducation ?

La compétence de la formation initiale et professionnelle relève de l’Etat. Les régions revendiquent d’être coordinatrices de la formation professionnelle. Elles demandent d’en avoir l’autorité et les moyens correspondants. Nous attendons une loi de décentralisation qui a été vidée de son sens, ainsi qu’une loi sur la formation professionnelle. Le projet de loi de finances qui vient d’être rendu public et propose une réduction des dotations ne va pas dans le bon sens. Je suis vice-président en charge de la formation professionnelle, je peux vous dire que j’ai davantage de pression pour développer les écoles d’ingénieurs que pour favoriser les conditions d’enseignement des CAP. Avec la montée en puissance des métropoles ça va devenir très compliqué. Le risque en terme d’éducation est que celles-ci reproduisent le schéma « Paris ville phare » et le désert en île de France. La région n’est pas là pour mettre de l’argent où il y en a déjà mais pour s’occuper des territoires abandonnés. Elle doit garantir l’équilibre et l’harmonie. Il faut réidentifier le fondamental

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 28/09/2013

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Entretien : Boris Cyrulnik : Nos neurones anticipent notre passé

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La mémoire est toujours sociale. Photo dr

Le psychyatre aborde le fonctionnement imparfait de notre mémoire. Dans le cadre d’une conférence donnée à Béziers au Chapiteaux du Livre le 27 septembre 2013 sur le thème « Mémoire et autobiographie ».

Le psychiatre Boris Cyrulnik se dirige vers l’éthologie et se diversifie au maximum : éthologie, psychologie, neurologie, psychanalyse… Adepte de la multicausalité, à partir des années 1980, il voue son existence à la vulgarisation de son savoir grâce à ses livres : Mémoire de singe et paroles d’homme (Hachette, 1998), Les vilains petits canards (2004) et Quand un enfant se donne la mort – Attachement et sociétés (2011) éditions Odile Jacob.

L’intitulé de votre conférence « Mémoire et autobiographie » semble nous renvoyer dans le passé pour définir la perception que nous avons de nous-mêmes ?

A vrai dire, notre mémoire va chercher dans notre cerveau la trace neurologique qui nous rend sensible à un type d’événement. En quelque sorte, nos neurones anticipent notre passé. Il ne s’agit pas d’un retour des événements mais d’une reconstruction de notre passé. Nous allons chercher les images et les mots qui nous permettent de construire notre autobiographie. Cela répond à un processus neurologique et psychologique. Le passé s’éclaire à la lumière du présent. Si je suis de bonne humeur mon passé s’éclaire à partir d’éléments positifs. Si je ne me sens pas bien, je vais chercher à expliquer les éléments de ma tristesse. Dans les deux cas je ne mens pas.

Dans le cas de l’autobiographie et plus encore dans celui de l’autofiction ce travail de mémoire se trouve doublé d’un récit réinterprété qui peut se situer dans la fiction.

Quand on écrit son autobiographie, on s’adresse à l’intime qui saura nous comprendre. Il y a une intentionnalité de la mémoire. On va chercher les mots qui expliquent le fait que l’on ait été dédouané ou que l’on ait triomphé.

Même dans le roman, l’imagination la plus folle sollicite toujours des morceaux de réalité. La science-fiction par exemple, se compose à partir de la réalité. L’auteur retravaille sa mémoire, la remanie pour l’adresser à quelqu’un, pour en faire un souvenir identifiable. Quand Semprun s’attaque à son autobiographie, il écrit « mes brouillons saignent ». Il entretient dans un premier temps la mémoire de son passé douloureux jusqu’au moment où il se met au roman en utilisant des bribes de réalité, ce qui lui permet de redevenir maître de son passé.

Mais la mémoire peut intégrer nos blessures sans toujours les révéler ?

Oui, dans ce cas, il s’agit de la mémoire traumatique. On est prisonnier du passé. Celui-ci s’impose à nous dans le présent. On voudrait mettre notre souffrance dans le passé mais elle s’impose à nous comme si elle relevait d’un processus d’intentionnalité de la mémoire. C’est le cas des personnes victimes d’une agression qui vous disent « j’y pense toute la journée sans parvenir à chasser ces images et elles s’imposent la nuit dans mes cauchemars ».

Comment s’en libérer ?

Il faut retravailler sa mémoire, la remanier, l’adresser à quelqu’un, en faire un souvenir.

Ce qui suppose de trouver un environnement humain favorable…

La mémoire est toujours sociale. Un enfant ou un adulte isolé ne met rien en mémoire. On ne peut mettre en mémoire que des éléments extérieurs à soi. Les enfants abandonnés ou les prisonniers au cachot ont d’énormes trous de mémoire parce qu’ils n’ont pas accès à l’altérité. Le rapport aux autres est essentiel parce qu’il donne du sens et apporte un soutien.

Sans soutien le blessé de l’âme ne peut faire le travail seul. Il est très important d’être compris. Lorsqu’une femme agressée sexuellement se trouve confrontée à un fonctionnaire de police qui sourit ou refuse de la croire, elle subit un deuxième traumatisme.

Le déni est trop douloureux. Il peut se trouver aussi que l’entourage affectif de la personne y participe, en tenant un discours du type : c’est fini maintenant tout cela, on n’en parle plus… Et le blessé est souvent complice, parce que c’est trop dur à dire. Cette attitude empêche d’affronter le problème et de le résoudre.

On définit l’éthologie humaine comme l’étude des comportements individuels, la dimension collective doit-elle s’entendre comme l’agrégation des individus ?

De nombreux travaux existent comme la socio-éthologie des foules, ou l’éthiologie du récit collectif. Nous croyons intérioriser nos récits alors que la plupart d’entre-eux proviennent de notre environnement, ne serait-ce que notre langue maternelle.

A Toulon, nous menons des travaux collectifs avec les soldats blessés ou des communautés comme les Pieds-noirs qui ont été très mal accueillis ce qui a produit des blessures qui saignent encore. Les guerres sont à l’origine de beaucoup de films qui sont utiles parce qu’ils posent le problème.

Au Vietnam ou en Irak l’armée préparait les soldats qu’elle envoyait au feu en leur donnant un traitement afin de limiter leur état de conscience. Quels sont les résultats en terme de traumatisme ?

Cela a fait beaucoup de dégâts, on connaît les difficultés d’intégration vécues par les vétérans du Vietnam. A leur retour au pays bon nombre des GI’s victimes des horreurs de la guerre se sont identifiés à des agresseurs. Depuis on a compris qu’il fallait s’occuper d’eux et les soutenir. L’armée américaine a mis en place les Buddys sur le principe qu’il ne faut jamais laisser un soldat seul. Chaque soldat à son Buddy qui peut l’aider au moment du départ ou à son retour.

En même temps l’armée a changé. Aujourd’hui nous avons des armées de métier et on a de plus en plus recours à des entreprises privées qui embauchent des mercenaires.

La nature des combats a aussi évolué avec les conflits asymétriques. Dans la dernière guerre menée par Israël contre le Hezbollah, Israël disposait de 130 000 hommes contre 3 000. Il y a eu une victime israélienne contre 500 dans l’autre camps, pourtant Israël n’a pas gagné la guerre et a perdu la guerre psychologique.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 26/09/2013

Voir aussi : Rubrique Sciences humaines, rubrique Rencontre, Daniel Friedman, Roland Gori, Ken Anderson