Questions sur l’armement des Kurdes d’Irak

Photo Rick Findler. AFP

Photo Rick Findler. AFP

par Alain Gresh

La récente décision de la France, suivie par d’autres pays européens, d’armer les Kurdes d’Irak, a soulevé des commentaires plutôt positifs. Enfin, Paris se décidait à faire quelque chose au Proche-Orient, après une très coupable passivité, pour ne pas dire complaisance, face à l’agression israélienne contre Gaza. Pourtant, à l’examen, cet envoi d’armes suscite plusieurs questions.

Selon Le Monde (« Irak : la France décide de livrer des “armes sophistiquées” aux combattants kurdes », 14 août) : « La France va livrer des “armes sophistiquées” aux combattants kurdes en Irak pour les aider dans leur lutte contre l’Etat islamique (EI). L’Elysée a annoncé, mercredi 13 août, que François Hollande avait décidé, “en accord avec Bagdad, de faire acheminer des armes dans les heures qui viennent”. “Nous voulons aider les Kurdes et les Irakiens à éviter les massacres, et pour cela nous livrons des armes qui permettent aux combattants de combattre et, nous l’espérons, de l’emporter”, a expliqué Laurent Fabius, sur TF1. »

« Le ministre des affaires étrangères a indiqué que la France allait livrer des “armes sophistiquées”, en refusant de préciser le type d’armements et leurs quantités. Il s’agit, selon M. Fabius, de “rééquilibrer les forces”. “Les terroristes ont des armes extrêmement sophistiquées qu’ils ont prises aux troupes irakiennes et qui, à l’origine, étaient américaines”, a souligné le ministre. »

Décision prise en accord avec Bagdad ? Mais qui à Bagdad ? Il n’y a plus de gouvernement légitime, Nouri Al-Maliki ayant refusé de démissionner. Le moins que l’on puisse dire est que « Bagdad » reste un concept flou. Est-ce avec M. Maliki que Paris a négocié une telle livraison ? C’est peu probable, car la France demandait qu’il quitte son poste de premier ministre. Avec son successeur désigné ? Mais il n’a formé ni gouvernement, ni coalition.

D’autre part, la position de Paris a toujours été qu’une intervention militaire nécessiterait une décision du Conseil de sécurité de l’ONU. Il ne s’agit certes pas d’une intervention, mais on peut penser que les armes « sophistiquées » seront livrées avec les conseillers chargés d’en apprendre le maniement aux Kurdes. Début d’un engrenage ?

La décision d’armer les Kurdes semble aller de soi. Le gouvernement régional du Kurdistan (KRG) est souvent présenté comme un modèle de démocratie, de bonne gestion et de respect des droits humains. Pourtant, rien n’est moins sûr. Certes, en comparaison avec ce qui se passe à Bagdad, la situation dans la région autonome du Kurdistan est meilleure. Mais cela n’empêche « ni le clientélisme, ni les dérives autoritaires ». Et, surtout, la division en deux zones que se sont partagées (dans tous les sens du terme) les deux partis au pouvoir à Erbil, nonseulement les stratégies de ces deux formations sont contradictoires, mais leurs alliances aussi : ainsi, le Parti démocratique du Kurdistan est allié avec Ankara, et l’Union patriotique du Kurdistan regarde vers Téhéran. Sans parler du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, dont les combattants affluent pour faire face à l’Etat islamique, mais qui sont considérés par l’Union européenne comme une « organisation terroriste ».

Enfin, dans le cadre de quelle stratégie ces armes seront-elles utilisées ? Pour défendre les Irakiens contre la poussée de l’Etat islamique ? On peut en douter, quand on voit comment les peshmergas (les combattants kurdes) ont abandonné à leur sort les chrétiens d’Irak qu’ils auraient très bien pu défendre. Plus probablement, pour affirmer l’autonomie grandissante de leur région, voire leur volonté d’indépendance, ce qui serait un pas décisif vers l’éclatement de l’Irak.

Il est bon de rappeler, comme le fait Elias Muhanna dans The New Yorker, (« Iraq and Syria’s Poetic Borders », 13 août), que, loin d’être une entité artificielle, l’Irak a une longue histoire et de fortes particularités depuis les débuts de l’islam et que, malgré les empires qui se sont succédé à la tête du pays, il a conservé sa cohésion à travers les siècles.

Que faire alors, face à l’avancée de l’Etat islamique ? Il n’existe sans doute pas de réponse facile, tant les problèmes se sont accumulés depuis la guerre menée contre l’Irak en 1990-1991, le long embargo qui s’en est suivi et l’invasion irakienne qui ont détruit non seulement l’Etat mais la fabrique sociale de la société (lire sur ce blog « “Pétrole contre nourriture” : qui jugera les responsables de la destruction de l’Irak ? », 23 janvier 2013). En tous les cas, le pouvoir ne pourra se recomposer sur la base confessionnelle que Washington a imposée en 2003.

Même si je ne partage pas, loin de là, toutes les analyses de Stephen M. Walt (« Ne pas faire (plus) de mal : cela devrait être l’objectif des Etats-Unis au Moyen-Orient », Slate, 14 août), il faudrait que les Occidentaux suivent ses conseils :

« Les Etats-Unis ont passé une bonne partie de ces dix dernières années à traquer cet insaisissable Graal, et le résultat en a justement été le genre de chaos et de rivalités religieuses à l’origine de cette toute dernière crise. Nous avons peut-être la possibilité de faire un peu de bien aux minorités en danger, mais, par-dessus tout, qu’on ne fasse pas davantage de mal, ni à la région, ni à nous-mêmes. »

Alain Gresh

Source Nouvelles d’Orient les blogs du Diplo 18/08/14

Voir aussi :  rubrique  Méditerranée, rubrique Moyen Orient, Irak, Iran, Syrie, Cinglante débâcle de la diplomatie française, rubrique  Rencontre Gilles Kepel, Antoine Sfeir,

29e Rencontres de Pétrarque. La difficile réinvention du progrès en débat

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Thomas Piketty animera la séance inaugurale ce soir au rectorat. Photo DR

Festival de Radio France. L’hypothèse joyeuse combat le discours de la déploration aux 29e Rencontres de Pétrarque qui débutent ce soir au Rectorat et se poursuivront jusqu’au 18 juillet.

Dans le cadre du festival Radio France, les 29e Rencontres de Pétrarque* débutent aujourd’hui à Montpellier. Elles se tiendront jusqu’au 18 juillet sur le thème  « De beaux Lendemains ? Ensemble, repensons le progrès ».

Lundi, Thomas Piketty ouvrira le bal des neurones au rectorat avec une attendue leçon inaugurale. L’économiste est cette année le lauréat du Prix Pétrarque de l’Essai France Culture Le Monde pour son livre Le Capital au XXIème siècle paru au Seuil. Un ouvrage  qui porte sur le retour en force des inégalités dans lequel Thomas Piketty émet l’idée que supprimer la catégorie des rentiers, peu active économiquement, mais dominant pourtant la hiérarchie, permettrait de dynamiser la croissance économique.

Ces rencontres interrogeront la notion de progrès sous l’angle du politique. La soirée du mardi 15 juillet a pour thème « La politique peut-elle se passer de l’idée de progrès » ou en d’autres termes l’idée répandue d’un peuple de gauche progressiste dans l’âme et d’un peuple de droite conservateur par nature ayant vécu, comment mobiliser l’imaginaire collectif ?

Elle réunira Cécile Duflot et la philosophe Blandine Kriegel, ex députée communiste devenue conseillère de Jacques Chirac et ex membre du Comité consultatif national d’éthique. Les lumières du physicien Etienne Klein spécialiste de la physique quantique seront peut être utiles à ce débat.

Mercredi les Rencontres se proposent de répondre à la question
« La révolution technologique nous promet-elle un monde meilleur ? »

Jeudi, il s’agira du déclin de l’occident et de la ré-émergence du progrès en provenance d’autres latitudes, l’Inde, la Chine, l’Afrique. Mais il sera vraisemblablement difficile de contourner l’ethnocentrisme vu que trois des quatre invités sont des intellectuels français reconnus.

Retour à la finance vendredi 18 avec un débat sur le thème : « Peut-on remettre l’économie au service du progrès ? » où l’on guettera l’intervention de l’économiste Gérard Dumenil, auteur de La Grande bifurcation (La Découverte) dans lequel il défend l’idée d’une structure de classes tripolaire comprenant capitalistes, cadres et classes populaires, et conçoit la réouverture des voies du progrès dans de nouvelles coalitions.

Jean-Marie Dinh

* Du 14 au 18 juillet de 17h30 à 19h30 Rectorat, rue de l’université à Montpellier.

 

 

Entretien avec Sandrine Treiner, directrice adjointe de France Culture en charge de l’éditorial.

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Sandrine Treiner. Photo France Culture

« De beaux Lendemains ? » « Ensemble, repensons le progrès ». Comment décrypter cette thématique à tiroir ?

Depuis plusieurs années nous nous étions positionnés sur des thématiques un peu pessimistes comme La crise démocratique ou Guerre et Paix l’année dernière, quand nous avions été rattrapés par l’actu. En préparant cette édition, nous nous sommes dit que nous nous laissions un peu porter par l’état d’esprit de la France et qu’il serait temps de proposer à nos invités de faire l’effort d’envisager l’avenir de manière positive et dynamique.

La notion de progrès porte interrogation. Elle nous renvoie une dimension idéologique qui est aujourd’hui totalement bouleversée…

Le terme progrès est en effet porteur d’une idéologie qui semble en panne. Sur ce point la question se pose à droite comme à gauche. Nous allons tenter de travailler ce que veut dire l’idée de progrès aujourd’hui en déclinant notre sujet à partir de grands thèmes qui remettent en cause l’idée de l’avenir comme la révolution technologique, le déclin de l’occident, l’orientation des politiques économiques…

Comment se porte France Culture ?

Très bien, je pense que les gens sont de plus en plus demandeurs de sens et que nous répondons à notre mission qui est à la fois de réinventer et d’éclairer le monde sur une base d’ouverture et de connaissances. En quatre ans notre audience a évolué de 22% passant de 1,6 à 2,1%. Nous avons passé la barre d’un million d’auditeurs/jour. En conservant notre public d’aficionados et en élargissant notre audience à des personnes qui ne pensaient pas que France Culture pouvait s’adresser à elles.

Quelle seront les innovations de la grille de rentrée ?

La grille sera assez stable dans l’ensemble. Il n’y aura pas de grand changement dans les fondamentaux, parce que ça marche bien et que nous avons déjà opéré beaucoup  de modifications depuis quatre ans. Denis Podalydès, sera une nouvelle voix quotidienne pour la littérature.

Quels ont été les grands axes du changement depuis l’arrivée d’Olivier Poivre d’Arvor ?

Le changement le plus important n’est pas forcément visible. Il a consisté à rendre la grille lisible. Nous avions beaucoup d’émissions thématiques éparpillées. Nous avons reclassé un peu comme on reclasse sa bibliothèque. Nous avons aussi rajeuni et féminisé l’équipe. Enfin on a réchauffé l’actu en proposant beaucoup plus de directs.

Craignez-vous des réductions budgétaires ?

Nous en avons déjà connu l’an dernier et sommes parvenus à faire des économies en évitant d’impacter les productions. Pour cette année notre budget ne sera pas en augmentation mais rien ne dit qu’il sera une nouvelle fois revu à la baisse.

Recueilli par JMDH

 Voir aussi :  Rubrique Festival, Festival de Radio France, rubrique Médias, rubrique Politique Politique culturelle, rubrique Rencontre, Jérome Clément, rubrique Livre, Essai, Thomas Piketty : Un capital moderne,

Ukraine : Obama oublie l’histoire

982340-1163956Tribune de Marie-France Garaud parue le 02 mai 2014 dans Marianne

Pour Marie-France Garaud, ancienne députée européenne et présidente de l’Institut international de géopolitique, le chef de l’Etat américain commet une erreur en « se lançant dans une offensive antirusse ». « La Russie, explique-t-elle, n’est pas, comme les Etats-Unis, un Etat encore adolescent, créé il y a quelque deux siècles et demi »…

Quelle mouche a donc piqué le président Obama pour que celui-ci se lance dans une offensive antirusse sur la finalité de laquelle on s’interroge ? Et comment se fait-il que personne n’ait tenté de lui rappeler quelle importance historique, politique et religieuse revêtait Kiev dans l’histoire russe ?

La Russie n’est pas, comme les Etats-Unis, un Etat encore adolescent, créé il y a quelque deux siècles et demi. La Russie a plus de mille ans d’histoire et ses racines sont indissociables de la terre où elle est née, laquelle est précisément celle de Kiev, dans le bassin du Dniepr, à l’ombre de l’Empire byzantin. Moscou s’en proclama héritière au XVIe siècle et l’aigle des armoiries russes porte toujours les deux têtes couronnées fondatrices, surmontées de la couronne impériale.

Par leurs histoires, Etats-Unis et Russie, Etats contemporains de l’Est et de l’Ouest se révèlent parfaitement antinomiques : l’Etat russe s’est construit à partir d’un espace géographique donné et d’un passé historique partagé, car les Russes n’ont cessé de devoir se battre pour leurs territoires, face aux Mongols, à la France napoléonienne, à l’Allemagne. Les citoyens américains eux aussi savent se battre et ils l’ont fait généreusement pour pallier nos faiblesses, mais ils n’aiment pas faire la guerre, ils se sont même exilés pour la fuir… et ont créé un bras séculier, l’Otan.

La Seconde Guerre mondiale terminée en 1945, le partage des zones d’occupation réglé, on aurait pu penser que les tensions entre les deux grands vainqueurs deviendraient moins houleuses. Mais, non, les Américains constatèrent que Moscou n’allégeait pas la pression et répliquèrent par la création de l’Otan. Sa finalité ? Assurer la défense commune des pays occidentaux : en réalité constituer le bras armé des Etats-Unis face à l’Union soviétique. De fait, l’Otan étendit peu à peu son influence et la formidable campagne déclenchée sous la présidence Reagan contre « l’empire du mal » souligna crûment les carences minant en profondeur l’Empire soviétique.

Il était impérieux pour l’URSS de restaurer sa puissance. La politique étrangère demeurant, autant que sous les tsars, l’élément déterminant de la politique intérieure, la perestroïka gorbatchévienne commença par là. Les confrontations entre les blocs durent s’effacer devant «la solution en commun des problèmes globaux que pose la planète», mais la politique de désarmement liée à ce renversement politique conduisit l’URSS à se retirer d’une large partie de l’empire, puis à se fissurer dans nombre des Républiques membres… et ce fut la chute du Mur…

Paradoxalement, la crise financière de 2008 permit le début de la renaissance russe. Evgueni Primakov puis Vladimir Poutine mirent en œuvre une politique de diversification ouvrant ainsi une période de croissance ininterrompue… et aujourd’hui la Russie est de retour !

Elle n’avait évidemment pas apprécié quelques manquements de parole commis par les Etats-Unis, telle la rupture des accords par lesquels Moscou et Washington s’étaient interdit de construire des boucliers antimissiles. Elle avait encore moins goûté les avancées de l’Otan vers l’Est et le démantèlement de la Yougoslavie organisé en 1999 contre Belgrade, sans l’accord du Conseil de sécurité. Non plus que l’occupation illégale d’une partie de Chypre par la Turquie : opérations inacceptables !

Le président Poutine n’ignore évidemment rien des manœuvres conduites sans discrétion lors de l’éclatement de l’empire, notamment en Europe centrale et orientale, et rien non plus du rôle de l’Otan dans ces révolutions « orange ». Mais quelle maladresse pour le pouvoir ukrainien d’invoquer des principes violés par les plaignants eux-mêmes et de limiter l’usage du russe pour ceux dont c’est la langue naturelle ! En revanche, l’Occident se scandalisant de voir la Russie modifier des tracés autrefois définis par l’Union soviétique ne manque pas d’humour…

En fait, une conclusion s’impose pour la France : d’abord et avant tout, profiter de la situation actuelle pour sortir du commandement intégré de l’Otan. Notre solidarité de principe demeurera inchangée, mais sans l’étroite rigidité dont le général de Gaulle avait déchargé la France et dans laquelle Nicolas Sarkozy a eu la malencontreuse idée de nous enfermer de nouveau. C’est le moment.

Il faut prendre la mesure de l’histoire toujours en marche : nous voyons se dessiner l’évolution politique, au demeurant naturelle, d’une puissance à la fois européenne et asiatique. Le président russe rêve évidemment d’une politique eurasienne. Il en tient déjà des cartes : membre du groupe de coopération de Shanghai, avec la Chine et quatre des anciennes Républiques soviétiques, il constitue aussi avec la Biélorussie et le Kazakhstan une union douanière destinée à la détermination d’un espace économique commun. La Russie et la Chine, une histoire d’empires ?

Marie-France Garaud est présidente de l’Institut international de géopolitique

Rubrique Politique InternationaleLes racines géopolitiques de la crise ukrainienne, rubrique Russie, rubrique Ukraine,

Les racines géopolitiques de la crise ukrainienne et de la brouille russo-occidentale

Les tensions entre la Russie et l'Occident sont de plus en plus palpables. Crédit Reuters
Alors que la crise diplomatique fait rage, qui se rappelle que Vladimir Poutine était au départ l’héritier politique de Boris Eltsine ? Petit rappel des faits qui ont poussé le président russe à troquer son occidentalisme initial contre son projet eurasiatique anti-occidental actuel.

l’aune de la crise ukrainienne, qui oppose actuellement Kiev et l’Occident à la Russie autour de la Crimée sécessionniste, on a du mal à croire que la guerre froide est terminée. La lune de miel entre Washington et Moscou – qui avait fait naître une prise de conscience « panoccidentale » lors des attentats du 11 septembre, commis par des ennemis communs des Russes et des Américains – n’est plus qu’un souvenir lointain. Qui se rappelle en effet que Vladimir Poutine était, lorsqu’il accéda au pouvoir en décembre 1999, l’héritier politique de celui qui abolit l’ex-Union soviétique et se rapprocha de l’Occident, Boris Eltsine, puis d’Anatoli Sobtchak, ex maire de Saint Pétersbourg, leader du clan des « pro-occidentaux ? Qui se rappelle qu’à l’époque, Poutine plaidait pour un rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne, position diamétralement opposée à sa vision « eurasienne » actuelle ? Que s’est-il donc passé pour que, 30 ans après la chute de l’URSS, la Russie soit toujours perçue comme un danger et pour que l’OTAN soit toujours perçue comme hostile à Moscou ?

En fait, les événements qui ont motivé Vladimir Poutine à troquer définitivement son occidentalisme initial contre son projet « eurasiatique » anti-occidental actuel ont été d’une part la seconde guerre d’Irak (2003) – qui visa à renverser le régime laïc-nationaliste et pro-russe de Saddam Hussein – puis, l’année suivante, l’appui occidental à la première révolution ukrainienne anti-russe (2004) dite « orange ». Ces deux évènements ont fait déborder un vase déjà très plein, puisque Moscou avait dû se résigner dans les années 1990 au démantèlement de son allié et « frère » slavo-orthodoxe », la Serbie, amputée du Kosovo, puis d’une façon générale de l’ex-Yougoslavie, démembrée pour permettre l’extension de l’OTAN vers l’Est et la création de mini Etats pro-occidentaux (Macédoine, Bosnie, Croatie, Monténégro, Kosovo, etc).

L’encerclement de la Russie par les forces atlanto-américaines, permis par les guerres d’Irak (2003) et d’Afghanistan (2001), le blocage de l’accès russe aux Mer chaudes de l’Océan indien, du Golfe arabo-persique et de la Méditerranée, puis l’entrée dans l’UE ou/et dans l’OTAN d’Etat décidés à punir la Russie pour l’occupation soviétique passée (Pays Baltes, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) ont achevé de convaincre M. Poutine que les Occidentaux poursuivaient leur stratégie d’endiguement (« containment ») de son pays, l’ultime « preuve » étant le projet américain d’installation en Europe centrale d’un « bouclier antimissile tourné contre la Russie ».

source Courrier International

source Courrier International

Deux poids deux mesures : « selon que vous soyez atlantiste ou misérable… »:

De la même manière, lorsque, entre 1999 et 2007, les puissances de l’OTAN ont appuyé et reconnu le pouvoir sécessionniste albanophone du Kosovo, aujourd’hui indépendant, pouvoir instauré par le mouvement terroriste anti-serbe UCK, elles ont considéré que le Kosovo autonome était « libéré » de tous les accords juridiques et constitutionnels inhérents à la Serbie. On peut donc se demander sur quelle base logique les Occidentaux considèrent-ils comme « conforme au droit international » la sécession du Kosovo vis-à-vis de la Serbie ainsi que les élections libres qui y ont été organisées pour avaliser cette sécession, tout en jugeant en revanche l’indépendance de la Crimée – pourtant également sanctionnée par des élections libres – « totalement contraire au droit international » ?

On nous répondra qu’en Crimée cela s’est passé « sous occupation » de l’armée russe, mais on peut rétorquer que si les forces militaires russes ont « libéré » la Crimée de l’Ukraine sans tirer un coup de feu au départ, les puissances de l’Otan ont quant à elles « libéré » le Kosovo par des bombardements aériens massifs ayant occasionné la mort de milliers de civils et la destruction des infrastructures stratégiques de Serbie…

Pour Moscou, comme pour tout stratège, pareille sélectivité dans l’indignation cache d’évidents intérêts stratégiques (bases US au Kosovo), ce qui est d’ailleurs de bonne guerre. Mais il convient donc de ne pas être dupes et de ne pas sombrer dans un manichéisme étroit qui n’aide pas au nécessaire rapprochement occidental-russe et surtout euro-russe. Pour Vladimir Poutine, Moscou a donc tout autant le droit de défendre ses bases stratégiques donnant accès aux mers chaudes (Syrie, Crimée, etc) que les Occidentaux défendent leurs bases partout et jusqu’aux portes d’espace russe. Rappelons par ailleurs que la Crimée, ancienne « Côte d’azur russe », est devenue ukrainienne par la négation (soviétique) des aspirations de ses habitants, puisqu’elle fut « donnée » à l’Ukraine par le dictateur soviétique Khrouchtchev. Ce fut aussi le cas du Haut Karabakh, région arménienne « donnée » à l’Azerbaïdjan par Staline, origine d’un interminable conflit entre ces deux pays. On pourrait aussi s’étonner du fait que les mêmes occidentaux désireux de « sanctionner » Poutine pour la Crimée passent leur temps à absoudre la Turquie qui occupe illégalement depuis 1974 et colonise l’île de Chypre, pourtant membre de l’Union européenne… Mais il est vrai que la Turquie est un membre important de l’OTAN, ce qui donne des droits différents… On constate ici les sérieuses limites du principe du droit international « d’intangibilité des frontières », opposé à un autre grand principe cher aux Nations unies, celui du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Les vrais objectifs des sanctions américaines et européens contre la Russie

Ceci dit, le réalisme est aussi un grand principe des relations internationales. Il rappelle que l’objectif de l’OTAN visant à étendre son influence jusque « dans l’étranger proche russe » – vraie cause de la crise – a des limites. Car la Russie conserve un fort « pouvoir de nuisance », de nombreux moyens de pressions, notamment énergétiques, sans oublier ses milliers de têtes nucléaires qui incitent à être prudents… Les sanctions occidentales ont été présentées comme les « plus dures jamais adoptées contre la Russie depuis la Guerre froide », mais elles demeurent imitées et n’inquiètent pas Moscou, d’où la boutade de Vladislav Sourkov, influent conseiller politique de Vladimir Poutine, qui a déclaré que le fait d’y figurer constitue « un grand honneur”… Les sanctions pourront certes viser des personnes plus proches du pouvoir dans les semaines à venir si Moscou lance une opération dans l’Est de l’Ukraine. Mais les enjeux économiques et énergétiques sont tels que personne n’a intérêt à des sanctions susceptibles de nuire réellement au pouvoir de Vladimir Poutine, qui n’a d’ailleurs jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui, qui peut déclencher des « représailles » (gels d’avoir de sociétés occidentales présentes en Russie, rupture des livraisons de gaz aux pays européens dépendants (Allemagne, Italie ; pays baltes), etc.

Révolutions de couleur (Ukraine, Géorgie) : le casus belli

Pour revenir à l’Ukraine, Poutine estime qu’il ne peut en aucun cas laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays situé dans sa sphère d’influence stratégique (« étranger proche »), sachant qu’une partie importante de la population ukrainienne est russe ou russophone. D’après le président russe, c’est le crédit géopolitique même de la Russie qui est en jeu.

Et la contre-partie d’un régime atlantiste à ses frontières serait une rectifications des frontières de l’Ukraine. Ainsi, les Occidentaux et les nationalistes ukrainiens qui ont déposé l’ex-Président pro-russe Ianoukovitch ont raison, de leur point d’affirment que la Russie est revenue sur un accord international consécutif à la chute de l’ex-URSS par lequel la Russie post-soviétique de Boris Eltsine renonçait à récupérer la Crimée – pourtant historiquement russe – et s’engageait à respecter les frontières de l’Ukraine décidées par les dirigeants de l’ex-URSS en échange seulement du maintien de bases militaires russes en Crimée et de la renonciation par l’Ukraine à son arsenal nucléaire. Mais, comme l’explique le spécialiste de la Russie Jacques Sapir, il est aussi indéniable qu’en reconnaissant de façon fort hâtive la « révolution » ukrainienne anti-russe de février 2014 – ce qui a entraîné la constitution d’un gouvernement transitoire hostile à l’ordre juridique préexistant – l’Occident devait s’attendre à ce que les autres parties de l’Ukraine (non hostiles à Moscou et fidèles au pouvoir légal en place) soient de facto et de jure libérées des engagements des autres parties du pays. Ainsi, Moscou se sent également libéré de son engagement international à renoncer à la Crimée, jadis conditionné à une alliance russo-ukrainienne désormais dénoncée par Kiev.

En réalité, la vraie fonction des sanctions est de « dissuader Poutine d’aller plus loin en prenant par exemple des villes de l’Ukraine russophone de l’Est comme Donetsk ou Karkov », explique l’expert de l’Ukraine et de la Russie Fabien Baussart, président du Center of Political and Foreign Affairs (CPFA). D’après lui, ces sanctions sont plutôt mesurées, les pays européens avançant même à reculons à cause de leur dépendance énergétique, l’alternative aux livraisons de gaz russe n’étant pas possible d’ici plusieurs années». Certes, les Etats-Unis sont moins dépendants énergétiquement que les Européens, mais ils sont coincés eux aussi, car ils ont besoin des Russes sur les dossiers iranien et syrien, comme on l’a vu avec les accords de Genève…

En conclusion, il n’est dans l’intérêt de personne de revenir à une “guerre froide”, même si dans les deux camps, les mentalités sont encore formatées par ce paradigme dépassé. Mais il est vrai que côté occidental, nombre de stratèges de l’Otan et de dirigeants politiques sont tentés de capitaliser jusqu’au bout leur “victoire” contre l’ex-URSS dont la Russie est hélas perçue comme la continuité.

Depuis des années, et spécialement dans mon essai*, je plaide au contraire pour une “réconciliation euro-russe” et russo-occidentale dans le cadre de ce que j’ai appelé un “PanOccident”, un Occident qui aurait renoncé à sa définition universaliste “arrogante” et qui saurait se recentrer sur ses intérêts civilisationnels, son identité judéo-chrétienne et son espace stratégique face aux nouveaux défis du monde multipolaire que la Russie accepte mais que l’Occident semble nier au nom d’une utopie universaliste (“Village Global ou Mc World”) qui résulte d’une confusion entre mondialisme et globalisation, le premier étant une utopie dangereuse de type néo-impériale et le second n’étant qu’un champ d’action et d’échanges entre puissances souveraines.

Alexandre Del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Ancien éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l’Université de Metz et est chercheur associé à l’Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.

* Dernier essai d’Alexandre del Valle, “Le Complexe occidental, petit traité de déculpabilisation”, éditions du Toucan, mars 2014.

Source Atlantico 24/03/2014

Voir aussi : Rubrique Ukraine, rubrique Géopolitique, Réorientation d’un monde multipolaire, On Line , La politique énergétique de la Russie,

Monde. Liste des organisations/alliances régionales

Monde Géopolitique

Liste des organisations/alliances régionales

Afrique

  • Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)
  • Union africaine (anciennement OUA)
  • Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC)
  • Union économique et monétaire ouest-africaine
  • La Communauté des États Sahélo-Sahariens (CEN-SAD)
  • Commission économique pour l’Afrique (CEA)

Amériques

  • Association des États de la Caraïbe (AEC)
  • Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)
  • CARICOM
  • Communauté sud-américaine de nations
  • MERCOSUR
  • Organisation des États Américains
  • Organisation du traité de coopération amazonienne
  • Pacte andin

Asie

  • Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN)

Europe

  • Agence spatiale européenne (ESA)
  • Office européen des brevets (OEB)
  • Association européenne de libre-échange (AELE)
  • Banque européenne d’investissement (BEI)
  • Conseil de l’Europe
  • Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
  • Union européenne (UE)

Moyen-Orient et Afrique du Nord

  • Ligue arabe

Organisations à vocation militaire

  • Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)