Donald Trump, l’assassinat de Jamal Khashoggi et… l’Iran

« Le monde est un endroit très dangereux ! » · Quelques réflexions sur la déclaration de Donald Trump concernant l’assassinat de Jamal Khashoggi, alors que le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman s’apprête à se rendre au sommet du G-20 à Buenos-Aires à la fin du mois.

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Donald Trump et Mohamed Ben Salman dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, 14 mars 2017. Shealah Craighead

Le président américain Donald Trump vient de rendre publique une déclaration sur l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Sa tache était d’autant plus difficile que le Washington Post avait divulgué des informations selon lesquelles la CIA était convaincue de la culpabilité du prince hériter saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) dans ce crime, ce que confirment toutes les informations rendues disponibles par la Turquie. Ce texte de Donald Trump est un cas d’école. On hésite sur la manière de le qualifier : cynisme, arrogance, mépris de la vérité, mais une chose est sûre, il fera date dans les annales de l’histoire de la diplomatie.

Le titre d’abord : « Le monde est un endroit très dangereux ! » sert, dès le départ, à déplacer le problème qui n’est plus l’assassinat barbare de Khashoggi, mais… l’Iran. C’est d’ailleurs contre ce pays que débute la diatribe du président américain : « L’Iran est responsable d’une guerre sanglante par procuration contre l’Arabie saoudite au Yémen, qui tente de déstabiliser la fragile tentative de démocratie de l’Irak, soutient le groupe terroriste Hezbollah au Liban, soutient le dictateur Bachar Al-Assad en Syrie (qui a tué des millions de ses propres citoyens), et bien plus. De même, les Iraniens ont tué de nombreux Américains et d’autres innocents dans tout le Moyen-Orient. L’Iran déclare ouvertement, et avec une grande force : « Mort à l’Amérique ! » et « Mort à Israël ! » L’Iran est considéré comme « le premier sponsor mondial du terrorisme ». »

On pourrait rappeler bien des faits que le président semble oublier : que c’est l’Arabie saoudite qui a déclenché la guerre contre le Yémen ; que c’est l’intervention américaine en Irak qui a déstabilisé le pays ; que, si les Iraniens ont tué des Américains, ces derniers ont mené une guerre permanente contre leur pays ; que ce sont les États-Unis et Israël seuls qui considèrent l’Iran comme « le premier sponsor du terrorisme », etc. Mais nous savons que le président américain n’est ni un connaisseur de l’histoire de la région, ni un expert en géopolitique. On peut cependant insister sur un point : à l’heure où Trump tente de mobiliser le monde arabe et Israël contre l’Iran, un pays qui symboliserait « le Mal », il aura du mal à se réclamer d’une quelconque « supériorité morale » sur son adversaire s’il entérine la politique saoudienne. Même s’il sait pouvoir compter sur les cercles pro-israéliens à Washington et sur le gouvernement de Tel-Aviv qui ont été, depuis deux mois, les plus fermes soutiens de MBS.

Or c’est ce qu’il fait tout au long de son texte. Il affirme ainsi, contre toute vraisemblance, que l’Arabie « se retirerait volontiers du Yémen si les Iraniens acceptaient de partir ». Il est inutile de revenir longuement sur ce mensonge, sur la manière dont l’Arabie et ses alliés ont déclenché une guerre d’agression, détruit le pays, visé les civils, affamé sa population. Ni sur le fait que l’implication réelle mais limitée des Iraniens au Yémen est venue en réponse à cette intervention, les houthistes se cherchant des alliés.

Mais Trump se veut « réaliste », soucieux des intérêts économiques des États-Unis. Il insiste sur le fait que l’Arabie saoudite aurait accepté, après sa visite à ce pays en 2017, d’acheter pour 450 milliards de dollars (395 milliards d’euros) de produits américains, dont 110 (96 milliards d’euros) en matériels militaires. Mais tous ces chiffres ont été gonflés, la presse américaine l’a démontré à plusieurs reprises. Ils incluent des contrats signés sous la présidence Obama, comme de simples déclarations d’intention. Et Trump a aussi avancé des chiffres fantaisistes sur le nombre d’emplois que cela représenterait pour les États-Unis, allant jusqu’à un million — toute l’industrie de l’armement emploie moins de 400 000 personnes ! Fake news comme dirait Trump. Et même ces chiffres justifient-ils un appui inconditionnel à Riyad ?

« Notre pays n’approuve pas » ce crime

Il est significatif que le jour même où Trump faisait cette déclaration, Human Rights Watch révélait, dans un communiqué, que des actes de torture avaient été pratiqués contre les Saoudiennes arrêtées récemment — pratique il est vrai courante dans le royaume. Qu’importe toutes ces bavures, du moment que l’Arabie est « notre alliée » contre l’Iran, pays auquel le président américain a décidé de déclarer la guerre ! Comme le disait le président Franklin D. Roosevelt à propos du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza, « c’est peut-être un fils de p…, mais c’est notre fils de p… » Et on se souvient du soutien des États-Unis au régime du chah en Iran.

C’est dans cette perspective que Trump analyse le crime contre Khashoggi : « Notre pays ne l’approuve pas. » Ne l’approuve pas ? Un peu faible comme condamnation. Et Trump reprend ensuite les allégations de Riyad selon lesquelles Khashoggi « était un « ennemi de l’État » et un membre des Frères musulmans », des mensonges qui servent à atténuer la portée du crime commis. Et quid de la responsabilité de ce crime ? Là on touche au sublime : « Le roi Salman et le prince héritier Mohamed Ben Salman nient vigoureusement avoir eu connaissance de la planification ou de l’exécution du meurtre de M. Khashoggi. Nos services de renseignement continuent d’évaluer toute l’information, mais il se pourrait très bien que le prince héritier ait eu connaissance de cet événement tragique — peut-être qu’il l’a fait et peut-être pas ! »

Car Trump ne peut pas nier ce qui a fuité dans la presse américaine : la CIA est convaincue de la responsabilité de MBS, mais le président américain la traite comme un détail qui ne doit pas menacer les relations avec l’Arabie. « Ils ont été un grand allié dans notre très importante lutte contre l’Iran. Les États-Unis ont l’intention de rester un partenaire inébranlable de l’Arabie saoudite pour défendre les intérêts de notre pays, d’Israël et de tous les autres partenaires dans la région. Notre objectif primordial est d’éliminer complètement la menace du terrorisme dans le monde entier ! » Et Trump se contentera de punir quelques lampistes désignés par Riyad et dont le crime est d’avoir suivi les instructions de Riyad.

MBS au sommet du G-20 ?

Le Congrès suivra-t-il le président dans cette absolution donnée à la monarchie saoudienne ? Trump écarte à l’avance toute proposition qui ne serait pas « compatible avec la sécurité et la sûreté complètes de l’Amérique ». D’autant que le royaume, ajoute-t-il, a été très réceptif « à mes demandes de maintenir les prix du pétrole à des niveaux raisonnables. » Et de conclure : « J’ai l’intention de veiller à ce que, dans un monde très dangereux, les États-Unis défendent leurs intérêts nationaux et contestent vigoureusement les pays qui veulent nous faire du mal. Très simplement, cela s’appelle l’Amérique d’abord ! » Mais, même d’un point de vue de realpolitik cynique, ce calcul est-il bon ? MBS, en quelques années de pouvoir a déclenché une guerre désastreuse contre le Yémen ; ouvert une crise avec le Qatar ; enlevé le premier ministre libanais ; fait arrêter (et sans aucun doute maltraiter physiquement) des centaines de responsables saoudiens coupables de ne pas lui être totalement fidèles ; intensifié les arrestations contre tous les opposants. Ce prince erratique est-il vraiment un allié fiable des États-Unis ? Beaucoup aux États-Unis, y compris dans les cercles militaires et du renseignement, en doutent.

Après ces déclarations de Trump, on attend avec intérêt la réaction des gouvernements européens. Alors que plusieurs pays ont annoncé leur volonté d’arrêter leurs livraisons d’armes à l’Arabie, la France continue à en fournir, alors que tout prouve qu’elles servent dans la guerre contre le Yémen. Et Paris semble déjà prêt à tourner la page et à poursuivre le partenariat avec un royaume dont la politique contribue aux incendies dans la région. Un premier test sera le sommet du G-20 à Buenos Aires en Argentine (30 novembre-1er décembre) où le prince héritier saoudien a annoncé qu’il se rendrait après son absolution par Trump. Emmanuel Macron acceptera-t-il de lui serrer la main ?

Source. Orient XXI, 21/11/2018

Le droit des femmes à l’égalité dans l’héritage affole le Maghreb

Marche pour l'égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Marche pour l’égalité entre les femmes et les hommes à Tunis, en mars 2018; © Reuters

Selon une interprétation littérale du Coran, les hommes se taillent la part du lion en matière d’héritage, au détriment des femmes. Depuis des décennies, le combat pour l’égalité successorale divise les sociétés musulmanes. Le président tunisien promet une loi très rapidement, déclenchant un tollé dans les rangs conservateurs au-delà de la Tunisie. Tour d’horizon des résistances au Maghreb.

a Tunisie va-t-elle encore une fois marquer l’Histoire et prouver qu’elle est à l’avant-garde des droits des femmes, comme aucun autre pays du monde arabo-musulman ? Son président, le nonagénaire Béji Caïd Essebsi, dont le mandat s’achève fin 2019, veut faire sauter l’inégalité entre les sexes devant l’héritage. Il a demandé aux parlementaires de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de légiférer au plus vite pour une égalité successorale entre femmes et hommes de même degré de parenté. Le projet de loi doit être présenté cet automne au Parlement.

C’est osé, tant le sujet est hautement inflammable, tant les oppositions et les conservatismes sont forts au sein de la société tunisienne, comme dans toutes les sociétés musulmanes du Maghreb et au-delà. Et ce n’est pas acquis, même dans le « laboratoire de la démocratie », comme l’Occident aime à désigner désormais la Tunisie depuis la chute du dictateur Ben Ali en 2011, ce petit pays coincé entre l’Algérie et la Libye, qui en dépit d’un Parlement dominé par un parti islamiste (Ennahda), a su débarrasser globalement sa constitution de la référence à l’islam.

Il faut encore que le texte soit voté par un Parlement imprévisible, cacophonique, déjà très en retard sur de nombreux projets de loi, miné par l’absentéisme et les clivages entre modernistes et conservateurs, mais aussi entre membres d’une même famille politique, à l’instar du parti présidentiel Nidaa Tounes, ébranlé par des luttes internes de pouvoir.

Béji Caïd Essebsi, qui avait l’an dernier abrogé la circulaire de 1973 interdisant aux Tunisiennes d’épouser un non-musulman, poursuit sa lancée dans les pas modernistes et sécularistes de Habib Bourguiba, le pionnier de l’émancipation féminine en 1956, avec la réforme du code du statut personnel abolissant notamment la polygamie, la répudiation, le mariage avant 18 ans… Il va même plus loin que « le père de la nation » en s’attaquant à une inégalité reposant sur le Coran, le Sacré. La loi actuelle, qui prévoit qu’une femme hérite moitié moins qu’un homme du même rang de parenté, s’appuie sur le droit islamique. « Au fils, une part équivalente à celle de deux filles », consacre le Coran (sourate 4, verset 11).

Conscient du feu qu’il allume et pour ménager les plus rétrogrades, le chef de l’État tunisien propose de faire de l’égalité la règle par défaut et de l’inégalité, une dérogation, une exception. Il laisse la possibilité à ceux qui refusent que leurs filles héritent autant que leurs fils de le matérialiser de leur vivant par testament chez un huissier-notaire. Il suit ainsi les recommandations de la Commission pour les libertés individuelles et l’égalité, la Colibe, qui regroupe une dizaine d’islamologues, juristes et intellectuels de différentes sensibilités.

Chargée en 2017 de recenser les dispositions contraires aux principes de liberté et d’égalité consacrées par la Constitution de 2014, et de proposer des solutions pour les amender, la Colibe subit les foudres des milieux conservateurs depuis qu’elle a publié son rapport le 12 juin dernier. Elle y propose d’instaurer l’égalité devant l’héritage mais aussi de dépénaliser l’homosexualité ou de supprimer au moins les peines de prison, d’abolir la peine de mort, la dot, etc.

Deux jours avant l’annonce du président Essebsi, le 13 août dernier, lors de la « fête de la femme », jour férié en Tunisie qui célèbre la promulgation du code du statut personnel en 1956, plus de 5 000 personnes, emmenées par des associations religieuses, ont manifesté devant le Parlement tunisien contre les propositions de la Colibe, reprenant les plus folles rumeurs selon lesquelles la Colibe militerait pour la suppression de l’appel à la prière ou encore de la circoncision…

La première cible des attaques est la présidente de la Colibe, Bochra Belhaj Hmida. Députée indépendante et cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), l’une des associations féministes les plus en pointe, qu’elle a présidée de 1995 à 2001, Bochra Belhaj Hmida essuie insultes, menaces de mort et se voit diabolisée dans les prêches par de nombreux imams : « Ils pensent que je suis contre l’islam et que l’islam est contre l’égalité ! » s’indigne-t-elle auprès de Mediapart. Si « la fureur s’est un peu calmée », elle reste sous protection très rapprochée : « On veut même me rajouter des agents mais je résiste. »

Bochra Belhaj Hmida se veut « très confiante » : « On ne convaincra pas les dogmatiques, très bien organisés, qui manipulent les gens en jouant sur le sentiment religieux : “Viens manifester contre cette réforme ou tu finiras en enfer.” Mais nous pouvons l’emporter en faisant preuve de beaucoup de pédagogie. C’est le choc, la peur du changement, le “on a toujours vécu ainsi” qui paralysent. Il faut expliquer aux femmes comme aux hommes que nous avons tous intérêt à l’égalité. »

Depuis des décennies, la question de l’égalité dans l’héritage divise les sociétés musulmanes, où le religieux est un puissant marqueur identitaire, soulève les haines des plus fondamentalistes, qui voient là encore et toujours la main de l’étranger, de l’Occident. Au Maghreb, le débat va et vient, entre tabou et confusion, depuis les années 1990. Et les rares sondages continuent de donner « l’opinion publique » vent debout contre ce droit des femmes, au prétexte qu’il violerait la sunna, la loi de Dieu. Au Caire, l’initiative du président tunisien est considérée comme « une violation flagrante des préceptes de l’islam » par les autorités de la mosquée Al-Azhar, qui font référence dans le monde musulman sunnite.

Si à Tunis, défilent aujourd’hui dans les rues, les médias, les foyers, les mosquées les “pour” et les “contre”, hier, c’était au Maroc. Dernier bastion de résistance à l’avènement de l’égalité entre les sexes, le droit successoral, à l’instar du droit de la famille, récuse toute séparation du civil et du religieux, devenant le lieu où s’écharpent traditionalistes et modernistes. « L’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) revendique une réforme depuis la fin des années 1990. À l’époque, même les associations féministes n’en parlaient pas, se souvient Khadija Ryadi, figure du militantisme au Maroc, qui anime la Coordination maghrébine des organisations de défense des droits humains. Lors de la grande campagne en 1992 pour le changement de la Moudawana [le code de la famille marocain – ndlr], l’égalité devant l’héritage n’était pas au programme. Et déjà, sans cela, les femmes qui menaient cette campagne et osaient revendiquer leurs droits avaient été la cible de menaces ; dans les mosquées, des imams ont prêché, des fatwas de mort ont été prononcées. »

En octobre 2015, c’est une institution officielle, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), qui lançait le pavé dans la mare en dénonçant cette injustice qui « augmente la vulnérabilité des femmes à la pauvreté » et en appelant à une réforme pour que le Maroc soit enfin dans les clous de sa constitution et des conventions internationales qu’il a signées pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Tollé dans le royaume où les partisans du statu quo envoyaient, en tête de cortège, des femmes dire non à l’égalité devant l’héritage, avec toujours cet argument triomphant que l’on retrouve partout dans les pays arabo-musulmans : « C’est aux hommes de se tailler la part du lion, car c’est eux qui subviennent aux besoins du foyer », une réalité sociologique d’un autre âge.

Celui « de l’Arabie du VIIe siècle », pointe la sociologue et féministe Hanane Karimi, dans une tribune ici au site Middle East Eye« La finalité principale poursuivie par les lois successorales dans le Coran est d’assurer une répartition équitable et juste de la succession du défunt entre ses proches, écrit-elle. Après le paiement des frais de funérailles et d’enterrement, le paiement des dettes et des legs, le Coran propose un schéma de distribution de la succession qui correspond à la répartition économique des rôles dans les familles de l’Arabie du VIIe siècle. Dans ce contexte, la condition de l’application de l’héritage était l’entretien et la protection des parentes par les héritiers. Les hommes avaient pour responsabilité de subvenir aux besoins du foyer – femme et enfants –, ainsi que de tout membre féminin sous leur protection – sœur ou tante non mariée par exemple. Or aujourd’hui, dans un contexte où les femmes pourvoient aux besoins du foyer aux côtés des hommes et parfois seules, cet arrangement des rôles est caduc. L’évolution moderne de la famille marocaine ne permet plus de postuler d’une solidarité mécanique effective. »

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

Chefchaouen, Maroc, 2016. © Rachida El Azzouzi

« La dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues »

Parmi les plus farouches adversaires politiques d’un progrès, on trouve les islamistes du PJD au pouvoir (Parti de la justice et du développement), furieux de cette « recommandation irresponsable », mais pas seulement. En matière d’égalité femmes-hommes, au Maroc comme ailleurs, les lignes de fracture habituelles sont brouillées. Les plus progressistes des politiques, mais aussi des activistes ou des érudits, peuvent parfois apparaître comme de redoutables conservateurs. À l’opposé, un ancien prédicateur repenti comme le salafiste Mohamed Abdelouahab Rafiki, dit Abou Hafs, condamné à 30 ans de prison après les attentats de Casablanca en 2003, est devenu, lui, un premier soutien et appelle à l’ijtidhad – soit à une réinterprétation des textes sacrés, car « la question de l’héritage doit être cohérente avec les évolutions de la société ».

« Il y a une matrice commune de fond, où la dévalorisation des femmes est structurelle aux mentalités, toutes tendances confondues. Et sur cette question, précisément, il y a des divisions internes au sein même des moins conservateurs », remarque la théologienne marocaine Asma Lamrabet, l’une des personnalités les plus inspirantes du féminisme musulman, mondialement connue pour ses travaux de réinterprétation du Coran et sur la place des femmes en Islam (lire ici notre entretien avec elle).

« L’héritage est le nœud gordien de la question de l’égalité parce qu’elle touche au pouvoir matériel des hommes. Questionner cette donnée religieuse, c’est remettre en cause les fondements du patriarcat religieux arabo-musulman, à savoir l’autorité “absolue” des hommes sur les femmes et la subordination de ces dernières à cette autorité au sein des deux sphères politique et familiale. Autorité supposée être de droit divin et donc indiscutable », décrypte Asma Lamrabet.

Alors qu’elle travaillait depuis une dizaine d’années « à sortir d’une lecture traditionaliste rigide et profondément discriminatoire du Coran » et à faire bouger les lignes de l’intérieur de la Rabita Mohammedia des oulémas de Rabat, « citadelle de résistances religieuses », assiégée par les tenants conservateurs du patriarcat, elle a été contrainte à la démission au printemps dernier pour ses prises de positions en faveur de l’égalité dans l’héritage. C’est la médiatisation de ses propos après une conférence universitaire autour d’un nouvel ouvrage collectif sur le sujet au Maroc – L’Héritage des femmes, sous la direction de la psychologue Siham Benchekroun après Les hommes défendent l’héritage, porté en 2017 par la psychanalyste Karima Lebbar – qui a eu raison de son poste de directrice du Centre des études sur les femmes en islam de la Rabita.

Fin mars, aux côtés d’une centaine de personnalités marocaines, Asma Lamrabet a signé la pétition lancée par les auteurs de L’héritage des femmes appelant à mettre fin à l’une des plus terribles lois successorales inscrites dans le code marocain, celle du ta’sib. Souvent confondue avec celle de la demi-part, elle intime notamment aux héritières n’ayant pas de frère de partager la moitié de leurs biens avec les parents masculins du défunt, même très éloignés (oncles, cousins, etc.).

Abrogée en Tunisie en 1959 par Bourguiba, la loi du ta’sib provoque des drames humains considérables au Maroc. « Elle est à l’origine de beaucoup de problèmes sociaux. Des femmes sont chassées de leur maison, des oncles qui n’ont jamais rendu visite à leur frère débarquent le jour de sa mort pour prendre leur part d’héritage, décrit la militante des droits humains Khadija Ryadi. Aujourd’hui, les familles essaient de contourner la loi. Des couples, même très pieux, qui n’ont pas eu de garçon essaient de mettre tous leurs biens au nom de leurs filles. »

En Algérie, où le courant conservateur est aussi puissant et où la même injustice que le ta’sib sévit sous un autre nom, on rêve d’un président qui prendrait la même initiative que son homologue tunisien. D’autant, comme le rappelle le journaliste d’El Watan et romancier Adlène Meddi, « dans ce pays, les avancées concernant les droits des femmes se font en binôme avec le pouvoir. Car les résistances sont très fortes au sein de la société. Si tu ne travailles pas avec les autorités, toute la société va être contre toi, hommes et femmes réunies ».

Nadia Ait Zaï y travaille depuis des décennies, avec un optimisme à toute épreuve. Conférencière en droit de la famille à l’université d’Alger, militante reconnue des droits des femmes au Maghreb, avocate, elle dirige le Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (Ciddef), qui a fait du combat pour l’égalité dans l’héritage une de ses obsessions, depuis les années 1990. C’est le Ciddef qui a soumis au débat public et aux autorités en 2010 le premier Plaidoyer pour une égalité de statut successoral entre homme et femme en Algérie. Sans que cela ne déclenche comme au Maroc ou en Tunisie de grandes discussions sociétales. « Aujourd’hui, il n’y a pas la même volonté politique en Algérie qu’en Tunisie, mais l’idée fait son bonhomme de chemin », concède Nadia Ait Zaï.

« Pour le moment, les mentalités régressent, en l’absence d’un discours politique clair, franc, voulant aller vers l’égalité effective, regrette-t-elle. Au lieu de construire des relations égalitaires entre hommes et femmes dans la famille, on continue à réfléchir hiérarchisation des sexes, puissance maritale, alors que les codes de la famille du Maghreb ont connu des changements. Les notions de chef de famille et de devoir d’obéissance ont été abrogées, remplacées par l’égalité entre les époux dans la gestion de la famille. Si la loi a connu des changements, la société est encore empreinte de conservatisme et le politique ne s’y attaque pas. »

Comme beaucoup de femmes mais aussi d’hommes à travers le monde arabe, du Maghreb à l’Égypte, en passant par le Liban, la Jordanie, la Mauritanie, Nadia Ait Zaï a le regard tourné vers la Tunisie : « Comment cette égalité va-t-elle être consacrée dans la loi ? Si c’est un choix entre l’égalité ou la permanence de l’inégalité inspirée de la charia tel qu’annoncé par le président tunisien, c’est ce qui existe déjà de nos jours du vivant de la personne qui veut et peut partager à parts égales son patrimoine entre fille et garçon. Il faut dire que des révolutions culturelles et religieuses ont déjà lieu en silence dans des familles. »

Chaque année, le Ciddef, confronté dans ses permanences à des injustices criantes en matière d’héritage fracturant les familles, appauvrissant les veuves, les filles, remet le combat au centre, rappelle qu’il est urgent de légiférer, que les femmes contribuent à la construction du patrimoine autant que les hommes. Mais le Ciddef se sent bien démuni dans l’arène publique, soutenu par encore trop peu de parlementaires, d’associations et de partis politiques. Le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) est le seul parti à s’être vraiment positionné. En septembre, le plus laïc des partis algériens a, lors de son colloque Les femmes progressistes en lutte pour l’égalité, réaffirmé la nécessité de l’égalité dans l’héritage, ce qui lui a valu une levée de boucliers des conservateurs. Pour le chef du syndicat algérien des imams, Djeloul Hadjimi, ce droit des femmes serait une source de « fitna » (« division »)…

Source : Médiapart 14/10/2018

Iran. L’Europe impuissante face aux sanctions américaines

 Siège de l’EEAS, Bruxelles, 11 janvier 2018. - Conférence de presse des représentants de l’UE-3 : Jean-Yves Le Drian (France), Sigmar Gabriel (Allemagne) et Boris Johnson (Royaume-Uni) après une réunion sur l’Iran. IRNA


Siège de l’EEAS, Bruxelles, 11 janvier 2018. – Conférence de presse des représentants de l’UE-3 : Jean-Yves Le Drian (France), Sigmar Gabriel (Allemagne) et Boris Johnson (Royaume-Uni) après une réunion sur l’Iran.
IRNA

Le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien et l’imposition de sanctions contre Téhéran ont suscité une large condamnation, notamment des signataires européens. Mais les annonces diplomatiques de l’UE-3 (France, Allemagne et Royaume-Uni) n’ont convaincu ni la partie iranienne ni les grandes entreprises européennes.

Après le vote de la résolution 2231 du conseil de sécurité de l’ONU le 20 juillet 2015 entérinant l’accord sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA), l’industrie européenne avait su partiellement profiter de la réouverture du marché iranien. Avec notamment, dans l’aéronautique (vente de 100 avions Airbus pour 20 milliards de dollars — 17 milliards d’euros — et d’avions ATR), le secteur pétrolier (contrat South Pars 11 de Total pour 5 milliards de dollars — 4 milliards d’euros), l’automobile (co-entreprise PSA/Iran Khodro de 400 millions d’euros et co-entreprise Renault/Idro) entre autres secteurs, en 2017, les exportations de la France vers l’Iran s’élevaient à environ 1,5 milliard d’euros. La même année, elle importait d’Iran 2,3 milliards d’euros de produits pétroliers.

Le montant total des transactions commerciales de l’Union européenne (UE) avec l’Iran s’élevait à 20 milliards d’euros d’euros pour 2017. Ce montant s’élevait à 23,8 milliards d’euros pour la Chine, 20,4 pour les Émirats arabes unis et 9,8 pour l’Inde.

Or, l’historique de la mise en œuvre du JCPOA laissait beaucoup à désirer côté américain, même sous la précédente administration. Le malentendu entre le département d’État de John Kerry, défendant l’accord, et le trésor américain de Jacob Lew, partisan d’une ligne dure et ayant le dernier mot sur toutes les questions financières, a alimenté la confusion depuis le début. L’arrivée aux commandes de ces deux ministères de Steve Mnuchin et Mike Pompeo, deux farouches opposants à l’accord, suite à l’élection de Donald Trump en novembre 2016 puis l’annonce du 8 mai 2018 confirment l’adage selon lequel « les contrats ne tiennent pas aux mots, mais aux pensées ».

Pour l’Europe, un retrait de l’accord ne signifierait pas uniquement l’abandon d’un gros marché, mais également prendre acte d’un aspect discutable de la stratégie commerciale américaine : l’extraterritorialité de la loi américaine. Derrière la diplomatie agressive du dollar pratiquée par le trésor, c’est la souveraineté d’autres pays qui est visée (lire encadré).

 

Viser les entreprises non américaines

Pour trouver un partenaire iranien, même avant l’annonce de mai 2018, les entreprises devaient effectuer des audits tatillons de leurs clients pressentis — appelés « due diligence », « know your customer » (KYC) — et se confronter à la prudence minutieuse des assureurs, secteur très lié au marché américain. Autant de précautions juridiques qui faisaient bondir le coût du ticket d’entrée sur le marché iranien. Les entreprises iraniennes restaient empêchées d’intégrer les circuits de financement européens, tels le crédit bancaire ou la cotation en bourse de Londres par exemple. Le refus des banques européennes de s’impliquer en Iran après l’accord de Vienne malgré les injonctions de leur autorité de tutelle avait déjà fait grand bruit.

Les sanctions primaires concernent les particuliers et les entreprises américains, citoyens ou résidents, et rendent nécessaire une dérogation spéciale de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC)1 pour commercer avec l’Iran : c’est le cas de Boeing par exemple.

Depuis le 8 mai 2018, il est de nouveau interdit aux entreprises non américaines de négocier de nouveaux contrats et il leur a été fait obligation de résilier ceux conclus après le 16 janvier 2016 dans un délai de 90 jours (août 2018) à 180 jours (novembre 2018) selon les cas. Les risques encourus par les récalcitrants sont très élevés : pénalités financières2, saisie de biens mobiliers ou immobiliers, interdiction d’accès au système bancaire américain, retrait aux banques de leur licence d’exploitation, radiation de la liste des fournisseurs du gouvernement fédéral, sanctions personnelles à l’encontre de chefs d’entreprises européennes (gel ou saisie de biens sur le sol américain, interdiction d’entrée, etc.). Ces procédures peuvent être d’origine judiciaire (procureur fédéral de New York) ou administrative (le trésor américain).

Depuis lors, les grosses entreprises européennes comme Total, Peugeot ou Airbus se retrouvent prises en étau. Structurellement exportatrices, généralement impliquées sur le marché américain et exposées aux circuits de financement dollarisés, elles subissent une situation plus critique que celle des PME-PMI plus eurocentrées et moins vulnérables. Aussi ont-elles très tôt pris acte de la nouvelle donne en annonçant l’une après l’autre leur retrait du marché iranien, gérant au cas par cas leur sortie contractuelle.

La décision est prise au plus haut niveau de leurs instances dirigeantes, après consultation des autorités de tutelle et de leurs actionnaires, incluant souvent la présence significative d’un actionnariat américain via divers fonds d’investissement (Karlyle, TPG, Kohlberg-Kravis-Roberts, Blackstone…). L’annonce reflète toujours le même argument : « Nous nous conformerons aux sanctions, à moins qu’une dérogation soit obtenue expressément des autorités américaines par les gouvernements de l’Union européenne ». Et ces demandes de dérogation par les gouvernements français, britannique et allemand ont essuyé une fin de non-recevoir de la part de Washington.

 

Total et PSA obtempèrent

Le caractère éminemment dissuasif du dispositif américain a donc agi rapidement. Dès le 16 mai, Total exposait dans un communiqué son intention de se retirer du projet gazier iranien de South Pars 11 « à moins qu’une dérogation propre au projet ne soit accordée par les autorités américaines, avec le soutien des autorités françaises et européennes (…) laquelle dérogation devra comprendre une protection de la société contre toute sanction secondaire applicable en vertu du droit américain ». La China National Petroleum Corporation (CNPC) devrait récupérer les 50 % de parts de Total sur cet important contrat.

De même, PSA annonçait la suspension de ses activités iraniennes le 4 juin. Carlos Ghosn, PDG du groupe Renault, s’est distingué par une habile déclaration le 15 juin devant son conseil d’administration : « On n’abandonnera pas. Même si nous devons réduire la voilure très fortement (…) parce que nous sommes persuadés que (…), à un moment, ce marché rouvrira, et le fait d’être resté en Iran nous donnera certainement un avantage » (AFP).

Les deux constructeurs français jouissaient jusqu’ici d’une position dominante sur le marché automobile iranien (environ 40 %) via leur partenariat stratégique, aujourd’hui remis en cause, avec les constructeurs locaux Iran Khodro et Saipa. Les Chinois Geely, Brillance ou Great Wall sont ici encore naturellement en lice pour profiter de l’appel d’air et remplacer leurs concurrents européens, en particulier français. Les entreprises chinoises sont en général moins vulnérables aux sanctions américaines et peuvent compter sur le soutien indéfectible de leur gouvernement.

Après le géant danois Maersk, la Compagnie maritime d’affrètement-Compagnie générale maritime (CMA-CGM), numéro trois mondial du transport maritime a également déclaré le 6 juillet 2018 se désengager de l’Iran, malgré ses accords avec l’Islamic Republic of Iran Shipping Lines (Irisl). Quelques secteurs comme l’agroalimentaire ou la santé demeurent en sursis jusqu’à la publication du décret d’application des sanctions.

 

Lancinante question bancaire

Les difficultés à effectuer des transactions bancaires avec l’Iran ne sont pas nouvelles. Mais rester connecté à Swift, système de messagerie interbancaire sous juridiction belge, est crucial pour que l’Iran puisse continuer de recevoir l’argent de ses exportations pétrolières et de payer ses biens importés. Or, le trésor américain a donné à Swift jusqu’au 4 novembre pour déconnecter la Banque centrale et les entités iraniennes au nom de « pratiques qui ne sont pas en accord avec les conduites d’affaires généralement acceptées ». Deux banques américaines siégeant au conseil d’administration de Swift, JP Morgan et Citigroup constituent pour le trésor américain, à côté de menaces de gels d’avoirs ou d’interdiction d’entrée à l’encontre de ses dirigeants, un puissant levier de pression.

La plate-forme européenne de règlements de transferts Target II utilisée par la Banque centrale européenne (BCE) pour ses règlements internationaux serait aussi concernée. Dans ce cas, des clients iraniens accusés par les Américains de financer le terrorisme pourraient se voir interdits d’utiliser ce système, y compris pour des transactions libellées en euros.

Même les banques européennes de taille moyenne et absentes du marché américain comme les banques coopératives du Bade-Wurtemberg spécialisées sur les marchés difficiles et l’aide aux PME se tiennent maintenant sur la défensive en attendant la riposte européenne.

 

Des mots, seulement des mots ?

La représentante de la diplomatie européenne Federica Mogherini déclarait le 16 juillet 2018 à l’issue d’une réunion avec les ministres des affaires étrangères des États membres de l’UE : « Nous avons approuvé l’actualisation du statut de blocage et nous prenons toutes les mesures pour permettre à l’Iran de bénéficier des retombées économiques de la levée des sanctions ». Cette position ferme résultait d’un long processus de tractations infructueuses avec le gouvernement américain.

De quelle marge de manœuvre les Européens disposent-ils ? Mettre en place un protocole de paiement direct entre la BCE et la Banque centrale iranienne (BCI) ? Abonder et couvrir le risque d’amende par les organismes publics d’investissement européens ? Obtenir des autorités américaines des dérogations au cas par cas ? Rendre l’Iran éligible à des prêts auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI) afin d’éviter les transactions en dollars ?

Les déclarations à l’unisson de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni dans le sens de leur « engagement continu en faveur du JCPOA », dès le 8 mai — et constamment répétées depuis — doivent être portées à leur crédit. Mais les mesures concrètes pour sauver l’accord semblent tardives. Aussi serait-il contre-productif et exorbitant, voire irréaliste, d’en surseoir l’application à la mise en œuvre par le système bancaire iranien des recommandations du Groupe d’action financière (GAFI) contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme5 d’ici la fin octobre 2018. Trois principales mesures sont en discussion :

- la réactivation en deux étapes, le 6 août puis le 6 novembre, du statut du blocage de 1996 est un jalon positif : il interdit aux entreprises européennes de se conformer aux effets extraterritoriaux des sanctions américaines, sous peine de pénalités fixées par chaque État membre. Il leur ouvre également droit à indemnisation des préjudices résultant de ces sanctions par la personne morale qui en est à l’origine. Il les protège dans l’UE de toute poursuite américaine en invalidant toute procédure judiciaire étrangère. Cependant, même si le dispositif de 1996 a été consolidé pour inclure les transactions financières notamment, son efficacité est discutée et n’a jamais vraiment pu être testée. Il s’agit plus d’un signal politique envoyé par l’UE à ses partenaires américain et iranien ;

- la BEI, en tant qu’outil de financement de l’UE basée au Luxembourg, a été missionnée pour financer des projets viables en Iran, en particulier concernant de petites et moyennes entreprises. Son président Werner Hoyer a pourtant déclaré le 18 juillet en présence de Jean-Claude Juncker que développer des activités en Iran pourrait remettre en cause son business model, alors que sa dette en obligations américaines (bonds) s’élevait à 500 milliards d’euros ;

- peu claire également est la façon dont les dispositifs publics de financement du commerce avec l’Iran, comme la convention signée en janvier 2018 par Invitalia, l’Agence italienne d’investissement étranger, celle de l’agence autrichienne de crédit (OeKB) ou le projet annoncé de la BEI de financement en crédit acheteur d’un montant de 500 millions d’euros seront effectivement mis en œuvre.

Sur la question bancaire, le 19 juin 2018, le ministre français de l’économie Bruno Le Maire a fait un désagréable aveu d’impuissance : « Soyons honnêtes, la plupart des entreprises françaises ne pourront pas rester. Elles ont besoin d’être payées pour les produits qu’elles livrent ou fabriquent en Iran, et il n’existe pas d’institutions financières souveraines et autonomes en Europe ». Ces grandes banques craignent à juste titre la révocation de leur licence américaine.

Les mesures européennes vont certes dans le bon sens, mais demeurent insuffisantes. Certains professionnels comme la fédération des Opérateurs spécialisés du commerce international (OSCI) basée à Paris suggèrent d’aller plus loin, de s’inspirer de la loi sur les mesures extraterritoriales étrangères (Foreign Extraterritorial Measures Act, FEMA) canadien de 1985 en interdisant aux entreprises européennes « d’obéir à des sanctions prises par des gouvernements autres que les gouvernements européens ou l’Union européenne »(…), de négocier avec toute administration autre qu’une administration européenne des amendes relatives à des sanctions autres que celles prises par l’Union européenne » et en réservant « aux seules procédures de justice des tribunaux européens le droit de statuer sur les éventuelles violations d’un droit non européen qui seraient reprochées à des sociétés européennes pour des opérations financées en monnaie européenne et conduites depuis l’Europe »6.

Le maintien de l’accord nucléaire iranien relève d’enjeux géopolitiques plus larges qu’une question de balance commerciale. Comme le soulignait en mai 2018 un éditorial de l’Institut français des relations internationales (IFRI) fort à propos et cosigné par les directeurs de quatre think tanks européens en vue, défendre cet accord est pour les Européens affaire de crédibilité internationale, quitte à tester une relation transatlantique aujourd’hui chahutée par les orientations de la présente administration américaine.

1NDLR. Organisme de contrôle financier du trésor américain.

2Le précédent de l’amende BNP-Paribas d’un montant de 9 milliards de dollars (7,7 milliards d’euros) en 2014 reste le cas le plus évident.

3Les sanctions primaires concernent uniquement les « US persons » (administrés américains).

4La monnaie entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, Paris, 2016.

5Il s’agit des standards dits AML/CFT (Anti-money laundering/combating the financing of terrorism).

Nucléaire iranien-Des mesures européennes « décevantes », dit Rohani

Les mesures économiques proposées par les Européens pour compenser le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien ne vont pas assez loin, a dit jeudi le président iranien Hassan Rohani à son homologue français, Emmanuel Macron.

LONDRES (Reuters) – Les mesures économiques proposées par les Européens pour compenser le retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien ne vont pas assez loin, a dit jeudi le président iranien Hassan Rohani à son homologue français, Emmanuel Macron.

« Les mesures proposées par l’Europe (…) ne respectent pas toutes nos demandes », a déclaré Hassan Rohani lors d’un entretien téléphonique avec le président français, cité par l’agence iranienne Irna.

Rohani a ajouté que Téhéran espérait trouver une solution à ce problème lors de la réunion prévue vendredi à Vienne entre des responsables iraniens et les ministres des Affaires étrangères de cinq pays signataires de l’accord de 2015 – la Chine, la Russie, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

Lors d’un autre entretien téléphonique, avec la chancelière allemande cette fois-ci, Hassan Rohani a jugé les mesures européennes « décevantes ».

Malheureusement, les mesures proposées manquent d’un plan d’action ou d’une feuille de route claire pour continuer une coopération. Elles ne comportent que quelques promesses générales comme lors des précédentes déclarations de l’UE », a dit le président iranien, cité par l’agence Tasnim.

Source Reuter 05/07/2018

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, Peut-on encore sauver l’accord sur le nucléaire iranien ?,

Jeux d’équilibre du président Macron entre Donald Trump et Hassan Rohani Peut-on encore sauver l’accord sur le nucléaire iranien ?

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Le président Emmanuel Macron a déployé, au cours des derniers mois, d’importants efforts pour essayer de sauver l’accord sur le nucléaire iranien. Le retrait des États-Unis va-t-il mettre fin à ces tentatives ? Peut-on encore éviter le pire ? Le président français doit-il se rendre à Téhéran ?

Rude école pour Emmanuel Macron que la gestion du dossier iranien. Il y découvre toutes les chausse-trappes de la diplomatie dans le paysage tourmenté du Proche-Orient. En septembre 2017, à l’Assemblée générale des Nations unies, il avait présenté, en un hymne au multilatéralisme, sa vision alternative à la ligne de Donald Trump qui, la veille, avait décrit à la même tribune l’accord nucléaire de Vienne comme « l’un des pires et des plus biaisés » jamais conclus par les États-Unis. Le président français propose alors au contraire de le protéger, tout en évoquant la nécessité de trouver des solutions à l’expiration dans le temps de ses principales dispositions, ainsi qu’aux menaces soulevées par l’activité balistique iranienne.

Sauver l’accord de Vienne

Puis, à la mi-octobre, Donald Trump « décertifie » l’accord de Vienne, geste présenté comme un premier pas vers un retrait des États-Unis. Au cours d’une conversation avec le président iranien Hassan Rohani, Emmanuel Macron confirme à nouveau l’attachement de la France à l’accord. Il fait aussi état de la nécessité de « dialogue » et de « progrès » sur le programme balistique iranien et les questions de sécurité régionale. Il annonce la prochaine visite à Téhéran de son ministre des affaires étrangères pour évoquer ces sujets. Le service de presse de l’Élysée précise enfin qu’« un déplacement en Iran du président français, à l’invitation du président Rohani, a été envisagé »1. Cette information — ce serait la première visite d’un dirigeant occidental majeur sous la République islamique — soulève alors beaucoup d’attentes.

En novembre 2017, le président français donne une conférence de presse à Dubaï avant de se rendre à Riyad pour y faire connaissance du prince héritier Mohamed Ben Salman et tenter de régler le cas Hariri. Il défend fermement la relation franco-iranienne, réaffirme son attachement à l’accord de Vienne, mais souligne la nécessité de le compléter « avec deux piliers, une négociation sur l’activité balistique de l’Iran, avec des sanctions si besoin, et une discussion stratégique encadrant l’hégémonie iranienne dans toute la région » (France Info, AFP, 10 novembre 2017). Le glissement sémantique perceptible dans l’usage des mots « négociation », « sanctions », « hégémonie » provoque un sursaut à Téhéran, où l’on considère ces sujets comme non négociables. Le ton tend à s’aigrir.

Si les propos officiels restent mesurés, il n’en est pas de même dans les milieux d’opposition au président Rohani, d’autant que quelques jours plus tard, Emmanuel Macron invite publiquement l’Iran à adopter « une position moins agressive au Proche-Orient »2. Le dialogue se poursuit, mais les phrases à l’emporte-pièce commencent à voler. En décembre, Jean-Yves le Drian, ministre des affaires étrangères, lance dans une émission télévisée de France 2, le 12 décembre : « La présence iranienne et la volonté iranienne de faire un axe de la Méditerranée à Téhéran, non ! ». Quelques jours plus tard, Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du Guide suprême, confie à une agence de presse : « Si la France veut conserver sa crédibilité internationale, elle ne devrait pas suivre aveuglément les Américains… Le président français se comporte en ce moment comme le caniche de Donald Trump. » (Reuters, 17 décembre).

Glissement vers le bas de la relation

Malgré ces échanges peu amènes, la visite de Jean-Yves Le Drian à Téhéran pour évaluer l’opportunité d’une visite du président est maintenue. Il s’y rend en mars, mais se heurte à un mur dès qu’il évoque la possibilité d’une négociation sur le balistique ou le rôle de l’Iran dans la région. Il est symptomatique qu’Ali Shamkani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, le reçoive en grand uniforme d’amiral (un an avant, il était en civil pour recevoir son prédécesseur Jean-Marc Ayrault). Le ministre français conclut sobrement qu’il y a « encore beaucoup de travail à faire ». On ne parle plus d’une visite du président.

À la mi-avril 2018, la relation se dégrade encore avec les frappes françaises en Syrie, aux côtés des Américains et des Britanniques, pour punir — plutôt symboliquement — Bachar Al-Assad de son dernier usage de l’arme chimique. Le Guide suprême Ali Khamenei accuse les dirigeants des trois nations d’avoir commis un crime majeur (Twitter, @khamenei_ir, 14 avril 2018). Même si les canaux de communication sont maintenus, la relation touche un point bas.

Convaincre Trump de rester dans l’accord

Les choses se passent-elles mieux du côté de Donald Trump ? Fin 2017-début 2018, les Européens se sont affairés pour définir avec les Américains les mesures qui pourraient être prises pour qu’ils demeurent dans l’accord de Vienne. Les trois pays parties à l’accord, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni poussent l’Union européenne à la prise de nouvelles sanctions contre l’Iran, mais peinent à convaincre leurs partenaires. Emmanuel Macron, pour sa part, confiant dans la relation personnelle qu’il a tissée avec Donald Trump, se rend fin avril à Washington avec l’espoir de l’amener à revenir sur son intention de quitter l’accord. Il va loin dans sa direction en évoquant un processus fondé sur « quatre piliers » : renforcement de l’accord actuel, prolongation de ses dispositions dans le temps, « endiguement de l’influence militaire » de l’Iran dans sa région, « surveillance de son activité balistique ».3. Mais rien n’y fait, le 8 mai, Donald Trump sort de l’accord.

Quelles leçons tirer de tous ces efforts ? Après coup, il est aisé d’expliquer pourquoi ils n’avaient aucune chance d’aboutir. Mais Trump aurait pu retarder une fois de plus son choix, ou encore assortir le retrait américain d’atténuation de ses effets sur les entreprises européennes. Ceci aurait alors été salué comme une victoire de la diplomatie française. Finalement, les positions des antagonistes se sont révélées irréconciliables. Côté iranien, il était inutile d’espérer convaincre la République islamique de modifier l’accord de Vienne ou de négocier un élément crucial de souveraineté et de défense nationales comme son programme balistique. L’évocation de possibles sanctions pour la faire céder a fait le reste. Un regard sur l’histoire de ce pays, sur la façon dont il se crispe sous la pression, aurait évité de se nourrir d’illusions. Côté États-Unis, l’affaire a révélé ce qui n’était pas forcément concevable au départ, à savoir la haine viscérale de Donald Trump à l’égard de Barack Obama, le menant à effacer, quel qu’en soit le prix, les traces de son prédécesseur dans l’histoire : l’« Obamacare », l’accord avec l’Iran.

Cette séquence close, s’en ouvre une autre au moins aussi difficile, présentant une équation à trois lourdes inconnues : comment éviter une guerre commerciale avec les États-Unis, tout en maintenant l’Iran dans l’accord nucléaire par suffisamment de commerce et d’investissement, sans mettre en péril l’unité européenne ? Que l’on parle en cette affaire de l’isolement de l’Amérique rappelle la célèbre manchette (apocryphe, ndlr) du Times : « Brouillard sur la Manche, le continent isolé » (« Fog in the Channel, Continent Cut Off »). En cette affaire, hélas, l’Europe, pour le moment, semble plus perdue dans le brouillard que l’Amérique de Trump. Elle a certes réactivé une directive de 1996 censée bloquer en Europe les sanctions américaines, et envisage de recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais la première décision ne vaut que pour les entreprises n’ayant pas d’exposition aux États-Unis, ce qui les soumet de fait à la loi américaine, et la deuxième ne produira ses effets qu’à l’issue d’une longue procédure, si elle aboutit jamais. Pour ce qui est des firmes françaises, Peugeot et Total ont déjà annoncé qu’elles se préparent à quitter l’Iran. Elles demanderont certes à l’administration américaine des exemptions en leur faveur, mais ont indiqué que les chances étaient très faibles de les obtenir.

Négocier, négocier sans cesse

Il faut bien revenir à la diplomatie. « Le dialogue, encore et toujours. Échanger, tenter de convaincre, sans cesse, pour défendre les intérêts des Français et aussi de tous ceux qui croient que le monde ne se construit qu’ensemble » vient de nous dire Emmanuel Macron à la veille de la réunion du G7 (Twitter, @EmmanuelMacron, 8 juin). Il a sans doute conscience de faire écho à un illustre prédécesseur, rien moins que le cardinal de Richelieu, qui écrivait dans son testament politique (il aurait tweeté aujourd’hui) : « Négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux, encore même qu’on n’en reçoive pas un fruit présent et que celui que l’on peut en attendre à l’avenir ne soit pas apparent, est chose du tout nécessaire pour le bien des États ». C’est bien la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui. La réunion du G7, même si elle a réitéré les préoccupations des participants sur les programmes balistique et nucléaire de l’Iran, comme sur son soutien à des groupes terroristes et à son rôle dans la région, n’a rien résolu des blocages actuels.

Rendre son sens à une visite du président français à Téhéran

Au sortir de ces généralités, de quelles cartes dispose Emmanuel Macron pour espérer débloquer la relation de l’Europe, donc de la France, avec l’Iran ? Pas plus qu’un deux de trèfle sur le rôle de l’Iran dans la région, mais là, le temps va peut-être faire son œuvre pour réduire les ambitions de Téhéran. Ses positions en Irak, en Syrie, commencent à donner des signes de fragilité. Et rien n’empêche, au contraire, d’aller dans le sens du discours du ministre iranien des affaires étrangères quand il prêche pour un dialogue multiforme appelé à déboucher sur « un pacte régional de non-agression »4.

Sur le dossier balistique iranien, plutôt que d’appeler simultanément à des négociations et à des sanctions, ce qui répète les erreurs des négociations passées et ne conduit évidemment à rien, mieux vaut, là encore, encourager au multilatéralisme. L’Iran, sur cette question de souveraineté, ne fera de concessions que mutuelles.

Sur le nucléaire enfin, pour tenter de conserver les Iraniens dans l’accord, la France peut d’abord, dans le cadre européen, contribuer à mettre au point un programme ambitieux de coopération et d’investissements dans des secteurs épargnés par les sanctions américaines : l’agriculture, l’agroalimentaire, la santé, la protection de l’environnement, l’université. Mais il est inutile de vouloir chercher à réviser l’accord nucléaire actuel. Imparfait sans doute, mais comme tous les accords, fondé par nature sur des compromis. Mieux vaudrait, tout simplement, prendre rendez-vous pour le moment où ses principales clauses d’expiration approcheraient de leur terme.

Enfin, une visite du président français à Téhéran devrait pouvoir être remise dans la balance, si l’Iran de son côté, s’engageait solennellement en cette occasion à continuer à respecter l’accord de Vienne. Un tel déplacement prendrait alors tout son sens.

1Service de presse de la présidence de la République, 13 octobre 2017.

2Göteborg, 17 novembre (Reuters).

3Traduction du discours prononcé en anglais par Emmanuel Macron devant le Congrès des États-Unis, service de presse de la présidence de la République, 27 avril 2018.

4Tribune de Mohammad Javad Zarif dans le Financial Times, 21 janvier 2108.