l’aune de la crise ukrainienne, qui oppose actuellement Kiev et l’Occident à la Russie autour de la Crimée sécessionniste, on a du mal à croire que la guerre froide est terminée. La lune de miel entre Washington et Moscou – qui avait fait naître une prise de conscience « panoccidentale » lors des attentats du 11 septembre, commis par des ennemis communs des Russes et des Américains – n’est plus qu’un souvenir lointain. Qui se rappelle en effet que Vladimir Poutine était, lorsqu’il accéda au pouvoir en décembre 1999, l’héritier politique de celui qui abolit l’ex-Union soviétique et se rapprocha de l’Occident, Boris Eltsine, puis d’Anatoli Sobtchak, ex maire de Saint Pétersbourg, leader du clan des « pro-occidentaux ? Qui se rappelle qu’à l’époque, Poutine plaidait pour un rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne, position diamétralement opposée à sa vision « eurasienne » actuelle ? Que s’est-il donc passé pour que, 30 ans après la chute de l’URSS, la Russie soit toujours perçue comme un danger et pour que l’OTAN soit toujours perçue comme hostile à Moscou ?
En fait, les événements qui ont motivé Vladimir Poutine à troquer définitivement son occidentalisme initial contre son projet « eurasiatique » anti-occidental actuel ont été d’une part la seconde guerre d’Irak (2003) – qui visa à renverser le régime laïc-nationaliste et pro-russe de Saddam Hussein – puis, l’année suivante, l’appui occidental à la première révolution ukrainienne anti-russe (2004) dite « orange ». Ces deux évènements ont fait déborder un vase déjà très plein, puisque Moscou avait dû se résigner dans les années 1990 au démantèlement de son allié et « frère » slavo-orthodoxe », la Serbie, amputée du Kosovo, puis d’une façon générale de l’ex-Yougoslavie, démembrée pour permettre l’extension de l’OTAN vers l’Est et la création de mini Etats pro-occidentaux (Macédoine, Bosnie, Croatie, Monténégro, Kosovo, etc).
L’encerclement de la Russie par les forces atlanto-américaines, permis par les guerres d’Irak (2003) et d’Afghanistan (2001), le blocage de l’accès russe aux Mer chaudes de l’Océan indien, du Golfe arabo-persique et de la Méditerranée, puis l’entrée dans l’UE ou/et dans l’OTAN d’Etat décidés à punir la Russie pour l’occupation soviétique passée (Pays Baltes, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) ont achevé de convaincre M. Poutine que les Occidentaux poursuivaient leur stratégie d’endiguement (« containment ») de son pays, l’ultime « preuve » étant le projet américain d’installation en Europe centrale d’un « bouclier antimissile tourné contre la Russie ».
source Courrier International
Deux poids deux mesures : « selon que vous soyez atlantiste ou misérable… »:
De la même manière, lorsque, entre 1999 et 2007, les puissances de l’OTAN ont appuyé et reconnu le pouvoir sécessionniste albanophone du Kosovo, aujourd’hui indépendant, pouvoir instauré par le mouvement terroriste anti-serbe UCK, elles ont considéré que le Kosovo autonome était « libéré » de tous les accords juridiques et constitutionnels inhérents à la Serbie. On peut donc se demander sur quelle base logique les Occidentaux considèrent-ils comme « conforme au droit international » la sécession du Kosovo vis-à-vis de la Serbie ainsi que les élections libres qui y ont été organisées pour avaliser cette sécession, tout en jugeant en revanche l’indépendance de la Crimée – pourtant également sanctionnée par des élections libres – « totalement contraire au droit international » ?
On nous répondra qu’en Crimée cela s’est passé « sous occupation » de l’armée russe, mais on peut rétorquer que si les forces militaires russes ont « libéré » la Crimée de l’Ukraine sans tirer un coup de feu au départ, les puissances de l’Otan ont quant à elles « libéré » le Kosovo par des bombardements aériens massifs ayant occasionné la mort de milliers de civils et la destruction des infrastructures stratégiques de Serbie…
Pour Moscou, comme pour tout stratège, pareille sélectivité dans l’indignation cache d’évidents intérêts stratégiques (bases US au Kosovo), ce qui est d’ailleurs de bonne guerre. Mais il convient donc de ne pas être dupes et de ne pas sombrer dans un manichéisme étroit qui n’aide pas au nécessaire rapprochement occidental-russe et surtout euro-russe. Pour Vladimir Poutine, Moscou a donc tout autant le droit de défendre ses bases stratégiques donnant accès aux mers chaudes (Syrie, Crimée, etc) que les Occidentaux défendent leurs bases partout et jusqu’aux portes d’espace russe. Rappelons par ailleurs que la Crimée, ancienne « Côte d’azur russe », est devenue ukrainienne par la négation (soviétique) des aspirations de ses habitants, puisqu’elle fut « donnée » à l’Ukraine par le dictateur soviétique Khrouchtchev. Ce fut aussi le cas du Haut Karabakh, région arménienne « donnée » à l’Azerbaïdjan par Staline, origine d’un interminable conflit entre ces deux pays. On pourrait aussi s’étonner du fait que les mêmes occidentaux désireux de « sanctionner » Poutine pour la Crimée passent leur temps à absoudre la Turquie qui occupe illégalement depuis 1974 et colonise l’île de Chypre, pourtant membre de l’Union européenne… Mais il est vrai que la Turquie est un membre important de l’OTAN, ce qui donne des droits différents… On constate ici les sérieuses limites du principe du droit international « d’intangibilité des frontières », opposé à un autre grand principe cher aux Nations unies, celui du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Les vrais objectifs des sanctions américaines et européens contre la Russie
Ceci dit, le réalisme est aussi un grand principe des relations internationales. Il rappelle que l’objectif de l’OTAN visant à étendre son influence jusque « dans l’étranger proche russe » – vraie cause de la crise – a des limites. Car la Russie conserve un fort « pouvoir de nuisance », de nombreux moyens de pressions, notamment énergétiques, sans oublier ses milliers de têtes nucléaires qui incitent à être prudents… Les sanctions occidentales ont été présentées comme les « plus dures jamais adoptées contre la Russie depuis la Guerre froide », mais elles demeurent imitées et n’inquiètent pas Moscou, d’où la boutade de Vladislav Sourkov, influent conseiller politique de Vladimir Poutine, qui a déclaré que le fait d’y figurer constitue « un grand honneur”… Les sanctions pourront certes viser des personnes plus proches du pouvoir dans les semaines à venir si Moscou lance une opération dans l’Est de l’Ukraine. Mais les enjeux économiques et énergétiques sont tels que personne n’a intérêt à des sanctions susceptibles de nuire réellement au pouvoir de Vladimir Poutine, qui n’a d’ailleurs jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui, qui peut déclencher des « représailles » (gels d’avoir de sociétés occidentales présentes en Russie, rupture des livraisons de gaz aux pays européens dépendants (Allemagne, Italie ; pays baltes), etc.
Révolutions de couleur (Ukraine, Géorgie) : le casus belli
Pour revenir à l’Ukraine, Poutine estime qu’il ne peut en aucun cas laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays situé dans sa sphère d’influence stratégique (« étranger proche »), sachant qu’une partie importante de la population ukrainienne est russe ou russophone. D’après le président russe, c’est le crédit géopolitique même de la Russie qui est en jeu.
Et la contre-partie d’un régime atlantiste à ses frontières serait une rectifications des frontières de l’Ukraine. Ainsi, les Occidentaux et les nationalistes ukrainiens qui ont déposé l’ex-Président pro-russe Ianoukovitch ont raison, de leur point d’affirment que la Russie est revenue sur un accord international consécutif à la chute de l’ex-URSS par lequel la Russie post-soviétique de Boris Eltsine renonçait à récupérer la Crimée – pourtant historiquement russe – et s’engageait à respecter les frontières de l’Ukraine décidées par les dirigeants de l’ex-URSS en échange seulement du maintien de bases militaires russes en Crimée et de la renonciation par l’Ukraine à son arsenal nucléaire. Mais, comme l’explique le spécialiste de la Russie Jacques Sapir, il est aussi indéniable qu’en reconnaissant de façon fort hâtive la « révolution » ukrainienne anti-russe de février 2014 – ce qui a entraîné la constitution d’un gouvernement transitoire hostile à l’ordre juridique préexistant – l’Occident devait s’attendre à ce que les autres parties de l’Ukraine (non hostiles à Moscou et fidèles au pouvoir légal en place) soient de facto et de jure libérées des engagements des autres parties du pays. Ainsi, Moscou se sent également libéré de son engagement international à renoncer à la Crimée, jadis conditionné à une alliance russo-ukrainienne désormais dénoncée par Kiev.
En réalité, la vraie fonction des sanctions est de « dissuader Poutine d’aller plus loin en prenant par exemple des villes de l’Ukraine russophone de l’Est comme Donetsk ou Karkov », explique l’expert de l’Ukraine et de la Russie Fabien Baussart, président du Center of Political and Foreign Affairs (CPFA). D’après lui, ces sanctions sont plutôt mesurées, les pays européens avançant même à reculons à cause de leur dépendance énergétique, l’alternative aux livraisons de gaz russe n’étant pas possible d’ici plusieurs années». Certes, les Etats-Unis sont moins dépendants énergétiquement que les Européens, mais ils sont coincés eux aussi, car ils ont besoin des Russes sur les dossiers iranien et syrien, comme on l’a vu avec les accords de Genève…
En conclusion, il n’est dans l’intérêt de personne de revenir à une “guerre froide”, même si dans les deux camps, les mentalités sont encore formatées par ce paradigme dépassé. Mais il est vrai que côté occidental, nombre de stratèges de l’Otan et de dirigeants politiques sont tentés de capitaliser jusqu’au bout leur “victoire” contre l’ex-URSS dont la Russie est hélas perçue comme la continuité.
Depuis des années, et spécialement dans mon essai*, je plaide au contraire pour une “réconciliation euro-russe” et russo-occidentale dans le cadre de ce que j’ai appelé un “PanOccident”, un Occident qui aurait renoncé à sa définition universaliste “arrogante” et qui saurait se recentrer sur ses intérêts civilisationnels, son identité judéo-chrétienne et son espace stratégique face aux nouveaux défis du monde multipolaire que la Russie accepte mais que l’Occident semble nier au nom d’une utopie universaliste (“Village Global ou Mc World”) qui résulte d’une confusion entre mondialisme et globalisation, le premier étant une utopie dangereuse de type néo-impériale et le second n’étant qu’un champ d’action et d’échanges entre puissances souveraines.
Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Ancien éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l’Université de Metz et est chercheur associé à l’Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.
* Dernier essai d’Alexandre del Valle, “Le Complexe occidental, petit traité de déculpabilisation”, éditions du Toucan, mars 2014.
Source Atlantico 24/03/2014
Voir aussi : Rubrique Ukraine, rubrique Géopolitique, Réorientation d’un monde multipolaire, On Line , La politique énergétique de la Russie,