Point sur le processus de justice transitionnelle en Tunisie

bourguiba-benaliLes auditions de l’Instance Vérité et Dignité ont repris le samedi 17 décembre, six ans jour pour jour après l’immolation de Mohamed Bouazizi qui avait lancé le mouvement de protestation en Tunisie. Cette instance a pour objectif de faire lumière sur les différentes violations des droits de l’homme perpétré sous Bourguiba et Ben Ali (1955-2013). Cette commission couvre non seulement les affaires d’homicides, des viols, de torture… mais aussi les affaires de corruption et de crime économique. Les premières auditions des victimes avaient déjà commencé en novembre, et signalaient la relance du processus de justice transitionnel très controversé. En effet, si le but de la Commission est de promouvoir la réconciliation nationale, son travail est régulièrement mis à mal  par des dynamiques internes et externes qui viennent questionner l’étendue même de ses compétences.

La victoire en 2014 du parti Nida Tounes est venue apporter un premier choc au processus de justice transitionnelle. Ce parti comprend des vestiges des anciennes dictatures qui peuvent se sentir menacer par le travail effectué par l’IVD. Certains ont même déclaré que le processus de justice avait déjà été mis en œuvre en 2011 et en 2012, et que la Tunisie avait maintenant besoin d’allé de l’avant[1]. Cette idée avait d’ailleurs déjà été exprimée lors de la campagne d’Essebsi lorsqu’il a déclaré « Nous devons sourire, espérer et ne plus parler du passé »[2]. Forcé de former une coalition avec Nida Tounes et de peur d’être éjecté du pouvoir (comme ce fut le cas, pour les islamistes en Egypte), le parti An-Nahda également a peu à peu pris des distances par rapport au processus de réconciliation. Les partisans du processus de justice transitionnelle ont été effrayé que cette nouvelle configuration politique ne vienne entraver le travail la Commission en limitant son budget, rapporte Aljazeera. Si aucune coupe budgétaire n’a été dénoncée, la direction de l’IVD a déjà déclaré que certains fonctionnaires ont rendu difficile l’accès aux archives présidentielles[3].

La situation économique difficile de la Tunisie affecte également le travail de la Commission. L’État considère que les compétences de l’IVD en matière de corruption entravent le processus de la relance économique. Le gouvernement a alors voulu en 2015 limiter cette prérogative en promouvant la réconciliation économique[4]. Le but de celle-ci est de promouvoir un climat économique favorable en permettant aux Tunisiens qui ont de l’argent de réinvestir dans leur pays[5]. Cela permettrait aux individus coupables de ces crimes d’être amnistiés totalement pour leurs erreurs passées en échange d’une compensation économique versée à l’État. Les détracteurs de cette résolution considèrent que son adoption trahirait les attentes révolutionnaires, et en viendrait à dire que la démocratie protège les voleurs[6].

Des problèmes internes sont également venus ralentir et décrédibiliser le travail de l’instance de Vérité et Dignité. Le premier concerne la faible efficacité de la Commission. En effet, le journal Le Monde rapporte que « sur les 62 300 dossiers de plainte dont elle a été saisie, une vingtaine seulement ont fait l’objet d’un règlement »[7]. Cela est en partie dû aux multiples tensions internes à l’IVD. Sa présidente Sihem Bensedrine est en effet souvent critiquée pour son tempérament, et sur les 15 membres initiaux, six membres ont démissionné[8]. Elle est aussi accusée de favoriser les dossiers des victimes Islamistes. Cette dernière controverse a contribué à accentuer la polarisation entre le publique séculaire et islamiste[9]. Pourtant, la philosophe politique Kora Andrieu, spécialiste des questions concernant la justice transitionnelle, a récemment déclaré qu’il était normal qu’il y ait une sélection de certains cas emblématiques. De plus, elle ajoute :

Par ailleurs, il est tout simplement faux de dire qu’aux premières audiences de l’IVD il n’y a eu que des islamistes : on a vu et entendu des militants de gauche, côte-à-côte avec les islamistes, justement, ou encore des mères de blessés et de martyrs de la révolution et des syndicalistes. Arguer de la prédominance des islamistes, c’est raviver ici encore la propagande du passé, un discours qui a habité le processus de justice transitionnelle tunisien depuis ses débuts, et qui a été en partie nourri par les programmes de réparations qui ont engendrés les pires rumeurs[10].

Selon l’ICG, l’IVD travaille dans un contexte qui lui est défavorable. Le contexte économique difficile couplé aux enjeux sécuritaires et au retour de certains vestiges du régime de Ben Ali en politique est sérieusement venu affecter le soutien du public. Pourtant, les problèmes rencontrés ne sont pas inédits à la Tunisie, et rien ne dit que le processus échouera. De plus, si des compromis entre les représentants de l’État et de l’IVD sont nécessaires, le maintien du processus de justice transitionnelle demeure essentiel pour l’avenir de la démocratie en Tunisie. Le choc qui a suivi première audition témoigne de la nécessité du processus. Comme le déclarait Sihem Bensedrine « «Aujourd’hui, on entend beaucoup que sous l’Ancien régime tout était bien, qu’il n’y avait pas de terrorisme, pas de chômage (…) Nous sommes là pour rétablir la vérité. La majorité des Tunisiens ne savent pas ce qui se passait. »[11].  L’exposition des crimes perpétrés sous Bourguiba et Ben Ali est donc essentielle pour rétablir la vérité ; ainsi que pour éviter une propagation de la haine des victimes pouvant mener à la radicalisation[12] .

Chloé de Radzitzky

[1] International Crisis Group, 2016, Tunisie : Justice transitionnelle et lutte contre la corruption, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°168, p. 12

[2] Reidy, E., “Tunisia transitional justice faces obstacles”, Aljazeera, 1 janvier 2015, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2014/12/tunisia-transitional-justice-face-obstacles-20141228112518476386.html

[3] Galtier M., « Tunisie la torture des années Ben ali au grand jour », Libération, 16 Novembre 2016, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/16/tunisie-la-torture-des-annees-ben-ali-au-grand-jour_1528882

[4]Jamaoui, A. «  https://nawaat.org/portail/2015/11/01/tunisia-the-dispute-over-the-economic-reconciliation-bill/

[5] Pour plus d’information, voir rapport p22 du  rapport : International Crisis Group, 2016, Tunisie : Justice transitionnelle et lutte contre la corruption, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°168

[6] Lynch, M., 2016, “Tunisia May Be Lost in Transition”, Carnegie, consulté le 19/12/2016 sur  http://carnegie-mec.org/diwan/64510

[7]Bobin, F.,  « La Tunisie confrontée à la mémoire de la dictature », Le Monde, 17 décembre 2016, consulté le 19/12/2016 sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/11/17/la-tunisie-confrontee-a-la-memoire-de-la-dictature_5032722_3212.html#8PRqmIwUQqlJGjAa.99 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/11/17/la-tunisie-confrontee-a-la-memoire-de-la-dictature_5032722_3212.html#LM1qUjB1o7AtFCEQ.99

[8] Galtier M., « Tunisie la torture des années Ben ali au grand jour », Libération, 16 Novembre 2016, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/16/tunisie-la-torture-des-annees-ben-ali-au-grand-jour_1528882

[9] Interview Andrieu K., 2016, disponible sur  http://www.ivd.tn/fr/?p=923

[10] Interview Andrieu K., 2016, disponible sur  http://www.ivd.tn/fr/?p=923

[11] Galtier M., « Tunisie la torture des années Ben ali au grand jour », Libération, 16 Novembre 2016, Consulté le 19/12/2016 sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/16/tunisie-la-torture-des-annees-ben-ali-au-grand-jour_1528882

[12] International Crisis Group, 2016, Tunisie : Justice transitionnelle et lutte contre la corruption, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°168.

Sources : Medea 20/12/2016

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Tunisie, La faiblesse du président Marzouki, Les éditocrates repartent en guerreLes espoirs du peuple tunisien toujours d’actualité, rubrique Politique, Société civile, Moyen Orient, Agiter le peuple avant de s’en servir, rubrique Rencontre, Nadia El Fani, Christophe Cotteret, rubrique Société, Justice, rubrique Histoire,

Trois ans après la révolution, où en est la Tunisie ?

Manifestation aTunis-le-23-octobre

Manifestation à Tunis-le 23 octobre.

Des heurts ont éclaté mercredi 8 janvier 2014 à Kasserine et Thala, dans le centre-ouest de la Tunisie, opposant policiers et manifestants. Ces derniers dénoncent les inégalités économiques, alors que les manifestations se multiplient dans le pays pour contester une hausse des taxes.

Des dizaines de manifestants ont tenté de s’introduire de force dans le siège du parti islamiste au pouvoir, Ennahda, à Kasserine, mais un dispositif important de la police a répliqué par des tirs de lacrymogènes pour les disperser.

La ville de Kasserine était par ailleurs paralysée par une grève à l’appel du syndicat UGTT. Ce débrayage a été organisé à une date symbolique, marquant la mort du premier habitant de Kasserine lors de la révolution de janvier 2011. Kasserine, qui compte parmi les régions les plus défavorisées en Tunisie, était l’un des points chauds du soulèvement de fin 2010-début 2011.

 » Ils t’ont bien eu au nom de la religion « 

« Nous avons voulu (…)  protester contre le sous-développement et la situation socio-économique médiocre dans notre région », a expliqué le syndicaliste Sadok Mahmoudi. « Le peuple veut la chute du régime », « pauvre peuple, ils [les islamistes d’Ennahda] t’ont bien eu au nom de la religion », scandait une foule de plusieurs centaines de manifestants.

Depuis l’automne en Tunisie, les manifestations et grèves se multiplient sur fond d’économie en berne et de protestations contre de nouvelles taxes. Ennahda a exprimé mercredi sa « compréhension face à ces mouvements de protestations ». La loi de finances prévoyant ces nouveaux impôts a été adoptée en décembre dernier avec le soutien des islamistes, majoritaires à l’Assemblée nationale constituante (ANC).

Ces nouvelles protestations interviennent alors que l’ANC est en train d’approuver la future Constitution du pays, qu’elle espère achever, avec plus d’un an de retard, avant le 14 janvier, troisième anniversaire de la révolution qui déclencha le « printemps arabe ».

Source : AFP 08/01/2014

tunisieTrois ans après

La Tunisie a marqué le 17 décembre 2013 le troisième anniversaire de l’immolation de Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant, à l’origine de la révolution qui a conduit à la chute de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Trois ans après, le pays reste miné par les tensions sociales et politiques. Les islamistes du parti Ennahda, arrivés au pouvoir avec les élections d’octobre 2011 et qui gèrent le pays avec les partis Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) au sein de la troïka, font face à une crise politique depuis l’assassinat de l’opposant Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013.

Samedi, après deux mois de tractations, le ministre de l’industrie Mehdi Jomâa, un indépendant, a été désigné à la tête du gouvernement. Les pourparlers pour déterminer le calendrier de formation du gouvernement et de la passation devant acter le départ volontaire du pouvoir d’Ennahda ont été reportées à vendredi. Le nouveau premier ministre sera chargé de conduise la Tunisie vers des élections en 2014. La nouvelle Constitution, en cours d’élaboration, la Commission électorale et la loi électorale doivent cependant encore être adoptées.

Jérôme Heurtaux, politologue spécialisé sur la Tunisie à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) à Tunis, fait le bilan des trois années de transition politique.

Quel bilan tirez-vous de la transition politique en Tunisie trois ans après le soulèvement qui a abouti à la chute de l’ancien président Ben Ali ?

Le processus de construction démocratique en Tunisie est d’autant plus difficile que tous les acteurs politiques sont faibles, qu’il n’y a pas de chef incontesté ni de Solidarnosc [« Solidarité », fédération de syndicats polonais ayant joué un rôle-clé dans la contestation du régime communiste dans les années 1980]. En dépit de ce contexte, le pays se prépare à un second rendez-vous électoral et a connu des formes d’alternance gouvernementale sans être à feu et à sang. On peut dire qu’il s’en sort pas mal, comparé à l’Egypte, la Libye ou encore à l’Algérie en 1988 ou à la Roumanie en 1989. Je suis plutôt optimiste, même si il peut toujours y avoir des dérapages comme en Algérie en 1991.

Les acteurs politiques en Tunisie partagent pour la plupart, et dans tous les camps confondus, le projet démocratique, des islamistes aux destouriens – héritiers de la tradition bourguibiste –, en passant par la gauche et les acteurs non partisans comme la centrale syndicale UGTT, la Ligue des droits de l’homme ou les avocats. Ils sont acquis à l’idée que la démocratie est dans leur intérêt. Mais aucun de ces acteurs ne contrôle ce processus. Au quotidien, quant il s’agit de négocier, d’écrire la Constitution ou de nommer un premier ministre, ils sont plongés dans une lutte concrète où leur survie est en jeu. Le produit de leurs interactions peut contrarier le processus démocratique.

Les tractations concernant la nomination d’un nouveau premier ministre ont été longues et difficiles, mais elles ont finalement abouti à un accord entre partis sur la personne de Mehdi Jomâa. N’est-ce pas le signe que le processus démocratique fonctionne finalement ?

On peut voir ce résultat de deux façons. D’un côté, le processus a piétiné. Chacun des acteurs a défendu ses intérêts, les uns se montrant tacticiens, les autres hésitants. Et au final, la montagne a accouché d’une souris, car le premier ministre est un membre du gouvernement sortant qui réalise une synthèse entre Ettakatol et Ennahda, tout en bénéficiant du soutien des ambassades étrangères. Il n’y a rien de nouveau dans cette nomination et le résultat n’enthousiasme pas toutes les parties, à l’instar de Nidaa Tounes, mais qui a tout de même laissé faire.

Tout le monde s’est focalisé sur le chef du gouvernement alors que l’enjeu est ailleurs. Il doit désormais nommer un gouvernement de technocrates, ce qui peut faire l’objet de longues négociations. Le gouvernement qui en sera issu risque d’être paralysé car il ne bénéficiera pas d’une légitimité politique et, étant transitoire, il ne pourra pas inscrire son travail dans la durée. L’idée d’avoir un chef de gouvernement technocrate était en réalité le projet de différents partis, pour mettre un terme à la mainmise des islamistes d’Ennahda sur l’administration, et dépolitiser le processus électoral. Mais comment ce gouvernement va-t-il pouvoir entamer des négociations avec les partenaires sociaux ? Comment composer et définir le périmètre d’action de la commission indépendante qui sera chargée de préparer les élections ?

Tous ces éléments ne sont pas enthousiasmants, mais en même temps, on ne peut que souligner la réussite du dialogue national qui a permis que des acteurs qui se détestent et n’ont pas le même projet pour l’avenir de la Tunisie ont accepté de se parler et de se considérer non plus comme des ennemis, mais comme des adversaires politiques. On observe depuis trois ans des signaux positifs, comme lorsqu’en 2011, le premier ministre d’alors Béji Caïd Essebsi a laissé le pouvoir aux islamistes d’Ennahda, vainqueur des élections. C’est un acte très important que celui qui incarne le Destour, l’ère Bourguiba, cinquante années d’autoritarisme et de politique répressive envers les islamistes, leur cède le pouvoir.

Les acteurs politiques tunisiens ont intérêt à ne pas jouer un autre jeu que celui de la démocratie. Même Ennahda, qui bénéficie du fait qu’il n’est pas un parti hégémonique, et s’en satisfait. Par ailleurs, autre facteur positif, le clivage islamiste-moderniste traverse la société tunisienne au sein des familles et des groupes eux-mêmes ce qui peut favoriser l’idée d’un compromis historique.

Quels sont les défis à relever en Tunisie dans les mois à venir ?

D’un point de vue purement politique, il y a tout d’abord l’organisation d’élections avec la garantie qu’elles soient libres et non truquées et qu’elles permettent d’aboutir à un passage de témoin en douceur avec un nouveau gouvernement. Avant cela, il faut que Mehdi Jomâa compose un nouveau gouvernement de compétences qui respecte la feuille de route. Il faut qu’à terme le chaos, la violence et l’enlisement ne soient plus des modalités du jeu politique. L’autre enjeu est celui de la Constitution, dont l’adoption est en bonne voie et la mise en œuvre de la loi de justice transitionnelle qui vient d’être votée. Une des inconnues encore aujourd’hui reste le ministère de l’intérieur que personne ne contrôle et qui reste un Etat dans l’Etat.

Parmi les autres défis, le plus important est de résoudre les problèmes socio-économiques. Cela a malheureusement été mis de côté par les acteurs politiques, et c’est une des raisons pour lesquelles le fossé s’est creusé entre eux et le peuple. Il y a des enjeux clairs : trouver les moyens de financer le budget ; développer les investissements ; et entamer une politique susceptible de réduire la fracture sociale et territoriale. Il y a également le défi sécuritaire qui est à plusieurs facettes. Celle du terrorisme, complexe, avec le lien entre djihadisme et contrebande aux frontières et qui passe par un assainissement de l’économie. Et celle de la sécurité au quotidien, qui relève davantage du ressenti des Tunisiens et d’un discours, alimenté par les médias et les politiques comme en France, qui gagne des portions de plus en plus grandes de la population.

Le parti islamiste Ennahda connaît au sein de la troïka sa première expérience du pouvoir. Quel bilan tirer de leur gestion politique du pays ?

Ennahda n’a pas beaucoup de compétence en matière de gouvernement, mais les autres partis non plus. Le parti islamiste est pris dans une contradiction avec d’une part, l’exigence historique de réussir son projet d’islamisme politique et d’autre part, celle d’assurer sa survie politique face à la crainte qu’il pourrait disparaître dans les limbes de l’histoire. On a le sentiment qu’ils gèrent le gouvernement sans l’esprit de revanche qu’on pouvait attendre d’eux. Cela a été habile de sa part de ne pas rester à la tête du gouvernement, car il pouvait être désavoué par les électeurs pour sa gestion du pays et faire l’objet d’un vote-sanction. Tout laisse penser qu’Ennahda peut difficilement faire moins de 20-25% aux prochaines élections et pas plus de 40%.

Hélène Sallon

Source : Le Monde 17/12/2013

Voir aussi : Rubrique Tunisie, rubrique Méditerranée, rubrique Actualité internationale,

Tunisie : La faiblesse du président Marzouki un an après le suicide de Mohamed Bouazizi

Le moment est historique et constitue, après les élections du 23 octobre, une rupture supplémentaire avec le régime de Ben Ali  : l’homme qui, à 66 ans, a été élu à la présidence de la République tunisienne par l’Assemblée constituante tunisienne avec 153 voix sur 217, a été l’un des opposants les plus constants au régime déchu le 14 janvier.

L’élection de Moncef Marzouki consacre une trajectoire personnelle qui détermine les trois traits distinctifs de son positionnement politique  :

  • le refus de toute compromission avec régime de Ben Ali ;
  • un militantisme déterminé en faveur des droits de l’homme ;
  • le refus d’ostraciser les islamistes.

Né d’un père opposant yousséfiste (traditionnaliste) à Bourguiba, mort en exil au Maroc, il a vécu son enfance dans une ville du sud, Douz. Il n’est issu d’aucun establishment, ni des villes de la côte d’où vient une partie de l’élite économique et politique tunisienne, comme ses deux prédécesseurs, ni de l’appareil sécuritaire.

Médecin neurologue, formé en France dans les années 1970, il s’est engagé dès 1980 au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) dont il a été le président en 1989 jusqu’à sa dissolution en 1992, alors que le pouvoir veut réformer le statut des associations afin d’y placer ses partisans. C’est l’époque où la répression des islamistes est à son paroxysme, avec l’accord implicite d’une partie de la gauche.

Opposé à toute forme de coopération avec le pouvoir, il rompt avec la LTDH reformée en 1994 et contribue à la formation, en 1998, du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT). Il a été membre de la section tunisienne d’Amnesty International et de l’Organisation arabe des droits de l’homme.

Une plateforme démocratique avec Ennahda

En 1994, il avait tenté de participer à l’élection présidentielle, avant d’être brièvement emprisonné. Puis en 2001, il forme le Congrès pour la République (le CPR), sur une plateforme démocratique, auquel se rallient quelques militants islamistes, à un moment où le mouvement Ennahda bénéficie d’un très relatif allègement de la répression. Exilé en France à partir de 2001, il est le maître d’œuvre, en juin 2003, d »une déclaration commune de l’opposition au régime, en collaboration avec Ennahda.

Deux ans plus tard, les deux partis se retrouveront de nouveau côte à côte dans le mouvement du 18 octobre 2005, avec le PDP et Ettakatol.

Discours antisystème

Son retour d’exil, dès le 18 janvier, ne soulève pas les foules, et s’il envisage dès ce moment la perspective d’une candidature à l’élection présidentielle, il ne sait pas encore que le chemin devra passer par l’élection d’une Assemblée constituante pour laquelle son parti ne semble pas en très bonne posture. Pendant des mois, son service média n’a qu’une maigre revue de presse à se mettre sous la dent.

C’est pourtant le CPR, en dehors d’Ennahda (qui rassemble autour du référent religieux), qui aura le mieux capitalisé sur les aspirations révolutionnaires, notamment auprès des jeunes, séduits par son discours antisystème, sa clarté dans la volonté de rupture avec la dictature et la corruption, sa réaffirmation d’une identité arabo-musulmane militante face à la domination occidentale et sa capacité à utiliser les nouveaux médias sociaux.

Classé deuxième en sièges à l’Assemblée constituante avec trente élus, le CPR a été en position de force pour obtenir la présidence de la République en échange de sa participation au gouvernement d’union nationale aux côtés d’Ennahda, alors que Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol), aux manières plus souples que le leader du CPR, était pressenti pour le poste.

Climat pesant

L’événement, tout historique qu’il soit, est pourtant accueilli sans enthousiasme, dans un climat assez pesant. D’abord parce que la situation sociale, bientôt un an après le suicide de Mohamed Bouazizi, n’offre guère davantage de perspectives aux jeunes chômeurs et que la croissance économique nulle plombe la reprise économique et le moral des ménages.

Le bassin minier de Gafsa est paralysé par des manifestations de chômeurs, des infrastructures comme le port de Gabès sont bloquées par des sit-in et l’UGTT, la puissante centrale syndicale, à quelques jours de son congrès, semble vouloir marquer son opposition à l’accession au pouvoir d’Ennahda, et montrer sa capacité de nuisance, alors que les dossiers de corruption de ses dirigeants pourraient arriver bientôt entre les mains de la Justice.

Marchandages politiques


L’Assemblée nationale constituante ( Photo Thierry Brésillon) 

C’est dans ce contexte que l’élection de Moncef Marzouki est intervenue, au terme d’un très long processus de tractations politiques entre les trois partis de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la troïka  :

  • Ennahdha,
  • le CPR,
  • Ettakatol (social-démocrate).

Après deux semaines de négociations informelles entre les partis à partir du 8 novembre, puis deux semaines de travail en commission à l’Assemblée, il aura encore fallu encore une semaine de débat pour voter, l’organisation provisoire des pouvoirs qui tiendra lieu de constitution jusqu’à l’élaboration de la Constitution définitive, et procéder finalement à l’élection du président de la République.

Probablement inévitable, ce long accouchement est aussi le résultat de la volonté de ne négliger aucune étape de la refondation politique de la Tunisie. Mais il a offert le spectacle de marchandages politiques où les attributions respectives des différentes autorités se négociaient contre des places au gouvernement.

Une présidence faible

La première version du texte qui a fuité dans la presse le 26 novembre a déclenché un véritable tollé tant il concentrait les pouvoirs entre les mains du Premier ministre, poste qui est revenu à Hamadi Jbali, secrétaire général d’Ennahda.

Les jeunes militants du CPR ont pris leurs élus à partie. Non seulement les ministères de la Justice et l’Intérieur vont probablement échapper au CPR, mais la présidence promise à Moncef Marzouki était dépourvue de pouvoir réel, en particulier de l’autorité directe sur le ministère de l’Intérieur qu’il exigeait.

En dehors des attributions classiques d’un chef d’Etat (chef suprême des armées, promulgation des lois…) et de la nommination du Mufti de la République, il n’a aucun contrôle sur l’action du gouvernement. Seules modifications obtenues lors des débats, le président de la République «  fixera en concertation et en compromis avec le chef du gouvernement les contours de la politique étrangère du pays  », il décidera de la même manière des nominations militaires et diplomatiques de hauts rangs.

Le CPR a également obtenu qu’Ennahda et Ettakatol reviennent sur l’engagement de limiter le durée de la Constituante à un an et le mandat de la Constituante, et donc celui du chef de l’Etat, est désormais indéterminé et prendra fin une fois la nouvelle Constitution adoptée.

« Fakham » Ghannouchi

L’activisme international de Rached Ghannouchi, auquel certains présentateurs télévisés donnent du «  Fakham  » (Excellence) depuis le 23 octobre, alors qu’il n’est que le président du parti Ennahda et ne dispose d’aucune fonction officielle, laisse sceptique sur la consistance du rôle du nouveau chef de l’Etat en matière diplomatique.

Le leader islamiste s’est notamment rendu aux Etats-Unis début décembre à l’invitation du magazine Foreign Policy. Au cours de ce voyage, il a en particulier donné des assurances à des représentants d’organisations pro-israéliennes que la Tunisie n’inscrirait pas dans sa Constitution l’interdiction de la normalisation des relations avec Israël, alors que son parti avait milité pour que cette disposition soit inscrite dans le pacte républicain adopté par la Haute instance début juillet.

La division de la gauche


Une manifestante devant le Bardo, le 1er décembre 2011. Photo Thierry Brésillon 

Autre motif de morosité, la participation du CPR (et d’Ettakatol) à un gouvernement avec les islamistes consacre la division de la gauche.

Le clivage semble désormais profond entre la ligne défendue par le CPR d’une coopération politique avec les islamistes, et la gauche «  moderniste  » qui n’a de cesse de dénoncer la trahison de partis qui ont «  vendu leur âme pour des portefeuilles ministériels  », au risque de cautionner l’instauration d’une «  nouvelle dictature islamiste  ».

Moncef Marzouki cristallise sur sa personne toute la révulsion qu’inspire à la gauche laïque l’idée de coopérer avec Ennahda.

Lors de la conférence de presse qu’il avait donnée le 26 octobre, le leader du CPR a pourtant assuré qu’il serait « le garant des libertés et des valeurs universelles ».

L’homme de la troisième voie ?

Dans un l’entretien qu’il avait accordé à Rue89 le 15 février dernier, Moncef Marzouki défendait :

«  J’ai toujours considéré qu’on […] qu’on instrumentalisait cette peur de l’islamisme. Le régime justifiait la dictature par la peur de l’islamisme, et l’Occident justifiait son soutien à la dictature par la même peur. C’était un fantasme. En Tunisie, nous avons la chance d’avoir un islamisme modéré […]. »

Et s’il se situait alors dans la gauche «  démocratique et laïque  », il avait, dans un ouvrage publié en 2005* marqué sa distance avec la notion de laïcité en ces termes  :

«  A la question “Comment peut-on être laïque en terre d’islam ? ”, la réponse est qu’on ne peut pas l’être ou à la façon d’un corps étranger dans un organisme.

La bonne question est plutôt : “Comment défendre en terre d’islam, non la forme, mais l’essence des valeurs défendues en France sous la bannière de la laïcité à savoir l’égalité, la liberté et la fraternité ? ” Or ces valeurs peuvent et doivent être défendues face à la montée des intégrismes sous la bannière de la démocratie, qui a le double mérite d’être plus universelle et moins chargée de connotations anti-religieuses.

Toute tentative de mélanger les genres et d’assimiler la démocratie à la laïcité ne servira qu’à affaiblir le projet démocratique arabe au seul profit de l’intégrisme.  »

Désormais au sommet de l’Etat arabe le mieux engagé dans la transition démocratique, Moncef Marzouki pourra-t-il être l’agent de cette troisième voie démocratique entre dictature islamiste et régime autoritaire ? Lui qui fut l’homme de l’opposition intransigeante à Ben Ali, devra être à la fois l’homme de la rupture et de la réconciliation des Tunisiens avec leur double héritage, islamique et moderne.

Thierry Brésillion (Rue 89)

* Le Mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite », 2005, L’Harmattan.

Voir aussi : Rubrique Tunisie, rubrique Rencontre, Nadia El Fani ,

Tunisie : « Les jeunes ne se reconnaissent pas dans Béji Caïd Essebsi »

Vietnam boy

Deux jours de manifestations, des violences qui ont provoqué la mort de cinq personnes au moins : la pression de la rue a finalement fait plier le premier ministre tunisien Mohammed Ghannouchi, remplacé par Béji Caïd Essebsi, dimanche 27 février. C’est désormais cet ancien ministre de Bourguiba qui doit mener le pays jusqu’aux élections de juillet. Au lendemain de cette annonce, les protestataires continuent de camper sur la place de la Kasbah à Tunis. Rien d’étonnant selon Eric Gobe, politologue à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman : « les jeunes ne se reconnaissent pas dans Béji Caïd Essebsi », âgé de 84 ans, « figure lointaine » qui symbolise un « gouvernement décalé face à l’ébullition politique du pays ».

Entretien avec Eric Gobe, politologue à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman.

Comment analyser la démission de Mohammed Ghannouchi, dernier chef du gouvernement du président Ben Ali ?

Cette démission, c’est avant tout une réponse à la pression d’une partie de la population tunisienne. Aujourd’hui, deux courants politiques se structurent dans le pays. D’un côté, les partisans du gouvernement de transition constitués pour partie des composantes les plus technocratiques et les moins compromises de l’ancien régime, ainsi que des leaders de l’opposition reconnue de l’époque de Ben Ali. Cette opposition, qui s’inscrit dans une logique de compromis, veut des élections législatives et présidentielle anticipées, organisées dans le cadre d’une Constitution et d’un code électoral amendés.

Le second courant, quant à lui, est beaucoup plus radical dans sa revendication démocratique et c’est ce courant qui, avec l’appui des manifestants, a fait céder Mohammed Ghannouchi. On y retrouve les partisans du Front du 14-Janvier fondé le 2 février 2001, qui a lui-même débouché sur la création d’un Conseil national pour la sauvegarde de la révolution. Ce conseil rassemble 28 partis politiques et associations, du syndicat unique, l’Union générale tunisienne du travail, en passant par des partis d’extrême gauche ou Ennahda [parti islamiste tunisien].

Or, les membres du conseil exigent une rupture totale avec le passé. Ils demandent une forte épuration de l’appareil d’Etat. Ils exigent aussi, plus ou moins rapidement, l’élection d’une assemblée constituante. Le principe d’une assemblée constituante est de faire table rase du passé institutionnel de la Tunisie et de modifier le système de fond en comble, afin de proposer une nouvelle Constitution instituant un régime parlementaire.

Qu’incarne la figure de Béji Caïd Essebsi ?

Béji Caïd Essebsi est un ancien militant nationaliste. Il était aussi un haut cadre du Parti socialiste destourien [le parti de Bourguiba, président de 1957 à 1987]. Avocat de formation, il a été appelé par Bourguiba pour participer à la construction de la Tunise indépendante. C’est un homme d’appareil, passé par tous les ministères régaliens : la défense, l’intérieur, les affaires étrangères. Il était avant tout au cœur de l’ère Bourguiba.

C’est aussi un homme du sérail. Il a été député sous Ben Ali et président de la chambre des députés entre 1990 et 1991. Et sous Ben Ali, nul n’était élu député par hasard. Pour asseoir sa légitimité, Ben Ali s’était appuyé sur les personnalités fortes de la période Bourguiba. Mais en 1994, Béji Caïd Essebsi a pris ses distances vis-à-vis du régime et s’est retiré de la vie politique pour reprendre ses activités d’avocat.

Béji Caïd Essebsi a également été choisi parce qu’il figurait dans le logiciel du président par intérim, Foued Mebazaa : les deux hommes se connaissent, ils font partie de la même génération, celle des plus de 80 ans. Avec son départ du Parlement en 1994, le président par intérim a jugé que Béji Caïd Essebsi avait suffisamment pris ses distances avec Ben Ali et qu’il pouvait être un premier ministre moins contestable que Mohammed Ghannouchi.

Dans ce contexte, est-ce qu’on peut parler d’un nouveau départ ?

Pas vraiment. Le président tunisien par intérim nomme une personne plutôt âgée, un cacique du régime politique de Bourguiba. Et bien qu’il ait pris ses distances avec Ben Ali, il reste quelque part associé à l’ancien régime.

Le problème est que les jeunes ne se reconnaissent pas dans Béji Caïd Essebsi, c’est une figure lointaine. Il se trouve donc en porte-à-faux vis-à-vis la jeunesse. De surcroît, il n’a participé en rien au mouvement qui a abouti à la chute du régime de Ben Ali.

Je ne pense pas que la pression de la rue va diminuer. Le Conseil national pour la sauvegarde de la révolution va sûrement continuer à tenir un discours démocratique radical. On peut donc se retrouver dans une situation où des manifestants et le conseil revendiquent la démission du nouveau premier ministre.

Cette nomination révèle-t-elle la difficulté de l’opposition à s’organiser, à faire émerger de nouvelles figures ?

Bien sûr, et c’est un problème : pour l’instant, on ne sait pas quelles forces politiques vont émerger. Ben Ali avait éliminé toute opposition sérieuse et crédible. Par conséquent les partis actuellement au gouvernement sont sans ancrage social et populaire.

On voit pour l’instant, au sein du Conseil national pour la sauvegarde de la révolution, émerger une figure charismatique, Hamma Hammami. On note également que ce conseil prend de plus en plus d’ampleur, et se pose comme porte-parole de la population tunisienne, tout au moins de ceux qui descendent manifester. Il met ainsi le pouvoir sous surveillance et sous pression.

Béji Caïd Essebsi doit organiser des élections d’ici au 15 juillet, quel va être le calendrier du gouvernement provisoire ?

Sur ce point, c’est le flou : est-ce que le conseil va imposer sa vision? Est-ce qu’il va y avoir l’élection d’une assemblée nationale constituante ? En tous les cas, il est peu probable que les figures du Conseil de sauvegarde de la révolution intègrent le gouvernement de transition. Il s’agit plutôt pour ce conseil de faire pression sur le gouvernement transitoire et de contrôler son activité. D’une certaine façon, le gouvernement de Béji Caïd Essebsi apparaît en décalage face à l’ébullition politique du pays.

Propos recueillis par Flora Genoux

Voir aussi : Rubrique Tunisie, Regards croisés sur la révolution de jasmin,

Tunisie Algérie : la jeunesse se mutine

La Tunisie en flammes

L’émeute et le suicide sont devenus les modes d’expression privilégiés du malaise maghrébin. Depuis trois semaines, la Tunisie est en proie à une agitation multiforme, qui a débuté par le geste de colère et de désespoir d’un jeune diplômé chômeur, qui s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid, et affecte désormais tout le pays et plusieurs secteurs de la société : avocats, lycéens, qui ont violemment manifesté vendredi à Tala (ouest) et à Regueb (centre), où cinq manifestants auraient été blessés. En Algérie, c’est une brutale hausse des prix de plusieurs denrées de base qui a jeté la jeunesse dans la rue depuis le début de la semaine. Après une pause dans la matinée, les troubles ont redémarré vendredi après-midi à Alger, Oran (ouest) et Annaba (est), forçant le pouvoir à une réunion d’urgence samedi pour étudier les moyens de juguler l’inflation.

1983 en Tunisie, 1988 en Algérie : les émeutes du pain avaient déstabilisé les pouvoirs en place, entraînant, en Tunisie, un «coup d’Etat médical» de Ben Ali contre Bourguiba quatre ans plus tard, et en Algérie, une démocratisation mal maîtrisée, qui a mené les islamistes du FIS aux portes du pouvoir et le pays à la guerre civile. Ces deux nations, dont la taille, l’histoire et les économies ne sont pas comparables, partagent pourtant deux points communs de taille : des systèmes politiques autoritaires et sclérosés et une jeunesse pléthorique et sans espoir. C’est aussi le cas du Maroc et de l’Egypte et de telles explosions sociales y sont tout à fait possibles, voire probables. Paralysées, l’Europe et la France, sont restées quasiment muettes depuis le début de cette crise. Seuls les Etats-Unis ont convoqué, vendredi, l’ambassadeur tunisien pour lui faire part de leur «préoccupation» et lui demander que soit respectée la «liberté de rassemblement».

Les raisons de la colère

En Tunisie, c’est le geste de Mohamed Bouazizi qui a mis le feu aux poudres. Ce diplômé chômeur de 26 ans, dont la famille est étranglée par les emprunts, s’est immolé par le feu, le 17 décembre, devant la préfecture de Sidi Bouzid après la confiscation de la marchandise qu’il vendait à la sauvette. Grièvement brûlé, il est mort mardi. Chômage, absence d’emploi et de perspective d’avenir, mépris des autorités qui ont refusé de le recevoir : le cas Bouazizi a ému les habitants de Sidi Bouzid et fait des émules. La violence de la répression policière a alimenté la colère de la jeunesse : une semaine plus tard, la police tuait deux manifestants à Menzel Bouzaiane (dans le centre du pays). Des avocats qui entendaient manifester leur solidarité ont été violemment battus le 28 décembre. D’où la grève générale de la profession observée jeudi. Depuis une semaine, ce sont surtout les lycéens qui entretiennent la flamme de la contestation.

En Algérie, une hausse brutale des prix des denrées de première nécessité (23% pour les produits sucrés, 13% pour les oléagineux, 58% en un an pour la sardine) a entraîné des troubles à Oran, puis en Kabylie et à Alger. Le rituel de l’émeute sociale n’est pas nouveau en Algérie, mais ce qui l’est, c’est la simultanéité et l’ampleur des troubles.

Qui se soulève ?

En Algérie, comme dans le reste du Maghreb, ils sont ceux qu’on appelle «les diplômés chômeurs». En Tunisie, le taux de chômage des jeunes diplômés, officiellement de 23,4%, frôlerait en réalité les 35%. En Algérie, le même indicateur toucherait plus de 20% des jeunes diplômés, très loin des 10% officiels. Au Maroc, où le mouvement des diplômés chômeurs est institutionnalisé depuis plus d’une décennie, six d’entre eux ont d’ailleurs tenté de s’immoler devant le ministère du Travail, à Rabat, dans les jours qui ont suivi l’affaire de Sidi Bouzid. L’effet de miroir et de contagion est désormais facilité par Al-Jezira, la chaîne arabe d’information qui a supplanté les chaînes françaises.

Entre les lycéens tunisiens, qui sont devenus le moteur de la mobilisation, et la jeunesse pauvre d’Alger s’attaquant à une bijouterie dans le quartier chic d’el-Biar, ce sont, en fait, tous les jeunes qui sont en ébullition. Pas étonnant dans des pays où les moins de 20 ans représentent près de 50% de la population, alors qu’ils sont dirigés (à l’exception du Maroc) par des hommes nés entre les deux guerres.

Spécificité tunisienne, la révolte a touché d’autres couches comme les avocats, au nom de la défense des libertés publiques. C’est dans ce pays que la liberté d’expression a été la plus caricaturalement réprimée, ajoutant au sentiment d’étouffement de toute la société.

Des régimes autoritaires et corrompus

Le produit intérieur brut algérien a triplé au cours des dix dernières années. Résultat : dès 2005, l’Algérie rattrapait la Tunisie en terme de PIB par habitant, dépassant même largement le voisin marocain. Mais la bonne fortune de cette performance ne tient qu’en un mot : hydrocarbures. Avec à la clé un énorme bémol sur ce qui pouvait ressembler à un rattrapage économique. Car quand un pays à du pétrole et du gaz à revendre, il ne cherche pas forcément à développer son tissu industriel. «Et c’est exactement ce qui s’est passé en Algérie, note un universitaire local sous couvert d’anonymat. Certes les émeutes peuvent s’expliquer par la hausse des prix des matières alimentaires de bases, mais le malaise de notre société a des racines bien plus profondes.» En effet, le pouvoir algérien a mené de 1992 à 1999 une «sale guerre» pour éradiquer l’islamisme dans laquelle ont péri 100 000 à 200 000 personnes. Mais la fin des Années de plomb ne s’est pas accompagnée d’une ouverture politique : au contraire, les élections sont truquées comme jamais ; la rue est gérée à la trique, et les islamistes – tant qu’ils désertent le champ politique – sont libres de dicter leurs vues à la société. Pendant ce temps, le pouvoir et la richesse nationale restent confisqués par la petite clique politico-militaire qui dirige le pays, comme l’a révélé le scandale de la Sonatrach, qui a éclaté il y a un an et a conduit à la démission du ministre du Pétrole, un proche de Bouteflika.

En Tunisie, les frasques et l’avidité de la belle-famille de Ben Ali font les délices des télégrammes américains – qui parlent d’un Etat «quasi-mafieux» – révélés par WikiLeaks. Elles amusent moins les Tunisiens, qui touchent du doigt les limites du «miracle» qu’on leur chante tous les jours dans les médias officiels. La presse indépendante n’existe plus, et les partis d’opposition ont été réduits à des clubs privés qui passent leur temps à tenter de se réunir. Désormais, le seul espace de liberté est Internet : c’est sur Facebook que se passe la mobilisation lycéenne, et c’est sur la Toile qu’une «cyberguérilla» – emmenée par un groupe nommé les Anonymes – attaque les sites gouvernementaux. D’où les arrestations de blogueurs (dont celles de Slim Amamou et El Aziz Amami) qui se multiplient depuis jeudi.

Même le Maroc, le pays où les libertés sont les plus importantes au Maghreb et celui où les partis ont un vague rapport avec la réalité, est en pleine régression démocratique. La vie politique est gérée depuis le palais, qui contrôle aussi l’essentiel du secteur privé.

Des pouvoirs sans projet

En Algérie, l’après-pétrole se fait toujours attendre. Craignant que les investisseurs étrangers ne fassent main base sur le tissu économique local, Alger a promulgué du jour au lendemain l’année dernière une nouvelle loi interdisant à tout étranger de posséder plus 49% d’une entreprise locale. «Du jour au lendemain nous avons assisté à un effondrement des investissements étrangers, comme si tout le monde craignait subitement un retour à une économie totalement administrée», explique un universitaire algérois.

La Tunisie, elle, souffre d’un excès de main-d’œuvre qualifiée, qui ne demande qu’une chose : un travail en relation avec sa formation, souvent au rabais. La Tunisie à certes réussi à développer des secteurs comme le tourisme ou encore le textile et la confection. Mais cette stratégie initiée pendant les années 70 est dans l’impasse. Elle révèle surtout à quel point le pays n’a pas su monter en gamme, pour rompre sa trop forte dépendance aux commandes européennes.

Christophe Ayad Vittorio de Filippis (Libération)