« SlowMov » : un projet social qui donne un autre sens au temps

Les bonnes idées arrivent en retard

Les bonnes idées arrivent en retard

SlowMov (mouvement lent) est un espace virtuel, et bientôt réel, qui regroupe un ensemble d’initiatives visant à faire du temps un élément précieux et sans rapport avec des valeurs négatives comme la paresse, l’indifférence ou la maladresse. Toute recette, toute information et tout projet invitant à adoucir le rythme frénétique de la post-modernité peut trouver sa place sur cette plateforme.

Le projet fait partie du fameux Mouvement Slow, né en 1986 en réponse à l’ouverture d’un célèbre fast-food sur la place d’Espagne à Rome.

Messages positifs

Initialement axé sur la nourriture, il s’est rapidement étendu à d’autres secteurs comme l’éducation, la santé, le travail et les loisirs. Vingt ans plus tard, cette philosophie a gagné un poids considérable en Europe et recouvre un certain nombre d’initiatives dans de nombreuses villes du vieux continent.

Lancé par trois jeunes Européennes, Astrid, Nadia et Carmen, SlowMov est d’abord né sous la forme d’un blog diffusant des messages positifs, incitant à la lenteur, puis s’est développé sur les réseaux sociaux dans de multiples langues : espagnol, catalan, anglais et français. Le mouvement tente d’offrir un modus vivendi sain et joyeux qui réconcilie les citoyens avec le bonheur.

Les bonnes idées, la créativité, les relations sociales, la contemplation se développent dans des environnements reposants tandis que la productivité exigée dans le cadre du travail, l’impatience, la course qui imprègnent de manière presque constante le quotidien des gens, créent un contexte inconfortable pour tout être humain qui perd ainsi facilement de vue la tranquillité et le bien être.

Penser « slow »

Prendre le temps de penser à ce que l’on consomme, le temps de savourer la nourriture, de voyager avec ses cinq sens éveillés, de rejeter le purement matériel et de se dégager d’une routine précipitée et stressante, constitue l’un des objectifs des mouvements slow qui voient actuellement le jour dans nombre de pays.

Le temps est-il peut-être venu d’arrêter de vouloir que la nourriture soit préparée et servie en un temps record, que les magasins soient ouverts à n’importe quelle heure de la journée ou de vouloir être le premier à prendre les transports en commun.

SlowMov invite à adhérer à des habitudes complètement différentes de ce qui vient d’être décrit. Il apportera son soutien à des projets de sécurité routière tels que Slow Ways (routes tranquilles) qui propose à la fois de limiter la vitesse sur les autoroutes, et conseille aux passagers de se détendre en admirant le paysage quand le trajet le nécessite.

La plateforme souhaite instaurer un système qui donne une notation et recommande les établissements de slow-food, ainsi que les entreprises qui se soucient plus de la qualité que de la quantité.

Après « Les Temps modernes »

Qui n’a pas vu Charlie Chaplin coincé dans l’énorme machinerie d’une usine ? Dépassé par la mécanique se déployant à toute vitesse devant ses yeux, si caractéristique du travail à la chaîne, il se moquait déjà, dans le film « Les Temps modernes », de la productivité excessive exigée des travailleurs.

Sur un concept similaire, SlowMov veillera à sensibiliser les consciences sur la nécessité d’instaurer des processus de production alternatifs au sein desquels le travail est plus humain.

En plus de la diffusion proactive de messages, les fondatrices de cette plateforme travaillent à l’ouverture, à moyen terme, d’un espace à Barcelone, dans lequel les habitants pourront assister à des évènements en lien avec la philosophie slow, participer à des cours de cuisine et de lecture ainsi qu’à des dégustations de cafés, et tout type d’activités où le partage et la revalorisation du temps donnent une approche plus éthique à la société.

Pour cela, un réseau d’échange social, un local physique, une grande variété de propositions ainsi que le temps, forment des ingrédients en pleine maturation pour donner du sens au temps.

Elena Arrontes, traduit par Noelle Aboya-Chevanne

 

Source : Global Voices Online 09/11/2014

Voir aussi : Rubrique Société, Consommation,

Fleur Pellerin est dans une logique qui enterre l’idée même d’un ministère de la Culture

French Junior Minister of Small Business, Innovation, and Digital Economy Fleur Pellerin arrives at the Elysee Palace to attend the government seminar, "France in 2025" as ministers end their summer holiday break, in Paris
par Jean-Michel Frodon,

Du 16 au 18 octobre ont eu lieu les 24e Rencontres cinématographiques de Dijon, officieux sommet des professionnels français du cinéma organisé chaque année par l’ARP (Société civile Auteurs Réalisateurs Producteurs). Comme il est d’usage, les travaux ont été clos par un discours de la ministre de la culture et de la communication, Fleur Pellerin faisant pour l’occasion sa première grande intervention publique dans ce milieu –même si elle s’était déjà exprimé notamment lors du Congrès des exploitants, le 1er octobre. Au cours de son intervention à Dijon, la ministre a sacrifié aux quelques formules de rhétorique qu’exige sa fonction en pareille circonstance, et proposé quelques commentaires sur les –importants– dossiers techniques actuellement en débat. Mais elle a surtout dévoilé de manière plus explicite son approche de son propre rôle et de celui de son ministère, selon une vision qui est d’ailleurs loin de concerner le seul cinéma.

«L’attention est la ressource rare et pas les contenus»

Préférant systématiquement le mot «contenu» à celui d’«œuvre» ou «film», celle qui a avoué récemment ne plus lire depuis deux ans que des dépêches et articles de lois –pas de romans– a affirmé avec énergie et assurance une conception entièrement fondée sur l’économie et la technologie. Révélant à cette occasion qu’elle travaille depuis plus d’un an avec Jean Tirole, qui venait juste de recevoir le prix Nobel d’économie, elle a insisté sur certaines des caractéristiques essentielles de la circulation des films aujourd’hui. Et, plus généralement, de la relation aux œuvres, enfin aux contenus, dans un contexte de surabondance de l’offre.

S’inscrivant en effet dans le cadre de référence des théories de l’économie de l’attention, celles-là même sur lesquelles Patrick Le Lay et son «temps de cerveau disponible» avait fâcheusement… attiré l’attention, Madame Pellerin a résumé sa perception de la situation par la formule «L’attention est la ressource rare et pas les contenus». La rareté aujourd’hui n’est plus l’offre, mais le temps disponible et la capacité de chacun à s’intéresser, à découvrir, à «aller vers». L’enjeu est à l’évidence réel, et capital, mais il passe entièrement sous silence la singularité des objets englobés par le mot «contenus». La question posée à nouveaux frais est à la fois centrale et, dans le domaine culturel, insuffisante: elle ne devrait jamais être formulée indépendamment de ce qui fait la spécificité de ces fameux contenus.

Il serait absurde de refuser cette approche en bloc. L’ancienne ministre déléguée chargée des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique connaît très bien les nouveaux mécanismes de diffusion et de promotion des produits liés aux technologies numériques et notamment celles du Net. Cette connaissance est stratégique, et peut permettre de reformuler les conditions, notamment par l’action publique, pour faire vivre le rapport dynamique à la création et à l’accès aux œuvres dans le contexte actuels. Mais les réponses esquissées par la ministre sont plus problématiques.

L’enterrement de l’idée de ministère de la Culture

Lorsqu’elle déclare que le rôle du gouvernement est «d’aider le public à se frayer un chemin dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents pour lui», il est possible d’entendre, presque mot après mot, l’enterrement de l’idée même de ministère de la Culture.

L’existence d’une politique culturelle, c’est à dire d’une action publique concertée, repose entièrement sur la possibilité d’organiser la rencontre entre des œuvres, euh… bon, disons, «des objets», et des personnes qui précisément ne les cherchent pas. Pour prendre un exemple canonique: lorsque les révolutionnaires de 1789 inventent le musée comme espace public d’accès à la peinture, ils ne croient nullement que le bon peuple trépignait d’envie depuis des lustres de voir lui aussi les Vinci ou les Fragonard dont se délectait l’aristocratie. Et s’il y a des raisons à un enseignement artistique, réputé objectif majeur de ce quinquennat comme il avait été censé l’être du précédent, c’est bien qu’il y a la nécessité de construire des chemins reliant des personnes (pas seulement des enfants) et ces objets.

Des «personnes», et pas «le public», notion macroéconomique qui asservit d’emblée la production à la distribution –soit le contraire d’une pratique artistique et d’une politique culturelle. «Le public» comme déjà donné, c’est le marché et lui seul –avec toutes les distorsions du marketing qui anéantissent la fable du libre choix.

En revanche, une politique peut faire naître des publics, des collectivités qui émergent et se reconnaissent dans la relation à une pratique, une proposition, etc.

Qu’est-ce qu’un «contenu» qui va «être pertinent pour lui» (ce «lui» qui unifie d’avance)? Le contenu que les gens veulent déjà rencontrer? D’où vient qu’ils veuillent déjà le rencontrer? Et en quoi dès lors cela relève-t-il d’une politique culturelle?

Il y a ce que dit la ministre: «Il faut partir des usages des consommateurs». Il y a la distorsion majeure, pour une ministre de la culture, d’appeler «consommateurs» des possibles spectateurs. Mais il y a la justesse d’affirmer qu’il est indispensable de recourir aux outils, notamment en ligne, qui organisent les pratiques d’une très grande part de nos contemporains –encore que ce n’est pas la majorité: selon une récente étude du CNC, le premier prescripteur pour aller voir des films reste la télévision, mais à la télévision, cette ministre pas plus qu’aucun autre ne demande de faire quoique ce soit concernant le cinéma.

Les algorithmes: l’anti-politique culturelle

Et puis il y a la manière dont on «part des usages». Le modèle, madame Pellerin l’a dit également, est fourni par les algorithmes de recommandation, ces logiciels qui dès que vous faites quelque chose sur Internet vous disent «si vous aimez ça, alors vous allez aussi aimer ça».

Soit l’absolu contraire d’une politique culturelle, la construction d’une répétition du même et de l’immersion dans une masse de plus en plus unifiée par des supposés goûts communs. N’en déplaise aux idéologues du Net comme levier de la diversité culturelle via les mécanismes du marché, n’en déplaise au dogme de la longue traine, la réalité est qu’on ne cesse de voir se massifier la consommation des produits culturels dominants, selon des formats de plus en plus contraignants et réducteurs, Jeremy Rifkin, qui n’est pas exactement un technophobe passéiste, nous a  fort bien expliqué tout cela, au cas où notre expérience quotidienne ne suffirait pas à s’en apercevoir.

Politique commerciale vs. politique culturelle

Dans le discours de la ministre, le seul objectif pour ses services serait de travailler à glisser parmi lesdits produits culturels dominants le plus possible d’objets made in France. Cela s’appelle une politique commerciale, pas une politique culturelle.

Une politique culturelle est faite pour ouvrir sur ailleurs, un algorithme de recommandation travaille à enfoncer dans l’identique. Il y a 20 ans, Alain Bergala avait forgé la notion de «film obligatoire», ceux que de toute façon les enfants iraient voir –ceux de Walt Disney, les films de superhéros… L’idée n’était pas d’empêcher qui que ce soit d’aller voir ces films, elle n’est pas non plus de vouloir y faire figurer quelques produits locaux. Elle est de contrer le monopole d’un seul type de cinéma –qui n’est pas, loin s’en faut, fabriqué uniquement aux Etats-Unis.

L’idée, qui définit le principe même d’une politique culturelle, qui au fond est la seule justification de l’existence d’un ministère de la culture, c’est de contribuer à ouvrir d’autres possibilités, de construire le désir vers d’autres types de films, d’autres histoires, d’autres rythmes, d’autres styles, d’autres manières de regarder, d’écouter, d’habiter l’espace et le temps. Ce travail-là, immense et interminable, ne saurait se faire aujourd’hui sans recourir massivement aux technologies du Net. Mais assurément selon d’autres modèles que ceux fournis pas les algorithmes de recommandation.

Source Slate.fr 27/10/2014

Voir aussi ; Rubrique Economie, rubrique Politique, Politique Culturelle, rubrique Cinéma, rubrique Société, Consommation,

Comment la cocaïne nous a sauvés de la crise financière

Colombia: 7 tonnes of cocaine confiscated in a port of Cartagena

Colombia: 7 tonnes of cocaine confiscated in a port of Cartagena

Condamné à mort par la Camorra napolitaine, il vit depuis neuf ans en citoyen clandestin. Victime et prisonnier de son succès médiatique, paria dans sa propre société, l’auteur de «Gomorra» est protégé jour et nuit par un groupe de carabiniers, d’autant plus sur le qui vive qu’il témoignera le 10 novembre à Naples lors du procès des deux parrains qui ont lancé le contrat sur sa tête.

Pour Roberto Saviano, écrire, c’est résister. Avec son nouveau livre, «Extra pure», il nous plonge dans l’économie de la cocaïne et au coeur de ses réseaux criminels. Un voyage stupéfiant sur tous les continents  du Mexique à la Russie, de la Colombie au Nigeria en passant par les Etats-Unis, l’Italie, l’Espagne et la France. Une enquête tout-terrain pour laquelle, paradoxalement, les liens privilégiés de Saviano avec la police et la justice lui ont permis d’accéder à des sources et des témoignages rares.

Le narcotrafic représente aujourd’hui la première industrie au monde. La carte de la planète est dessinée par le pétrole, mais aussi par le «pétrole blanc», comme l’appellent les parrains nigérians. Or noir, or blanc. A double titre: blancheur de la poudre et blanchiment de l’argent.

Car les liquidités colossales de la drogue sont recyclées par les banques américaines et européennes, là même où se trouvent les plus gros marchés de consommateurs. «Nul marché et nul investissement ne rapportent autant que la coke», va jusqu’à écrire l’auteur. Ce sont les centaines de milliards de dollars du narcotrafic qui ont, selon lui, sauvé en partie les banques lors de la crise des subprimes de 2008.

Pour Roberto Saviano, la coke est à la fois miroir et révélateur du capitalisme mondialisé. Le journaliste et écrivain démonte les rouages de cette économie parallèle où les distributeurs ont pris l’ascendant sur les producteurs, où les cartels mexicains, en privatisant le marché de la drogue et en l’ouvrant à une concurrence féroce, ont dépassé de loin les horreurs des producteurs colombiens. Et où l’Afrique est devenue une nouvelle plaque tournante à destination d’une Europe toujours plus en manque. Car, depuis que la crise fait rage, la consommation de coke, «drogue de la performance», s’est littéralement envolée. Rencontre avec un auteur sous haute surveillance.

Roberto Saviano 'ZeroZeroZero' book presentation, Naples, Italy - 15 Apr 2013

©AGF s.r.l. / Rex Featur/REX/SIPA

Le Nouvel Observateur Vous écrivez que la carte du monde est aujourd’hui dessinée par le pétrole et la cocaïne, le carburant des moteurs et celui des corps. Quelle est l’importance du trafic de la cocaïne dans le monde?

Roberto Saviano La demande de pétrole est toujours forte, et celle de la coke explose. Mais la cocaïne reste le marché le plus profitable du monde. On estime sa production entre 788 tonnes et 1060 tonnes par an et le marché à 352 milliards de dollars. Vous pouvez rencontrer de grosses difficultés pour vendre des diamants de contrebande, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui n’arrive pas à vendre de la coke. Si je veux faire un investissement, disons de 1000 euros, dans une action d’Apple, au bout d’un an je gagnerai 1300 ou 1400 euros. Si je fais le même investissement en cocaïne, au bout d’un an, je gagnerai 180.000 ou 200.000 euros. Il n’y a rien qui va vous faire gagner autant. Et la violence du business est à la mesure de ce chiffre d’affaires.

La cocaïne a-t-elle supplanté l’héroïne ?

Le marché de l’héroïne est inférieur même s’il faut bien dire qu’on a très peu de données sur deux très grands marchés, ceux de la Chine et de l’Iran. L’héroïne a toujours été importante dans les pays d’Europe de l’Est, car elle ne coûte rien. En Russie, avec 3 euros, tu peux te faire un shoot. Mais en Italie ou en France, même aux Etats-Unis, elle connaît une phase de crise. L’héro a une mauvaise image. L’aiguille fait encore plus peur depuis les années sida. Personne ne veut se sentir un zombie toxicomane.

Personnellement, je n’ai jamais essayé ni héroïne ni cocaïne, pour une question morale, et aussi parce que j’ai grandi dans une région où il était très difficile de se droguer: la Camorra ne vendait pas de drogue sur son propre territoire. Sur la base des témoignages que j’ai entendus, l’héroïne est la reine des drogues pour procurer la même sensation qu’un orgasme pendant quinze minutes.

Avec la cocaïne, c’est exactement le contraire : ce n’est pas une phase de quelques minutes, c’est un état beaucoup plus long pendant lequel il y a une hyperperception des choses. Si je suis sous l’effet de la cocaïne, je n’ai pas une déformation de la réalité, mais j’en éprouve mille fois plus la sensation. Ça épouse pleinement notre temps, où tout est communication. Plus le monde accélère, plus il y a de coke; moins on a de temps pour des relations stables et des échanges réels, plus il y a de coke.

Quelle est la nouvelle carte du monde de la cocaïne aujourd’hui?

Le centre du monde, pour ce qui concerne le narcotrafic en tant que pouvoir criminel, c’est le Mexique, frontalier des Etats-Unis. Pour arriver en Europe – le marché européen de la coke a presque rejoint celui de l’Amérique -, la cocaïne passe à travers l’Afrique (francophone, notamment) équatoriale. Et puis elle arrive en Europe à travers l’Espagne ou les pays d’Europe de l’Est. Le premier pays producteur au cours de ces derniers mois, c’est le Pérou, ce n’est plus la Colombie qui est devenue le deuxième. Et la cocaïne de meilleure qualité, c’est la cocaïne bolivienne.

C’est au Mexique qu’a eu lieu la première révolution dans le trafic de la cocaïne.

Le grand tournant a eu lieu dans les années 1980 quand les Mexicains se positionnèrent en véritables distributeurs, et non plus en simples transporteurs. Cela se passe comme dans la grande distribution : le distributeur devient souvent le principal concurrent du producteur et bientôt le dépasse en profits.

Le mot «cartel» fait partie du vocabulaire économique et désigne les producteurs qui fixent d’un commun accord les prix et les quantités, qui décident comment, où et quand commercialiser un bien. Ce qui est valable pour l’économie légale l’est pour l’économie illégale.

La révolution s’est produite quand Pablo Escobar dit «El Magico», le parrain colombien de Medellín, passa un accord avec Félix Gallardo surnommé « El Padrino», ancien de la police judiciaire fédérale du Mexique. C’est Félix Gallardo qui créa les cartels mexicains en structurant le territoire en zones et en établissant un modèle de cohabitation entre cartels.

Depuis, les règles du jeu ont changé. On a assisté à une escalade dans l’horreur. Au Mexique, la guerre de la coke a fait des dizaines de milliers de morts (plus de 50.000 morts entre 2006 et 2012). C’est l’emballement des nouveaux cartels: des structures plus flexibles, une grande familiarité avec la technologie, des massacres spectaculaires, d’obscures philosophies pseudo-religieuses liées à une fascination pour les films violents et les émissions de télé-réalité. Et une furie meurtrière à faire pâlir tous ceux qui les ont précédés. Les acteurs se multiplient. Les Zetas et la Familia, assassins sanguinaires, ont pris le pire des corps paramilitaires, le pire de la Mafia et le pire des narcotrafiquants.

Et en Colombie ?

La guerre contre les cartels a été en partie gagnée. Et pourtant, après des décennies d’effort pour éliminer les narcos colombiens et la fin du Cartel de Cali, la part de marché que le pays a perdue est bien inférieure à ce qu’on pourrait imaginer. Les hommes passent, les armées se démobilisent, mais la coca reste.

Après des années de politique de terre brûlée, au sens littéral, la cocaïne colombienne représente encore presque la moitié de toute celle consommée dans le monde. L’histoire du trafic de drogue en Colombie est une histoire de vides, et de transformations. Une histoire capitaliste. Si la Colombie n’est plus un narco-Etat, ce vide s’est rempli de micro-trafiquants par centaines.

Comment l’Afrique est-elle devenue une plaque tournante?

Comme une épidémie, la cocaïne s’est répandue sur le continent africain à une vitesse effrayante. Le Sénégal, le Liberia, les îles du Cap-Vert, le Mali, la Guinée-Conakry, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud, la Mauritanie, l’Angola sont touchés. L’Afrique est vulnérable car la vacance ou la faiblesse du pouvoir, la corruption d’un Etat qui a en face de lui une organisation proposant et incarnant l’ordre, favorisent le développement des mafias.

Au cours des années 2000, les narcotrafiquants américains, italiens, corses et des pays d’Europe de l’Est se sont rendu compte que l’Afrique pourrait être un immense dépôt de drogue. On a vu se développer des alliances entre Mexicains, Calabrais, et Corses qui ont des relations avec des politiques locaux et des militaires.

La seule mafia africaine, c’est la mafia nigériane. A part au Sénégal, au Burkina-Faso et au Ghana, où il y a bien évidemment de la corruption, mais où le narcotrafic n’a pas de grands alliés, je vois avec beaucoup de désespoir et sans illusion l’avenir des autres Etats, en particulier le Liberia ou la Guinée-Bissau. Ce ne sont que des narco-Etats où il est très facile de faire arriver la cocaïne, et très facile de la cacher aussi. Et ces pays sont en contact avec les pays du Maghreb, le Maroc par exemple.

La coke transite par le Maroc et passe du Maroc à l’Espagne…

Ou bien par les pays du Maghreb vers Gioia Tauro et Livourne en Italie, ou Rotterdam. Marseille, c’est l’affaire des Corses ou des organisations du Maghreb français qui sont devenues très puissantes en ce qui concerne la distribution. Au Maroc, les vieux narcotrafiquants marocains ne veulent absolument pas de la cocaïne mais du haschisch. Car ils savent que le trafic de haschisch est toléré d’une façon ou d’une autre. Mais les plus jeunes veulent justement développer un nouveau marché.

Au Maroc, Ceuta est une plaque tournante fondamentale, mais la Tunisie, aujourd’hui, qui est actuellement déstabilisée, prend de nouveaux relais. La chose intéressante, c’est que le terrorisme islamiste est en cheville avec les organisations criminelles mafieuses sur ces territoires. Les islamistes dénoncent l’usage de la drogue, tout en prenant une part active dans le trafic. La cocaïne est en train de changer la géographie et la géopolitique de l’Afrique.

Quel est le rôle de la mafia corse ?

J’ai trouvé beaucoup de difficultés, au cours des dernières années, à m’occuper véritablement des organisations criminelles françaises. Car en France, il n’y a aucune culture antimafia. Les gens pensent toujours que ce ne sont que des criminels, à traiter comme des criminels. Or ce sont des entrepreneurs en mesure d’influencer la politique française.

Les Corses ont beaucoup changé au fil des dernières années. Le FLNC a des contacts étroits avec la mafia corse dont la force a été de gérer le narcotrafic en Afrique. Quand Marseille a vu chuter la contrebande des cigarettes et le trafic d’héroïne, les Corses ont commencé à développer le narcotrafic de cocaïne. Et les Corses sont devenus les véritables gérants d’un joint-venture avec l’Afrique.

Selon votre enquête, l’immense majorité de l’argent de la drogue est recyclée par les banques américaines et européennes. Pis, vous écrivez que, lors de la crise des «subprimes», les milliards de dollars du narcotrafic ont sauvé les banques.

Avec l’argent de la coke, on achète d’abord les politiciens et les fonctionnaires, et ensuite un abri dans les banques. Blanchir est une opération gagnante. Il n’y a aucun employé ou dirigeant de banque qui ait dû voir l’intérieur d’une prison à cause de ça. Dans la seconde moitié de 2008, les liquidités sont devenues le principal problème des banques.

Comme l’a souligné Antonio Maria Costa, qui dirigeait le bureau drogue et crime à l’ONU, les organisations criminelles disposaient d’énormes quantités d’argent liquide à investir et à blanchir. Les gains du narcotrafic représentent plus d’un tiers de ce qu’a perdu le système bancaire en 2009, comme l’a dénoncé le FMI, et les liquidités des mafias ont permis au système financier de rester debout.

La majeure partie des 352 milliards de narcodollars estimés a été absorbée par l’économie légale. Quelques affaires en ont révélé l’ampleur. Plusieurs milliards de dollars ont transité par les caisses du Cartel de Sinaloa vers des comptes de la Wachovia Bank, qui fait partie du groupe financier Wells Fargo. Elle l’a reconnu et a versé en 2010 une amende de 110 millions à l’Etat fédéral, une somme ridicule comparée à ses gains de l’année précédente de plus de 12 milliards de dollars.

D’après le FBI, la Bank of America aurait permis aux Zetas de recycler leurs narcodollars. HSBC et sa filiale américaine, HBUS, a payé un milliard de dollars d’amende au gouvernement américain pour avoir blanchi de l’argent du narcotrafic. Aux Etats-Unis, à cause du Patriot Act, les autorités se sont intéressées aux liens entre le financement du terrorisme et l’argent de la drogue. Le Sénat a créé une commission d’enquête sur ce sujet et le sénateur Carl Levin travaille sur le blanchiment du Crédit suisse.

Si les banques qui ont leur siège à Wall Street et dans la City ne sont pas les seules à entretenir des liens privilégiés avec les barons de la drogue et si elles sont installées un peu partout dans le monde comme la Lebanese Canadian Bank de Beyrouth, il y a un manque criant d’investigation en Europe. L’ONU, à partir de 2006, a dénoncé le fait qu’il y ait de l’argent provenant du narcotrafic dans les banques européennes.

Lichtenstein, Luxembourg, Andorre, la République de Saint-Marin, Monaco, personne ne sait vraiment ce qui se passe en termes de flux d’argent. Dans quelles banques françaises se trouve l’argent du narcotrafic? Mystère. Les banques françaises n’ont rien à dire à ce propos, pas plus que les italiennes ou les allemandes. Il n’y a eu aucune prise de position réelle à ce sujet. Or on blanchit beaucoup plus d’argent aujourd’hui à Londres qu’à La Barbade.

A Londres et à New York ?

New York et Londres sont aujourd’hui les deux plus grandes blanchisseries d’argent sale au monde. Londres est complètement opaque en ce qui concerne le narcotrafic. Paradoxalement, à Wall Street, l’argent a déjà été transformé. A Londres, on va le transformer.

Pour vous, aucun investissement ne rapporte autant que la coke, une valeur refuge. Votre enquête est-elle aussi une critique du capitalisme?

Le capitalisme criminel, c’est le capitalisme qui est géré par des organisations criminelles sur la base de leurs propres règles. J’ai voulu commencer mon livre avec l’histoire d’un boss qui raconte comment il voit la vie.

Il dit que les lois de l’Etat sont les règles d’un camp qui veut baiser l’autre. Et que lui, que nous, les «hommes d’honneur», personne ne nous baise. Que les lois sont pour les lâches et les règles d’honneur sont pour les hommes. On pourrait dire que ses règles sont celles de n’importe quel PDG : l’absence de sentiments pour les concurrents, l’hypocrisie, l’idée de la compagnie comme une famille à laquelle on doit tout.

Pour comprendre les stratégies mafieuses, il y a trois textes de références: Sun Tzu, Machiavel et Von Clausewitz. Une organisation criminelle, sans règles, ce n’est pas une mafia. Aujourd’hui, en Italie, il n’y a pas une classe dirigeante qui puisse être comparée, en matière de faculté à tout supporter, aux organisations mafieuses.

Je cite un exemple. Est-ce que vous réussiriez à vivre dans une pièce de 10 ou 15 mètres carrés pendant dix ans, sans jamais téléphoner à personne, sans que personne ne vous téléphone, en ne parlant qu’à deux personnes seulement parce que vous n’avez confiance qu’en deux personnes, sans jamais voir vos enfants, et en sachant que votre propre destin est soit de mourir, soit d’être emprisonné?

J’ai très bien vu la façon dont on vit quand on est en prison avec un régime d’incarcération dur. Je vis sous protection depuis dix ans environ. Disons que je suis un peu préparé. Mais jamais je n’arriverais à vivre comme ça. Je serais complètement déprimé, je ne ferais que pleurer tout le temps.

Eux, quand ils sont emprisonnés avec un régime d’incarcération dur, ils pensent en termes d’ère historique. Seuls mon silence, la prison ou ma mort permettra à mon neveu de garder le pouvoir, d’être un parrain et de commander les hommes fidèles de ma famille. En politique ou dans la finance, il n’y a rien de pareil, il n’y a aucun raisonnement aussi radical.

Pensez-vous qu’il faille légaliser la drogue ?

Ce que la crise ne détruit pas, ce qu’elle renforce au contraire, ce sont les économies criminelles. Depuis que la crise a éclaté, la consommation de coke s’est envolée. Pour les mafias, la drogue, c’est toujours comme un distributeur automatique d’argent. Malgré la police et les saisies, la demande de coke sera toujours plus énorme.

La coke est un carburant. Une énergie dévastatrice, terrible, mortelle. Mais aussi terrible que cela puisse paraître, la légalisation des drogues pourrait être la seule solution. Car elle frappe là où la cocaïne trouve un terreau fertile, dans la loi de l’offre et de la demande.

Propos recueillis par François Armanet

Source :  Le Nouvel Obs 18/10/2014

Livre Extra pure édition Gallimard

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Finance, rubrique Société, Consommation, rubrique Politique, Affaires,

Grand marché transatlantique. Les trois actes de la résistance

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Elus nationaux, députés européens et gouvernements disposent de diverses options pour s’opposer au projet d’accord transatlantique. Encore faut-il qu’ils en manifestent la volonté, ou que les populations les y invitent…

par Raoul Marc Jennar, juin 2014

Jusqu’à la signature du traité, plusieurs étapes doivent être franchies qui offrent autant de fenêtres de tir.

Mandat de négociation. La Commission jouit du monopole de l’initiative : elle propose seule les recommandations destinées à encadrer la négociation de tout accord de commerce ou de libre-échange (1). Réunis en Conseil, les Etats membres en délibèrent avant d’autoriser la négociation. Les recommandations initiales de la Commission — rarement modifiées par le Conseil (2) — délimitent alors un mandat de négociation. Pour le grand marché transatlantique (GMT), celui-ci fut conféré le 14 juin 2013.

Négociation. Elle est conduite par la Commission, assistée d’un comité spécial où les vingt-huit gouvernements sont représentés : ceux-ci ne sauraient donc prétendre qu’ils ignorent tout des pourparlers en cours. Le commissaire au commerce Karel De Gucht pilote les discussions pour la partie européenne. Le traité de Lisbonne prévoit que la Commission fasse « régulièrement rapport au Parlement européen sur l’état d’avancement de la négociation (3) », une obligation nouvelle dont elle s’acquitte avec certaines réticences. Les conditions dans lesquelles la commission du commerce international du Parlement européen reçoit des informations traduisent une conception très étriquée de la transparence (lire « Silence, on négocie pour vous »). Pour le GMT, cette phase suit son cours.

Acte I : validation par les Etats membres. Une fois les tractations achevées, la Commission en présente les résultats au Conseil, qui statue à la majorité qualifiée (au moins 55 % des Etats représentant 65 % de la population (4)). Restriction importante : si le texte qui lui est soumis comporte des dispositions sur le commerce des services, sur les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle et sur les investissements directs étrangers, l’unanimité est requise. Celle-ci s’impose également pour la conclusion d’accords qui « dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union et dans le domaine du commerce des services sociaux, d’éducation et de santé lorsque ces accords risquent de perturber gravement l’organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des Etats membres pour la fourniture de ces services ». Les gouvernements disposent donc d’une large liberté d’appréciation du résultat final des discussions et peuvent s’emparer de l’obligation de statuer à l’unanimité pour bloquer le projet.

Avant de se prononcer, le Conseil doit soumettre le texte au Parlement européen, afin d’éviter d’être désavoué (5).

Acte II : validation par le Parlement européen. Depuis 2007, le Parlement dispose d’un pouvoir accru en matière de ratification. Il peut approuver ou rejeter un traité négocié par la Commission au terme d’une procédure baptisée « avis conforme ». C’est ce qu’il a fait le 4 juillet 2012 en rejetant l’accord commercial anti-contrefaçon (en anglais Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ACTA), négocié de 2006 à 2010 dans le plus grand secret par plus de quarante pays. Il peut aussi, comme n’importe quel Etat, recueillir l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité de l’accord négocié avec les traités (6). Cette phase doit débuter lorsque le Conseil des ministres transmet au Parlement le résultat de la négociation.

Acte III : ratification par les Parlements nationaux. Si le partenariat transatlantique est validé par le Parlement et le Conseil, une question demeure en débat : un traité qui comporterait toutes les dispositions inscrites dans les quarante-six articles du mandat de négociation échapperait-il à l’examen des Parlements nationaux ? « Oui ! », répond le commissaire De Gucht, qui évoque la ratification future de l’accord de libre-échange Union européenne – Canada en ces termes : « Il faudra ensuite que le collège des vingt-huit commissaires européens donne son feu vert au texte définitif que je lui présenterai avant de passer à la ratification par le Conseil des ministres et le Parlement européen (7). » Ce faisant, il évacue la possibilité d’une ratification par les Parlements nationaux. Il entend sans doute que cette procédure s’applique également au partenariat transatlantique puisque, en vertu du traité de Lisbonne, les accords de libre-échange relèvent de la compétence exclusive de l’Union, contrairement aux accords mixtes (c’est-à-dire soumis à la fois au Parlement européen et aux Parlements nationaux), qui contiennent des dispositions relevant à la fois de la compétence de l’Union et de celle des Etats. Au sein du Conseil des ministres européen, plusieurs gouvernements, dont ceux de l’Allemagne et de la Belgique, ne partagent pas le point de vue de M. De Gucht. Ce dernier a annoncé qu’il saisirait la Cour de justice de l’Union pour trancher leur différend (8).

Déjà, par le passé, la question de la mixité des accords de libre-échange a alimenté des débats : en 2011, des parlementaires allemands, irlandais et britanniques ont demandé que des accords de libre-échange avec la Colombie et le Pérou soient déclarés mixtes et donc soumis à la ratification des Parlements nationaux. Le 14 décembre 2013, le Parlement français a de même ratifié l’accord de libre-échange Union européenne – Corée du Sud négocié par la Commission ; il doit étudier prochainement la ratification des accords entre l’Union, la Colombie et le Pérou.

L’accord envisagé avec les Etats-Unis dépasse le simple libre-échange et empiète sur les prérogatives des Etats. C’est le cas lorsqu’il s’agit de bouleverser les normes sociales, sanitaires, environnementales et techniques, ou de transférer à des structures d’arbitrage privées le règlement des conflits entre entreprises privées et pouvoirs publics. La compétence exclusive de l’Union ne s’étend pas à des domaines qui relèvent encore — au moins en partie — de la souveraineté des Etats.

Le cas de la France. Dans son célèbre arrêt de 1964, la Cour de justice des Communautés européennes établit la primauté absolue des traités sur le droit national des Etats membres (9). En France, toutefois, un traité dispose d’un rang inférieur à la Constitution : il doit donc s’y conformer. La pratique des gouvernements consiste, lors de l’adoption de chaque traité, à modifier la Constitution de façon à éviter toute incompatibilité.

L’adoption du traité de Lisbonne en 2008 en donna l’occasion (10). Cependant, lors de cette dernière révision, il ne fut pas proposé aux congressistes réunis à Versailles de modifier l’article 53 de la Constitution, qui dispose : « Les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’Etat, ceux qui modifient les dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi. Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés. (…) »

Traité de commerce, le partenariat transatlantique devrait donc être soumis à la ratification du Parlement français. Il revient au ministre des affaires étrangères d’examiner si le texte relève ou non de l’article 53 de la Constitution. On ne s’étonne pas, dès lors, que le gouvernement de M. Manuel Valls ait décidé de transférer de Bercy au Quai d’Orsay la tutelle en matière de commerce extérieur. M. Laurent Fabius, dont l’atlantisme ne s’est jamais démenti, offre davantage de garanties que M. Arnaud Montebourg. Et le choix de Mme Fleur Pellerin comme secrétaire d’Etat au commerce extérieur s’est avéré tout à fait rassurant pour le Mouvement des entreprises de France (Medef) (11).

Si la nécessité d’une ratification par le Parlement français se confirmait, le gouvernement pourrait tenter de recourir à la procédure d’examen simplifié, qui soumet le traité au vote, sans débat (12). Mais la décision appartient à la conférence des présidents et à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Sans compter que soixante députés ou soixante sénateurs peuvent également demander au Conseil constitutionnel de statuer sur la conformité du contenu du partenariat transatlantique vis-à-vis de la Constitution.

La logique voudrait que la population n’attende pas trop de gouvernements qui ont accepté les recommandations faites par la Commission européenne, le 14 juin 2013. Toutefois, leurs hésitations au cours du printemps 2014 suggèrent que le succès grandissant des mouvements d’opposition au GMT pèse.

Un encouragement précieux à poursuivre le combat.

Raoul Marc Jennar

Auteur de l’ouvrage Le Grand Marché transatlantique. La menace sur les peuples d’Europe, Cap Bear Editions, Perpignan, 2014, 5 euros.
Source Le Monde Diplomatique Juin 2014

Jacques Généreux : « Le débat actuel sur la compétitivité est insensé »

imagesJacques Généreux est professeur à Sciences Po Paris. C’est un des économistes les plus lus en France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels une Économie politique en trois volumes, ou Introduction à l’économie. Il s’est opposé au néolibéralisme notamment dans son Manifeste pour l’économie humaine (2000) et dans Les Vraies Lois de l’économie (2001) qui a obtenu le prix lycéen du livre d’économie. Depuis le début des années 2000, il s’est engagé dans un travail de refondation anthropologique de la pensée politique et économique en s’appuyant sur ce que l’ensemble des sciences de l’homme et des sciences sociales nous enseignent sur le fonctionnement de l’être humain et des sociétés humaines.

Dans une écriture sobre et fluide, vous avez toujours pris en compte la pédagogie dans votre réflexion pour rendre accessible une discipline qui ne fait guère d’effort pour le devenir. Avez-vous le sentiment que le contexte actuel accentue le désir de comprendre l’économie ?

J’ai, il est vrai, cette volonté. En réalité, je ne cesse jamais d’être un prof, je ne peux pas me passer de pédagogie. Tous les gens qui savent lire et écrire peuvent accéder à l’économie au prix d’un petit effort de compréhension mais cette effort doit être à la mesure de l’effort d’explication qui n’est pas très courant parmi les économistes. En tant qu’auteur et éditeur j’observe que les livres qui abordent la crise ou les mécanismes de la finance ont un réel succès. Il y a quinze ans, ils concernaient le public restreint des économistes et des étudiants. Ce n’est plus le cas, aujourd’hui il y a une vraie attente.

D’où provient cette demande selon vous, du fait que l’économie s’immisce partout dans notre vie quotidienne, d’une attente démocratique…

Dans un domaine connexe, je me souviens de l’extraordinaire engouement pour le débat citoyen qui s’est déployé autour du référendum sur le traité constitutionnel européen, en 2005. On a vu des livres se vendre sur le sujet  par dizaines de milliers. Cela démontre que quand on donne la parole aux citoyens, on obtient de vraies réponses.

De cet épisode, on retient aussi le naufrage médiatique général. Médias qui, en matière économique, jouent un rôle prédominant dans la propagation de la pensée unique…

On le sait, la plupart des grands médias nationaux sont contrôlés par des patrons de presse privés qui n’entendent pas que leur « produit » soit le lieu de propagande de l’anti-marché. Il y a sans doute à réfléchir sur des cadres permettant l’indépendance des rédactions. Mais je crois aussi qu’un des phénomènes de l’économie barbare réside dans l’effondrement de l’entendement qui aboutit à ce qu’une majorité de personnes en vient à penser la même chose. Et on ne peut pas reprocher à un éditorialiste d’exprimer ce qu’il pense.

Dans le débat contemporain sur la baisse des coûts, des salaires et des dépenses publiques, la majorité des médias nous présente l’Allemagne comme la bonne élève de l’Europe mais contrairement aux idées reçues, les Allemands travaillent moins que les Grecs. Ceux qui nous parlent d’économie à la télévision et ceux qui nous gouvernent tiennent un discours économiquement infondé et suicidaire. Si tous les états membres appliquaient le modèle allemand, l’économie d’outre-Rhin serait anéantie et avec elle toutes celles de l’UE.

Ce débat sur la compétitivité est insensé car c’est une course sans fin pour savoir qui est plus compétitif que qui, et au final on aboutit à une Europe de pauvres. Malgré les échecs successifs, on ne se pose pas la question de savoir si la réduction du déficit en période de stagnation est une aberration. Même le FMI, pense aujourd’hui que les Européens sont fous.

Pourquoi la politique de baisse historique des taux d’intérêts, que mène la BCE reste-t-elle  sans effet ?

La BCE n’a pas trop le choix. Elle doit préserver la sécurité d’un système financier fragile mais le maniement des taux d’intérêts produit des effets asymétriques. Si vous voulez casser la croissance, ça marche mais dans l’autre sens, si l’on veut que la baisse facilite la reprise, c’est une autre histoire. Les banques, qui sont les bénéficiaires des taux bas, placent paradoxalement leur argent dans les bons du Trésor allemands et français. Pour que les entreprises investissent, il faut que les carnets de commandes se remplissent. On emprunte pour investir, pour produire mais pour vendre à qui ?  Seul l’acteur public peut déployer des investissements pour relancer la machine.

Dans quels secteurs ?

En investissant massivement dans le bâtiment et l’écologique, l’économie de développement durable, les énergies renouvelables, l’agriculture biologique, la recherche…Les domaines tournés vers l’avenir sont nombreux.

Qu’est ce qu’une économie barbare, des ministres qui ne paient pas leur impôts ?

Non, j’évoque l’économie barbare dans le sens où le désignaient les Grecs, c’est-à-dire ce qui est contraire à la civilisation, la violence, la destruction de la convivialité, le déchaînement des égoïsmes, la prédation sauvage des ressources, l’obscurantisme, le règne de l’ignorance, ce qui caractérise en somme le fonctionnement de notre économie.
Le théorème de Schmidt selon lequel les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après- demain n’est pas valide…

En effet, c’est pourquoi quand François Hollande fonde sa politique économique sur la restauration de la compétitivité française, il adhère à des croyances magiques. C’est la religion de la politique de l’offre qu’on apprend à l’ENA. Les dirigeants ont ce que Kundera appelait l’ambition des feuilles mortes, ils vont dans le sens du vent. Cela se conforme aux intérêts du Medef qui se fiche pas mal des travailleurs français parce que son terrain de jeu est mondial.

Dans votre dernier ouvrage* vous donnez des clés de lecture à tous ceux qui s’intéressent aux enjeux économiques en utilisant une forme originale…

J’ai choisi d’évoquer les notions mais aussi les codes de langage et les modèles de pensée du discours économique sous la forme d’un dialogue entre un citoyen plongé dans la crise et un prof d’économie. L’économie, ce n’est pas compliqué. Tous le monde comprend aisément que les tomates sont chères quand il y en a peu, mais expliquer les différentes logiques qui sous-tendent les débats économiques demande un petit décryptage. Et la complexité ne vient pas des débats, ce qui est compliqué, ce sont les économistes…

Recueilli par Jean-Marie Dinh

*Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde (Seuil)

Source : L’Hérault du Jour La Marseillaise 27/09/14

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