La situation à France Télévisions : en attendant l’apocalypse (entretien avec F. Malverde)

Julien MUGUET

 » L’objectif tient en un mot : réduire. Réduire le périmètre de nos missions, réduire le maillage territorial, réduire la quantité de programmes et d’émissions produites ; tous les secteurs de l’audiovisuel seront concernés. »

L’audiovisuel public est dans le collimateur du gouvernement. Fuites du ministère de la culture, annonce de bouleversements internes par la direction de France Télévisions qui subit en retour une motion de défiance, « petite phrase » provocatrice d’Emmanuel Macron [1], tout est fait pour préparer l’opinion – et les personnels de l’audiovisuel public – à une purge supplémentaire, après des années de rigueur budgétaire.

Plutôt que de nous fier à ce qui filtre dans la presse de ces petites et grandes manœuvres, nous avons préféré faire le point sur la situation avec un acteur et un témoin direct de ce qui se trame à l’intérieur du groupe public en nous entretenant avec Fernando Malverde, journaliste à France 3, syndiqué au SNJ-CGT, élu CGT au CCE de France Télévisions, et last but not least, adhérent d’Acrimed. Il ne s’exprime pas ici dans le cadre de son mandat et l’analyse qu’il livre reflète son point de vue et ses opinions personnelles, lesquelles n’engagent aucune des deux formations syndicales sus nommées.

Rumeurs et démentis courent depuis plusieurs semaines à propos de licenciements à venir à France Télévisions. Est-ce que vous avez des informations supplémentaires en interne sur les exigences du gouvernement ou sur les intentions de la direction, et est-ce que vous anticipez et/ou craignez que certains services soient plus touchés que d’autres ?

Il est clair que la crise que l’on vient de traverser avec la motion de défiance [2], c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Nous – les gens les plus informés, les syndicats, et la CGT en particulier –, on sait que ce qui se prépare est beaucoup plus grave. Ce qui se prépare, c’est ce que M. Macron a formulé en partie en « off » mais aussi dans son programme – il suffisait de le lire : restructurer tout l’audiovisuel public et diminuer le nombre de salariés de façon considérable. La crise est donc actuelle, mais plus encore à venir.

Quels sont ses objectifs ? Appliquer à l’audiovisuel public ce qui est appliqué à l’ensemble des services publics, soit ce qui est inscrit dans le « Plan d’Action Publique » qui prévoit la réduction de la dépense publique de trois points de PIB d’ici à 2022 (i.e. 60 milliards d’euros). C’est un projet ultra-libéral qui touchera évidemment notre secteur.

Cette réduction contient un double danger : d’abord, une réduction du périmètre de l’audiovisuel public dans son ensemble c’est à dire toutes les sociétés qui le composent (France Télévisions, Radio France, France Médias Monde [France 24 / RFI], INA, Arte). Il y a une volonté de réduire le nombre de chaînes et le nombre d’emplois qui dépendent du service public : là est leur seule obsession…

Pour se faire une idée du projet, il suffit de regarder qui pilote : l’un des principaux conseillers de M. Macron, est l’inspecteur des finances Marc Schwartz. Il a écrit la partie audiovisuelle du programme du candidat Macron et est l’actuel directeur de cabinet de Françoise Nyssen, ministre de la Culture, tutelle de France Télévisions. C’est un ancien directeur financier de France Télévisions et surtout, l’auteur d’un rapport sur l’avenir de l’audiovisuel public [3]. C’est un peu la feuille de route de l’État, feuille de route dont la mise en œuvre a déjà commencé depuis des années sous la présidence Hollande et qui se poursuit sous celle de M. Macron. Ses grands axes de questionnement sont les suivants : Que faut-il garder du service public ? Jusqu’à quel niveau le réduire ? Ce questionnement a des conséquences concrètes en termes de dépense publique et de diminution d’emplois, dans l’audiovisuel comme dans les autres secteurs. Le traitement qui nous est réservé n’a, en cela, rien de particulier.

Faire des économies est l’unique obsession en ce qu’elle répond également aux injonctions européennes ciblant la dépense publique et le périmètre de l’action publique. M. Macron suit cette feuille de route, dont l’objectif principal est de faire plaisir à Mme Merkel et à l’Eurogroupe, c’est à dire aux libéraux qui commandent aujourd’hui la marche de l’Europe. Avec ses 18 000 emplois, l’audiovisuel public français est en ce sens une cible de choix. Cette stratégie met en péril nos missions.

Tu parlais d’un deuxième danger, quel est-il ?

Il est lié à l’exercice « bonapartiste » du pouvoir par M. Macron : il ne désire rien de moins qu’une véritable reprise en main de l’audiovisuel. Il n’a pas supporté de constater que certains de nos patrons, Delphine Ernotte en particulier, se soient battus pour défendre le budget de leur entreprise. Il veut des patrons le doigt sur la couture du pantalon, terrorisés et obéissants. Il ne supporte pas toutes les formes de résistance qui se sont fait jour pour défendre le périmètre de l’entreprise et les missions du service public.

À ce titre, je pense que Delphine Ernotte, paie – et paiera – la première prise de position publique qu’elle a exprimée quand elle est arrivée à la tête de cette entreprise [4] sur Twitter : « Je veux fromage et dessert ». C’est à dire : « Je veux à la fois la publicité et une revalorisation de la redevance ». Des revendications totalement insupportables aux yeux de quelqu’un d’assez autoritaire comme M. Macron, désirant des patrons d’entreprises publiques aux ordres.

Les deux aspects des mesures à venir sont donc : une réduction du périmètre, des missions et du nombre d’emplois du service public audiovisuel mais également une reprise en main par le pouvoir politique. Le tout sera bien entendu accompagné de discours lénifiants du type « Recentrer l’audiovisuel public sur ses missions uniquement culturelles », comme indiqué dans le document préparatoire émanant du Ministère de la Culture et transmis au CAP 2022, document qui a fait l’objet d’une « fuite », notamment auprès du Monde.

Aujourd’hui, M. Macron et son entourage proche fonctionnent sur un mode extrêmement cloisonné, dans le plus grand secret et même sans contact réel avec les directions des entreprises. Après l’annonce des 50 millions d’euros d’économies (en fait 80 pour l’ensemble de l’audiovisuel public), le gouvernement exige des directions qu’elles déterminent elles-mêmes les pistes d’économies à réaliser alors que quoi qu’il en soit, il sera question de restructurer les entreprises concernées afin d’amputer davantage leurs missions et leurs budgets !

Tu penses donc que les restructurations à venir iront encore plus loin que celles annoncées dans le document de travail du ministère ?

Absolument. À l’heure actuelle, après l’adoption du projet de loi de finance pour 2018, les directions, quelque peu tétanisées, ont été obligées de réagir et de préciser où les économies seraient réalisées, secteur après secteur. Mais ça, c’est juste pour avoir un budget 2018 à l’équilibre ! Il restera encore à encaisser les restructurations que prévoira M. Macron.

Les 50 millions d’économies qu’exige aujourd’hui M. Macron doivent se faire en plus de celles évoquées précédemment ! Il s’agit en fait de 70 millions, une fois inclus les 20 millions d’euros liés au glissement mécanique de la masse salariale et à l’inflation. Se pose alors la question de suppressions d’emplois en sus de celles déjà prévues. Mme Ernotte a déclaré qu’elle s’en tiendrait à ce que prévoyait son Contrat d’Objectifs et de Moyens [Soit 180 ETP supprimés en 2018, 500 à l’horizon 2020, fin de de son mandat, NdlR] via le non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux et qu’elle ferait donc porter les économies sur d’autres leviers : renégociation des contrats avec les producteurs, droits sportifs [5], augmentation des rediffusions, etc. En somme, ponctionner sur la grille de programmes mais également sur les moyens techniques. Il est cependant évident que si un budget du même acabit (contenant de nouvelles coupes) lui est imposé pour 2019, elle sera forcée de passer par un plan social. Le seul problème, c’est que l’entreprise n’a même pas les moyens de le payer et qu’il reviendrait à l’État de le financer !

Selon moi, et on devrait le voir assez vite en début d’année prochaine, le gouvernement prévoit une réorganisation de l’audiovisuel avec des « mariages », des rapprochements forcés entre France Bleu et France 3, des suppressions de chaînes (France Ô, passage de France 4 en diffusion exclusivement numérique [et de Mouv’, ainsi que la suppression d’un des deux orchestres de Radio France… NdlR]), des suppressions d’édition (celle du week-end du Soir 3), des fusions de rédactions locales, et des regroupements régionaux, probablement selon la nouvelle carte administrative. Par exemple, le passage de 22 éditions de journaux télévisés de France 3 à une quinzaine. Clairement, l’objectif tient en un mot : réduire. Réduire le périmètre de nos missions, réduire le maillage territorial, réduire la quantité de programmes et d’émissions produites ; tous les secteurs de l’audiovisuel seront concernés.

Sans oublier la reprise en main politique. Une information a par exemple un peu échappé à la presse : André Gattolin, [Sénateur des Hauts-de-Seine, NdlR] ex-EELV passé à En Marche ! – a fait voter l’an dernier la suppression de la publicité dans les émissions destinées à la jeunesse en l’appliquant uniquement… à la télévision publique ! Une mesure relativement grotesque qui n’est rien d’autre qu’un moyen de priver France Télévisions de 20 millions d’euros de ressources supplémentaires dès le 1er janvier 2018. Il propose maintenant de modifier le mode de désignation des P.-D.G. de l’audiovisuel public dans le but probable de se débarrasser de Mme Ernotte afin de la remplacer par une personne totalement aux ordres. Je ne doute pas un instant du fait que cette idée ne soit pas venue toute seule au sénateur Gattolin : un « téléguidage » de l’Élysée est assez probable. Sa proposition de loi pourrait être votée dès le printemps et s’appliquer immédiatement.

Est-ce que, selon toi, cette politique d’économies à tous les étages, ne risque pas de dégrader plus avant la qualité du service public ?

Bien évidemment. Cela va dégrader la qualité de l’antenne, celle des contenus et notre capacité à concevoir et à réaliser des programmes attractifs, ce qui comporte un risque net de perte d’audience. Perte d’audience qui pourra nous être reprochée par la suite et justifier de nouveaux plans d’économies.

En sais-tu un peu plus sur les échéances et l’agenda de cette asphyxie programmée ?

Ils vont très certainement commencer par modifier la gouvernance et amorcer une réorganisation générale de tous les secteurs par une loi au printemps ou aux alentours de juin, puis réviser le financement de la télévision publique par une seconde loi à l’automne. À ce moment-là, on saura ce qu’il en est véritablement de la redevance. M. Macron a déjà déclaré qu’il n’y aurait pas de révision à la hausse de la redevance pour 2018 ni les années suivantes. La période qui s’ouvre, au moins pour les deux années à venir (2018-2019), va être une période dévastatrice pour l’audiovisuel public. Là comme ailleurs, M. Macron désire imprimer sa marque, ce qui implique de revoir de fond en comble l’organisation et le financement.

Peux-tu nous expliquer comment s’est passé le vote de la motion de défiance envers la présidente de France Télévisions ? Et pourquoi les déclarations de M. Macron et les exigences budgétaires du gouvernement (issues du « Comité action publique 2022 ») n’ont pas été ciblées dans cette motion ?

Il y a eu beaucoup de désinformation autour de cette motion des journalistes. Tout d’abord il faut remettre les choses à leur niveau. On a pu lire que la motion de défiance avait recueilli 84 % des voix alors qu’il n’y a eu que 860 votants sur 2680 journalistes et plus de 9800 salariés dans l’entreprise. Au final ce sont moins de 6 % des salariés qui ont voté la défiance ! Il y a eu un effet « loupe » du fait de la visibilité des rédactions nationales et de la capacité qu’elles ont eue à mettre en œuvre un lobbying efficace (appel à des « vedettes », réseaux sociaux). Cela y compris au prix de petits arrangements avec la réalité… Par exemple, dire qu’il s’agissait pour la direction de censurer des émissions emblématiques comme « Cash Investigation » est absolument faux : la ligne éditoriale de cette émission, qui fait honneur au service public, est soutenue et n’est pas remise en question par l’actuelle direction. Par contre, il y a clairement une volonté d’économiser des effectifs et de la dépense : pour ce faire, le principal levier de la direction est l’externalisation de la production (déjà fort avancée au sein de France Télévisions) puisque les emplois externalisés ne sont plus comptés comme publics. C’est quasiment l’unique cheval de bataille du Ministère des Finances.

En réalité, les économies étaient déjà prévues par le Contrat d’objectifs et de moyens signé par Delphine Ernotte au moment de son arrivée à France Télévisions (en 2015, sous la présidence de François Hollande). La trajectoire prévoyait d’ores et déjà la suppression de 180 équivalents temps plein (ETP) en 2018. Ces suppressions sont bien évidemment maintenues. Ce qui a fait réagir les SDJ des rédactions nationales et les magazines, c’est le fait qu’elles commencent à les impacter directement alors que jusqu’à présent, les économies touchaient principalement le réseau décentralisé (les rédactions régionales et locales de France 3, la rédaction de France Ô et les Outre-Mer Premières). Les rédactions régionales étant déjà « à l’os », les économies commencent à se faire sentir au niveau des réactions nationales et à toucher les mieux lotis : c’est ce que j’appelle le « ruissellement à l’envers »…

La réaction de la SDJ, y compris la motion de défiance, est donc en partie une réaction purement égoïste sur le mode : « Des économies d’accord, mais pas chez nous ! » ou plus démagogique encore : « Les économies sont un prétexte, le vrai problème c’est Delphine Ernotte ». Car il faut bien comprendre que certains membres de la SDJ ont un agenda politique : certains ont un intérêt – qui les fait conséquemment agir en sous-main – à favoriser le départ de la P.-D.G. parce que beaucoup de ces journalistes ne cachent pas leurs affinités vis-à-vis du pouvoir en place. Le libéralisme revendiqué par M. Macron ne leur pose ainsi aucun problème.

En 2017, la séquence électorale a permis de faire illusion, notamment avec un relâchement du contrôle des autorisations de dépassement de budget (embauche de CDD) dans les rédactions nationales. La fin de cette séquence marque le retour à des conditions de fonctionnement plus « normales » et la direction fait ainsi peser des économies dans tous les secteurs, y compris dans les rédactions nationales.

Comment fonctionne la SDJ ? Quelles relations entretient-elle avec les syndicats de journalistes ? À quoi ressemble le paysage syndical à FTV aujourd’hui ? Quel rôle jouent les vedettes de la rédaction (Léa Salamé, François Lenglet, Nathalie Saint-Cricq, etc.) dans cette « crise » ?

Je ne connais pas le fonctionnement détaillé de la SDJ, un bureau, plus ou moins actif, des échanges de mails, mais l’instance n’a pas de caractère vraiment permanent ou même délibératif, les assemblées générales (AG) sont rares. Elle fonctionne au cas par cas. Dans le cas d’espèce, les AG qui ont eu lieu et qui ont débouché sur cette motion de défiance avaient un caractère tout à fait exceptionnel. À l’inverse, pendant les grèves contre les coupes budgétaires, les AG des SDJ (de France 2, de France 3 national et de France Info) avaient soigneusement évité de se mélanger à celles des syndicats ! Il est intéressant de noter que la majorité de ceux qui ont signé cette motion de défiance n’ont pas fait grève.

Un exemple illustre assez bien son fonctionnement cependant ; lorsque M. Macron a attaqué l’audiovisuel public, la SDJ n’a pas fait de communiqué. Par contre, suite aux attaques de M. Mélenchon à l’encontre de Léa Salamé, François Lenglet et Nathalie Saint-Cricq, la réponse fut immédiate ! Des chefs de service, Mme Saint-Cricq et d’autres éditorialistes de bon ton et bon teint, assistent bien évidement aux AG de la SDJ, illusion d’une opinion partagée entre les aristocrates et les soutiers de l’information !

En fin de compte, je pense que les SDJ sont des sortes de « feuilles de vigne », de cache-sexe destinés à couvrir le manque de courage de certains, habituellement peu enclins à combattre les orientations imposées par la direction à la demande du pouvoir politique. On en profite, sous couvert de « consensus professionnel », pour se donner de faux airs de courage. La réaction des SDJ doit être prise pour ce qu’elle est : une réaction corporatiste dont les responsables n’ont, pour la plupart, aucune conscience des problématiques affectant l’ensemble de l’entreprise. Ses responsables ne font d’ailleurs jamais preuve de la moindre solidarité envers le reste des personnels. J’irais même jusqu’à dire que les SDJ sont plus corporatistes que les syndicats corporatistes.

Lesquels ?

Le SNJ Autonome, qui lui reste conscient des problématiques de l’entreprise, voire du secteur. Pour poursuivre mon propos sur les réactions entendues au sein de la SDJ (« des économies oui, mais pas chez nous ! », « le seul problème c’est Delphine Ernotte »), je persiste à penser que le courage aurait consisté à soumettre une question plus pertinente aux journalistes : « Pensez-vous qu’Emmanuel Macron veut défendre l’audiovisuel public ? » Là est la vraie question. C’est pour cela que j’ai toujours affirmé que les SDJ, de par leur fonctionnement, leur apolitisme revendiqué, leur recherche du consensus à tout prix – tout à fait pipeau ! – n’étaient pas les instances les plus qualifiées pour comprendre les enjeux stratégiques de l’entreprise. Dans le cas de celle de France Télévisions, c’est presque caricatural.

Sans oublier les menées de certains syndicats (la CGC en particulier, très droitière au sein de l’entreprise) qui utilisent la SDJ pour camoufler leur propre agenda politique, qui jouent leur propre carte pour mettre en œuvre leur stratégie. Un théoricien célèbre, dont vous retrouverez le nom, a parlé d’« idiots utiles » dans le cas présent. M. Macron a dû particulièrement savourer la motion de défiance.

Par ailleurs, je tiens à le dire ici, le prochain P.-D.G. de France Télévisions en finira très certainement avec « Cash Investigation ». Une émission qui a autant de moyens pour mener des investigations longues et approfondies sur les multinationales et les milliardaires n’est clairement pas la « tasse de thé » de M. Macron. Au bout du compte, les économies se feront aussi aux dépends de l’investigation et de l’indépendance du média.

Plus largement, quel est le rapport de forces entre les catégories de journalistes ? Entre les précaires et autres intermittents et les titulaires ? Entre les personnels de France 3 (particulièrement ciblés dans les documents ayant fuité) et ceux de France 2 ? Entre les syndicats ? Entre les plus mobilisés et ceux qui sont plus circonspects ?

Les CDD ont été les premières victimes du recul de l’emploi et des restrictions et beaucoup d’entre eux ont été obligés de recourir aux tribunaux pour faire valoir leurs droits légitimes. Nombre d’entre eux (souvent aidés par la CGT) ont ainsi obtenu leur intégration et également des dommages et intérêts. Un phénomène tellement massif que la direction provisionne même des sommes considérables en raison de ces litiges. Ces dernières années, le taux de précarité au sein des rédactions a fortement reculé, en particulier au sein du réseau des rédactions décentralisées. En effet, les CDD, qui permettaient auparavant de remplacer un salarié malade ou en formation, représentent aujourd’hui de l’ordre de 10 % des effectifs. Ce serrage de vis sur les effectifs crée des tensions et une usure des personnels qui devient dramatique. Dans les rédactions nationales, le chiffre tourne encore autour de 20 %. La gestion est donc encore relativement plus souple dans les rédactions nationales mais les mesures d’économies ont pour objectif, entre autres, de réduire le recours au CDD au maximum. France Télévisions n’est cependant pas une exception, elle suit, en cela, le même modèle que TF1.

Plus spécifiquement, y a-t-il une opposition entre les précaires et les titulaires au sein des rédactions ?

Non, mais il existe une forme de défiance entre les salariés des rédactions locales et ceux des rédactions nationales ; les premiers voient les seconds comme des privilégiés, puisque, jusqu’à présent, ils étaient soumis moins durement aux mesures d’économies. Après, il ne s’agit pas pour moi de diviser les gens, je pense que notre véritable adversaire et le véritable responsable, c’est le pouvoir politique.

Et une nouvelle fois, cette politique n’est pas nouvelle puisqu’elle a cours depuis au moins 10 ans. Trois chocs ont marqué l’histoire récente de France Télévisions et ont gravement déstabilisé la structure de l’entreprise : la fin de la publicité annoncée par Nicolas Sarkozy [en 2008, NdlR] qui a totalement fait vaciller le modèle de financement, lequel n’a jamais été réellement remis à flot, l’annonce d’économies correspondant à la suppressions de 650 ETP sous la présidence Hollande, pilotée à l’origine par Aurélie Filippetti puis par Fleur Pellerin et, enfin, avec l’arrivée de Mme Ernotte, un Contrat d’objectifs et de moyens qui prévoit la suppression de 500 ETP supplémentaires [d’ici à 2020, NdlR]. Dernière étape : l’agression contre France Télévisions, avec l’arrivée de M. Macron. Tout cela n’ayant qu’un but : préparer un véritable démantèlement du secteur public.

Un gouvernement qui se donnerait des objectifs plus constructifs et serait à l’inverse attaché à garantir l’existence d’un service public de l’information et de la culture enfin digne de ses missions aurait de nombreuses questions à dénouer. Par exemple, que fait-on de l’audiovisuel public à l’heure de la concurrence avec les plateformes américaines [Netflix, Amazon, NdlR] qui n’ont pas besoin de diffuseurs nationaux ?

Quid de la « délinéarisation » des contenus ?

C’est un enjeu majeur. Aujourd’hui, on ne regarde plus la télévision en allumant son poste, on la regarde quand on en a envie et on va chercher des contenus [6].

Ici, l’État doit clarifier la mission de la télévision de service public. Est-on en mesure de produire des programmes au niveau national voire européen qui seraient des programmes de qualité, exportables, visibles par les jeunes, etc. Aujourd’hui, les jeunes ne regardent plus la télévision mais ils accèdent à des contenus produits par la télévision sur Internet. La question des contenus est donc fondamentale.

Un corolaire important de cette question est celle de la restitution des droits de diffusion aux entités du service public. Est-ce que la télévision qui finance des productions peut les réexploiter ? Aujourd’hui, ce n’est pas le cas : les décrets Tasca obligent la télévision publique à n’être qu’une simple banque de financement des producteurs privés, qui disposent ensuite à leur guise des droits des programmes produits.

Propos recueillis par Bruno Dastillung

***

Annexe : Les données de l’équation…

- Motion de défiance
– « Faites-vous confiance à Delphine Ernotte pour préserver la qualité et les moyens de l’information à France Télévisions ? »
– Journalistes : 709  ; Votants : 607 (69%)
– Non : 83,77 % ; Oui : 8,95 % ; NSPP : 7,28 %

Delphine Ernotte, P.-D. G. FranceTV : « Je prends au sérieux la mise au vote d’une motion de défiance. Elle témoigne d’une inquiétude réelle et d’une demande d’équité dans la répartition des efforts. Nous y serons vigilants et attentifs. »

Clément Le Goff, président de la SDJ de France 2 : « Nous ne sommes pas contre le fait de faire des économies. On veut continuer à délivrer une information de service public de qualité. Informer, plutôt que distraire, devrait rester une priorité du service public. »

Plan d’économies 2018
– 50M€ pour 2018 (sur 2,57 Mds)
-180 ETP via non-remplacements et départs à la retraite (30 dans l’information)

Objectifs CAP 2022
– Gel dotation (@ 3,8 Mds €)
– « Rapprochement » entre France Télévisions et Radio France
– Fusion de France 3/France Bleu,
– Suppression de France Ô
– Passage de France 4 et Mouv’ à une diffusion 100 % numérique

Déclarations d’Emmanuel Macron (Télérama.fr)
– « L’audiovisuel public, c’est une honte pour nos concitoyens, c’est une honte en termes de gouvernance, c’est une honte en ce que j’ai pu voir ces dernières semaines de l’attitude des dirigeants. »
– « Parce que c’est très cher, pour une absence de réforme complète depuis que l’entreprise unique [à France Télévisions, ndlr] existe ; pour une synergie quasi-inexistante entre les différents piliers des entreprises publiques ; pour une production de contenus de qualité variable. »
– « Je n’accepterai jamais qu’une entreprise publique, quand on lui demande un effort (…) considère que la seule réponse serait d’augmenter la redevance, ou d’aller faire du lobbying en commission. »

par Bruno Dastillung, Fernando Malverde

Source Acrimed 26/12/2017

Voir aussi :  Rubrique  Médias,rubrique Education, rubrique Politique, rubrique Politique économique, Société civileSociété, Citoyenneté,

« Le néolibéralisme est une perversion de l’économie dominante »

gettyimages-488937193_0
Théorie

Même ses détracteurs les plus virulents le reconnaissent : il est ardu de définir le néolibéralisme. De façon générale, ce terme suggère une préférence pour les marchés plutôt que pour l’Etat, pour les incitations économiques plutôt que les normes culturelles et pour l’entreprise privée plutôt que pour l’action collective. D’Augusto Pinochet à Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, des démocrates américains au nouveau parti travailliste britannique, de l’ouverture économique chinoise à la réforme de l’Etat-providence en Suède ; il a été utilisé pour décrire un éventail très large de situations.

Au bout du compte, le mot « néolibéralisme » est utilisé comme un fourre-tout qualifiant tout ce qui touche à la dérégulation, la libéralisation, la privatisation, ou encore l’austérité fiscale. Aujourd’hui, il est couramment conspué. Il est assimilé à toutes les idées et pratiques qui ont contribué à l’augmentation de la précarité économique et des inégalités, qui nous ont conduits à la perte de nos valeurs et de nos idéaux politiques et, enfin, qui ont accéléré l’émergence de mouvements populistes.

Où sont les néolibéraux ?

Il semble donc que nous vivions dans l’ère du néolibéralisme. Mais qui sont, finalement, les adeptes et les diffuseurs de ce courant de pensée – les néolibéraux eux-mêmes ? Etrangement, il faut remonter assez loin dans le temps pour trouver quelqu’un qui a explicitement prôné le néolibéralisme. En 1982, Charles Peters – qui a dirigé pendant de nombreuses années la revue politique Washington Monthly – publiait un « Manifeste néolibéral », qui constitue encore 35 ans plus tard une lecture riche d’enseignements, tant le néolibéralisme qu’il décrit diffère de celui qu’on tourne aujourd’hui en ridicule. A en croire Peters, les dirigeants politiques qui incarnent le mouvement néolibéral ne seraient pas les semblables de Thatcher ou de Reagan, mais davantage des libéraux – au sens américain du terme – qui, après avoir été déçus par les syndicats et l’omniprésence des gouvernements centraux, ont abandonné leurs préjugés contre les marchés.

Le fait que le néolibéralisme soit un concept insaisissable qui ne dispose pas d’un lobby explicite de défenseurs ne signifie pas qu’il soit insignifiant ou irréel

L’utilisation du terme « néolibéral » a explosé dans les années 1990, lorsqu’il a été associé à deux phénomènes dont aucun d’ailleurs n’avait été mentionné dans l’article de Peters. Le premier d’entre eux est la dérégulation financière, qui allait atteindre son apogée lors de la crise financière de 2008 et dans la débâcle qui, à ce jour, tourmente encore la zone euro. Le second de ces phénomènes est la mondialisation économique, qui s’est accélérée grâce à la libre circulation des capitaux et à un nouveau type, plus ambitieux, d’accords commerciaux. Depuis, la financiarisation et la mondialisation sont devenues les manifestations les plus visibles du néolibéralisme.

Entre science et idéologie

Le fait que le néolibéralisme soit un concept insaisissable, changeant, et qu’il ne dispose pas d’un lobby explicite de défenseurs, ne signifie pas pour autant qu’il soit insignifiant ou irréel. Qui peut, en effet, contester que le monde ait effectué un mouvement décisif vers les marchés depuis les années 1980 ? Ou le fait que les hommes et femmes politiques de centre gauche – les démocrates aux Etats-Unis, les socialistes et les sociaux-démocrates en Europe – ont adopté avec enthousiasme plusieurs croyances centrales du Thatchérisme ou du Reaganisme ; à savoir la dérégulation, la privatisation, la libéralisation financière ou encore l’entreprise privée ? Une part importante des discussions politiques contemporaines sont imprégnées des principes basés sur le concept d’homo œconomicus, cet être humain parfaitement rationnel qui cherche à maximiser son intérêt personnel et qui constitue un élément central de nombreuses théories économiques.

La souplesse du terme « néolibéralisme » signifie aussi que les critiques qui lui sont adressées ratent souvent leur cible

Mais la souplesse du terme « néolibéralisme » signifie également que les critiques qui sont adressées à ce courant économique ratent souvent leur cible. Il n’y a en effet rien de foncièrement nocif dans les marchés, ni dans l’initiative ou l’entreprise privée lorsque ces principes sont appliqués de façon appropriée. Les plus importantes réalisations économiques de notre temps ont d’ailleurs découlé d’usages judicieux de ces derniers. Et en snobant le néolibéralisme, nous risquons de nous priver de quelques-unes de ses composantes utiles.

Le vrai problème, c’est que l’économie mainstream tombe trop facilement dans l’idéologie, contraignant les choix qui semblent s’offrir à nous et fournissant des solutions « clé en main ». La juste compréhension des phénomènes économiques qui sous-tendent le néolibéralisme nous permettrait d’y identifier l’idéologie, et de la rejeter lorsqu’elle se fait passer pour une science économique. Enfin – et c’est sûrement le plus important – cet effort d’analyse enrichirait l’imagination institutionnelle dont nous avons désespérément besoin pour refonder le capitalisme du XXIsiècle.

Expérience de pensée

Nous pensons généralement le néolibéralisme comme la somme de principes clés de la science économique dominante. Pour être capables d’étudier ces derniers sans idéologie, nous devons nous soumettre à une expérience de pensée : un économiste célèbre et très respecté atterrit pour la première fois dans un pays, dont il ne connaît rien. Il assiste alors à une réunion avec les dirigeants politiques du pays en question. « Notre nation connaît de sérieux problèmes » lui dit-on alors ; « l’économie stagne, l’investissement est bas et il n’y a aucune perspective de croissance en vue ». Les dirigeants se tournent alors vers lui, plein d’espoir : « Indiquez-nous quelle est la marche à suivre pour faire prospérer notre économie ».

L’économiste reconnaît alors son ignorance et explique que sa méconnaissance de l’économie du pays l’empêche de formuler une quelconque recommandation. Avant de se prononcer, il aurait besoin, dit-il, d’étudier l’histoire de l’économie, d’analyser des données statistiques et de voyager dans le pays.

Mais ses hôtes insistent : « Nous comprenons votre réticence, et nous aurions aimé que vous eussiez le temps de faire tout cela » se voit-il répondre, « mais l’économie n’est-elle pas une science, et n’êtes-vous pas l’un de ses plus éminents praticiens ? Bien que vous ne connaissiez que très peu de chose sur notre économie, vous pourriez probablement partager avec nous des théories économiques générales et des directives qui nous aideraient à guider nos politiques économiques et les réformes que nous souhaitons appliquer ».

L’économiste se trouve alors dans une impasse. D’un côté, il ne veut pas imiter ces gourous économiques qu’il critique depuis longtemps pour colporter leurs conseils politiques favoris. Mais il se sent pris au dépourvu par cette question. Existe-t-il des vérités universelles en économie ? Peut-il, lui-même, apporter ici quoi que ce soit de valide ou d’utile ?

Quels principes ?

Il commence alors son exposé : l’efficience avec laquelle les ressources d’une économie sont allouées est un déterminant crucial de la performance de cette économie, explique-t-il. Une telle efficacité nécessite, à son tour, de mettre en cohérence les incitations des ménages et des entreprises avec les coûts et les bénéfices sociaux. Les incitations auxquelles sont confrontés les entrepreneurs, les investisseurs et les producteurs sont particulièrement importantes pour la croissance économique. La croissance a besoin d’un système abouti de droits de propriété et d’application des contrats, afin de permettre aux investisseurs de s’approprier les rendements de leurs investissements. Enfin, l’économie doit être ouverte aux idées et aux innovations issues du reste du monde.

Mais une période d’instabilité macroéconomique peut faire dérailler l’économie, poursuit-il. Les gouvernements doivent, par conséquent, conduire une politique monétaire rigoureuse, consistant à restreindre la croissance de la masse monétaire à celle de la demande de monnaie nominale pour atteindre un niveau d’inflation raisonnable. Ils doivent assurer la soutenabilité des finances publiques – de sorte que la dette publique ne dépasse pas le revenu national – et mettre en œuvre une réglementation prudentielle des banques et des autres institutions financières pour éviter que le système financier, dans son ensemble, ne prenne des risques excessifs.

Les principes économiques englobent aussi des questions de politique sociale et d’équité

L’économiste aborde ensuite un thème qui lui tient à cœur : « L’économie n’est pas qu’une affaire d’efficacité et de croissance », explique-t-il. Les principes économiques englobent aussi les questions de politique sociale et d’équité. L’économie a, certes, peu de choses à dire sur le niveau de redistribution qu’une société devrait viser, mais elle préconise toutefois que la base fiscale soit la plus large possible, et que les programmes sociaux soient pensés en prenant soin de ne pas inciter les travailleurs à se détourner du marché du travail.

Au moment où l’économiste termine sa présentation, il semble évident qu’il a mené un véritable plaidoyer néolibéral. Un auditeur critique, dans l’assemblée, y aura reconnu un certain nombre de « mots-clés » : efficacité, incitations, droits de propriété, politique monétaire saine, prudence budgétaire et financière. Et pourtant, les principes universels que l’économiste vient de décrire sont définis très vaguement : ils présument une économie capitaliste – dans laquelle les décisions d’investissement sont le fait des agents privés et des entreprises – mais ils ne vont pas beaucoup plus loin. En réalité, ils permettent – et même, nécessitent – une incroyable variété d’arrangements institutionnels.

Nous nous tromperions associant à chaque terme abstrait (incitations, droits de propriété…) une contrepartie institutionnelle prédéterminée

L’économiste vient-il donc de délivrer une analyse néolibérale ? Nous nous tromperions en le croyant ; notre erreur consistant à associer à chaque terme abstrait – incitations, droits de propriété, politique monétaire saine – une contrepartie institutionnelle prédéterminée. Ici résident la prétention centrale et le défaut majeur du néolibéralisme : la croyance que les principes économiques de premier ordre correspondent à un ensemble unique de politiques, proche d’un agenda à la Thatcher ou à la Reagan.

Prenons les droits de propriété. Ils sont importants, en ce qu’ils permettent de distribuer les retours sur investissements. Un système optimal confierait donc les droits de propriété aux individus qui feraient le meilleur usage possible de leur actif, et offrirait au contraire une protection contre ceux qui risquent de s’approprier tous les bénéfices. Ainsi, les droits de propriété sont bénéfiques lorsqu’ils protègent les innovateurs des comportements de passagers clandestins, mais néfastes lorsqu’ils les préservent de la concurrence. En fonction du contexte, un régime légal qui fournit les incitations adéquates peut donc être tout à fait différent du régime standard de droits de propriété privée à l’américaine.

« Néolibéralisme » à la chinoise ?

Cette idée peut sembler une parenthèse sémantique sans aucun intérêt pratique, pourtant le succès économique spectaculaire de la Chine est largement lié à un bricolage institutionnel défiant toute orthodoxie. La Chine s’est tournée vers les marchés, mais elle n’a pas copié les pratiques occidentales en matière de droits de propriété. Les réformes menées dans le pays ont produit des mesures d’incitation basées sur les marchés, à travers une série d’arrangements institutionnels inédits, mieux adaptés au contexte local.

Plutôt que de passer directement, par exemple, de la propriété étatique à la propriété privée – ce qui aurait été dans tous les cas limité par la faiblesse des institutions en place – le pays s’est appuyé sur des formes mixtes de propriété. Ces dernières se sont avérées fournir aux entrepreneurs des droits de propriété plus efficaces. Les Entreprises de Bourg et de Village (EBV), qui ont constitué le fer de lance de la croissance chinoise dans les années 1980, étaient ainsi détenues collectivement et contrôlées par les gouvernements locaux. Même si ces sociétés appartenaient à l’Etat, les entrepreneurs recevaient la protection dont ils avaient besoin pour faire face au risque d’expropriation. Les gouvernements locaux étaient en effet directement intéressés aux profits des firmes et n’avaient donc aucune raison de tuer ces poules aux œufs d’or.

Qualifier les réformes chinoises de néolibérales déforme la réalité au lieu de l’éclairer

La Chine a recouru à toute une série d’innovations de ce type ; chacune traduisant des principes économiques de premier ordre en des arrangements institutionnels inhabituels. Les réformes chinoises ont notamment permis de protéger le secteur public chinois de la compétition mondiale, en établissant des zones où les entreprises étrangères pouvaient suivre des règles différentes de celles en vigueur dans le reste de l’économie. Au vu de ces écarts par rapport aux standards orthodoxes, qualifier les réformes chinoises de néolibérales – comme ont tendance à le faire certains observateurs – déforme la réalité au lieu de l’éclairer. Si nous voulions appeler cela du néolibéralisme, nous devrions certainement être plus cléments avec les idées qui sous-tendent la plus spectaculaire réduction de la pauvreté dans l’histoire.

Certains pourraient rétorquer que les innovations institutionnelles chinoises sont purement transitoires : le pays finira peut-être par converger vers un modèle d’institutions occidentales, pour soutenir sa croissance économique. Mais une telle façon de penser néglige la diversité des arrangements capitalistes qui prévalent encore dans les économies avancées, et ce malgré une relative homogénéisation de nos discours politiques.

Une feuille de route vide

Comment définir, après tout, les institutions occidentales ? Le poids du secteur public varie beaucoup selon les pays de l’OCDE, d’un tiers du PIB en Corée du Sud à près de 60 % en Finlande. En Islande, 86 % des travailleurs sont membres d’une organisation syndicale, quand ce pourcentage n’atteint que 16 % en Suisse. Aux Etats-Unis, les entreprises peuvent licencier quand bon leur semble, tandis que le droit du travail français a depuis toujours imposé aux employeurs un certain nombre d’étapes préalables. Les marchés financiers représentent aujourd’hui presque une fois et demie le PIB des Etats-Unis, tandis qu’en Allemagne, leur importance est trois fois moindre, à environ 50 % du PIB.

L’économie ne peut être réduite à une liste de principes abstraits relevant du sens commun

L’idée que l’un de ces modèles de taxation, de droit du travail, ou d’organisation financière puisse être intrinsèquement supérieur aux autres est démentie par l’alternance de périodes de prospérité et de récession qu’ont connue ces économies développées dans les récentes décennies. Les Etats-Unis ont traversé plusieurs périodes de troubles au cours desquelles ses institutions économiques ont été jugées inférieures à celles de l’Allemagne, du Japon, de la Chine et aujourd’hui probablement de l’Allemagne à nouveau. Indéniablement, des niveaux comparables de richesse et de productivité peuvent être atteints via différents modèles capitalistiques. Nous pourrions même nous avancer un peu : tous ces modèles sont encore loin d’épuiser le champ de ce qui pourrait être possible et désirable dans le futur.

L’économiste en visite de notre expérience de pensée connaît tous ces exemples, il sait que les principes qu’il a énoncés ont besoin d’être alimentés par des solutions institutionnelles avant de devenir opérationnels. Droits de propriété, d’accord, mais de quel type ? Politique monétaire saine, très bien, mais de quelle façon ? Il semble plus facile de critiquer cette liste de principes pour sa vacuité, que de la dénoncer comme un programme néolibéral.

 

Les bons économistes savent que la bonne réponse à n’importe quelle question économique est : « ça dépend »

Pour autant, ces principes ne sont pas complètement dépourvus de fond. La Chine et, plus généralement, tous les pays qui ont réussi à se développer rapidement ont démontré l’utilité de ces principes une fois adaptés au contexte local. Réciproquement, trop d’économies se sont retournées contre des dirigeants politiques qui avaient bafoué ces principes. Pas besoin de regarder plus loin que dans les régimes populistes d’Amérique latine ou communistes d’Europe de l’Est pour apprécier la pertinence d’une politique monétaire saine, d’une soutenabilité fiscale et d’incitations privées.

Bien sûr, l’économie ne peut être réduite à une liste de principes abstraits relevant du sens commun. Une large part du travail des économistes consiste à développer des modèles stylisés permettant d’expliquer comment les économies fonctionnent ; pour ensuite confronter ces modèles avec la réalité. Les économistes tendent ainsi à décrire leur travail comme un affinage progressif de leur compréhension du monde : leurs modèles sont supposés devenir de plus en plus performants à force d’être testés et révisés. En réalité, les progrès en économie se produisent différemment.

Un modèle, mais quel modèle ?

Les économistes analysent une réalité sociale qui diffère totalement du monde physique. Elle est entièrement créée par l’homme, malléable et régie par des règles qui varient dans le temps et dans l’espace. Les progrès en économie ne consistent donc pas à choisir le bon modèle ou la bonne théorie pour répondre aux questions que l’on peut se poser, mais à améliorer notre compréhension de la diversité des relations causales. Le néolibéralisme et ses remèdes habituels – toujours plus de marchés, toujours moins d’Etat – sont en fait une perversion de l’économie mainstream. Les bons économistes savent que la bonne réponse à n’importe quelle question économique est : « ça dépend ».

En économie, les nouveaux modèles supplantent rarement les anciens

Est-ce qu’une hausse du revenu minimum est néfaste à l’emploi ? Oui, si le marché du travail est concurrentiel et si les employeurs n’ont aucun contrôle sur le salaire auxquels ils doivent rémunérer les travailleurs pour les attirer ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce que la libéralisation du commerce encourage la croissance économique ? Oui, si cela permet d’améliorer la rentabilité des industries où ont lieu l’essentiel de l’innovation et de l’investissement ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce qu’une hausse de la dépense publique améliore l’emploi ? Oui, s’il n’y a pas de tensions dans l’économie et si les salaires n’augmentent pas ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce qu’une situation de monopole nuit à l’innovation ? Oui et non : cela dépend d’une multitude de conditions propres au marché.

En économie, les nouveaux modèles supplantent rarement les anciens. Les modèles du marché concurrentiel1 datant d’Adam Smith ont ainsi été au fil du temps en intégrant – plus ou moins chronologiquement – les questions de monopole, d’externalités, d’économies d’échelle, d’incomplétude et d’asymétrie de l’information, de comportement irrationnel des agents et tout un tas d’autres aspects du monde réel. Malgré tout, l’ancien modèle est resté utile. Pour comprendre le fonctionnement des marchés, il est nécessaire de les visualiser à travers différents prismes à différents moments.

Un bon économiste est un bon cartographe

On trouvera peut-être dans les cartes l’analogie la plus adaptée à cette situation. Tout comme les modèles économiques, les cartes sont des représentations hautement stylisées de la réalité. Elles sont utiles justement parce qu’elles font abstraction de nombreux détails du monde réel qui pourraient en gêner la compréhension. Mais cette abstraction implique aussi que nous ayons besoin de plusieurs cartes différentes en fonction de nos besoins de déplacements. Si, par exemple, je me déplace en vélo, j’aurais besoin d’une carte qui répertorie les pistes cyclables. Si je décide de me promener à pied, je choisirais une carte indiquant les sentiers pédestres. Si une nouvelle ligne de métro est construite, j’aurais sûrement besoin d’une nouvelle carte du métro, sans pour autant devoir jeter toutes les anciennes que je possède.

Les économistes ont des difficultés avec la partie « artistique » de la discipline

Les économistes sont excellents pour réaliser des cartes, mais ils ne le sont pas assez pour choisir la plus adaptée à leurs travaux. Lorsqu’ils se retrouvent confrontés à des questions de politique économique telles que celles auxquelles a dû répondre l’économiste en visite dans ce pays inconnu ; nombre d’entre eux ont recours aux modèles de référence privilégiant le « laisser-faire ». Les réponses automatiques et l’arrogance remplacent ainsi la richesse des discussions qui peuvent avoir lieu dans une salle de séminaire. John Maynard Keynes a, une fois, défini l’économie comme « la science de penser à travers des modèles, combinée à l’art de choisir ceux qui sont pertinents ». Les économistes ont des difficultés avec la partie « artistique » de la discipline.

Ce constat peut lui aussi être illustré par une parabole : un journaliste appelle un professeur d’économie, pour lui demander si, de son point de vue, le libre-échange est une bonne chose. Le professeur lui répond avec enthousiasme par l’affirmative. Se faisant passer pour un étudiant, le journaliste assiste ensuite au séminaire d’économie internationale dispensé par le même professeur dans une université. Il y pose la même question : « le libre-échange est-il bénéfique ? ». Cette fois-ci, le professeur semble embarrassé : « Qu’entendez-vous par « bénéfique » ? Et bénéfique pour qui ? » lui demande-t-il. Il se lance alors dans une explication approfondie, pour finalement conclure sur un bilan bien plus nuancé : « si la longue liste d’hypothèses que je viens d’énumérer est satisfaite – et en supposant que nous pouvons taxer les bénéficiaires pour compenser le manque à gagner des perdants – alors le libre-échange peut potentiellement améliorer le bien-être de chacun ». S’il est d’humeur bavarde, le professeur pourrait même ajouter que l’impact du libre-échange sur la croissance de long terme d’une économie n’est pas beaucoup plus simple à déterminer, et qu’il dépend, lui aussi, de toute une liste de conditions.

Les gardiens des joyaux

Le professeur que le journaliste découvre lors de ce séminaire est donc assez différent de celui avec qui il avait pu discuter par téléphone. Lors de leur premier entretien, il s’était montré très assuré et n’avait formulé aucune réserve quant à la politique à adopter. Il n’y aurait qu’un seul et unique modèle à prendre en compte, dans le cadre du débat public du moins ; une seule réponse correcte à apporter, quel que soit le contexte économique. Etonnamment, le professeur estime que les connaissances qu’il transmet à ses étudiants ne sont pas appropriées – voire dangereuses – pour le grand public. Comment peut-on expliquer ce phénomène ?

Les fondements d’un tel comportement sont profondément enfouis dans la culture du métier d’économiste. Mais l’une des principales raisons réside dans l’ardeur mise par ces derniers à présenter les joyaux de la profession – l’efficacité des marchés, la main invisible, les avantages comparatifs – comme étant irréprochables, pour les protéger des attaques des barbares guidés par leur intérêt personnel, à savoir les protectionnistes. Malheureusement, ces économistes ont tendance à ignorer les barbares du camp adverse ; à savoir les financiers et les multinationales, dont les motivations ne sont pas plus louables et qui sont tout aussi prêts que les protectionnistes à détourner les idées néolibérales à leur propre avantage.

Les économistes qui laissent libre cours à leur enthousiasme pour les marchés libéralisés ne sont pas très fidèles à leur propre discipline

Par conséquent, la contribution des économistes au débat public est souvent biaisée dans une direction : celle qui préconise toujours plus de commerce, toujours plus de finance et toujours moins de gouvernement. C’est pour cette raison que les économistes sont perçus aujourd’hui comme des défenseurs inconditionnels du néolibéralisme, et ce alors même que l’économie dominante est loin d’être un hymne à la gloire du laisser-faire. Les économistes qui laissent libre cours à leur enthousiasme pour les marchés libéralisés ne sont en fait pas très fidèles à leur propre discipline.

Repenser la mondialisation

Comment donc penser la mondialisation si nous voulons la libérer l’emprise des pratiques néolibérales ? Nous devons commencer par comprendre le potentiel positif des marchés mondialisés. L’accès aux marchés internationaux de biens, de technologies et de capitaux a joué un rôle important dans pratiquement tous les miracles économiques de notre ère. La Chine est bien sûr le rappel le plus récent et le plus puissant de cette vérité historique ; mais ce n’est pas le seul. Des miracles similaires ont eu lieu en Corée du Sud, à Taïwan, au Japon et dans un certain nombre de pays non-asiatiques comme l’Ile Maurice. Tous ces pays ont su accepter et utiliser la mondialisation des flux plutôt que de lui tourner le dos, et ils en ont bénéficié largement.

Les défenseurs de l’ordre économique existant finissent toujours par invoquer ces exemples lorsque la mondialisation est remise en cause. Ce qu’ils oublient cependant de mentionner, c’est que la plupart de ces pays ont rejoint l’économie mondiale en violant certains principes néolibéraux. La Corée du Sud et Taïwan par exemple, ont largement subventionné leurs exportateurs, respectivement à travers le système financier et en leur accordant des avantages fiscaux. Et globalement, tous ces pays ont levé la majeure partie de leurs barrières à l’importation bien après que leur croissance économique ait décollé.

Bien des réformes pourtant interdites par la feuille de route néolibérale sont devenues monnaie courante

Mais aucun d’eux – à la seule exception du Chili de Pinochet dans les années 1980 – n’a suivi la recommandation néolibérale consistant à s’ouvrir rapidement aux importations. L’expérience néolibérale du Chili a finalement produit la pire crise économique que l’Amérique latine ait connue. Si les circonstances diffèrent selon les pays, les gouvernements ont joué, dans tous les cas, un rôle actif dans la restructuration de leur économie et l’ont protégée d’un environnement extérieur très volatil. Pourtant interdites par la feuille de route néolibérale ; les politiques industrielles, les restrictions sur les flux de capitaux et le contrôle des changes sont devenus monnaie courante.

En contraste, les pays qui se sont cantonnés au modèle de mondialisation néolibéral ont été cruellement déçus ; comme en témoigne l’exemple regrettable du Mexique. Après une série de crises macroéconomiques au milieu des années 1990, le Mexique a adopté des politiques macroéconomiques orthodoxes en libéralisant abondamment son économie, en dérégulant son système financier, en abaissant drastiquement ses barrières aux importations et en signant l’accord de libre-échange nord-américain (Alena). Ces politiques ont de fait permis une certaine stabilité macroéconomique et une hausse significative tant du commerce extérieur que de l’investissement domestique. Mais pour ce qui compte le plus — la productivité globale et la croissance économique –– l’expérience a été un échec. Depuis que le Mexique a entrepris ces réformes, sa productivité globale stagne et son économie s’est avérée être contre-performante, même au regard des standards relativement peu exigeants, de l’Amérique Latine.

Il n’y a pas de plan unique

Ces résultats ne sont pas surprenants du point de vue d’une approche économique logique. Il y a toutefois une autre manifestation de la nécessité pour les politiques économiques d’être ajustées aux défaillances auxquelles est soumis chaque marché, et taillé en fonction des spécificités nationales de chaque pays. Aucun plan ne peut convenir partout et de façon indifférente.

Comme en témoigne le manifeste de Peters (1982), la définition du néolibéralisme a considérablement évolué au cours du temps, en même temps que la connotation du terme est devenue de plus en plus radicale dans son rapport à la dérégulation, la financiarisation ou la mondialisation. Il y a cependant un fil rouge qui relie entre elles les différentes versions du néolibéralisme : il s’agit de l’importance accordée à la croissance économique. En 1982, Peters écrivait que cette insistance était justifiée, du fait du rôle essentiel que joue la croissance dans la réalisation de tous nos objectifs sociaux et politiques — la communauté, la démocratie et la prospérité. L’entreprenariat, l’investissement privé et le retrait de tous les obstacles encombrants (comme, par exemple, une régulation excessive) étaient autant d’instruments nécessaires à la croissance économique. Si un manifeste néolibéral similaire devait être écrit aujourd’hui, il avancerait sans doute le même argument.

L’erreur fatale du néolibéralisme, c’est qu’il se trompe sur ce qu’est l’économie elle-même

Toutefois, les détracteurs du néolibéralisme pointent souvent que cet accent mis sur la croissance déprécie et sacrifie d’autres valeurs sociales et politiques importantes comme l’égalité, l’inclusion sociale, la délibération démocratique ou encore la justice. Des valeurs dont la réalisation est pourtant primordiale, et qui, dans certains contextes, comptent bien plus que les autres. Elles ne peuvent cependant pas toujours – voire même jamais – être réalisées par le biais de politiques économiques technocratiques ; la politique a clairement un rôle central à jouer.

Les néolibéraux n’ont certes pas tort d’affirmer que ces précieux idéaux sont plus susceptibles d’être atteints dans une économie dynamique, solide et en expansion. Ils se trompent en revanche lorsqu’ils pensent qu’il existe une recette unique et universelle pour améliorer la performance d’une économie – une recette à laquelle ils auraient accès. L’erreur fatale du néolibéralisme, c’est qu’il se trompe sur ce qu’est l’économie elle-même. Il doit être rejeté, selon sa propre logique, pour la simple et bonne raison que c’est de la mauvaise économie.

* Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université Harvard. Cet article publié initialement par la Boston Review a été traduit par Aude Martin

Source : Alternatives Economiques

Voir aussi : RubriqueActualité Internationale,rubrique Histoire, rubrique Economie, L’enfer des start-up, rubrique Politique, Société civile, Politique économique, Politique de l’éducationDe la démocratie selon Macron, rubrique Rencontre Jean-Claude Milner. Les institutions est centrale dans la République, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël, Patrick Boucheron,rubrique livre,

Les eurodéputés pour un embargo des ventes d’armes à l’Arabie saoudite

Emmanuel Macron avec le prince saoudien Mohammed ben Salmane à Riyad le 10 novembre 2017 © Reuters / pool officiel.

Emmanuel Macron avec le prince saoudien Mohammed ben Salmane à Riyad le 10 novembre 2017 © Reuters / pool officiel.

Le parlement européen a adopté jeudi, à une large majorité, une résolution non contraignante, qui critique violemment la diplomatie économique de la France vis-à-vis de Riyad.

Une large majorité d’eurodéputés s’est prononcée une nouvelle fois, jeudi à Bruxelles, pour un embargo des ventes d’armes à l’Arabie saoudite. La résolution, qui porte à l’origine sur « la situation au Yémen », exhorte Federica Mogherini, à la tête de la diplomatie européenne, à tout faire pour mettre en place cet embargo, « compte tenu de la gravité des accusations qui pèsent sur ce pays au regard de la violation du droit humanitaire au Yémen » (paragraphe 15).

Le ministre des affaires étrangères saoudien, Adel al-Jubeir, a fait savoir, ce vendredi, qu’il annulait sa visite au parlement européen, prévue le 5 décembre. Selon les Nations unies, plus de 8 000 personnes, dont 60 % de civils, ont été tuées dans la guerre civile qui continue de ravager le Yémen. Plus de 50 000 autres, dont un grand nombre d’enfants, ont été blessées. L’Arabie saoudite, entrée dans le conflit en mars 2015, mène les bombardements de la coalition, qui touchent, entre autres, des marchés et des habitations.

« Seize États membres […] continuent de vendre des armes à l’Arabie saoudite. Ils sont complices de ce massacre », dénonce l’eurodéputée espagnole Angela Vallina (IU, gauche unie, communiste). Le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne sont les trois pays, au sein de l’UE, qui vendent le plus d’armes à Riyad. L’Arabie saoudite est, de très loin, le premier client de la France pour les armes, devant l’Inde et le Brésil. La Suède est le seul État membre qui ait mis fin, officiellement, aux ventes à l’Arabie saoudite.

« Il est scandaleux que ce conflit ignoré soit alimenté par les armes provenant de l’Union, en particulier de la Grande-Bretagne et de la France », renchérit l’eurodéputé écolo Yannick Jadot, qui souhaiterait élargir cet embargo aux Émirats arabes unis. « La participation indirecte mais réelle de la France à cette guerre abominable […] est contraire aux engagements de notre pays dans le Traité sur le commerce des armes », juge-t-il. « Alors que Trump a signé un accord sur les armes chiffré à un milliard de dollars, le parlement européen, lui, propose des mesures concrètes pour mettre fin au désastre humanitaire au Yémen », insiste, de son côté, la Néerlandaise Marietje Schaake (D66, formation libérale).

La résolution, qui « condamne les frappes aériennes aveugles menées par la coalition », a été adoptée à une très large majorité (539 pour, 13 contre, 81 abstentions). Cette position n’est pas une surprise. En février 2016, l’hémicycle s’était déjà prononcé en faveur de cet embargo. Mais la majorité, entretemps, s’est encore élargie (on en était à 449 voix l’an dernier).

Du côté des Français, la plupart, y compris la droite du PPE (dont les LR français), ont voté pour le texte. Des députés du FN, mais aussi de l’UDI-Modem, à l’instar de Jean-Marie Cavada ou Jean Arthuis, se sont abstenus. « Cette résolution a tendance à tout mélanger, en exagérant le rôle de l’Iran dans le conflit en cours : c’est bien plus complexe », juge l’eurodéputée centriste Patricia Lalonde, référente de la délégation UDI-Modem sur ces questions.

Le paragraphe sur l’embargo a fait l’objet d’un vote séparé, plus disputé (lire le détail page 50 de ce document) : ils sont 368 élus, dont une majorité de sociaux-démocrates, écologistes et membres de la gauche critique, à l’avoir défendu. Côté français, la délégation UDI-Modem s’y est, cette fois, montrée favorable, tout comme le PS, EELV ou encore le Front de gauche. Mais les conservateurs LR, eux, se sont divisés.

Les principales figures de la délégation française du PPE, dont Michèle Alliot-Marie, Alain Lamassoure, ou Arnaud Danjean, se sont opposées à l’embargo (ce qui ne les a pas empêchées de voter pour la résolution finale, tout de même). Joint par Mediapart, Arnaud Danjean n’avait pas, vendredi midi, répondu à nos sollicitations. « L’armement sollicité par Riyad, ce sont des armements défensifs, qui sont utilisés par rapport à ce que eux perçoivent, depuis l’Arabie saoudite, comme une menace grandissante, l’Iran », avait avancé le député à Mediapart, en 2016, pour justifier son opposition à un embargo.

Sur le fond, cette résolution – peu médiatisée, et sans effet juridique – ne devrait pas gêner outre-mesure le chef d’État français Emmanuel Macron, qui continue, dans la droite ligne de François Hollande, à faire de l’Arabie saoudite l’un des principaux piliers de sa diplomatie économique. Alors qu’il n’était encore que candidat, il avait pourtant répondu, en début d’année, à un questionnaire de l’ONG Human Rights Watch, dans lequel il avait précisé : « Nous ne voulons pas vendre des armes qui serviraient ensuite à massacrer des civils. Cela n’est pas supportable. Si nous travaillons avec les monarchies du Golfe, nous conditionnerons nos contrats au respect des droits de l’homme. » En déplacement à Abidjan mercredi, Emmanuel Macron a par ailleurs assuré que l’Arabie saoudite s’était engagée, auprès de la France, à cesser tout financement de mouvements et de fondations extrémistes listés par Paris.

Source Médiapart 01/12/2017

 

Voir aussi : Rubrique UE, Paris, Le Caire, ventes d’armes et droits de l’homme, rubrique Moyen OrientArabie Saouditeune purge sans précédent vise princes, ministres et hommes d’affaires La dangereuse alliance entre les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite, Israël, Drones : les secrets de la success-story israélienne, rubrique Politique Comment la France est devenue une cible « légitime » pour les groupes djihadistes, rubrique Affaires, La France et l’Italie, premiers fournisseurs européens d’armes à KadhafiKarachi le dossier avance, rubrique Histoire, Renault et la “fabrication de chars pour la Wehrmacht,

Histoire Le long combat pour la représentation du personnel

QUOTI-20171117-semaine-de-jp

Donner une voix aux salariés au sein de l’entreprise fut un combat permanent tout au long du XXe siècle. Les récentes réformes fragilisent plutôt les acquis de ces luttes.

En France, la démocratie peine à franchir les portes des entreprises. Il a fallu tout d’abord attendre 1884 pour que les syndicats soient autorisés. A l’époque, seuls quelques patrons chrétiens sociaux ou, plus rares encore, d’inspiration socialiste (comme Jean-Baptiste Godin, à Guise), soucieux de s’attacher un noyau d’ouvriers, organisent une représentation du personnel, pour instaurer ce qu’on appelle aujourd’hui un « dialogue social ». Jusqu’en 1936 néanmoins, des canaux d’expression des travailleurs sont peu à peu élaborés au niveau national. Patronat et gouvernement cherchent en effet alors à éteindre et prévenir les nombreux conflits sociaux qui émaillent la période.

Une élaboration laborieuse

Tout commence dans les mines, et plus spécifiquement dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité au travail. La loi du 8 juillet 1890 y institue des délégués de sécurité « dans le but exclusif [d’]examiner les conditions de sécurité pour le personnel (…) et, d’autre part, en cas d’accident, les conditions dans lesquelles cet accident se sera produit ». Le secteur connaît en effet de graves accidents à répétition, souvent mortels. Par ailleurs, la dépression économique alors à l’oeuvre fait prendre conscience de l’importance de la « question sociale ». Dans les syndicats, les modérés sont souvent dépassés par des militants plus radicaux.

Il faudra cependant attendre 1917 pour qu’apparaissent les premiers délégués du personnel élus par atelier dans 350 établissements, travaillant dans leur grande majorité pour la défense nationale. Le but est d’éviter les conflits dans des activités stratégiques, à un moment où le pays connaît de nombreuses grèves et une montée du refus de la guerre. Après-guerre, ces délégués ne subsisteront cependant que dans une minorité d’entreprises.

C’est, enfin, à la suite du grand mouvement de grèves de mai-juin 1936 et des accords dits de Matignon qu’une loi institue des délégués du personnel dans les entreprises de plus de dix salariés. Ces derniers « ont qualité pour présenter à la direction les réclamations individuelles qui n’auraient pas été directement satisfaites, visant l’application des lois, décrets, règlements du code du travail, des tarifs de salaires et des mesures d’hygiène et de sécurité« . Les travailleurs vont s’emparer de cette opportunité en élisant massivement des délégués contestataires, qui animeront les luttes pour réévaluer les bas salaires et peser sur les conventions collectives alors en discussion. Le statut de ces délégués sera modifié par plusieurs décrets en 1938-1939 pour amoindrir le poids d’une CGT exécrée par le patronat.

Mais sous le régime de Vichy, pendant la Seconde Guerre mondiale, les syndicats et les délégués sont supprimés. La Charte du travail (1941) institue à la place des « comités sociaux » rassemblant des représentants de toutes les catégories de salariés (élus ou désignés, selon le choix du patron), animés par des cadres qui trouvent là un nouveau rôle social. Ce fut un succès, lié à leur réelle utilité : baptisés souvent « comités patates », ils centrèrent en effet le plus souvent leur activité sur le ravitaillement (cantine, groupement d’achats, jardins ouvriers), question cruciale en ces temps de pénurie aiguë.

Du consensus productiviste à la crise

A la Libération, syndicats et délégués du personnel sont rétablis dans leurs droits. Des comités d’entreprise sont créés dans les établissements de plus de 50 salariés (loi de 1946). Inspirés en partie des « comités sociaux » vichystes en ce qui concerne la gestion des « oeuvres sociales » de l’entreprise (cantine, colonies de vacances, etc.) en y ajoutant quelques avancées démocratiques. Les élus le sont sur des listes syndicales et doivent être informés des réalités économiques de l’entreprise. Le but étant, certes, de modérer leurs revendications, dans une période où un large accord règne alors entre le patronat, l’Etat et les syndicats (y compris la CGT) pour reconstruire le pays.

Un consensus productiviste qui se prolonge pendant toutes la période dite des Trente Glorieuses : une partie des gains de productivité se traduit par des hausses de salaires et des primes. En 1947, des comités d’hygiène et de sécurité (CHS), émanation du comité d’entreprise (CE), sont aussi créés, pour veiller à l’application de la loi et des consignes en ces domaines.

Les années 1970-90 voient éclater ce consensus. Les conditions de travail dans les usines taylorisées, où opère une majorité d’ouvriers spécialisés (OS), se sont aggravées. Le mécontentement grandit. Il explose en mai-juin 1968 et se prolonge dans les années 1970 avec de nombreuses grèves d’OS. L’Etat cherche alors à mieux intégrer les syndicats en reconnaissant la section syndicale d’entreprise et des délégués syndicaux dans les entreprises de plus de 50 salariés (loi de décembre 1968), qui peuvent signer des accords d’entreprise.

En 1982, les CHS deviennent comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), intégrant ainsi la problématique des conditions de travail. La même année, les lois Auroux renforcent la protection des délégués et soutiennent l’expression des salariés dans l’entreprise. En rendant obligatoires des négociations salariales annuelles dans les entreprises, elles promeuvent un dialogue reçu avec méfiance tant par le patronat (« une profonde et longue perturbation de la vie de l’entreprise », selon Yvon Chotard, le vice-président du CNPF, le Medef de l’époque) que par des fédérations syndicales de salariés. Ces dernières craignent que cela ouvre la voie, à terme, à la prééminence des accords d’entreprise sur les garanties protectrices des accords de branche, ce que l’on appelle aujourd’hui « l’inversion des normes ».

Depuis les années 1970, la priorité des politiques publiques est d’aider les entreprises dans la compétition internationale. De plus en plus souvent, les accords d’entreprise visent à faire admettre des reculs sociaux au nom de la compétitivité. Une loi de 2008 facilite la validation de tels accords pourvu qu’ils soient signés par des organisations syndicales représentatives1 ayant recueilli au moins 30 % des suffrages lors des dernières élections professionnelles. La loi travail de 2016 favorise le référendum d’entreprise tout comme les récentes ordonnances Macron, au nom d’une démocratie directe supposée plus proche des réalités de l’entreprise.

Par ailleurs, les employeurs présentent les institutions de représentation du personnel comme un poids ; ils cherchent donc à l’alléger. Leur tâche est facilitée par la division et la faiblesse syndicales (11 % de salariés syndiqués, 20 % dans le public, 9 % dans le privé) ainsi que par la difficulté à trouver des délégués dans les PME. Une succession de lois va instaurer la délégation unique du personnel (DUP), concentrant de plus en plus les compétences : délégation du personnel et délégation au comité d’entreprise dans les entreprises de moins de 200 salariés en 1993, puis une DUP incluant le CHSCT dans les entreprises entre 50 et 300 salariés après accord (loi Rebsamen de 2015). Les ordonnances Macron rendent, elles, obligatoires dans les entreprises de plus de dix salariés la fusion à l’horizon 2020 des trois délégations dans un comité social et économique. Elles facilitent également la négociation d’accords sans passer par des délégués syndicaux dans les entreprises de moins de 50 salariés. De quoi affaiblir encore les syndicats et, par là, une démocratie sociale qui reste à advenir.

Gérard Vindt

  • 1. La loi du 20 août 2008 change les règles : est « représentative » une organisation syndicale qui, entre autres conditions, est indépendante de l’employeur et a recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés aux élections professionnelles dans l’entreprise. Il ne suffit plus et il n’est plus nécessaire d’être affilié à l’une des cinq confédérations représentatives au niveau national (CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC).

Source : Alternative Eco 29/11/2017

Voir aussi : Actualité France, rubrique Politique, Politique économique,  rubrique Société, Travail, Santé, Justice,

L’Etat au régime Macron

IMG_4432

Source Le Canard Enchaîné 22/11/2017

Voir aussi : Actualité France, Rubrique DéfensePolitique, Les ministres macron compatiblesFlorence Parly touchait 52.000 euros par mois, Affaires, rubrique EconomieBudget 2018 : un pari à haut risque, Macron met les collectivités au régime sec,