Géographies en mouvement. Le vieux monde contre les ZAD

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Après l’enterrement du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on pouvait s’attendre à ce que l’État cède la ZAD à ses occupant·e·s. Pour comprendre l’obstination du gouvernement à évacuer la zone, il faut examiner les fondements géographiques de l’État moderne.

Le 17 janvier 2018, après des décennies de bras de fer, l’exécutif renonce officiellement à construire un aéroport à quelques kilomètres au nord-ouest de Nantes. Depuis 2008, des groupes opposés au projet occupaient la Zone d’aménagement différé, rebaptisée «Zone à défendre». Pour justifier leur évacuation malgré l’arrêt du projet, le Premier ministre se fend d’un message ferme: pas question de laisser « des zones s’enkyster sur des parties du territoire national ».

Si Édouard Philippe parle au pluriel, c’est qu’il pense à Notre-Dame-des-Landes, mais aussi à d’autres lieux de contestation: des zadistes s’opposent, à Bure, à l’enfouissement de 70 000 mètres cube de déchets nucléaires avec la bénédiction de Nicolas Hulot et le soutien logistique de la gendarmerie, d’autres tentent, à Kolbsheim, de bloquer le projet de contournement autoroutier de Strasbourg, d’autres encore ne veulent pas des 400 boutiques d’Europa City à Gonesse(1).

Le point commun de ces ZAD? Elles mobilisent l’espace, courroie de transmission entre nous et le monde, pour proposer d’autres rapports humains, et donc précisément d’autres formes d’interaction collective avec les lieux. De quoi donner de l’urticaire au gouvernement, émanation d’un territoire conquis, contrôle, maîtrisé.

Trois siècles et demi d’État westphalien

Alors gare aux kystes, s’emporte le Premier ministre, et le sens de sa fine métaphore médico-géographique se trouve en partie dans un événement vieux de près de 370 ans. En octobre 1648, la paix de Westphalie met fin à la guerre de Trente Ans, une suite de conflits entre puissances européennes – notamment la France et le Saint-Empire germanique. Cette paix inaugure la domination de la France de Louis XIV sur l’Europe, mais pas seulement: les traités cèlent un nouvel ordre politique européen, et avec lui un nouvel ordre géographique.

Désormais, en lieu et place de royaumes aux frontières floues, d’empires exerçant une autorité variable sur des territoires pas toujours contigus, de principautés et autres cités-États, un État aux frontières nettes et reconnues internationalement servira de modèle.

Pour le dire à la manière de Bernard Debarbieux (1), l’État westphalien surgit, à la fin du 17e siècle, au cœur de notre «imaginaire de l’espace» – d’autres parleraient d’idéologie. Traduction: le territoire devient la référence sur laquelle se fonde l’État pour se penser lui-même, celui-ci se définit par l’existence de celui-là.

Quelques siècles plus tard, il nous est difficile de penser le monde autrement qu’à travers cette «croyance partagée» en un territoire étatique aux contours bien délimités. Et sait-on jamais, si la croyance venait à faiblir, des limites matérielles viennent la renforcer ici et là: bornes, panneaux, barbelés, murs et autres incarnent notre imaginaire collectif de la frontière.

L’État, ce nouvel objet politique et géographique, ne fait pas irruption sans raison dans les esprits européens. Il va servir, explique Paul Claval (2), de support à l’utopie moderne. L’unification juridique et politique d’un territoire – et donc d’abord sa délimitation – permet au pouvoir central et ses relais locaux de faire respecter les mêmes règles et de mettre en œuvre les transformations techniques et sociales inspirées par les penseurs de la Renaissance et des Lumières. L’État souverain exerce son autorité sur un espace en théorie homogène – d’où par exemple la chasse aux langues régionales – et sa police doit notamment empêcher la formation de zones de non-droit.

Voilà la première faute, impardonnable, des ZAD : elles commettent, par leur existence même, un crime de lèse-majesté. Le pouvoir politique tel que nous le concevons depuis bientôt quatre siècles ne peut tolérer des «trous» dans son territoire.

Frontières externes et internes

Derrière l’utopie moderniste, ou du moins à ses côtés, se tient le projet capitaliste. Durant les 16e et 17e siècles, le capitalisme marchand prend son essor au rythme de la désintégration du système féodal et l’État trouve là une deuxième raison d’être. Colbert, bourgeois propulsé au sommet de l’État par Louis XIV, a besoin du cadre territorial pour mettre sur pied sa politique de développement productif du pays, inspirée par les théories économiques mercantilistes (3).

Et ce n’est pas pour rien si, en même temps que s’affirme en Europe l’État moderne, s’enclenche un processus de marchandisation de la terre. La propriété foncière ne va plus être réservée à la noblesse et la société va devenir, selon le mot d’Hannah Arendt (4), une «organisation de propriétaires». Dans un État moderne, ajoute la philosophe, «les hommes n’ont en commun que leurs intérêts privés», et ils exigent de l’État qu’il préserve ces intérêts. En première ligne: la garantie de la propriété foncière, sur un territoire désormais délimité par des frontières externes mais aussi internes.

La Zad, une hétérotopie

Face à cette puissante idéologie spatiale associant frontières étatiques et propriété foncière, les ZAD proposent une vision du monde concurrente quoique minoritaire. Elles ouvrent des horizons, au propre comme au figuré: des espaces partagés, sur lesquels s’appliquent d’autres logiques que la rentabilité de la terre et la compétition entre individus.

Elles ont tout des hétérotopies, terme forgé par Michel Foucault il y a un demi-siècle (5). Elles sont des «contre-emplacements, des sortes d’utopies effectivement réalisées», des espaces «autres». Elles offrent des poches de résistance où la proposition d’une autre société accompagne la contestation de la société comme elle est.

Si notre rapport au monde et aux autres individus est médiatisé par l’espace, alors détruire les ZAD, c’est détruire la possibilité d’autres interactions, d’autres modes d’existence. C’est interdire toute innovation sociale et géographique. C’est, de la part d’un exécutif clamant sa modernité, une manière de s’accrocher à un vieux monde et à un système de pensée vieux de plus de trois siècles et demi.

Source Blog Libé Géographie en mouvement 07/05/2018


* Manouk Borzakian est géographe et enseigne à Lausanne. Ses recherches portent sur les pratiques culturelles et les représentations de l’espace au cinéma. Il est le rédacteur du blog ciné-géographique Le Monde dans l’objectif.

(1) Pour un tour de France des Zad avec Libé, c’est ici.

(2) Debarbieux, Bernard, L’espace de l’imaginaire, CNRS éditions, 2015.

(3) Claval, Paul, L’aventure occidentale, Éditions Sciences humaines, 2016.

(4) Beaud, Michel, Histoire du capitalisme, Seuil, 2010.

(5) Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Pocket, 2002 (1958).

(6) Foucault, Michel, « Des espaces autres », in Dits et écrits II. 1976-1988, p. 1571-1583. 1994 (1984).

L’Etat au régime Macron

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Source Le Canard Enchaîné 22/11/2017

Voir aussi : Actualité France, Rubrique DéfensePolitique, Les ministres macron compatiblesFlorence Parly touchait 52.000 euros par mois, Affaires, rubrique EconomieBudget 2018 : un pari à haut risque, Macron met les collectivités au régime sec,

Félix Guattari . Pour une refondation des pratiques sociales

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Quelques semaines avant son soudain décès, le 29 août 1992, Félix Guattari nous avait adressé le texte qu’on lira ci-dessous. Avec le poids que lui donne la tragique disparition de son auteur, cette réflexion ambitieuse et totalisante prend en quelque sorte un caractère de testament philosophique. L’auteur y décrit le grand malaise de notre civilisation et propose de nouvelles pistes pour refonder les pratiques sociales. Avec un souffle non dépourvu de poésie, il imagine une « nouvelle renaissance » , un « grand réveil » qui arracherait nos sociétés à leur passivité actuelle.

Les routines de la vie quotidienne, la banalité du monde représenté par les médias, nous enrobent d’une atmosphère rassurante où rien n’a plus vraiment de conséquence. On se voile les yeux; on s’interdit de penser la fuite tourbillonnaire de notre temps, qui projette en arrière, très loin, très vite, notre passé le plus familier, qui efface des façons d’être et de vivre encore fraîches à notre mémoire et qui plaque notre futur sur un horizon opaque, chargé de nuées et de miasmes. On tient d’autant plus à se rassurer que plus rien n’est assuré.

Les deux « Grands » d’hier, longtemps arc-boutés l’un à l’autre, sont déstabilisés par l’effondrement de l’un d’entre eux. Les pays de l’ex-URSS et ceux de l’Est européen s’enlisent dans des drames sans issue apparente. Les EtatsUnis, pour leur part, ne sont pas à l’abri de violentes secousses de civilisation, comme on a pu le voir à Los Angeles. Les pays du tiers-monde ne sortent pas du marasme; l’Afrique, en particulier, s’enfonce dans une impasse atroce. Les désastres écologiques, la famine, le chômage, la montée du racisme, de la xénophobie, hantent, comme autant de menaces, la fin de ce millénaire.

D’un autre côté, les sciences et les technologies évoluent à une vitesse extrême, livrant virtuellement à l’homme toutes les clefs nécessaires pour résoudre ses problèmes matériels. Mais l’humanité ne parvient pas à s’en saisir; elle reste hébétée, impuissante devant les défis auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au développement de la pollution de l’eau, de l’air, à la destruction des forêts, à la perturbation des climats, à la disparition d’une multitude d’espèces vivantes, à l’appauvrissement du capital génétique de la biosphère, à la dégradation des paysages naturels, à l’étouffement de ses villes et à l’abandon progressif de valeurs culturelles et de références morales relatives à la solidarité et à la fraternité humaines…

L’humanité semble perdre la tête, ou, plus exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment pourrait-elle retrouver une boussole pour s’orienter au sein d’une modernité dont la complexité la dépasse de toute part? Penser la complexité, renoncer, en particulier, à l’abord réducteur du scientisme quand il s’agit de remettre en question ses préjugés et ses intérêts à court terme: telle est la perspective d’une entrée dans une ère que j’ai qualifiée de postmédias, car tous les grands bouleversements contemporains, qu’ils soient de portée positive ou négative, sont actuellement jugés à l’aune d’informations tamisées par l’industrie massmédiatique, qui ne retient que le petit côté événementiel des choses et qui ne problématise jamais les enjeux en présence dans leur véritable amplitude. Il est vrai qu’il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réfléchir sur le présent et le futur du monde. Ils manquent, pour y parvenir, d’incitations collectives. Or la plupart des anciennes instances de communication, de réflexion et de concertation se sont dissoutes au profit d’un individualisme et d’une solitude souvent synonymes d’angoisse et de névrose.

C’est en ce sens que je préconise – sous l’égide d’un type d’articulation inédit entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale – l’invention de nouveaux agencements collectifs d’énonciation, concernant le couple, la famille, l’école, le voisinage, etc.

Le fonctionnement des mass media actuels, en particulier de la télévision, va à l’encontre d’une telle perspective. Le téléspectateur reste passif devant son écran, prisonnier d’un rapport quasi hypnotique, coupé de l’autre, déresponsabilisé. Cette situation n’est cependant pas faite pour durer indéfiniment. L’évolution des technologies introduira de nouvelles possibilités d’inter-action entre le média et son utilisateur, et entre les utilisateurs eux-mêmes. La jonction entre l’écran audiovisuel, l’écran télématique et l’écran informatique pourrait conduire à une véritable réactivation de la sensibilité et de l’intelligence collectives. L’équation actuelle (média = passivité) disparaîtra peut-être beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine. Evidemment, on ne peut pas attendre de miracle de ces technologies: tout dépendra, en fin de compte, de la capacité des groupes humains à s’en emparer et à leur conférer des finalités convenables. La constitution de grands marchés économiques et d’espaces politiques homogènes, comme tend à le devenir l’Europe de l’Ouest, aura également des incidences sur notre vision du monde. Mais celles-ci vont dans des sens contraires, de sorte que leur résultante dépendra de l’évolution de rapports de force entre des ensembles sociaux dont il faut reconnaître par ailleurs que le contour demeure encore flou.

Les antagonismes industriels et économiques entre les Etats-Unis, le Japon et l’Europe s’accentuant, la diminution des coûts de production, le développement de la productivité, la conquête des « parts de marché », deviendront des enjeux de plus en plus tenaillants, accroissant le chômage structurel et conduisant à une « dualisation » sociale toujours plus marquée au sein des citadelles capitalistes. Sans parler de leur coupure avec le tiers-monde, qui prendra une tournure de plus en plus conflictuelle et dramatique du fait de l’inflation démographique.

D’un autre côté, le renforcement de ces grands pôles de puissance va sans doute contribuer à l’instauration d’une régulation – sinon d’un « ordre planétaire » – de nature géopolitique et écologique.

En favorisant d’importantes concentrations de moyens sur des objectifs de recherche ou sur des programmes écologiques et humanitaires, l’existence de ces pôles pourrait jouer un rôle déterminant sur l’avenir de l’humanité. Mais il serait à la fois immoral et irréaliste d’accepter que la dualité actuelle, quasi manichéenne, entre les riches et les pauvres, les forts et les faibles, s’accentue indéfiniment. Malheureusement, c’est dans cette perspective que se sont inscrits, sans doute malgré eux, les signataires de l’appel dit de Heidelberg, présenté à la conférence de Rio, en suggérant que les choix fondamentaux de l’humanité dans le domaine de l’écologie soient laissés à l’initiative des élites scientifiques (voir, dans le Monde diplomatique , l’éditorial d’Ignacio Ramonet, juillet 1992, et l’article de Jean-Marc Lévy-Leblond, août 1992). Cela procède d’une myopie scientiste assez incroyable. Comment ne pas voir, en effet, qu’une part essentielle des enjeux écologiques de la planète relève de cette coupure de la subjectivité collective entre riches et pauvres?

Les scientifiques ont à trouver leur insertion au sein d’une nouvelle démocratie internationale, qu’ils doivent eux-mêmes contribuer à promouvoir. Et ce n’est pas d’entretenir le mythe de leur omnipotence qui les avancera dans cette voie!

Comment recoller le corps avec la tête, comment articuler les sciences et les techniques avec les valeurs humaines? Comment s’accorder sur des projets communs tout en respectant la singularité des positions de chacun? Par quel moyen déclencher, dans le climat de passivité actuel, un grand réveil, une nouvelle renaissance? La peur de la catastrophe sera-t-elle un moteur suffisant dans ce domaine?

Des accidents écologiques, tel Tchernobyl, ont certes conduit à un réveil de l’opinion. Mais il ne s’agit pas seulement d’agiter des menaces, il faut passer aux réalisations pratiques. Il convient aussi de se rappeler que le danger peut exercer un véritable pouvoir de fascination. Le pressentiment de la catastrophe peut déclencher un désir inconscient de catastrophe, une aspiration vers le néant, une pulsion d’abolition. C’est ainsi que les masses allemandes, à l’époque du nazisme, ont vécu sous l’empire d’un fantasme de fin du monde associé à une mythique rédemption de l’humanité. Il convient de mettre l’accent, avant tout, sur la recomposition d’une concertation collective capable de déboucher sur des pratiques novatrices. Sans changement des mentalités, sans entrée dans une ère post-médiatique, il n’y aura pas de prise durable sur l’environnement. Mais, sans modification de l’environnement matériel et social, il n’y aura pas de changement des mentalités.

On se trouve ici en présence d’un cercle qui m’amène à postuler la nécessité de fonder une « écosophie » articulant l’écologie environnementale à l’écologie sociale et à l’écologie mentale.

Qui gère le chaos capitaliste?

Avec cette perspective écosophique, il ne s’agit aucunement de reconstituer une idéologie hégémonique comme l’ont été les grandes religions ou le marxisme. Il est absurde, par exemple, de la part du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale de préconiser la généralisation d’un modèle unique de croissance dans le tiers-monde. L’Afrique, l;Amérique latine, l’Asie, devraient pouvoir s’engager dans des voies de développement social et culturel spécifiques. Le marché mondial n’a pas à piloter la production de chaque groupement humain au nom d’un concept de croissance universel. La croissance capitalistique demeure purement quantitative, alors qu’un développement complexe concerne essentiellement le qualitatif. Ce n’est ni la prééminence de l’Etat (à la façon du socialisme bureaucratique) ni celle du marché mondial (sous l’égide des idéologies néolibérales) qui ont à régenter l’avenir des activités humaines et leurs finalités essentielles.

Il faudrait donc mettre en place une concertation planétaire et promouvoir une nouvelle éthique de la différence substituant aux pouvoirs du capitalisme actuel une politique des désirs des peuples.

Mais une telle perspective ne risque-t-elle pas de conduire au chaos ?

A cela je répondrai que la transcendance du pouvoir conduit de toute façon au chaos, comme la crise actuelle le démontre. Mais le chaos démocratique, à tout prendre, vaut mieux que le chaos qui résulte de l’autoritarisme! L’individu et le groupe ne peuvent faire l’économie d’une certaine plongée existentielle dans le chaos. C’est déjà ce que nous faisons chaque nuit en nous abandonnant à l’univers du rêve. Toute la question est de savoir ce que nous retirons de cette plongée: un sentiment de désastre ou la révélation de nouvelles lignes de possible? Qui gère aujourd’hui le chaos capitaliste? Les Bourses de valeurs, les multinationales et (de moins en moins) les pouvoirs d’Etat! En fin de compte, pour l’essentiel, des organismes décérébrés. L’existence d’un marché mondial est certainement indispensable à la structuration des relations économiques internationales. Mais on ne peut pas attendre de ce marché qu’il régule comme par miracle les échanges humains de la planète.

Le marché de l’immobilier contribue au désordre de nos mégapoles. Le marché de l’art pervertit la création esthétique. Il est donc primordial qu’à côté du marché capitaliste se manifestent des marchés territorialisés, s’appuyant sur des formations sociales consistantes, affirmant leurs modes de valorisation.

Du chaos capitaliste doivent sortir ce que j’appellerai des « attracteurs » de valeurs: valeurs diverses, hétérogènes, dissensuelles. Un microfascisme prolifère dans nos sociétés.

Les marxistes faisaient reposer le mouvement de l’histoire sur une nécessaire progression dialectique de la lutte des classes. Les économistes libéraux font aveuglément confiance au libre jeu du marché pour résoudre les tensions, les disparités, et pour accoucher du meilleur des mondes.

Or les événements confirment, si cela était nécessaire, que le progrès n’est pas lié mécaniquement ni dialectiquement aux luttes de classes, au développement des sciences et des techniques, à la croissance économique, au libre jeu du marché… La croissance n’est pas synonyme de progrès, comme le révèle cruellement la renaissance de la barbarie des affrontements sociaux et urbains, des conflits interethniques, des tensions économiques planétaires.

Le progrès social et moral est inséparable des pratiques collectives et individuelles qui en assument la promotion. Le nazisme et le fascisme n’ont pas été des maladies transitoires, des « accidents de l’histoire » désormais dépassés. Ils constituent des potentialités toujours présentes; ils continuent d’habiter nos univers de virtualité; le stalinisme du Goulag, le despotisme maoïste, peuvent renaître, demain, dans de nouveaux contextes. Sous des formes variées, un microfascisme prolifère dans les pores de nos sociétés, se manifestant à travers le racisme, la xénophobie, la remontée des fondamentalismes religieux, du militarisme, de l’oppression des femmes. L’histoire ne garantit aucun franchissement irréversible de « seuils progressistes ». Seules les pratiques humaines, un volontarisme collectif peuvent nous prémunir de retomber dans les pires barbaries. A cet égard, il serait tout à fait illusoire de s’en remettre aux impératifs formels de la défense des « droits de l’homme » ou du « droit des peuples ». Les droits ne sont pas garantis par une autorité divine; ils reposent sur la vitalité des institutions et des formations de pouvoir qui en soutiennent l’existence.

Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d’une nouvelle conscience planétaire résidera donc dans notre capacité collective à faire réémerger des systèmes de valeurs échappant au laminage moral, psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée sur le profit économique.

La joie de vivre, la solidarité, la compassion à l’égard d’autrui doivent être considérées comme des sentiments en voie de disparition et qu’il convient de protéger, de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles voies. Les valeurs éthiques et esthétiques ne relèvent pas d’impératifs et de codes transcendants. Elles appellent une participation existentielle à partir d’une immanence sans cesse à reconquérir.

Comment forger, donner de l’expansion à de tels univers de valeurs?

Certes pas en dispensant des leçons de morale. La puissance de suggestion de la théorie de l’information a contribué à masquer l’importance des dimensions énonciatrices de la communication. Elle a souvent conduit à oublier que c’est seulement s’il est reçu qu’un message prend son sens, et non simplement parce qu’il est transmis. L’information ne peut être réduite à ses manifestations objectives; elle est, essentiellement, production de subjectivité, prise de consistance d’univers incorporels. Et ces derniers aspects ne peuvent être réduits à une analyse en termes d’improbabilité et calculés sur la base de choix binaires.

La vérité de l’information renvoie toujours à un événement existentiel chez ceux qui la reçoivent. Son registre n’est pas celui de l’exactitude des faits, mais celui de la pertinence d’un problème, de la consistance d’un univers de valeurs. La crise actuelle des médias et la ligne d’ouverture vers une ère postmédias constituent les symptômes d’une crise beaucoup plus profonde. Ce sur quoi j’entends mettre l’accent, c’est sur le caractère foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène, de la subjectivité contemporaine, malgré l’homogénéisation dont elle est l’objet du fait de sa mass-médiatisation.

A cet égard, un individu est déjà un « collectif » de composantes hétérogènes. Un fait subjectif renvoie à des territoires personnels – le corps, le moi, – mais, en même temps, à des territoires collectifs – la famille, le groupe, l’ethnie. Et à cela s’ajoutent toutes les procédures de subjectivation qui s’incarnent dans la parole, l’écriture, l’informatique, les machines technologiques. Dans les sociétés antérieures au capitalisme, l’initiation aux choses de la vie et aux mystères du monde passait par le canal de rapports familiaux, de rapports de classes d’âge, de rapports de clan, de corporation, de rituels, etc. Ce type d’échange direct entre individus tend à se raréfier. C’est à travers de multiples médiations que se forge la subjectivité, tandis que les rapports individuels entre les générations, les sexes, les groupes de proximité se distendent. Par exemple, très souvent, la fonction des grandsparents comme support d’une mémoire intergénérationnelle pour les enfants disparaît. L’enfant se développe dans un contexte hanté par la télévision, les jeux informatiques, les communications télématiques, les bandes dessinées…

Une nouvelle solitude machinique est née, qui n’est certes pas sans qualité, mais qui mériterait d’être retravaillée en permanence de façon qu’elle puisse s’accorder avec des formes renouvelées de socialité. Plutôt que des rapports d’opposition, il s’agit de forger des enlacements polyphoniques entre l’individu et le social. Toute une musique subjective reste ainsi à inventer. La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme. Il est fréquent que l’on continue d’opposer la machine à l’âme humaine.Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a voilé l’accès à nos fondements ontologiques, à l’Etre primordial. Et si, au contraire, un renouveau de l’âme et des valeurs humaines pouvait être attendu d’une nouvelle alliance avec la machine?

Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle approche du machinisme à propos de la cellule, des organes et du corps vivant. Ce sont encore des linguistes, des mathématiciens, des sociologues, qui explorent d’autres modalités de machinisme. En élargissant ainsi le concept de machine, ils nous conduisent à mettre l’accent sur certains de ses aspects insuffisamment explorés à ce jour. Les machines ne sont pas des totalités refermées sur elles-mêmes. Elles entretiennent des rapports déterminés avec une extériorité spatio-temporelle, ainsi qu’avec des univers de signes et des champs de virtualités.

Le rapport entre le dedans et le dehors d’un système machinique n’est pas seulement le fait d’une consommation d’énergie, d’une production d’objet: il s’incarne également à travers des phylums génétiques. Une machine affleure au présent comme terme d’une lignée passée et elle est le point de relance, ou le point de rupture, à partir duquel se déploiera, dans le futur, une lignée évolutive. L’émergence de ces généalogies et de ces champs d’altérité est complexe. Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices des sciences, des arts, des innovations sociales, qui s’enchevêtrent et constituent une mécanosphère enveloppant notre biosphère. Et cela non comme un carcan contraignant ou une cuirasse extérieure, mais comme une efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain.

La vie humaine est engagée, par exemple, dans une course de vitesse avec le rétrovirus du sida. Les sciences biologiques et les techniques médicales gagneront la lutte contre cette maladie ou, à terme, l’espèce humaine sera éliminée. De même, l’intelligence et la sensibilité sont l’objet d’une véritable mutation du fait des nouvelles machines informatiques qui s’insinuent de plus en plus dans les ressorts de la sensibilité, du geste et de l’intelligence. On assiste actuellement à une mutation de la subjectivité qui est peut-être encore plus importante que ne le furent celles de l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie.

L’humanité devra contracter un mariage de raison et de sentiments avec les multiples rameaux du machinisme, sinon elle risque de sombrer dans le chaos. Un renouveau de la démocratie pourrait avoir pour objectif une gestion pluraliste de l’ensemble de ses composantes machiniques.

Le juridique et le législatif seront ainsi amenés à nouer des liens imprévus avec le monde de la technologie et de la recherche (c’est déjà le cas avec les commissions d’éthique relatives aux problèmes de la biologie et de la médecine contemporaines; mais il faudrait aussi concevoir rapidement des commissions d’éthique des médias, d’éthique de l’urbanisme, d’éthique de l’éducation). Il s’agit, en somme, de redécouper les véritables entités existentielles de notre époque, qui ne correspondent plus à celles d’il y a encore quelques décennies.

L’individu, le social, le machinique, se chevauchent; le juridique, l’éthique, l’esthétique et le politique également. Une grande dérive des finalités est en train de s’opérer: les valeurs de resingularisation de l’existence, de responsabilité écologique, de créativité machinique, sont appelées à s’instaurer comme foyer d’une nouvelle polarité progressiste au lieu et place de l’ancienne dichotomie droite-gauche.

Valoriser l’écologie, préserver l’environnement

Les machines de production qui sont à la base de l’économie mondiale sont axées uniquement sur les industries dites de pointe. Elles ne contribuent pas à prendre en considération des secteurs laissés pour compte parce qu’ils ne sont pas générateurs de profits capitalistes.

La démocratie machinique devra opérer un rééquilibrage des systèmes de valorisation actuels. Aménager une ville propre, vivable, gaie, riche en interactions sociales; développer une médecine humaine et efficace, une éducation enrichissante, sont des objectifs tout aussi valables que la production en série d’automobiles ou d’équipements électroniques performants. Les actuelles machines, techniques, scientifiques et sociales sont potentiellement capables de nourrir, d’habiller, de transporter, d’éduquer tous les humains: les moyens sont là, à portée de main, pour faire vivre dix milliards d’habitants sur cette planète. Ce sont les systèmes de motivation pour produire les biens et pour les répartir convenablement qui ne sont pas adéquats.

S’employer à développer le bien-être matériel et moral, l’écologie sociale et mentale, devrait être tout aussi valorisé que travailler dans des secteurs de pointe ou dans la spéculation financière. C’est le travail lui-même qui a changé de nature, du fait de la prévalence toujours plus grande, dans sa composition, des aspects immatériels de connaissance, de désir, de goût esthétique, de préoccupations écologiques. L’activité physique et mentale de l’homme s’y trouve de plus en plus adjacente aux dispositifs techniques, informatiques et communicationnels. De ce fait, les vieilles conceptions fordistes ou tayloristes de l’organisation des sites industriels et de l’ergonomie sont dépassées.

A l’avenir, il devra être fait de plus en plus fréquemment appel à l’initiative individuelle et collective, à toutes les étapes de la production et de la distribution (et même de la consommation).

La constitution d’un nouveau paysage d’agencements collectifs de travail – en raison, en particulier, du rôle prépondérant qu’y joueront la télématique, l’informatique et la robotique – remettra profondément en cause les anciennes structures hiérarchiques, avec, en corollaire, une révision des normes salariales qui ont actuellement cours.

Considérons la crise de l’agriculture dans les pays développés. Il est légitime que les marchés agricoles s’ouvrent aux pays du tiers-monde, dont les conditions climatiques et de rentabilité sont souvent beaucoup plus favorables à la production que celles des pays situés plus au nord. Cela signifie-t-il que les paysans européens, américains et japonais devront déserter les campagnes et migrer vers les villes? Il s’agit, au contraire, de redéfinir l’agriculture et l’élevage dans ces pays, de façon à valoriser convenablement leurs aspects écologiques et à préserver l’environnement. Les forêts, les montagnes, les fleuves, les bords de mer, constituent un capital non capitaliste, un « placement » qualitatif, qu’il convient de faire fructifier, de revaloriser en permanence, ce qui implique, en particulier, de repenser de façon audacieuse la condition d’agriculteur, d’éleveur et de pêcheur.

Il en va de même avec le travail domestique: il deviendra nécessaire que les femmes et les hommes qui ont à charge d’élever des enfants – tâche dont la complexité ne cesse de s’accroître – soient convenablement rémunérés. D’une façon générale, nombre d’activités « privées » sont ainsi appelées à trouver leur place dans un nouveau système de valorisation économique qui prenne en compte la diversité, l’hétérogénéité des activités humaines socialement, ou esthétiquement, ou éthiquement utiles.

Du temps libre pour quoi faire?

Pour permettre un élargissement du salariat à la multitude d’activités sociales qui méritent d’être valorisées, les économistes auront peut-être à imaginer un renouvellement des systèmes monétaires et des systèmes salariaux actuels.

La coexistence, par exemple, de monnaies fortes, ouvertes sur le grand large de la compétition économique mondiale, avec des monnaies protégées, non convertibles, territorialisées sur un espace social donné, permettrait de pallier la misère la plus criante, en distribuant des biens qui ne relèvent que du marché intérieur et en faisant proliférer tout un champ d’activités sociales qui perdraient, du même coup, leur caractère de marginalité apparente. Une telle révision de la division et de la valorisation du travail n’implique pas nécessairement que la durée hebdomadaire de celui-ci doive diminuer indéfiniment, que l’âge de la retraite doive être avancé.

Certes, le machinisme tendra à libérer de plus en plus de « temps libre ». Mais libre pour quoi faire? Pour s’adonner à des loisirs préfabriqués? Pour rester le nez collé sur la télé? Combien de retraités sombrent, après quelques mois de leur nouvelle situation, dans le désespoir et la dépression du fait de leur oisiveté.

Paradoxalement, une redéfinition écosophique du travail pourrait aller de pair avec un élargissement de la durée du salariat. Cela impliquerait une savante ventilation entre le temps de travail affecté à l’économie de marché et le temps de travail relatif à l’économie des valeurs sociales et mentales. On pourrait imaginer, par exemple, des retraites modulées permettant aux travailleurs, aux employés, aux cadres qui le désirent, de ne pas être coupés des activités de leur entreprise, surtout de celles qui ont des implications sociales et culturelles. N’est-il pas absurde, en effet, que ce soit au moment où ils ont la meilleure connaissance de leur secteur d’activité, où ils pourraient rendre le plus de services dans les domaines de la formation et de la recherche, qu’ils soient brutalement rejetés? La perspective d’une telle recomposition sociale et culturelle du travail conduirait tout naturellement à promouvoir une nouvelle transversalité entre les agencements productifs et le reste de la cité.

Certaines expériences syndicales vont déjà dans ce sens. Il existe par exemple au Chili de nouvelles formes de pratique syndicale s’articulant de façon organique à leur environnement social. Les militants du « syndicalisme territorial » ne se préoccupent plus seulement de la défense des travailleurs syndiqués, mais également des difficultés rencontrées par les chômeurs, les femmes, les enfants du quartier dans lequel est insérée leur entreprise. Ils participent à l’organisation de programmes éducatifs et culturels, s’impliquent dans des problèmes de santé, d’hygiène, d’écologie, d’urbanisme. (Un tel élargissement du champ de compétence de l’action ouvrière est loin d’être vu d’un bon oeil par les instances hiérarchiques de l’appareil syndical.) Dans ce pays, des groupes d’ »écologie du troisième âge » se consacrent à l’organisation relationnelle et culturelle des personnes âgées.

Il est difficile, mais cependant indispensable, de tourner la page des anciens systèmes de référence fondés sur une opposition tranchée gauche-droite, socialisme-capitalisme, économie de marché-planification étatique

Il ne s’agit pas de forger un pôle de référence « centriste », équidistant des deux autres, mais de se dégager de ce type de système fondé sur une adhésion totale, sur une base prétendument scientifique, ou sur des données juridiques et éthiques transcendantes. Les opinions publiques, avant les classes politiques, sont devenues allergiques aux discours programmatiques, aux dogmes intolérants à l’égard de la diversité des points de vue. Mais, tant que le débat public et les moyens de concertation n’auront pas acquis des formes renouvelées d’expression, le risque est grand qu’elles ne se détournent de plus en plus de l’exercice de la démocratie, pour s’en remettre soit à la passivité de l’abstention, soit à l’activisme de factions réactionnaires. Ce qui importera, dans une campagne politique, c’est moins de conquérir l’adhésion massive du public à une idée que de voir cette opinion publique se structurer en multiples segments sociaux vivants.

La réalité n’est plus une et indivisible. Elle est multiple, travaillée par des lignes de possible que les praxis humaines peuvent attraper au vol. A côté de l’énergie, de l’information et des nouveaux matériaux, la volonté de choisir et d’assumer un risque s’instaure au coeur des nouvelles aventures machiniques, qu’elles soient technologiques, sociales, théoriques ou esthétiques.

Les « cartographies écosophiques », qu’il faudrait instituer, auront ceci de particulier qu’elles n’assumeront pas uniquement les dimensions du présent, mais aussi celles du futur. Elles se préoccuperont autant de ce que sera la vie humaine sur Terre dans trente ans que de ce que seront les transports urbains dans trois ans. Elles impliquent un choix de responsabilité pour les générations à venir, ce que le philosophe Hans Jonas appelle une « éthique de la responsabilité ». Il est inévitable que des choix à long terme heurtent des choix d’intérêts à court terme. Les groupes sociaux concernés par de tels enjeux doivent être amenés à en délibérer, à modifier leurs habitudes et leurs coordonnées mentales, à adopter de nouveaux univers de valeurs et à postuler un sens humain aux futures transformations technologiques. En un mot, à arbitrer le présent au nom de l’avenir. Il n’est pas pour autant question de retomber dans des visions totalitaires et autoritaires de l’histoire, des messianismes qui, au nom des « cités futures » ou de l’équilibre écologique, prétendraient régenter la vie de tout un chacun.

Chaque « cartographie » représente une vision particulière du monde, qui, même lorsqu’elle est adoptée par un grand nombre d’individus, recèle toujours en son coeur un noyau d’incertitude. C’est, en vérité, son capital le plus précieux. C’est à partir de lui que peut se constituer une authentique écoute de l’autre. L’écoute de la disparité, de la singularité, de la marginalité, voire de la folie, ne relève pas seulement d’un impératif de tolérance et de fraternité. Elle constitue une propédeutique essentielle, un rappel permanent à cet ordre de l’incertitude, une remise à nu des puissances de chaos qui hantent toujours les structures dominantes, imbues d’elles-mêmes, autosuffisantes. Ces structures, elle peut les renverser ou leur redonner sens, en les rechargeant de potentialités, en déployant à partir d’elles de nouvelles lignes de fuite créatives.

Au sein de tout état de chose, un point d’échappée de sens est à repérer, à travers l’impatience de ce que l’autre n’adopte pas mon point de vue, à travers la mauvaise volonté de la réalité à se plier à mes désirs. Cette adversité, j’ai non seulement à l’accepter, mais à l’aimer pour elle-même; j’ai à la rechercher, à dialoguer avec elle, à la creuser, à l’approfondir. C’est elle qui me fera sortir de mon narcissisme, de mon aveuglement bureaucratique, qui me restituera un sens de la finitude, que toute la subjectivité mass-médiatique infantilisante s’emploie à voiler. La démocratie écosophique ne s’abandonnera pas à la facilité de l’accord consensuel: elle s’investira dans la métamodélisation dissensuelle. Avec elle, la responsabilité sort du soi pour passer à l’autre.

Faute de la promotion d’une telle subjectivité de la différence, de l’atypie, de l’utopie, notre époque pourrait basculer dans les conflits atroces de l’identité, comme ceux que subissent les peuples de l’ex-Yougoslavie. Il restera vain d’en appeler à la morale et au respect des droits. La subjectivité s’enlise dans le vide des enjeux de profit et de pouvoir. Le refus du statut des médias actuels, associé à la recherche de nouvelles interactivités sociales, d’une créativité institutionnelle et d’un enrichissement des univers de valeurs, constituerait déjà une étape importante sur la voie d’une refondation des pratiques sociales.

Félix Guattari – 1992

 

1 Le Monde diplomatique, Octobre 1992, page 26;27

2 Félix Guattari est né le 30 avril 1930 à Colombes. Fondateur, avec Jean Oury, de la clinique psychiatrique de La Borde (Loir-et-Cher), il est l’auteur de cinq livres écrits avec le philosophe Gilles Deleuze et publiés aux Editions de minuit: l’Anti-OEdipe (1972), Kafka, pour une littérature mineure (1975), Rhizome (1976), Mille-Plateaux (1979) et Qu’est-ce que la philosophie? (1991). En outre, il a notamment écrit la Révolution moléculaire (1977) et l’Inconscient machinique (Recherches, Paris, 1979), et les Trois Écologies (Galilée, Paris, 1989).

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité rubrique Science, Science politique,

Le néolibéralisme est un fascisme

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Manuela Cadelli, présidente de l’association Syndicale des Magistrats

Le temps des précautions oratoires est révolu ; il convient de nommer les choses pour permettre la préparation d’une réaction démocrate concertée, notamment au sein des services publics.

Le libéralisme était une doctrine déduite de la philosophie des Lumières, à la fois politique et économique, qui visait à imposer à l’Etat la distance nécessaire au respect des libertés et à l’avènement des émancipations démocratiques. Il a été le moteur de l’avènement et des progrès des démocraties occidentales.

Le néolibéralisme est cet économisme total qui frappe chaque sphère de nos sociétés et chaque instant de notre époque. C’est un extrémisme.

Le fascisme se définit comme l’assujettissement de toutes les composantes de l’État à une idéologie totalitaire et nihiliste.

Je prétends que le néolibéralisme est un fascisme car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril du bien commun.

L’austérité voulue par les milieux financiers est devenue une valeur supérieure qui remplace la politique. Faire des économies évite la poursuite de tout autre objectif public. Le principe de l’orthodoxie budgétaire va jusqu’à prétendre s’inscrire dans la Constitution des Etats. La notion de service public est ridiculisée.

Le nihilisme qui s’en déduit a permis de congédier l’universalisme et les valeurs humanistes les plus évidentes : solidarité, fraternité, intégration et respect de tous et des différences. Même la théorie économique classique n’y trouve plus son compte : le travail était auparavant un élément de la demande, et les travailleurs étaient respectés dans cette mesure ; la finance internationale en a fait une simple variable d’ajustement.

Déformation du réel

Tout totalitarisme est d’abord un dévoiement du langage et comme dans le roman de Georges Orwell, le néolibéralisme a sa novlangue et ses éléments de communication qui permettent de déformer le réel. Ainsi, toute coupe budgétaire relève-t-elle actuellement de la modernisation des secteurs touchés. Les plus démunis ne se voient plus rembourser certains soins de santé et renoncent à consulter un dentiste ? C’est que la modernisation de la sécurité sociale est en marche.

L’abstraction domine dans le discours public pour en évincer les implications sur l’humain. Ainsi, s’agissant des migrants, est-il impérieux que leur accueil ne crée pas un appel d’air que nos finances ne pourraient assumer. De même, certaines personnes sont-elles qualifiées d’assistées parce qu’elles relèvent de la solidarité nationale.

Culte de l’évaluation

Le darwinisme social domine et assigne à tous et à chacun les plus strictes prescriptions de performance : faiblir c’est faillir. Nos fondements culturels sont renversés : tout postulat humaniste est disqualifié ou démonétisé car le néolibéralisme a le monopole de la rationalité et du réalisme. Margaret Thatcher l’a indiqué en 1985 : «  There is no alternative  ». Tout le reste n’est qu’utopie, déraison et régression. Les vertus du débat et de la conflictualité sont discréditées puisque l’histoire est régie par une nécessité.

Cette sous-culture recèle une menace existentielle qui lui est propre : l’absence de performance condamne à la disparition et dans le même temps, chacun est inculpé d’inefficacité et contraint de se justifier de tout. La confiance est rompue. L’évaluation règne en maître, et avec elle la bureaucratie qui impose la définition et la recherche de pléthore d’objectifs et d’indicateurs auxquels il convient de se conformer. La créativité et l’esprit critique sont étouffés par la gestion. Et chacun de battre sa coulpe sur les gaspillages et les inerties dont il est coupable.

La Justice négligée

L’idéologie néolibérale engendre une normativité qui concurrence les lois du parlement. La puissance démocratique du droit est donc compromise. Dans la concrétisation qu’ils représentent des libertés et des émancipations, et l’empêchement des abus qu’ils imposent, le droit et la procédure sont désormais des obstacles.

De même le pouvoir judiciaire susceptible de contrarier les dominants doit-il être maté. La justice belge est d’ailleurs sous-financée ; en 2015, elle était la dernière d’un classement européen qui inclut tous les états situés entre l’Atlantique et l’Oural. En deux ans, le gouvernement a réussi à lui ôter l’indépendance que la Constitution lui avait conférée dans l’intérêt du citoyen afin qu’elle joue ce rôle de contre-pouvoir qu’il attend d’elle. Le projet est manifestement celui-là : qu’il n’y ait plus de justice en Belgique.

Une caste au-dessus du lot

La classe dominante ne s’administre pourtant pas la même potion qu’elle prescrit aux citoyens ordinaires car austérité bien ordonnée commence par les autres. L’économiste Thomas Piketty l’a parfaitement décrit dans son étude des inégalités et du capitalisme au XXIe siècle (Seuil 2013).

Malgré la crise de 2008, et les incantations éthiques qui ont suivi, rien ne s’est passé pour policer les milieux financiers et les soumettre aux exigences du bien commun. Qui a payé ? Les gens ordinaires, vous et moi.

Et pendant que l’État belge consentait sur dix ans des cadeaux fiscaux de 7 milliards aux multinationales, le justiciable a vu l’accès à la justice surtaxé (augmentation des droits de greffe, taxation à 21 % des honoraires d’avocat). Désormais pour obtenir réparation, les victimes d’injustice doivent être riches.

Ceci dans un Etat où le nombre de mandataires publics défie tous les standards mondiaux. Dans ce secteur particulier, pas d’évaluation ni d’études de coût rapportée aux bénéfices. Un exemple : plus de trente ans après le fédéralisme, l’institution provinciale survit sans que personne ne puisse dire à quoi elle sert. La rationalisation et l’idéologie gestionnaire se sont fort opportunément arrêtées aux portes du monde politique.

Idéal sécuritaire

Le terrorisme, cet autre nihilisme qui révèle nos faiblesses et notre couardise dans l’affirmation de nos valeurs, est susceptible d’aggraver le processus en permettant bientôt de justifier toutes les atteintes aux libertés, à la contestation, de se passer des juges qualifiés inefficaces, et de diminuer encore la protection sociale des plus démunis, sacrifiée à cet « idéal » de sécurité.

Le salut dans l’engagement

Ce contexte menace sans aucun doute les fondements de nos démocraties mais pour autant condamne-t-il au désespoir et au découragement ?

Certainement pas. Voici 500 ans, au plus fort des défaites qui ont fait tomber la plupart des Etats italiens en leur imposant une occupation étrangère de plus de trois siècles, Nicolas Machiavel exhortait les hommes vertueux à tenir tête au destin et, face à l’adversité des temps, à préférer l’action et l’audace à la prudence. Car plus la situation est tragique, plus elle commande l’action et le refus de « s’abandonner » (Le prince, chapitres XXV et XXVI).

Cet enseignement s’impose à l’évidence à notre époque où tout semble compromis. La détermination des citoyens attachés à la radicalité des valeurs démocratiques constitue une ressource inestimable qui n’a pas encore révélé, à tout le moins en Belgique, son potentiel d’entraînement et sa puissance de modifier ce qui est présenté comme inéluctable. Grâce aux réseaux sociaux et à la prise de parole, chacun peut désormais s’engager, particulièrement au sein des services publics, dans les universités, avec le monde étudiant, dans la magistrature et au barreau, pour ramener le bien commun et la justice sociale au cœur du débat public et au sein de l’administration de l’État et des collectivités.

Le néolibéralisme est un fascisme. Il doit être combattu et un humanisme total doit être rétabli.

Manuela Cadelli

Source : Le Soir 03/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, rubrique Société Justice, rubrique UE, Belgique, rubrique Débat,

Alain Badiou : «La frustration d’un désir d’Occident ouvre un espace à l’instinct de mort»

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Le philosophe publie un ouvrage sur la tuerie du 13 Novembre, dont il impute la responsabilité à l’impossibilité de proposer une alternative au monde tel qu’il est. Il pointe notamment l’effondrement des idées progressistes, victimes d’une crise profonde de la pensée depuis l’échec du communisme.

Comment comprendre l’énigmatique pulsion de mort qui anime les jihadistes ? Des tueries de janvier à celles de novembre, chacun cherche les causes, sociales ou religieuses, de cette «radicalisation» qui, ici et ailleurs, cède à une violence inouïe. Pour le philosophe Alain Badiou, les attentats sont des meurtres de masse symptomatiques de notre époque, où règne sans limite le capitalisme mondialisé. Dans son dernier ouvrage, Notre mal vient de plus loin : penser la tuerie du 13 Novembre, qui sort le 11 janvier chez Fayard, il rappelle la nécessité d’offrir à la jeunesse mondiale, frustrée par un capitalisme qui ne tient pas ses promesses, une alternative idéologique.

Quelles différences voyez-vous ­entre les attentats de janvier et ceux de novembre ?

Dans les deux cas, on a le même contexte historique et géopolitique, la même provenance des tueurs, le même acharnement meurtrier et suicidaire, la même réponse, policière, nationaliste et vengeresse, de la part de l’Etat. Cependant, tant du côté du meurtre de masse que du côté de la réponse étatique, il y a des différences importantes. D’abord, en janvier, les meurtres sont ciblés, les victimes choisies : les blasphémateurs de Charlie Hebdo, les juifs et les policiers. Le caractère idéologique, religieux et antisémite des meurtres est évident. D’autre part, la réponse prend la forme d’un vaste déploiement de masse, voulant symboliser l’unité de la nation derrière son gouvernement et ses alliés internationaux autour d’un mot d’ordre lui-même idéologique, à savoir «nous sommes tous Charlie». On se réclame d’un point précis : la liberté laïque, le droit au blasphème.

En novembre, le meurtre est indistinct, très évidemment nihiliste : on tire dans le tas. Et la réponse n’inclut pas de déploiement populaire, son mot d’ordre est cocardier et brutal : «guerre aux barbares». L’idéologie est réduite à sa portion congrue et abstraite, du genre «nos valeurs». Le réel, c’est le durcissement extrême de la mobilisation policière, avec un arsenal de lois et de décrets scélérats et liberticides, totalement inutiles, et visant rien de moins qu’à rendre éternel l’Etat d’urgence. De là résulte qu’une intervention rationnelle et détaillée est encore plus urgente et nécessaire. Il faut convaincre l’opinion qu’elle ne doit se retrouver, ni bien entendu dans la férocité nihiliste des assassins mais ni non plus dans les coups de clairons policiers de l’Etat.

Vous analysez le 13 Novembre comme un «mal» dont la cause serait l’échec historique du communisme. Pourquoi ? C’est une grille de lecture qui paraît nostalgique et dépassée…

J’ai essayé de proposer un protocole d’explication aussi clair que possible, en partant des structures de ­notre monde : l’affaiblissement des Etats face à l’oligarchie privée, le désir d’Occident, et l’expansion du capitalisme mondialisé, face auquel aucune alternative n’est proposée aujourd’hui. Je n’ai aucune nostalgie passéiste. Je n’ai jamais été communiste, au sens électoral du mot. J’appelle «communisme» la possibilité de proposer à la jeunesse planétaire autre chose que le mauvais choix entre une inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant et des échappées nihilistes sauvages. Il ne s’agit pas de ma part d’un entêtement, ni même d’une tradition. J’affirme seulement que tant qu’il n’y aura pas un cadre stratégique quelconque, un dispositif politique permettant notamment à la jeunesse de penser qu’autre chose est possible que le monde tel qu’il est, nous aurons des symptômes pathologiques tels que le 13 Novembre.

Donner toute la responsabilité à l’emprise tentaculaire du capitalisme mondialisé, n’est-ce pas ignorer la responsabilité de la pensée, des intellectuels qui voulaient précisément promouvoir un autre modèle ?

A partir des années 80, un certain nombre d’intellectuels, qui sortaient déçus et amers, faute d’un succès immédiat, du gauchisme des années 60 et 70, se sont ralliés à l’ordre établi. Pour s’installer dans le monde, ils sont devenus des chantres de la sérénité occidentale. Evidemment, leur responsabilité est flagrante. Mais il faut aussi tenir compte du retard pris du côté d’une critique radicale de l’expansion ­capitaliste et des propositions alternatives qui doivent renouveler et renforcer l’hypothèse communiste. Cette faiblesse est venue de l’amplitude de la catastrophe. Il y a eu une sorte d’effondrement, non seulement des Etats socialistes, qui étaient depuis longtemps critiqués, mais aussi de la domination des idées progressistes et révolutionnaires dans l’intelligentsia, singulièrement en France depuis l’après-guerre. Cet effondrement indiquait une crise profonde, laquelle exigeait un renouvellement conceptuel et idéologique, notamment philosophique. Avec d’autres, je me suis engagé dans cette tâche, mais nous sommes encore loin du compte. Lénine disait des intellectuels qu’ils étaient la plaque sensible de l’histoire. L’histoire, entre le début des années 70 et le milieu des années 80, nous a imposé un renversement idéologique d’une violence extraordinaire, un triomphe presque sans précédent des idées réactionnaires de toutes sortes.

Dans le monde que vous décrivez, il y a l’affaiblissement des Etats. Pourquoi ne pourraient-ils pas être des acteurs de régulation face au capitalisme mondialisé ?

Nous constatons que les Etats, qui avaient déjà été qualifiés par Marx de fondés de pouvoir du capital, le sont aujourd’hui à une échelle que Marx lui-même n’avait pas prévue. L’imbrication des Etats dans le système hégémonique du capitalisme mondialisé est extrêmement puissante. Depuis des décennies, quels que soient les partis au pouvoir, quelles que soient les annonces du type «mon adversaire, c’est la finance», la même politique se poursuit. Et je pense qu’on a tort d’en accuser des individus particuliers. Il est plus rationnel de penser qu’il y a un enchaînement systémique extrêmement fort, un degré saisissant de détermination de la fonction étatique par l’oligarchie capitaliste. La récente affaire grecque en est un exemple frappant. On avait là un pays où il y avait eu des mouvements de masse, un renouvellement politique, où se créait une nouvelle organisation de gauche. Pourtant, quand Syriza est arrivé au pouvoir, cela n’a constitué aucune force capable de résister aux impératifs financiers, aux exigences des créanciers.

Comment expliquer ce décalage entre la volonté de changement et sa non-possibilité ?

Il y a eu une victoire objective des forces capitalistes hégémoniques, mais également une grande victoire subjective de la réaction sous toutes ses formes, qui a pratiquement fait disparaître l’idée qu’une autre organisation du monde économique et social était possible, à l’échelle de l’humanité tout entière. Les gens qui souhaitent «le changement» sont nombreux, mais je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes soient convaincus, dans l’ordre de la pensée et de l’action réelles, qu’autre chose est possible. Nous devons encore ressusciter cette possibilité.

Jürgen Habermas parle de l’économie comme la théologie de ­notre temps. On a l’impression que cet appareil systémique est théologique. Mais comment expliquez-vous ce qui s’est passé en France ?

Je voudrais rappeler que la France n’a pas le monopole des attentats. Ces phénomènes ont à voir avec le cadre général dans lequel vivent les gens aujourd’hui, puisqu’ils se produisent un peu partout dans des conditions différentes. J’étais à Los Angeles quand a eu lieu en Californie, après l’événement français, un terrible meurtre de masse. Cela dit, au-delà des analyses objectives, il faut entrer dans la subjectivité des meurtriers, autant que faire se peut. Il y a à l’évidence chez ces jeunes assassins les effets d’un désir d’Occident opprimé ou impossible. Cette passion fondamentale, on la trouve un peu partout, et c’est la clé des choses : étant donné qu’un autre monde n’est pas possible, alors pourquoi n’avons-nous pas de place dans celui-ci ? Si on se représente qu’aucun autre monde n’est possible, il est intolérable de ne pas avoir de place dans celui-ci, une place conforme aux critères de ce monde : argent, confort, consommation… Cette frustration ouvre un espace à l’instinct de mort : la place qu’on désire est aussi celle qu’on va haïr puisqu’on ne peut pas l’avoir. C’est un ressort subjectif classique.

Au-delà du «désir d’Occident», la France semble marquée par son passé ­colonial…

Il y a en effet un inconscient colonial qui n’est pas liquidé. Le rapport au monde arabe a été structuré par une longue séquence d’administration directe et prolongée de tout le Maghreb. Comme cet inconscient n’est pas reconnu, mis au jour, il introduit des ambiguïtés, y compris dans l’opinion dite «de gauche». Il ne faut pas oublier que c’est un gouvernement socialiste qui, en 1956, a relancé la guerre d’Algérie, et un Premier ministre socialiste qui, au milieu des années 80, a dit, à propos de la population en provenance d’Afrique, que «Le Pen pos[ait] les vraies questions». Il y a une corruption historique de la gauche par le colonialisme qui est aussi importante que masquée. En outre, entre les années 50 et les années 80, le capital a eu un impérieux besoin de prolétaires venus en masse de l’Afrique ex-coloniale. Mais avec la désindustrialisation forcenée engagée dès la fin des années 70, le même capital ne propose rien ni aux vieux ouvriers ni à leurs enfants et petits-enfants, tout en menant de bruyantes campagnes contre leur existence dans notre pays. Tout cela est désastreux, et a aussi produit cette spécificité française dont nous nous passerions volontiers : l’intellectuel islamophobe.

Dans votre analyse, vous évacuez la question de la religion et de l’islam en particulier…

C’est une question de méthode. Si l’on considère que la religion est le point de départ de l’analyse, on ne s’en sort pas, on est pris dans le schéma aussi creux que réactionnaire de «la guerre des civilisations». Je propose des catégories politiques neutres, de portée universelle, qui peuvent s’appliquer à des situations différentes. La possible fascisation d’une partie de la jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour des motifs «idéologiques» et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans l’islam français qui est massivement ­conservateur. Il faut en venir à la question religieuse, à l’islam, uniquement quand on sait que les conditions subjectives de cette islamisation ultime ont été d’abord constituées dans la subjectivité des assassins. C’est pourquoi je propose de dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui fascise. Et contre la fascisation, ce qui fera force est une proposition communiste neuve, à laquelle puisse se rallier la jeunesse populaire, quelle que soit sa provenance.•

Robert Maggiori , Anastasia Vécrin

Source : Libération 11/01/2016