Didier Castino. L’usine qui m’a choisi…

Un premier roman intense qui brosse la chronique de la France ouvrière des années 60-70

Un premier roman intense qui brosse la chronique de la France ouvrière des années 60-70

Auteur. Didier Castino a présenté son premier roman « Après le silence », une révélation, à la Librairie Le Grain des mots.

Didier Castino vit à Marseille, il est professeur de lettres dans un lycée du centre-ville depuis presque dix ans. Auparavant, il enseignait dans les quartiers Nord et s’y sentait bien. Il vient de publier son premier roman, Après le silence aux éditions Liana Levi. Invité par la librairie Le Grain des mots, il est venu parler à Montpellier de ce récit intime sur la vie d’ouvrier.

Sur la couverture de son roman il y a l’usine, dans le sud de la France, qui a toujours fait partie de la vie de Louis Castella. Elle était là dès sa petite enfance et l’on comprend que Louis, c’est un peu comme s’il venait d’elle. L’usine, elle lui colle à la peau comme une tache de naissance. Il y est entré à 13 ans. Elle lui a permis de devenir un homme.

« En apprenant à travailler, j’apprends aussi, je comprends plutôt, que le travail me choisit et non le contraire, je peux très vite devenir en trop dans une usine, je le comprends je t’assure, dès cette époque, j’ai conscience qu’il faut accepter les règles. C’est le travail. »

Aux Fonderies et Aciéries du Midi, les journées sont longues, interminables. Louis se révèle syndicaliste, un peu par la force des choses. Le temps en famille en est d’autant plus compté. A la maison, on ne gaspille rien, surtout pas le peu de disponibilité qui nous reste pour ceux qu’on aime. On gueule quand tout fout le camp mais on y croit, on économise pour les vacances et pour acheter une maison, un jour.

Le 16 juillet 1974, Louis Castella meurt à 43 ans, écrasé par un moule de plusieurs tonnes, mal accroché. C’est à un accident du travail qu’il doit sa libération. Le travail tue. L’usine a tout pris. Sa femme Rose et ses trois fils poursuivent sans le père.

Le plus jeune des enfants  décide de donner la parole au père, en lui offrant des mots. Le cadet dialogue avec lui, sans pouvoir oublier, qu’il est le fils de l’ouvrier écrasé. On ne va pas refaire la vie, hein, même si on est devenu petit propriétaire.

JMDH

Source: La Marseillaise 21/10/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature française, Rubrique Société, Arcelor Mittal : 2 intérimaires ont chuté dans la fonte en fusionJustice, Travail,

Boualem Sansal « L’univers romanesque permet de s’adresser à tous »

Boilal Sansal  à Montpellier Photo JMDI

Boilem Sansal à Montpellier Photo JMDI

Boualem Sansal. En lice pour le Goncourt, l’auteur algérien fait escale à Montpellier pour présenter son roman « 2084 La fin du monde » fenêtre sur le totalitarisme du big brother islamiste.

L’écrivain algérien francophone Boilem Sansal vit à Boumerdès, près d’Alger. Censuré dans son pays d’origine à cause de sa position très critique envers le pouvoir en place et l’obscurantisme islamiste. Il était l’invité de la librairie Sauramps à Montpellier où il a évoqué son dernier roman 2084* La fin du monde.

Dans 2084, vous reprenez la matrice de 1984 d’Orwell pour offrir un panorama de réflexions sur le totalitarisme islamique. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

La réalité. L’islamisme se propage de manière préoccupante. Sur le plan théorique, il a démarré en 1928 avec la création de l’association des Frères Musulmans et d’une idéologie de reconquête des terres d’Islam puis à travers la volonté d’étendre la prédication à l’ensemble de la planète. Au départ la stratégie reposait sur l’armée et sur un rapprochement avec le peuple. Avec l’idée que la force c’est le peuple, celui qui rendra l’islam invincible. Ensuite ils ont évolué en choisissant de travailler de manière pacifique mais aussi plus insidieuse en empruntant toute une série de techniques au marketing et à la politique, pour conquérir des marchés et des territoires.

A partir de l’Afghanistan on a vu l’islamisme basculer. Cet islamisme radical, a été artificiellement créé par la CIA qui a joué le développement de l’islam comme rempart au communisme afin de préserver l’accès au pétrole. Les Etats-Unis ont trouvé dans cette démarche des alliés très intéressés comme l’Arabie Saoudite et le Qatar. Tout cela est arrivé dans mon pays dans les années 80. On a vu que la démarche commençait par la destruction de l’ordre et de notre manière de vivre.

C’est un roman d’anticipation essentiellement politique. Vous ne décrivez pas d’autres évolutions ?

Un système totalitaire fige la situation. Après la prise du pouvoir, il entre dans une logique nouvelle. Celle de conserver le pouvoir. Et pour cela, met en place une dictature qui efface la langue, la culture, l’histoire, et toutes perspectives d’avenir afin de mettre en place un système carcéral. La pensée des prisonniers s’éteint et finalement, ils ne souhaitent plus être libérés.

Pour l’adversaire à l’obscurantisme déterminé que vous êtes, est-ce que le choix de la fiction permet de mettre en place un appareil critique plus éclairant que l’essai ou l’engagement politique ?

Si vous militez, vous devenez partisan. Par exemple de la démocratie, mais cela reste une vision parcellaire, et du coup, vous ne pouvez pas globaliser votre démarche. Je cherchais à trouver l’élément le plus fédérateur. L’univers romanesque permet de s’adresser à tous. Il transcende les visions partisanes et permet de construire une alliance sacrée contre l’islamisme. L’avantage de la fiction permet peut être de concerner les musulmans tandis que les appels partisans les rebutent parce qu’on critique l’islam qui est une partie d’eux-mêmes.

Quel regard portez-vous sur la révolution de Jasmin et ses suites ?

Connaissant toutes les inhibitions, les freins et les contradictions, religieuses, ethniques, qui traversent ces sociétés, je n’ai jamais cru au Printemps arabe. La démocratie ne se réduit pas au vote. A la base cela suppose une révolution philosophique. Cette révolution ne s’est pas faite dans les pays arabes. On adopte les élections comme on l’a fait en Egypte où en Algérie où les gens ont voté pour Bouteflika. On pourrait dire que c’est une démocratie mais on sait que l’on peut faire voter des ânes et faire élire un âne.

Il semble qu’il se passe quelque chose en Tunisie mais je n’y crois pas à long terme. Les questions fondamentales, comme la religion ou le statut des femmes ne sont pas traitées. La symbolique de la violence reste le pilier de l’Etat, ce qui est propre aux sociétés féodales. Il reste un long chemin, on peut considérer que l’on avance, mais comme on fait un pas en avant un pas en arrière, je n’y crois pas.

La réduction de l’autonomie individuelle passe par le vecteur de la peur, notamment du terrorisme qui conduit l’occident depuis le 11 septembre 2001 à une société sécuritaire. De la même façon, l’intégrisme n’est pas seulement islamique. Ne craignez-vous pas que certaines interprétations de votre livre n’entrent en contact avec l’islamophobie ambiante ?

Lorsque j’écrivais, je voyais à chaque ligne, l’exploitation que l’on pourrait faire de mon travail,  dans le bon et le mauvais sens. La société occidentale se radicalise on est dans l’atmosphère des années 30. L’Europe se délite, les contrôles aux frontières sont rétablis.

Cette question est vraiment centrale, est ce que la crainte que sa parole soit exploitée est une raison suffisante pour ne pas dire ? Est-ce qu’on ne fait pas en sorte de nous empêcher de nous exprimer ? Parce que dès qu’on dit un mot, on peut être taxé de raciste, à l’égard des blancs, des noirs, des islamophobes, des anti européens. Les accusations fusent dans tous les sens.

On dit que tel texte est récupéré par l’extrême-droite mais beaucoup de textes sont aussi récupérés par le discours islamiste. Le fait est, que partout dans le monde on ne peut plus parler. Je pense que comme les gens qui prennent les armes pour leur liberté politique, il y a des gens qui doivent se battre pour leur liberté d’expression quelle que soit l’exploitation que l’on peut en faire. Si j’avais tenu compte de ce paramètre, je n’aurais jamais écrit.

Vous dessinez un islam global, sans marquer la différence entre chiites et sunnites qui est actuellement un enjeu géopolitique majeur…

C’est actuel, mais je situe l’action de mon livre dans un siècle. A la différence de l’islamisme qui n’évolue guère, l’islam lui, évolue. Regardez ce qui s’est passé en trente ans. Tout cela est appelé à changer très vite. Dans un siècle, l’islam pourrait très bien se situer entre  le chiisme, le sunnisme et la démocratie.

Rejoignez-vous la pensée d’Orwell qui préférait les mensonges de la démocratie au totalitarisme ?

Absolument, j’ai un compagnonnage politique de longue date avec Orwell qui a écrit beaucoup de textes en dehors de son oeuvre romanesque. On a différé sur un point, malgré le fait que j’ai été très tenté de le suivre. 1984 s’articule autour d’une histoire d’amour. J’avais envie de reprendre cela mais dans l’environnement de l’islam, cela paraissait très difficile sur le plan de la narration. Comment envisager l’amour dans un pays où des amoureux de 17 ans mettent des mois pour parvenir à se toucher la main ?

Vous concluez votre livre sur une note positive ; le passage d’une frontière…

C’était pour le plaisir. Après une année à mariner dans cet univers carcéral, j’étais fatigué donc je me suis dit : sois un peu optimiste. Et puis cette idée de frontière qui est là bas et qu’il suffit de franchir m’est apparue très romantique. J’ai succombé à cette porte de sortie en me disant que cela ferait plaisir aux lecteurs.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

 2084 édition Gallimard 19,50 euros

Source : La Marseillaise 17/10/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature, Littérature Arabe, rubrique Méditerrannée, Moyens Oriens, rubrique Rencontre,

Ringards sur le monde, par Marie Darrieussecq

Au programme de littérature de troisième, un recueil de nouvelles ne laisse aucune chance à «la» femme de s’exprimer avec ses mots et son regard.

Mon fils est en troisième et il étudie, en français, la nouvelle : c’est au programme de littérature, et forcément, ça m’intéresse. Douze Nouvelles contemporaines ; regards sur le monde, c’est le titre du livre conseillé, que vont lire quantité d’élèves cette année. Un tableau de Martial Raysse fait la couverture, une jolie femme avec un cœur sur la joue. Au dos, la liste des douze auteurs : dix Français, un Italien, un Américain ; je ne les connais pas tous, mais ce qui me saute aux yeux, c’est que ce sont tous des hommes. J’ai un petit espoir sur un ou une Claude ; ah non, c’est un Claude. «Regards sur le monde», au pluriel peut-être, mais tous masculins. L’ambitieux sous-titre du recueil est : «Portrait des hommes et des femmes d’aujourd’hui, de la naissance à la mort» ; les hommes sont donc vus ici par des hommes, et les femmes aussi. Dans le dossier pédagogique, un chapitre est intitulé : «Un portrait critique de l’homme d’aujourd’hui» ; j’y lis que «les personnages féminins ne sont pas davantage épargnés par la critique que les hommes» ; la femme y est traitée en dix lignes et quatre personnages : deux tueuses, une quinquagénaire «vénale et hypocrite» et une jeune coquette «qui semble réduire la femme à un être sans profondeur intellectuelle». Il est vrai que ce recueil ne laisse aucune chance à «la» femme de s’exprimer avec ses mots et son regard. Peut-être aurait-il fallu «des» femmes ? Mon fils, amusé et déjà féministe – c’est-à-dire raisonnablement sensible à l’injustice -, me montre le dossier pédagogique final. Dans le chapitre «Regards sur le monde en poésie et en chansons» sont proposés cinq autres auteurs… tous des hommes. Dans le chapitre «Visions du monde de demain», ils sont quatre, attention… tous des hommes. Le fou rire nous gagne, nous allons au chapitre «Fenêtres sur» : quatorze noms… suspense… deux femmes ! Bravo, Andrée Chedid et Fred Vargas ! Mais rien d’Alice Munro, qui semblait tout indiquée puisqu’elle pratique exclusivement la nouvelle, prix Nobel en 2013, deux ans avant la composition de ce recueil «pédagogique».

Comment éduquons-nous nos enfants ? Christine Pau, professeure d’histoire-géo à Laval, commentait récemment ici les modifications du nouveau programme d’histoire : «Le chapitre « Les femmes au cœur des sociétés qui changent », que j’avais repéré dans la première version, devient « Femmes et hommes dans les sociétés des années 1950″». Il est louable que le mot «femmes» vienne, pour une fois, en premier ; mais probable que le cours novateur sur les femmes d’action se transforme en panorama des fifties.

Une jeune amie australienne me montre avec étonnement la carte d’étudiant qu’elle vient d’obtenir à la Sorbonne : «Est-ce que le « e » du féminin est toujours mis entre parenthèses ?» Sous sa photo, les mentions «étudiant(e)» et «né(e)» l’ont choquée. Mais ma propre carte d’étudiant, dans les années 90, était au masculin d’évidence, au masculin universel du «neutre». J’étais donc «étudiant» et «né» ; à l’époque, ça ne m’avait même pas surpris(e).

Ici-même, dans Libération, je n’ai jamais pu obtenir le moindre «e», parenthèse ou pas, à «auteur» écrit sous ma pomme (ne parlons d’«autrice», qui serait pourtant la forme correcte en français). Toute la vie d’une femme en France est à l’avenant ; ma carte d’«assuré social» est à mon nom d’épouse ; je paie mes impôts à mon nom à moi depuis peu de temps et après avoir beaucoup insisté (c’est-à-dire à mon nom de jeune fille, qui est de facto le nom de mon père). Il se trouve que j’en paie plutôt plus que mon mari ; ça aussi, ça amuse mes enfants. Et mon mari aussi, ça l’amuse, que la plupart de nos biens soient à mon nom mais que, pour toutes les administrations, le «chef de famille», ce soit lui. Il parvient à me faire rire quand tous mes formulaires de réservation en ligne se bloquent si je refuse de renseigner la case «madame» ou «mademoiselle», alors que lui, on ne lui demande rien de son état conjugal, de sa virginité de damoiseau ou de sa disponibilité sexuelle quand il doit remplir un bordereau quelconque. La case «civilité» est obligatoire, madame ou mademoiselle : cochez ! Oui, nous nous mettons en colère et nous rions aussi, plutôt que de nous taper la tête contre les murs. Parce que nous sommes féministes, lui plus encore que moi, et que la lourdeur du monde en est moins accablante. Féministe, la vie est plus gaie. D’ailleurs, on ne dit plus «chef de famille». On dit «personne de référence». Un changement purement cosmétique. Allez voir les définitions de l’Insee : dans les couples homosexuels, la personne de référence est la personne la plus âgée ; et dans les couples hétérosexuels, c’est l’homme. Un regard sur le monde aussi simple que ça.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq et Camille Laurens.

 

Marie Darrieussecq

Source Libération 9/10/2015
Voir aussi : Rubrique Politique de l’Education, Rubrique Livre, Littérature, rubrique Société, Droits des femmes,

Grand bain dans un petit labo

La baignoire se rêve en piscine

La baignoire se rêve en piscine

Création théâtrale. Des découvertes, de l’étonnement, de l’émotion, on trouve tout cela dans le laboratoire artistique de la rue Brueys qui fête ses 10 ans.

« Bienvenue dans l’intimité de la création et des écritures contemporaines »  lit-on dans le programme de la dixième saison de la Baignoire. Cette phrase posée comme un épitaphe par l’artiste fondateur du lieu Béla Czuppon s’inscrit toujours comme une invitation, car ce lieu d’à peine 100 m2 reconnu par les meilleurs comédiens de la région et les plus grands auteurs de théâtre contemporain d’Europe existe encore. Mais qui se soucie aujourd’hui de l’intimité de la création et de la pertinence de l’écritures contemporaine théâtrale ?

« Le péril n’est pas tant la fonte générale des budgets que l’idéologie répandue laissant entendre, à qui veut, que la disparition de la culture, n’est pas si grave que ça » constate le maître des lieux qui sort la vraie baignoire de son lieu pour gagner un peu de place.

La Baignoire se rêve en piscine laisse entendre l’image de couverture du programme, peut-être un clin d’oeil, aux partenaires institutionnels qui maintiennent le lieu en survie sans mesurer les enjeux d’une démarche qui explore les savoirs sensibles en tenant à bout de bras depuis dix ans.

Suivant une alternance dans le temps entre textes contemporains et dispositifs sonores, l’offre proposée cette année, aborde des questions humaines. « C’est sans doute moins politique, observe Béla Czuppon, les textes procèdent par infusion pour produire une perception du réel.»

Le 9 octobre, pour l’ouverture de la saison le spectacle Lever l’encre propose des textes littéraires écrits par des chercheurs. Du 14 au 17 oct, « Nous  jouerons un texte sur l’amour évoque Mama Prassinos qui met en scène et interprète avec Béla Une séparation, un texte de Véronique Olmi. « C’est difficile d’aimer et de se quitter…»

En préambule à la création Air Vivant, performance sonore et chorégraphique pour cinquante performers, Maguelone Vidal et Dalila Khatir offriront un aperçu de cette joyeuse exploration du souffle à nu, les 13 et 14 nov. Du 18 au 21 nov on retrouvera Du côté de la vie de Pascal Lainé, un texte inspiré par Récit d’un jeune médecin de Mikhail Boulgakov magistralement interprété par Philippe Goudard.

La Baignoire clôturera l’année en musique du 10 au 12 décembre avec deux créations Far Est’ Depuis l’Est féminin  et un Hommage à Thomas Edison,  des Kristoffk. Roll en compagnie de Jean Kristoff Camps et Carole Rieussec qui placent l’écoute, le son, l’histoire, la performance au centre de la Dramaturgie.

Sont annoncés pour 2016 un Stanislas Cotton Le roi Bohême, mis en scène par Béla Czuppon qui avait déjà monté du même auteur Le Bureau National de Allogènes, l’adaptation intégrale de Dr Folamour par le collectif la carte blanche.

A noter également, un fascinant texte de Frédéric Vossier La forêt ou nous pleurons proposé par Fabienne Augié et deux pièces de Sarah Fourage. La Baignoire, les artistes connaissent l’adresse.

JMDH

La Baignoire 7 rue Brueys à Montpellier : Tel 06 01 71 56 27

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Musique, rubrique Montpellier,

 

 

Boualem Sansal : du totalitarisme de Big Brother à l’islamisme radical

 Boualem Sansal


Boualem Sansal Photo DR


Dans son nouveau livre, 2084, La fin du monde, Boualem Sansal imagine l’avènement d’un empire planétaire intégriste. L’auteur redoute la montée en puissance de l’islamisme dans une version «totalitaire et conquérante».

Boualem Sansal est un écrivain algérien censuré dans son pays d’origine à cause de sa position très critique envers le pouvoir en place. Son dernier livre 2084, la fin du monde vient de paraître au éditions Gallimard.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Votre nouveau livre s’intitule 2084 en référence au 1984 de George Orwell. De Jean-Claude Michéa à Laurent Obertone, de Alain Finkielkraut à Christophe Guilluy en passant par un comité de journaliste emmené par Natacha Polony, l’écrivain britannique est partout. En quoi son œuvre fait-elle écho à notre réalité?

Boualem Sansal: L’œuvre de George Orwell fait écho à notre besoin d’éclairer l’avenir, d’indiquer des caps, d’avoir une vision large et longue. Face à l’urgence de la crise, la dictature de l’immédiateté est en train d’écraser toute réflexion profonde et stratégique. Celle-ci se fait notamment dans les universités, mais ces dernières sont coupées du grand public et des acteurs politiques. La littérature est un moyen efficace de porter cette réflexion longue sur la place publique et de mobiliser les opinions. Dans 1984, Orwell avait prédit que le monde serait divisé en trois gigantesques empires Océania, Estasia et Eurasia, qui se feraient la guerre en permanence pour dominer la planète. Aujourd’hui, les Etats-Unis, l’Europe occidentale et la Chine se disputent le pouvoir mondial. Mais un quatrième concurrent décidé et intelligent émerge et progresse de manière spectaculaire. Il s’agit du totalitarisme islamique.

Pour imaginer l’empire intégriste de 2084, vous êtes-vous inspiré de l’actualité en particulier de la progression de l’Etat islamique?

Mon livre dépasse l’actualité et notamment la question de Daech car l’islamisme se répand dans le monde autrement que par la voie de cette organisation qui, comme dans l’évolution des espèces, est une branche condamnée. Cet «État» sème la terreur et le chaos, mais est appelé à disparaître. En revanche, l’islamisme, dans sa version totalitaire et conquérante, s’inscrit dans un processus lent et complexe. Sa montée en puissance passe par la violence, mais pas seulement. Elle se fait également à travers l’enrichissement des pays musulmans, la création d’une finance islamique, l’investissement dans l’enseignement, les médias ou les activités caritatives. L’Abistan est le résultat de cette stratégie de long terme.

L’Abistan, l’empire que vous décrivez, fait beaucoup penser à l’Iran …

L’Abistan est contrôlé par un guide suprême et un appareil qui sont omniprésents, mais invisibles, tandis que le peuple a été ramené à l’état domestique. Entre les deux, une oligarchie qui dirige. Un peu comme en Iran où on ne voit pratiquement pas l’ayatollah Khamenei, guide suprême de la Révolution. L’Iran est un grand pays, qui a planifié un véritable projet politique tandis que Daech est davantage dans l’improvisation et le banditisme. L’État islamique est trop faible intellectuellement pour tenir sur la durée. L’Iran a l’habileté de se servir du terrorisme pour détourner l’attention et obtenir des concessions des pays occidentaux comme l’accord sur le nucléaire qui vient d’être signé avec les Etats-Unis. L’Iran chiite pourrait détruire Daech et ainsi passé pour un sauveur auprès des sunnites majoritaires qui lui feraient allégeance. Selon moi, l’État islamique est une diversion. La Turquie, dernier califat, est aussi dans un processus mental très profond de reconstitution de l’empire Ottoman. Il y aura probablement une compétition entre Ankara et Téhéran pour le leadership du futur empire. Cependant la position géographique de l’Iran est un atout. L’Iran est situé en Asie, entre l’Irak, à l’ouest, et l’Afghanistan et le Pakistan, à l’est. Il a également des frontières communes, au nord, avec l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. Ces pays riches en matières premières pourraient être les satellites de l’Abistan à partir desquels il poursuivra son expansion.

Vous écrivez: «La religion peut faire aimer Dieu mais elle fait détester l’homme et haïr l’humanité.» Toutes les religions ont-elles un potentiel totalitaire ou l’islam est-il spécifiquement incompatible avec la démocratie?

Toute religion qui sort de sa vocation de nourrir le dialogue entre l’homme et son créateur et s’aventure dans le champ politique recèle un potentiel totalitaire. Par le passé, l’Église catholique a fait et défait des royaumes, marié les princes et éradiqué des populations entières comme en Amérique du Sud. Dans le cas de la religion catholique, il s’agissait d’une dérive. Contrairement à l’islam qui se situe par essence dans le champ politique. Le prophète Mahomet est un chef d’Etat et un chef de guerre qui a utilisé sa religion à des fins tactiques et politiques. Par ailleurs, les textes eux-mêmes ont une dimension totalitaire puisque la charia (loi islamique), qui se fonde sur les textes sacrés de l’islam que sont le Coran, les hadiths et la Sunna, légifère sur absolument tous les aspects de la vie: les interactions avec les autres, l’héritage, le statut social, celui de la femme, celui des esclaves. Il n’y a rien qui ne soit pas encadré et défini dans le détail y compris la manière dont le croyant doit aller faire pipi! Un robot a plus de degré de liberté qu’un musulman qui appliquerait sa religion radicalement. Malheureusement, l’islam ne laisse théoriquement aucune place à l’interprétation des textes. Au XIIe siècle, il a été décidé que le Coran était la parole incréée de Dieu et qu’aucun humain ne pouvait le discuter. Il s’agissait d’une décision purement politique prise par les califes de l’époque qui voyaient leur légitimité contestée. Le prophète lui-même prônait le débat contradictoire autour des textes. La perte de cette tradition dialectique après le XIIe siècle a coïncidé avec le déclin de civilisation orientale.

Dans Le village de l’Allemand (Gallimard, 2008) vous faites le parallèle entre nazisme et islamisme radical. Quel est le point commun entre ces deux idéologies?

Nazisme et islamisme sont deux totalitarismes fondés sur le culte du chef charismatique, l’idéologie érigée en religion, l’extinction de toute opposition et la militarisation de la société. Historiquement, les frères musulmans, qui sont les premiers théoriciens de l’islamisme, se sont ouvertement inspirés de l’idéologie nazie à travers leur chef de l’époque, le grand mufti de Jérusalem, Haj Mohammad Amin al-Husseini. Celui-ci a noué une alliance avec Hitler et a participé activement à la guerre et à la Shoah en créant notamment des bataillons arabes nazis. Lors de sa rencontre avec le chancelier allemand, le 28 novembre 1941, et dans ses émissions de radio, Hadj Amin al-Husseini affirme que les juifs sont les ennemis communs de l’islam et de l’Allemagne nazie. Depuis cette période, l’extermination des juifs, qui ne figure pas dans le Coran, est devenu un leitmotiv de l’islamisme aggravé par le conflit israélo-palestinien.

Le totalitarisme décrit par Orwell est matérialiste et laïque. Plus encore que l’islamisme, le danger qui guette l’Occident n’est-il pas celui d’un totalitarisme soft du marché, de la technique et des normes qui transformerait petit à petit l’individu libre en un consommateur docile et passif?

Oui, c’est le monde que décrit Orwell dans 1984, très proche de celui que nous connaissons aujourd’hui où les individus sont domestiqués par la consommation, par l’argent, mais aussi par le droit. Ce dernier domine désormais les politiques, mais aussi le bon sens populaire. Le but est de conditionner l’individu. Cependant, ce système fondé sur l’alliance entre Wall Street et les élites technocratiques arrive à épuisement en même temps que les ressources naturelles. Dans cinquante ans, il n’y aura plus de pétrole et le problème de la répartition des richesses sera encore accru. Il faudra mettre en place un système encore plus coercitif. Une dictature planétaire, non plus laïque mais religieuse, pourrait alors de substituer au système actuel qui devient trop compliqué à cause de la raréfaction des ressources.

En quoi l’islamisme se nourrit-il du désert des valeurs occidentales?

Plus que la perte des valeurs, c’est la peur qui mène vers la religion et plus encore vers l’extrémisme. Depuis la naissance de l’humanité, la peur est à la source de tout: des meilleures inventions mais aussi des comportements les plus irrationnels. Face à la peur, des individus éduqués et intelligents perdent tout sens critique. La situation de désarroi dans laquelle se trouve l’Occident tient à la peur: peur du terrorisme, peur de l’immigration, du réchauffement climatique, de l’épuisement des ressources. Devant l’impuissance de la démocratie face à ces crises, la machine s’emballe. Il faut noter que le basculement dans l’islamisme ne touche plus seulement des personnes de culture musulmane. D’anciens laïcs ou d’anciens chrétiens sont de plus en plus nombreux à se convertir puis à se radicaliser.

Existe-t-il un chemin à trouver entre ce que Régis Debray appelle le «progressisme des imbéciles» et l’archaïsme des ayatollahs?

Dans l’histoire, l’humanité a toujours trouvé des solutions à ses problèmes, même ceux qui paraissaient les plus insolubles. Dans certains cas, la peur provoque des éclairs de génie. Hitler semblait avoir gagné la Seconde guerre mondiale, mais la peur que l’hitlérisme se répande partout dans le monde a provoqué un réveil salvateur. C’est l’intelligence qui a vaincu l’hitlérisme. Quand les Américains sont entrés en guerre, ils devaient fournir aux combattants européens armes et ravitaillements. Les cinq-cents premiers navires ont tous été coulés par les sous-marins allemands. L’Europe paraissait fichue et les Américains ont compris que sans celle-ci, ils étaient eux-mêmes morts. Alors, ils ont accéléré la recherche sur la bombe atomique et surtout ils ont inventé la recherche opérationnelle en mathématique qui a permis aux bateaux d’arriver à destination. Dans 1984, le héros d’Orwell, Winston Smith, meurt. Dans 2084, j’ai choisi une fin plus optimiste. J’offre la possibilité à mon héros, Ati, de s’en sortir en échappant à son univers. En traversant la frontière, qu’elle soit réelle ou symbolique, un nouveau champ des possibles s’ouvre à lui.

Dans Le Village de l’Allemand, Malrich, le personnage principal, prophétise: «A ce train, la cité sera bientôt une République islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles.» La France a-t-elle fait preuve de naïveté à l’égard de l’islam radical?

Tout le monde a fait preuve de naïveté à l’égard de l’islamisme, y compris les pays musulmans. Dans Gouverner au nom d’Allah, je raconte la montée de l’islamisme en Algérie dans les années 80. Les premiers jeunes qui portaient des tenues afghanes nous faisaient sourire. Puis le phénomène a pris une ampleur inimaginable notamment dans les banlieues dans lesquelles nous ne pouvions plus entrer, pas même les policiers ou les militaires. Nous sommes le premier pays au monde à avoir interdit le voile islamique dans les lieux publics en 1991. Celui-ci «poussait» dans tous les sens et était devenu un signe symbolique de reconnaissance. J’ai été auditionné lors du vote de la loi sur le port de signes religieux à l’école en 2004. J’ai apporté aux députés français les coupures de la presse algérienne de 1991. Le débat était le même aux mots près.

Vous avez vécu le traumatisme de la guerre civile en Algérie. Peut-on vraiment comparer la situation de l’Algérie et celle de la France comme vous le faite?Notre héritage historique est totalement différent …

Si l’on regarde de près la situation française, l’islamisme s’est d’abord développé dans des banlieues majoritairement peuplée de musulmans: des «little Algérie» comme il y a un little Italy à New-York. Quand je suis allé dans certaines banlieues françaises pour les besoin de l’écriture du Village de l’Allemand, j’étais en Algérie: les mêmes cafés, les mêmes commerces, les mêmes tissus, la même langue. Dans un contexte de mondialisation et de pression migratoire, les équilibres nationaux sont bouleversés. Il y a un siècle ou deux l’Algérie était un horizon lointain. Aujourd’hui Alger est à deux heures d’avion de Paris. L’Algérie est devenue la banlieue de la France. Enfin, le web et les chaînes satellitaires ont accéléré le processus. Plus besoin de prédicateur pour répandre «la bonne parole», il suffit d’une connexion internet. L’islamisme gagne du terrain à une vitesse spectaculaire.

Source : Le Figaro Vox 04/09/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature, Littérature Arabe,