Le verdict rendu par le Tribunal pénal des Nations unies établi à La Haye contre l’ancien dirigeant bosno-serbe Radovan Karadžic, reconnu coupable de génocide et d’autres crimes de droit international, représente un grand pas vers la justice pour les victimes du conflit armé en Bosnie-Herzégovine, a déclaré Amnesty International.
La Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a déclaré Radovan Karadžic coupable du chef de génocide, de cinq chefs de crimes contre l’humanité et de quatre chefs de crimes de guerre en raison du rôle qu’il a joué dans le conflit armé, à la fois pour sa responsabilité individuelle et pour sa participation à une entreprise criminelle conjointe.
Il a été condamné à 40 ans d’emprisonnement. Ses avocats ont déclaré qu’ils vont faire appel de ce jugement.
« Ce jugement confirme que Radovan Karadžic a joué un rôle de commandement en ce qui concerne les crimes de droit international les plus graves perpétrés en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », a déclaré John Dalhuisen, directeur adjoint du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International.
Ce jugement confirme que Radovan Karadžic a joué un rôle de commandement en ce qui concerne les crimes de droit international les plus graves perpétrés en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le Tribunal a reconnu Radovan Karadžic coupable de génocide pour le massacre de Srebrenica, lors duquel plus de 7 000 hommes et garçons bosniaques ont été tués. Il l’a également déclaré coupable de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, y compris de tortures, de viols et de l’homicide de milliers détenus, perpétrés dans le but d’éliminer systématiquement en Bosnie les populations musulmanes et croates dans les territoires revendiqués par les Serbes de Bosnie.
Le Tribunal a estimé que le rôle de Radovan Karadžic dans le siège de Sarajevo a été tellement important que sans lui il n’aurait pas eu lieu. Il a souligné que la population entière de Sarajevo était terrorisée et vivait dans un état de peu extrême notamment en raison des attaques menées sans discrimination entre 1992 et 1995.
Radovan Karadžic a été acquitté d’un chef de génocide lié à des crimes commis contre des Musulmans et des Croates de Bosnie dans sept communes en 1992.
Il a occupé plusieurs des plus hauts postes de commandement des Serbes de Bosnie durant les trois années de guerre entre ses forces et celles des Musulmans de Bosnie et des Croates de Bosnie, et a dirigé des opérations menées tant contre des forces militaires que contre la population civile.
« C’est un jour très important pour la justice internationale et pour les victimes qui ont attendu pendant 13 ans l’arrestation de Radovan Karadžic et pendant huit ans supplémentaires le verdict rendu aujourd’hui, a déclaré John Dalhuisen.
« Nous ne devons toutefois pas oublier que plus de 20 ans après la guerre de Bosnie, des milliers de cas de disparition forcée restent non résolus, et qu’en raison d’un manque de volonté politique très troublant, les victimes ne peuvent toujours pas avoir accès à la justice, à la vérité et à des réparations. »
La guerre de Bosnie a fait près de 100 000 morts, dont quelque 38 000 civils, mais moins de 1 000 cas de crimes de guerre ont fait l’objet d’une enquête et donné lieu à des poursuites judiciaires au niveau national.
On ignore toujours tout du sort de milliers de personnes. Amnesty International exhorte les autorités de Bosnie-Herzégovine à s’engager réellement à résoudre les plus de 8 000 cas de disparition forcée survenus pendant la guerre et non résolus à ce jour, et à permettre aux familles de connaître la vérité et d’obtenir justice ainsi que des réparations.
Depuis sa création en 1993, le TPIY a mis en accusation 161 personnes pour des crimes de droit international perpétrés sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.
La procédure judiciaire a été menée à terme pour les cas de 149 accusés, parmi lesquels figurent sept personnes reconnues coupables du génocide de Srebrenica. Des procédures sont encore en cours contre 12 personnes, notamment contre l’ancien chef militaire bosno-serbe Ratko Mladic.
Les comédiens Sofia Dias et Vitor Roriz , grandeur et subtilité . Photo dr
Antoine et Cléopâtre mis en scène par Tiago Rodrigues. Shakespeare est mort, vive Shakespeare…
Antoine et Cléopâtre, la pièce montée par Tiago Rodrigues, a été créée en mémoire à la tragédie de Shakespeare. « L’érosion du temps et du langage condamne la mémoire à l’incomplétude et, pour cela même, ouvre la porte à notre contribution personnelle », indique le jeune directeur du Théâtre National D. Maria à Lisbonne, invité par Rodrigo Garçia au CDN de Montpellier hTh. Les sources de la mise en scène empruntent à Plutarque comme l’avait fait lui-même le dramaturge dont on célèbre cette année les 400 ans de sa disparition.
Tiago Rodrigues change les valeurs relatives des incidences et des personnages secondaires, tire sur un fil de conscience, s’émancipe du texte pour se concentrer sur le couple prestigieux et donner toute la force au thème central de la pièce. L’histoire du couple Antoine et Cléopâtre qui assume les valeurs mythiques de leur passion dans les rapports avec l’histoire extérieure qui déterminera leur destin.
L’oeuvre en elle-même poussait à cet acte transgressif. Elle ne figure pas sur le podium des tragédies de Shakespeare en raison de sa structure construite sur une série de dichotomies?: Orient et Occident, raison et sentiments, masculin féminin, sexe et politique… Autant d’appels à la liberté dont Tiago Rodrigues et son équipe se saisissent en réduisant la distribution pharaonique à un duo intense.
Dans un corps étranger
Suivant la trame de Plutarque selon laquelle «l’âme d’un amant vit dans un corps étranger», dans ce spectacle, Antoine et Cléopâtre assurent et précisent la possibilité d’une transcendance des passions humaines au sein même de la corruption et du désespoir et en face de la mort. «Il est important de dire qu’étranger ne signifie pas éloigné, précise Tiago Rodrigues. Bien au contraire. Cette collaboration est née de la reconnaissance de l’affinité artistique à ce corps étranger. Bien qu’il soit étranger, nous pourrions l’imaginer nôtre.» Le propos fait écho à l’actualité, tout comme cette pièce complexe où la richesse et l’expérience humaine et poétique s’enchevêtrent. A cet endroit, Shakespeare n’infléchit pas la tragédie vers le drame politique.
Loin des contingences
Il est question d’une tragédie personnelle, dans le cadre d’une lutte gigantesque au cours de laquelle, malgré leur statut, les amants seront écrasés. Mais qu’importe, l’autre, l’étranger, ouvre sur une renaissance, sur les vastes perspectives d’un monde où l’homme pourrait se réconcilier avec ses passions.
Cléopâtre parle obsessionnellement d’un Antoine et Antoine parle avec la même minutie de Cléopâtre. L’amante décrit tous les faits et gestes de son amant vivant dans une mise en scène imaginaire. Et vice et versa. Le procédé offre des passages d’une grande beauté. La passion est traitée au présent de manière pleine et entière. Elle ne craint pas le passage du temps. Chacun garde sa personnalité et l’infléchit chez l’autre.
Toutes les épreuves contingence, absence, infidélité, tentation de puissance, honte de la défaite, n’ont d’autre effet que de renforcer l’emprise de l’amour, jusqu’au dépassement final.
L’espace scénique et la création lumière jouent sur l’instabilité et le mouvement permanent renforçant l’exaltation, la sensualité et la puissance des comédiens qui transmettent une énergie vitale.
JMDH
Ce soir et demain à 20h. Domaine de Grammont. Montpellier (34).
04 67 99 25 00 ou http://www.humaintrophumain.fr/web
Sur tout autre sujet, cela pourrait être un bon point. Après deux séries d’attentats dramatiques en 2015, les autorités françaises ont acquis une forme d’«expérience» face à l’horreur terroriste, si tant est que l’on puisse utiliser le mot à ce propos. Les explosions à l’aéroport de Bruxelles étaient connues depuis tout juste une heure, ce mardi, celles dans le métro venaient à peine de se produire, que des mesures étaient prises pour renforcer en France la sécurité à Roissy-Charles-de-Gaulle et qu’une réunion d’urgence était organisée à l’Elysée autour du président de la République.
Dans la foulée, chacun a joué sa partition, bien réglée. François Hollande appelant dans une déclaration à l’unité nationale». Manuel Valls retrouvant son registre alarmiste : «nous sommes en guerre»,«nous avons dit que la menace était plus élevée que pendant les attentats de Paris». Bernard Cazeneuve annonçant le déploiement de forces supplémentaires. Le cœur du pouvoir est ultra réactif, ont ainsi signifié les acteurs exécutifs, soucieux de rassurer et de ne pas donner prise à un procès en inefficacité, même si les événements ne se déroulaient cette fois-ci pas sur le sol national. Procès inexistant au premier jour d’un attentat, délai de décence oblige, mais procès latent dans les propos de l’opposition.
L’appel à l’Europe
Le hasard du calendrier avait, il est vrai, bien mal fait les choses. Ce mardi signait aussi théoriquement la fin, et donc l’échec, de l’opération «déchéance de nationalité» lancée par François Hollande au lendemain des attentats du 13 novembre. En reprenant cette mesure défendue par la droite, le chef de l’Etat avait à l’époque voulu apporter une réponse d’«unité nationale» aux événements dont la France était victime. Las, les quatre derniers mois de débats stériles aboutissent à l’impression inverse, celle d’un pouvoir impuissant, y compris dans le registre symbolique.
Dès lors que faire, lorsque la menace se confirme à nos portes ? Montrer un exécutif en alerte, donc. Tenter malgré tout de sauver la réforme constitutionnelle , comme cela semblait s’ébaucher dans la soirée. Et surtout, en appeler à l’Europe. «C’est toute l’Europe qui est visée», a réagi François Hollande , tandis que Manuel Valls en appelait à l’adoption du fichier PNR et Bernard Cazeneuve au renfort «des contrôles aux frontières de l’Europe». La France moins seule face au terrorisme. L’Europe susceptible de se relancer face à la menace… Est-ce utopique ?
Chercheur de renommée internationale, Farhad Khosrokhavar est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et directeur du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Ses recherches portent sur l’islam en France, en particulier dans les banlieues et en prison, les problèmes sociaux et anthropologiques de cette religion, et l’islamisme radical et ses mutations. Il a commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. Farhad Khosrokhavar travaille également sur la sociologie de l’Iran contemporain et la philosophie des sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’islam et le phénomène de radicalisation jihadiste, il a notamment publié en France L’islam des jeunes en 1997 (Flammarion), Les Nouveaux Martyrs d’Allah en 2002 (Flammarion), L’islam dans les prisons en 2004 (Ed. Balland), Radicalisation en 2014 (Ed. Maison des sciences de l’homme), Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, avec David Bénichou et Philippe Migaux, en 2015 (Plon). Son travail sur la radicalisation est le fruit de plusieurs enquêtes empiriques, par observation et entretiens, réalisées auprès de jeunes dans des associations de banlieues et quartiers défavorisés d’une part, et auprès de détenus et de surveillants dans plusieurs prisons françaises d’autre part, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice[1]. Sa dernière enquête porte sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam.
Quel regard spécifique le sociologue porte-t-il sur le terrorisme et la radicalisation ?
Le sociologue essaie de comprendre le rôle des acteurs sociaux, la façon dont se construit une logique d’action et comment elle s’intègre dans le tissu social. Pour cela, il mobilise un certain nombre de notions, dont celle de radicalisation. Cette notion est relativement nouvelle, elle s’est imposée après les attentats du 11 septembre 2001 dans les discours politiques et médiatiques, en lien notamment avec des soucis sécuritaires. Les chercheurs en sciences sociales tentent de lui donner une signification anthropo-sociologique. Ils la préfèrent au terme générique de terrorisme qui désigne l’ensemble de ces phénomènes, en pointant leur signification politique et sociale, sans mettre l’accent sur l’acteur social, ses motivations et les processus sociaux qui mènent à la violence. La notion de radicalisation déplace l’analyse vers la subjectivité de l’individu et les interactions entre le groupe et l’individu.
Il existe une pluralité de définitions du terme radicalisation. Dans mon livre Radicalisation publié en décembre 2014, je la définis comme l’articulation entre une idéologie extrémiste et une logique d’action violente. Une action violente sans idéologie (la délinquance par exemple) n’est pas de la radicalisation, pas plus qu’une idéologie extrémiste sans action violente (certaines formes d’intégrisme religieux par exemple). Gérald Bronner[2] et bien d’autres chercheurs adoptent aussi cette définition. Il faut une combinaison des deux pour pouvoir parler de radicalisation. Les sociologues qui travaillent dans ce domaine s’intéressent au processus dynamique de cette combinaison, à la constitution des acteurs radicalisés dans l’arène sociale et à la manière dont leur action, qui est soumise à un principe de législation spécifique, prend forme dans la société.
La plupart des acteurs radicalisés le font aujourd’hui au nom d’une version radicale de l’islam. Mais l’action radicalisée ne se réduit pas à l’islam extrémiste. On peut se radicaliser au nom d’autres idéologies : le néonazisme ou le néofascisme en Europe, l’extrémisme écologique (issu de la deep ecology), les idéologies anti-avortement aux Etats-Unis.
Quelles sont les différentes approches ou théories sociologiques de la radicalisation, en particulier jihadiste ?
Il existe différentes façons de percevoir ce phénomène dans la littérature anglo-saxone, mais aussi française. Certains chercheurs mettent l’accent sur les facteurs économiques et l’exclusion sociale comme principale explication de la radicalisation, surtout chez les jeunes des banlieues. D’autres soulignent les facteurs politiques, en particulier la disparition des utopies dans nos sociétés et le rôle de l’islam radical dans la fabrication d’une nouvelle utopie transnationale (j’insiste moi-même tout particulièrement sur ce facteur, mais aussi Olivier Roy[3], entre autres). D’autres encore mettent en avant la dimension irrationnelle ou nihiliste du jihadisme, à l’instar du philosophe André Glucksmann[4] en France. A l’inverse, des sociologues comme Diego Gambetta insistent sur la rationalité des acteurs radicalisés qui optent pour la meilleure stratégie possible pour atteindre leurs buts sociopolitiques[5]. L’expert américain Marc Sageman estime quant à lui que la radicalisation est principalement l’effet de réseaux d’un nouveau type, qui affaiblissent le rôle des personnalités et donnent naissance à des groupes radicaux sans hiérarchie, et non un phénomène individuel qui naît de manière spontanée de la fréquentation d’Internet[6]. Parmi les approches culturelles, on peut citer les travaux de l’anthropologue franco-américain Scott Altran, directeur de recherche au CNRS (Institut Nicod, EHESS), qui interprète la radicalisation comme une tentative de construction d’une forme de valeur sacrée et voit dans les organisations terroristes Al Qaïda et Daesh de puissants mouvements de contre-culture dont l’attrait moral représente une réelle menace[7].
Je fais moi-même partie du groupe de chercheurs qui pensent que la radicalisation est un phénomène à plusieurs dimensions : chez les jeunes des banlieues, la radicalisation permet la sacralisation de la haine de la société, une haine produite par un sentiment d’exclusion économique et sociale, d’injustice et d’humiliation[8] ; chez les jeunes de classes moyennes, elle est une réponse au vide de l’autorité, à la fatigue d’être soi, ou à une forme d’anomie.
Pouvez-vous préciser votre point de vue sur ces questions ? Qu’ont révélé vos recherches sur le profil et le parcours des acteurs qui s’engagent dans la radicalisation et qui sont impliqués dans des attentats en France et sur le territoire européen ?
Jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo, la majorité des jeunes qui se radicalisaient en France étaient des jeunes des banlieues, socialement et économiquement exclus, cherchant à légitimiser leur guerre contre la société en l’incarnant dans l’islam radical. C’est le cas du terroriste Khaled Kelkal responsable d’une série d’attentats en France en 1995, de Mohamed Merah le tueur de Toulouse et Montauban en 2012, de Mehdi Nemmouche l’auteur de la la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly qui ont commis les attentats de janvier 2015 à Paris. Ces extrémistes originaires des classes populaires, des jeunes hommes d’origine immigrée pour l’essentiel, partagent un certain nombre de caractéristiques, à commencer par leur condition sociale. Nés ou scolarisés en France, ils viennent pour la plupart de familles éclatées, où l’autorité parentale, et surtout paternelle, est absente ou défaillante. Beaucoup d’entre eux ont été placés dans des foyers. Ils ont fait l’expérience de la précarité et de l’exclusion qui a fait naître chez eux un profond sentiment de stigmatisation, d’injustice et d’indignité. Ils partagent une contre-culture de la déviance, fruit de la certitude de ne pouvoir se réaliser et accéder à l’aisance matérielle des classes moyennes que par le vol et les trafics. Désislamisés au départ, ils découvrent l’islam radical sur Internet ou au contact d’autres jeunes et y trouvent un moyen de surmonter leur humiliation, de se construire une nouvelle identité et de donner une légitimité à leur violence. La transposition de leur désespoir et de leur rage dans le registre du religieux, dans sa version jihadiste, se fait d’autant plus facilement qu’ils sont ignorants de l’islam. La délinquance, et souvent la récidive, les a conduit généralement à la prison, et la socialisation carcérale a contribué à mûrir leur haine de l’autre et à renforcer leur vision extrémiste de l’islam. Enfin, l’écrasante majorité d’entre eux a voyagé au Moyen-Orient sur les terres de la «guerre sainte», où ils sont devenus pour un certain nombre des combattants aguerris convertis au jihad. Ce fut l’Algérie pendant la guerre civile pour Kelkal au début des années 1990, le Pakistan et l’Afghanistan pour Merah, la Syrie pour Nemmouche, le Yemen pour les frères Kouachi. Pour d’autres c’est l’Irak ou le Mali. Coulibaly n’a peut-être pas fait de séjour à l’étranger mais a rencontré en prison, en même temps que Chérif Kouachi, le grand «gourou» Djamel Beghal qui a joué un rôle déterminant dans sa radicalisation religieuse.
Les jihadistes français ont donc tous suivi à peu près la même trajectoire : une enfance difficile en banlieue ou dans des quartiers ghettoïsés, marquée par la désorganisation familiale, la violence, l’échec scolaire, la désaffiliation, qui a fait naître un sentiment de frustration et d’humiliation transformé en haine de la société ; une carrière délinquante et des séjours en prison ; l’illumination de l’islam radical qui permet de transformer le mépris de soi et sa propre indignité en mépris de l’autre et en sacralisation de soi ; un voyage initiatique sur les terres du jihad ; et enfin la conversion à l’islamisme jihadiste et l’implication dans des actes violents.
Vous avez aussi pu observer une diversification du modèle des jihadistes en France, avec l’émergence de nouveaux acteurs de la radicalisation.
En effet, depuis 2013 et le début de la guerre civile en Syrie, on constate une rupture avec l’ancien modèle jihadiste : aux jeunes «désaffiliés» qui ont grandi en banlieue s’ajoutent des jeunes radicalisés issus des classes moyennes. Si certains sont d’origine musulmane, beaucoup sont des convertis. Ils n’ont pas de passé de délinquant et n’ont pas connu la prison. A la différence des jihadistes des banlieues, ils ne se vivent pas comme des victimes. Le moteur de leur conversion à l’islam radical n’est pas la haine de la société, mais plutôt un malaise identitaire et la recherche d’autorité dans un contexte de relâchement des normes sociales et de dilution de l’autorité parentale. L’islam rigoriste leur propose un cadre normatif explicite et sacralisé, à l’opposé des idéaux de mai-68 et du projet politique de citoyenneté laïque. Le jihadisme représente pour eux la possibilité de poursuivre un objectif collectif noble (sauver les Syriens qui sont massacrés par le gouvernement sanguinaire d’Assad) et de se bâtir une nouvelle identité fondée sur l’héroïsme et les normes du sacré. Les motivations de ces jeunes prêts à partir pour combattre dans les rangs de l’Etat islamique (Daech) sont donc complexes. Elles relèvent à la fois d’un romantisme révolutionnaire naïf et de la recherche d’un sens à leur destin par l’expérience du sacré et l’adhésion à un projet collectif porteur d’espérance.
Dans ce nouveau groupe d’adeptes du jihadisme figurent aussi de plus en plus de jeunes filles et de femmes, ainsi que des adolescents et des post-adolescents. Les femmes radicalisées restent minoritaires (ce qui ne fut pas le cas pour les mouvement radicaux d’extrème gauche des années 1970-80, en particulier la Fraction armée rouge), mais elles sont beaucoup plus nombreuses chez jeunes originaires des classes moyennes que chez les jeunes des cités, même s’il y a eu quelques cas comme Hayat Boumeddiene par exemple. Leur logique d’action est quelque peu différente des jeunes hommes des classes moyennes. Leur engagement est motivé par un souci humanitaire, mais aussi la recherche d’une figure idéalisée de l’homme, à savoir un homme viril (ne craignant pas la mort), sincère et digne de confiance, qui saura les protéger tout en préservant leur dignité de femmes. Elles partagent un désenchantement à l’égard du féminisme et un refus du couple moderne, marqué par l’instabilité et une égalité entre hommes et femmes considérée comme nivelante. Mais paradoxalement, les femmes européennes qui s’engagent dans le jihadisme recherchent aussi à montrer une certaine égalité des sexes dans la violence et la mort[9].
Jusqu’à présent, ce modèle du jihadisme des classes moyennes concernaient surtout les jeunes partis en Syrie. Mais, pour la première fois en France, les attentats du 13 novembre à Paris ont été perpétrés par un mélange de jeunes de banlieue et des petites classes moyennes. Les deux frères Abdeslam avaient un bar dans le quartier de Molenbeek de Bruxelles, Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats du 13 novembre, possédait également un commerce, et l’un des kamikazes du Bataclan était titulaire d’un bac général et ancien employé de la RATP. La quasi-totalité des auteurs d’attentats ou de tentatives d’attentats sont encore d’origine immigrée. La plupart sont de la deuxième génération, mais on en trouve aussi de la troisième génération comme Abdelhamid Abaaoud. Comme les convertis, ils vont adhérer à un islam de rupture qui n’est généralement pas celui de leurs parents.
Vous accordez une place importante à la subjectivité de l’acteur dans l’analyse de la radicalisation. Comment se traduit cette subjectivité pour les jeunes jihadistes européens ?
Le jihadisme, dans sa version banlieusarde ou classe moyenne, est étroitement associé à une subjectivité qui se veut héroïque. Les jeunes qui s’enrôlent sous la bannière du jihad affrontent la mort sur un mode imaginaire qui exalte la figure du héros, les faisant du coup sortir de l’insignifiance et leur assurant la notoriété, même si celle-ci se décline sous une forme négative pour l’écrasante majorité. C’est pourquoi je parle de «héros négatif» pour désigner ce statut que leur offre l’islam jihadiste, qu’ils vont conquérir en occupant la «une» des médias, et dont ils tirent une fierté, ainsi qu’une «supériorité» sur les autres grâce à l’inversion symbolique de la hiérarchie sociale (ils inspirent la crainte et ont le pouvoir de prendre la vie de ceux qui les méprisaient).
Par «héros négatif», j’entends plus précisément celui qui s’identifie à des contre-valeurs dominantes dans la société et vise à les réaliser par la violence. Le jihadisme en Europe est fondé sur la promotion de cekui-ci : la société est-elle sécularisée, il se veut religieux ; la non-violence est-elle la valeur dominante (même si elle n’est pas nécessairement respectée dans les faits), il prône la violence absolue au nom du Sacré ; le monde social vise-t-il à promouvoir la liberté sexuelle, il est en quête de la mise sous tutelle de la libre sexualité au nom d’une conception hyper-puritaine de la foi ; la société est-elle favorable à l’égalité du genre, il cherche à recréer un ordre où l’homme et la femme auraient des rôles dissymétriques fondé sur le déni des acquis du féminisme ; la société s’identifie-t-elle à l’individu autonome, il entend promouvoir une vision néo-communautaire (la Umma[10] réinventée) où le rôle de l’individu serait subordonné à la préservation des valeurs sacrées ; le monde ambiant entend-il exalter l’autonomie des citoyens et la suprématie du peuple pour édicter des lois, il vise à imposer les lois divines au mépris des lois humaines.
Si le terrorisme au nom d’Allah est le fait d’une infime partie des musulmans européens et qu’il n’a su jusqu’à présent qu’à mettre à mort qu’un nombre limité de personnes (quelques centaines en Europe depuis les années 1995), sa portée sociale n’en est qu’incomparablement plus grande : il bouleverse la société et engendre une crise profonde au niveau des assises symboliques de l’ordre social.
Les ressorts de l’islamisme radical en Europe ou en Occident sont-ils les mêmes qu’au Moyen-Orient ?
Les ressorts ne sont pas les mêmes. Au Moyen-Orient, l’islam est enraciné dans la culture. La plupart des convertis au jihadisme sont issus des classes moyennes, ils ont fait des études universitaires et lisent le Coran. Ils font une interprétation extrémiste des textes religieux en raison de la présence d’idéologues du jihad comme Maqdisi, Abu Mus’ab al-Suri, Tartussi ou Abou Qatada… Ceux-ci se rejoignent pour dénoncer la perversité des systèmes politiques démocratiques laïques ainsi que l’impérialisme occidental, et pour prôner un néo-patriarcat suceptible de redonner du sens à la famille.
A l’inverse, la très grande majorité des jeunes européens qui adhèrent à l’islam radical ne connaissent pas l’arabe et ne lisent pas les textes religieux. Ils n’en ont qu’une connaissance indirecte et édulcorée, par oui-dire, par l’intermédiaire de copains, ou à partir de leurs lectures sur Internet qui diffuse des versions très vulgarisées des jihads en français et dans toutes les langues européennes.
Il y a donc une différence majeure entre les adeptes de l’islam radical occidentaux et ceux du Moyen-Orient et du monde arabe. Cependant, après l’étape de ce que j’appelle le «pré-jihadisme», lorsque les jeunes occidentaux vont sur les terres du jihad, une convergence se dessine entre les jihadistes du Moyen-Orient et ceux en provenance d’Europe ou de pays occidentaux. Le vécu de la guerre, l’apprentissage du maniement des armes et l’endoctrinement suivi là-bas les transforment pour la plupart en jihadistes endurcis.
Quels sont les lieux de radicalisation des jihadistes français et européens ?
Les jeunes européens se radicalisent d’abord sur la Toile, où Daech diffuse massivement sa propagande jihadiste, et au sein de petits groupes de copains, parfois dans la rue. Il suffit qu’un copain soit parti en Syrie pour qu’il devienne un pôle d’attraction pour les autres, qui vont alors chercher à l’imiter. La radicalisation s’effectue aussi au contact de «gourous» et de figures charismatiques dont l’emprise sur les individus psychologiquement fragiles peut être forte. Le rôle des mosquées s’est fortement affaibli dans les années 2000, ne serait-ce qu’en raison de leur surveillance renforcée par les services de renseignements généraux de la police. La radicalisation se déroule donc principalement à la marge des mosquées, dans des groupes restreints et sur Internet. La Toile, en particulier les réseaux sociaux, joue un rôle fondamental aujourd’hui dans la médiatisation et l’internationalisation de l’idéologie jihadiste, l’autoradicalisation individuelle et le recrutement des terroristes.
La prison peut également constituer une étape dans la trajectoire de radicalisation, dans la mesure où les détenus y passent du temps, voire des années, dans une situation permanente de promiscuité, et où la population musulmane y est surreprésentée. L’institution carcerale, avec ses tensions quotidiennes et ses sanctions, son mépris fréquent à l’égard de l’islam, conforte un certain nombre de jeunes délinquants dans leur haine de la société. Il vont aussi y approfondir l’interprétation extrémiste de leur foi au contact d’individus déjà radicalisés, en faisant une lecture unilatérale des textes, en choisissant les parties du Coran qui vont dans le sens du jihadisme et en évitant celles qui contredisent cette idéologie. Le milieu carcéral est par ailleurs un lieu propice à la constitution de réseaux de criminels ou de jihadistes, ou à l’insertion dans des réseaux déjà existant. Mais croire que la prison est le seul endroit où l’on se jihadise est faux. D’abord la radicalisation des musulmans en prison reste très minoritaire. De plus, l’immense majorité des jeunes de classes moyennes partis en Syrie n’avaient aucun dossier judiciaire et n’étaient pas passés par la case prison. En revanche, une grande partie des jeunes de banlieue radicalisés a connu une période d’emprisonnement. Pour eux, la prison est une étape relativement significative, avec toutefois des exceptions, des cas de jeunes qui ont eu des démêlés judiciaires sans passer par la prison.
Quelle influence exercent sur les jeunes radicalisés les séjours à l’étranger, dans les pays où sévit la guerre civile au nom du jihad, en particulier en Syrie ?
L’écrasante majorité des jeunes jihadistes français ou européen est passée par cette dernière étape du parcours de radicalisation. C’est lors de celle-ci que le «pré-jihadisme» ou la «pré-radicalisation» se transforme sur le terrain en jihadisme au sens fort du terme. Elle est très importante car, à côté de l’endoctrinement idéologique suivi, ils apprennent là-bas à manier des armes, à fabriquer des explosifs, et surtout à tuer sans état d’âme et à se sacrifier. Avant les printemps arabes, tant que la Syrie, l’Irak et le Yemen n’étaient pas en guerre, les terroristes dits «maison»[11] faisaient souvent preuve d’amateurisme dans la fabrication et l’utilisation d’explosifs car ils se formaient sur Internet. Les séjours à l’étranger, sur les terres de la guerre sainte, leur permettent d’acquérir un savoir faire redoutable et de devenir des individus potentiellement très dangereux. Leur expérience dans les zones de combat, surtout en Syrie, aux côtés de Daech, développent également chez eux une cruauté et une insensibilité à la souffrance des autres, parce qu’ils y font la guerre et s’identifient entièrement à celle-ci, en tout cas pour ce qui concerne les endurcis. Ils deviennent alors des combattants aguerris capables de perpétrer des actions terroristes sur le territoire européen.
Mais les voyages en Syrie ou dans d’autres zones de conflit au nom du jihad n’ont pas d’influence univoque sur les individus. Parmi ceux qui reviennent, on trouve des jihadistes endurcis, mais également des individus qui doutent, d’autres qui prennent leurs distances comprennant que ce n’est pas la bonne voie, on a des personnes qui reviennent traumatisées par la guerre et enfin quelques repentis. Les cas sont diversifiés.
C’est pourquoi les autorités cherchent à se servir des repentis de retour de Syrie pour lutter contre cette logique d’endoctrinement. C’est le cas dans les pays anglo-saxons et d’autres pays européens où l’on donne la parole aux repentis dans l’espace public afin qu’ils puissent convaincre ceux qui sont attirés par l’islam radical du caractère délétère et dangereux du jihadisme. Leur témoignage, qui a un accent de vérité pour les autres jeunes, peut aider, au moins pour certains, à éviter qu’ils empruntent cette voie scabreuse.
Selon vous, comment peut-on, plus précisément, lutter contre ces nouvelles formes de radicalisation, contre ce terrorisme «maison» dont le foyer est en Europe et non au Moyen-Orient ?
Il est tout d’abord important, bien entendu, d’empêcher les jeunes de partir en Syrie ou ailleurs. Lorsqu’ils reviennent, les mettre tous dans le «même sac» est très dangereux, car ceux qui doutent vont s’endurcir en cotoyant des aguerris (alors que l’inverse n’est pas vrai, les endurcis ne vont pas douter). Il faut donc essayer de les séparer à leur retour. Ensuite, les plus durs doivent suivre des séances de désendoctrinement étalées sur plusieurs mois, voire sur deux ou trois ans, à la condition qu’ils soient volontaires. Leur imposer serait contraire à nos règles démocratiques. En revanche, il serait possible de moduler la peine en fonction de l’acceptation des programmes de déradicalisation : donner la pénalité maximale à ceux qui refusent et la rendre flexible pour ceux qui consentent à les suivre. Par ailleurs, pour dissuader les jeunes adultes, de retour des zones de conflit ou bien seulement endoctrinés, d’adhérer à ces formes d’extrémisme religieux, il me semble nécessaire s’associer des psychiatres et des psychologues à des imams et des représentants de l’ordre. En ce qui concerne les adolescents et post-adolescents, la dimension affective est beaucoup plus présente que la dimension idéologique dans leur radicalisation, qui est souvent révélatrice d’une crise de la famille et de l’adolescence. Pour eux, l’aspect psychothérapeutique de la prise en charge doit être beaucoup plus important, alors que pour les adultes radicalisés, il faut aussi prendre en compte la motivation religieuse et idéologique de leur adhésion à l’islam radical, on ne peut en faire abstraction sous prétexte de laïcité.
L’ouverture de centres fermés de déradicalisation pour les jeunes de retour des zones de conflit est-elle une bonne solution ?
L’ouverture de ces centres pour les jihadistes est un pas plutôt positif, bien qu’ils restent toujours situés dans les prisons, avec toutes les restrictions qu’on sait, à condition qu’on puisse bien les gérer et surtout qu’on ne néglige pas le religieux comme je l’ai dit. Notre société laïque ne comprend plus très bien le sens du religieux, et surtout le sens du religieux dans la radicalisation. La dissuasion doit se faire aussi au nom du religieux.
En quoi consisterait cette dissuasion au nom du religieux ?
Il s’agit de montrer que l’islam ne se réduit pas à sa version radicale et qu’il a une épaisseur historique, civilisationnelle, culturelle, irréductible au jihadisme. La version radicale de l’islam attire les jeunes des banlieues, mais leur inculture de l’islam les aide grandement à légitimer cette identification comme étant la seule version valable de l’islam. Il s’agit de faire un travail de «sape», pour montrer le caractère hasardeux et peu fondé de cette version extrémiste, qui dissuadera une partie de cette jeunesse.
Il faut aussi comprendre que la situation de chômage et cette contre-culture de déviance en banlieue, ainsi que la situation explosive au Moyen-Orient, jouent chacune un rôle dans cette radicalisation. La solution doit se construire sur le long terme et il faut surtout tout faire pour que le lien entre «la haine de la société» et «l’islam» ne se fasse pas automatiquement sous une forme qu’encourage précisément l’inculture religieuse de ces jeunes et l’évitement du religieux par une laïcité «frileuse» qui fait de l’ignorance du religieux une vertu cardinale. Une véritable laïcité doit tout faire pour que le religieux ne soit pas tabou : le caractère «privé» du religieux doit être la conséquence d’une «culture religieuse» bien comprise et pas du rejet du religieux au nom même de la sacralisation de la sécularité.
Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Pour aller plus loin :
Outre les ouvrages de Farhad Khosrokhavar mentionnés dans la présentation (voir la liste complète sur sa page personnelle), pour plus de développements, on pourra consulter les publications et interventions suivantes du sociologue :
Conférence en ligne de F. Khosrokhavar sur « Les deux types de jihadisme européen », Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures, PSL Research University, 21 mai 2015 (1h20).
[2] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009.
[3] Olivier Roy est un politologue spécialiste des mouvements politiques et phénomènes de radicalisation islamiques. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ? avec Farhad Khosrokhavar (Seuil, 1999), L’islam mondialisé (Seuil, 2002), La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008).
[4] Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002.
[5] Diego Gambetta (dir.), Making Sense of Suicide Missions, Oxford, Oxford University Press.
[6] Marc Sageman, 2004, Understanding Terror Networks, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. M. Sageman est un spécialiste en sociologie et psychologie du terrorisme.
[8] Farhad Khosrokhavar avait développé cette idée dans L’islam des jeunes (Flammarion, 1997).
[9] Pour plus de précisions sur les différentes catégories de jihadistes français, on pourra consulter l’article de Farhad Khosrokhavar : « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44 (disponible sur cairn).
[10] La communauté des musulmans.
[11] L’expression «terroristes maison» (homegrown terrorism) désigne les terroristes élevés et éduqués dans le pays où ils commettent des attentats.
La frontière entre la Grèce et la Turquie est officiellement fermée depuis hier, tant aux immigrés économiques qu’aux demandeurs d’asile. Tous ceux qui arrivent dans les îles grecques sont désormais censés être renvoyés manu militari vers les côtes turques, en vertu de l’accord conclu vendredi entre l’Union européenne et Ankara, accord qui met fin au droit d’asile en Europe, au moins temporairement. Mais ça, c’est la théorie.
· Les renvois ont-ils commencés ?
Evidemment, non. « L’accord sur le renvoi des nouveaux arrivants sur les îles devrait, selon le texte, entrer en vigueur le 20 mars, mais un tel plan ne peut pas être mis en place en seulement 24 heures », a reconnu Girogos Kyritsis, le coordinateur de la politique migratoire grecque. La Grèce, pays en faillite et à l’Etat déficient, a déjà montré qu’elle n’avait pas les moyens de contrôler ses frontières, alors organiser aussi rapidement le renvoi systématique des arrivants, c’est tout simplement une tâche impossible.
« Il faudra des semaines, voire un miracle, pour que ces expulsions de masse se mettent en place », explique un diplomate. « Avec 1000 demandes par jour, le bureau d’asile grec est totalement débordé. Alors avec 2 ou 3000 par jour, il vaut mieux oublier », s’amuse un policier européen présent sur place. C’est pour cela qu’une aide européenne est prévue : forces de police, officiers de protection du droit d’asile chargés de faire le tri, interprètes, voire juges pour statuer sur les recours des déboutés du droit d’asile (ce qui posera un problème juridique sur la validité d’une décision rendue en Grèce par un juge étranger). Selon la Commission, 4000 agents devront être mobilisés, dont un millier de « personnel de sécurité et militaire » et environ 1500 policiers grecs et européens pour un budget de 280 millions d’euros sur les six prochains mois. Paris et Berlin ont promis d’envoyer dans les îles grecques 600 policiers et experts de l’asile : pour l’instant, la France n’a dépêché sur place que trois officiers de l’Office Français de protection des réfugiés et apatrides…
Alors, pourquoi avoir proclamé que l’accord du 18 mars entrerait en vigueur le 20 mars ? « Pour éviter un temps de latence qui aurait conduit à un appel d’air », explique un fonctionnaire européen. A l’heure du net, l’information va vite et beaucoup de candidats à l’immigration ou à l’asile se seraient précipités en Europe pour éviter de trouver porte close. D’ailleurs, plusieurs centaines de personnes ont gagné les iles grecques samedi, soulagées d’être arrivée avant le gong fatal. « L’effet d’annonce peut marcher. Depuis décembre dernier, les Grecs placent à nouveau en centre de rétention les Algériens et les Marocains qui arrivent en Grèce et le flux s’est brutalement tari », raconte un diplomate présent en Grèce.
· Qui sera concerné par ces expulsions ?
Tous ceux qui arrivent à partir de dimanche. Les quelques 50.000 personnes coincées en Grèce (dont un cinquième à Idoménie, à la frontière macédonienne), à la suite de la fermeture de la route des Balkans, sont exclus de l’accord UE-Turquie, tout comme le million de migrants et de réfugiés se trouvant dans d’autres pays européens. Pour libérer de la place dans les îles du Dodécanèse, le gouvernement grec a entrepris d’évacuer vers le continent tous les migrants qui s’y trouvent encore. Leur sort sera tranché selon les anciennes règles qui ne prévoient aucune automaticité du refus des demandes d’asile et aucun engagement de réadmission par les autorités turques.
Tous ceux qui arriveront désormais seront accueillis dans l’un des cinq hotspots (centre d’accueil) situés à Lesvos, Leros, Chios, Samos et Kos. Pour l’instant, ils n’offrent que 6000 places, mais 20.000 sont prévues au total. Tout le monde sera enregistré dans le fichier européen des empreintes digitales (EURODAC). Si l’étranger veut demander l’asile (presque personne ne le fait actuellement en Grèce pour pouvoir continuer sa route), sa demande sera « examinée » sur le champ : s’il est passé par la Turquie (désormais « pays sûr ») ou un pays de « premier asile » qui pourra lui offrir une « protection suffisante », sa demande sera jugée « irrecevable » et il sera renvoyé en Turquie. Il pourra faire appel devant un juge de cette décision (par exemple en expliquant qu’en tant que Kurde, la Turquie n’est pas un pays sûr pour lui) qui tranchera sur place. La procédure est censée être express afin que le séjour ne s’éternise pas. Ceux qui ne demanderont pas l’asile (la moitié du flux actuel ne demande pas l’asile) seront immédiatement rembarqués. « Mais pour gagner quelques jours, tout le monde va demander l’asile, l’information circule vite », ironise un policier européen.
· Techniquement, comment vont avoir lieu ces expulsions ?
Frontex, l’agence européenne chargée de coordonner le contrôle des frontières extérieures de l’Union, a annoncé qu’elle allait mettre à disposition huit navires d’une capacité de 300 à 400 places. Ce qui est insuffisant au rythme actuel des arrivées (environ 60.000 par mois). Le problème est que, pour l’instant, les Turcs n’ont désigné qu’un seul point de débarquement en face de l’île de Lesbos… En outre, « pour l’instant, rien n’est prévu en cas de résistance », soupire un policier européen. Les scènes de rembarquement risque d’offrir quelques images brutales quand on voit ce qui se passe sur la route des Balkans.
* L’accord UE-Turquie pourra-t-il être invalidé par la justice européenne?
La forme juridique de l’accord est pour le moins étrange: il s’agit d’un engagement du Conseil européen auprès de la Turquie, ce qui constitue une base fragile pour renvoyer tous les demandeurs d’asile en Turquie: il ne s’agit ni d’une loi européenne, ni d’un accord international, ce qui privent les Parlements (nationaux et européen) de leur pouvoir de contrôle. Beaucoup de juristes estiment qu’il ne faudra pas attendre très longtemps pour qu’un juge saisisse la Cour européenne de justice pour statuer sur sa validité, mais aussi sur le statut de pays «sûr» reconnu à la Turquie. La Cour européenne des droits de l’homme pourra aussi être saisi par un réfugié renvoyé en Turquie. Il faut se rappeler que ces deux juridictions ont estimé que le règlement de Dublin, qui pose en principe que le premier pays d’entrée est responsable du traitement de la demande d’asile, ne pouvait pas s’appliquer à la Grèce, car ce pays n’avait pas les moyens de remplir correctement ses obligations. Un renvoi systématique basé sur une irrecevabilité de principe est-il une réponse adéquate à une demande d’asile? On peut en douter.