Les exilés du monde maîtres de notre imaginaire collectif

Printemps des Comédiens. La Tempête – Le Songe d’une nuit d’été

 

Dans le cadre du Printemps des Comédiens, Interstices & La Bulle Bleue présentent au CDN de Montpellier un diptyque shakespearien revigorant. La mise en scène signée Marie Lamachère associe une équipe de comédiens fraîchement sortis du conservatoire à la troupe de La Bulle Bleue, pour nous entraîner dans une odyssée peuplée des personnages du Songe d’une nuit d’été et de La Tempête. Deux pièces où le dramaturge mine tout rapport « normal » ou « naturel » à la réalité. Fantastique occasion saisie pour ouvrir la voie à d’autres régimes de perception et venir sensiblement enrichir les mille et une versions du répertoire.

 

Le bal s’ouvre avec turbulence dans La Tempête. Qu’on se le dise, cette adaptation renouvelée emporte dans son tourbillon toute velléité du spectateur à suivre un déroulement linéaire. Une intension qui serait du reste parfaitement incongrue en plein déchaînement des éléments. Dans cette version tumultueuse, ce qui pique notre intérêt et embrasse l’ampleur de l’œuvre de Shakespeare, c’est justement la diversité de la vie que l’on peut y trouver. Un catalogue dans lequel le dramaturge intègre volontiers le comique et le grotesque.

Si la tempête était une allégorie de notre époque nous serions bien inspirés d’infléchir nos attentes, pour faire appel à tous nos sens et mieux nous adapter au contexte du moment…C’est dans cette nouvelle disposition d’intérêts que l’on glisse vers des contours mal identifiés, aux frontières du flou et pourtant reconnaissables dans le regard de l’autre.

Avec La Tempête, Marie Lamachère retranscrit l’univers des bannis, un peu à la manière de Didi et Gogo, les deux vagabonds d’En attendant Godot, de Beckett. L’univers de la marge que n’a pas choisi Prospero, et moins encore sa fille Miranda, est celui de l’errance. Ce sont aux exilés du monde malgré eux à qui il est donné de conquérir notre imaginaire collectif.

La scénographie joue sur une superposition de niveaux adaptée à une mise en scène en patchwork où les morceaux colorés dessinent un grand tout. À l’avant scène, l’île est symbolisée par un plateau carré avec une cabane, espace intime partagé par le Duc légitime de Milan et sa fille. Des captations vidéos nous transportent sur les rivages de la Méditerranée occidentale et l’arrière du plateau ouvre sur une sorte de hors-champ, espace de transition du troisième type qui achève la déconstruction de l’unité de temps. Ou du moins qui ouvre sur une poétique du temps où se rejoignent le temps qui est passé et le temps qu’il fait. Mais pour Marie Lamachère c’est le mouvement qui compte, celui qui sans cesse déplace les lignes et défait les contours.

Ce dispositif privilégie les registres de théâtralité d’une équipe de vingt comédiens occupant de très vastes territoires. Hier dispersés et invisibles, les comédiens brûlent les planches de la scène au sein d’une troupe où ils incarnent une solide figure collective. La force des liens qui les unissent emporte le spectateur. Quand Le Songe d’une nuit d’été succède à La Tempête, on réalise vraiment la qualité du travail mené par cette équipe. Le jeu est vigoureux. Les variations subtiles entre comédie et poésie, extravagance et contrôle, gravité et philosophie s’enchaînent et délivrent un récit qui s’abreuvent aux sources shakespeariennes, en donnant de grandes latitudes au jeu d’acteur.

Après s’être déplacée notre curiosité se ravive ; quelle nouvelle histoire a fait irruption sur la scène et qu’est-elle en train d’inscrire sous nos yeux, rejoignant même à certain moment la question que s’est longtemps posée Shakespeare : Qui suis je ?

On rit de bon cœur. Sur scène le comique de situation alterne avec l’angoisse comique qui s’exprime dans le sentiment des uns et des autres de n’avoir plus prise sur le réel, plus particulièrement dans Le Songe où l’amour est sorcellerie. La langue s’apprivoise à travers différentes approches se rattachant toujours à la loi commune de libération et respect de l’individu, et dans ce mouvement de recomposition l’œuvre du dramaturge trouve l’occasion d’un nouveau voyage qui pénètre les âmes.

Jean-Marie Dinh

 

Miranda dans l’orage, de John William Waterhouse.

La Tempête – Le Songe d’une nuit d’été jusqu’au 11 juin au Théâtre des treize vents, à Montpellier.

Source altermidi 10 juin 2023

 

Marie Lamachère évoque sa création
La Tempête – Le Songe d’une nuit d’été

 

« Shakespeare fait honneur à la capacité de métamorphose »

 

Le Songe d’une nuit d’été, mis en scène par Marie Lamachère dans le cadre du Printemps des Comédiens, au Théâtre des Treize Vents.

 

 

Shakespeare libère les instincts, notamment à travers les deux pièces que vous avez choisies. D’où provient ce choix ?

J’ai travaillé sur Shakespeare comme actrice à un moment donné et je sais que pour les acteurs, arpenter Shakespeare est un endroit où on trouve des ressources pour jouer parce que c’est une sorte de machinerie théâtrale, une machine à inventer. C’est très joueur, très libre et aussi une sacrée aventure de se plonger dans ce genre de texte qui a été mille fois jouer. Je souhaitais partager cela avec les acteurs de La Bulle Bleue qui n’avaient jamais monté de classiques. Arpenter les textes classiques du répertoire c’est aussi prendre pied dans l’histoire commune du théâtre. Avec Shakespeare on partage une culture théâtrale et on se dit humblement “qu’est ce que je vais apporter à cette histoire commune ?”. D’une certaine façon, pour moi c’est aussi une manière de dire : « Vous n’êtes pas juste à la marge, même si la marge peut avoir sa beauté, vous n’êtes pas juste tolérés dans le champ artistique, vous y prenez vraiment part et vous allez l’enrichir.

 

Qu’avez-vous privilégié dans le travail avec les acteurs ?

Des choses très différentes parce que c’est une équipe très hétérogène. Il y a dix acteurs de La Bulle Bleue et dix jeunes acteurs qui ont fait des écoles. J’ai un plateau très hétérogène, c’est précisément ce qui m’intéresse. J’ai privilégié un sentiment de liberté, quelque chose de très ludique dans le travail et l’hétérogénéité de plateau, c’est-à-dire des registres de théâtralité différents. Il y a les dimensions ludiques, le fait que les joueurs ne sont pas sérieux, et il y a des thématiques importantes qui sont celles de la pièce en termes de sujets traités, d’intensité émotionnelle, mais par contre du point de vue de la forme ce n’est pas sérieux.

 

Quelle place a pris l’imprévu ?

Il y a une part d’imprévu à certains endroits, sur certaines scènes. Dans son écriture j’ai toujours l’impression que Shakespeare rend hommage aux acteurs. Dans Le Songe on voit des comédiens en répétition, dans La Tempête il y a un personnage d’acteur ou metteur en scène. Il y a un jeu de théâtre dans le théâtre, comme ça, qui est permanent. Shakespeare fait honneur à la capacité de métamorphose et rend hommage aux acteurs et aux actrices. J’ai voulu ouvrir une sorte de possibilité pour les acteurs de se rendre visibles, d’exprimer des qualités de jeu et des possibilités de théâtre différentes. La pièce est une espèce de collage infernal, exactement comme dans un rêve.

 

Les rêves et les métamorphoses nous entraînent dans un monde aux lois différentes du nôtre. Quels repères avez-vous donnés à l’équipe dans ce corpus plein de résonance sur la condition humaine ?

C’est d’abord les acteurs et les actrices de La Bulle Bleue qui avaient envie de monter ces textes. En travaillant avec eux j’ai eu l’impression de pouvoir relire Shakespeare. C’est une espèce de métaphore d’allégories comme si on entrait dans le crâne de quelqu’un avec des images. J’ai l’impression d’arpenter ces pièces comme on arpente les idées dans un crâne. Les artistes de La Bulle Bleue ont une pratique théâtrale quotidienne profonde. En partie lié à leur trajectoire de vie, pour trouver des chemins ils ont dû s’accepter en tant qu’eux-même et être acceptés par la société. Ce sont des personnes qui vivent des aventures intenses. Je les vois un peu comme les Ulysse de notre époque. Je pense qu’il y a une densité d’expériences chez certains de ces artistes qui amène une intelligence d’acteur singulière.

 

Comment avez-vous travaillé l’intensité émotionnelle et dramatique ?

En ce moment je suis en discussion avec eux pour mesurer à quel point ils font de la comédie. Même si La Tempête est assez sombre à certains endroits, il y a une dimension de comédie. Il ne faut pas tirer vers le mélodrame, et en même temps la beauté de l’écriture de Shakespeare, c’est qu’il y a une intensité émotionnelle qu’il faut prendre, entre guillemets au sérieux, c’est-à-dire qu’il ne faut pas être sérieux dans la forme mais l’être dans l’intensité, dans le mouvement de vie, dans l’élan… notamment sur la question du désir ou de l’amour dans Le Songe. De même dans La Tempête, si on reste sur l’aspect magique de Prospero on peut manquer le silence qu’il a entretenu sur les origines de sa fille. Miranda apprend la vérité sur sa propre histoire douze ans après, c’est quand même un profond trauma’… et donc si on n’arrive pas à saisir un peu de cette intensité, quelque part on noie la vitalité de l’œuvre et sa capacité à transposer théâtralement les aventures humaines.

 

Pourquoi avoir choisi d’élargir la troupe de La Bulle Bleue en invitant d’autres jeunes comédiens ?

J’avais envie d’une expérience partagée avec des rencontres. Parce que m’étant moi-même extrêmement enrichie au contact des artistes de La Bulle Bleue1, je désirais que d’autres artistes les rencontrent, parce que cela en vaut vraiment la peine. Les acteurs de La Bulle Bleue sont d’une éthique professionnelle vraiment impressionnante, très pro’, très exigeants vis-à-vis d’eux-mêmes et très précis dans leur rapport à leur art. Cela fait des artistes immédiatement engagés dans ce qu’ils ont à faire, ce qui simplifie beaucoup de choses dans la rencontre avec des jeunes artistes qui commencent pour la plupart dans leur chemin de travail. Ce ne sont pas du tout les mêmes univers, et du coup ça apporte. C’est très complémentaire, certains sont dans un énorme appétit de théâtre parce qu’ils commencent et d’autres sont dans un énorme goût du théâtre parce que c’est un élément fondamental de leur existence. C’est très riche humainement et artistiquement.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

 

Source altermidi 10 juin 2023

Les pièces Vénitiennes. L’étranger utile doit bien tenir sa place

Julien Guill : «  Nous avons choisi de croire en la révolte de Shylock et d’Othello. »  Photo dr

Julien Guill : « Nous avons choisi de croire en la révolte de Shylock et d’Othello. » Photo dr

Montpellier Théatre
Avec « Les pièces Vénitiennes » sous titrées « Le procès », la compagnie Provisoire se saisit de deux pièces de Shakespeare pour aborder le sort de l’étranger.

La singularité de recherche de la Cie provisoire est d’inventer des spectacles désencombrés de toute la machinerie théâtrale pour préserver la relation entre les acteurs et les spectateurs ; pour les faire se rencontrer autour d’un texte, d’une forme, d’une idée ou d’une thématique. Il s’agit ici du procès de l’étranger mais peut être aussi du nôtre.

L’usurier Shylock qui, dans Le Marchand de Venise, demande à être remboursé de l’argent qu’il a prêté ? Condamné ! Le général Othello qui, dans Othello, épouse la femme vénitienne qu’il aime ? Condamné ! Et pourquoi ? « Je suis juif », affirme le premier quand le second s’interroge : « Parce que je suis noir ? »

L’antisémitisme et le racisme se lisent dans ces deux pièces shakespeariennes où piège et machination sont le sort réservé à l’étranger utile qui ne sait pas rester à sa place. Celle que la société lui a assignée et peut lui confisquer tout en lui arrachant plus encore, pour peu qu’un Antonio ou un Iago se donne pour mission de le rappeler à l’ordre.

La mise en scène de Julien Guill se concentre dans Les pièces vénitiennes sur les violents affrontements qui éclatent entre le juif-Shylock et le chrétien-Antonio d’une part, le Maure-Othello et le Vénitien-Iago de l’autre. Il fait des idées son épicentre, et pour ne pas atténuer leurs secousses, écarte le réalisme favorable à l’identification. Ainsi donc, deux femmes traversent Le Marchand de Venise et un homme blanc, Othello. Il s’agit moins de mettre en scène des personnes que les points de vue qu’elles véhiculent. Un propos sur le sort des migrants au coeur du défi, des tensions et soubresauts dramatique s qui interpellent notre société et dérangent les politiques.

Ce soir à 20h, mercredi à 19h15 au Théâtre La Vignette à Montpellier.

Voir aussi : Rubrique Théâtre,Sur les traces de Rithy Panh, Otage de sang, rubrique Danse, rubrique Montpellier,

Opéra Berlioz. Élégance d’un songe ouvert sur le monde

Photo Marc Ginot

Photo Marc Ginot

Sous la baguette magique de Michael Schonwandt, l’Orchestre de Montpellier célèbre et renouvelle Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare avec le concours du captivant  récitant William Nadylam et de la talentueuse vidéaste Juliette Deschamps.

S’il est un dramaturge célébré en musique c’est bien Shakespeare. Au XVIe siècle déjà, ses pièces faisaient la part belle à la musique, qui était partie intégrante de la représentation. Verdi composa quatre opéras inspirés du dramaturge, dont Macbeth, Otello et Falstaff. L’histoire de Roméo et Juliette inspira plusieurs compositeurs romantiques, comme Gounod qui en tira un opéra, Tchaïkovski qui composa une ouverture, ou Prokofiev.  La pièce Le Songe d’une nuit d’été, où se mêlent des elfes et des fées, a donné lieu au semi-opéra de Purcell The Fairy Queen ainsi qu’ à une ouverture que compose Mendelssohn à l’âge de dix-sept ans. œuvre étonnamment mûre, dont l’équilibre, la fraîcheur, et l’imagination ne cessent d’étonner.

Dans le cadre du 400ème anniversaire de la disparition de William Shakespeare, la carte blanche offerte au directeur musical de l’Opéra national de Bordeaux, le chef britannique Paul Daniel, se combine sur scène avec la création d’une performance vidéo de la réalisatrice française Juliette Deschamps. Il était probable que cette démarche rencontre l’esprit d’ouverture qui anime la directrice de l’Opéra Orchestre national de Montpellier, Valérie Chevalier dont les choix artistiques budgétairement contraints, promeuvent le dépoussiérage du répertoire et l’innovation qui a du sens. C’est ainsi que les Montpelliérains et les Alésiens ont pu apprécier ce week-end l’adaptation de l’œuvre de Mendelssohn en images, en conte et en musique interprétée par l’OONM sous la direction de Michael Schonwandt avec le Chœur de l’Orchestre et celui  de l’Opéra junior.

 Le potentiel ravivé de l’œuvre

Dix-sept ans après son ouverture, en 1843, alors que Mendelssohn est un musicien très en vue en Europe, il reprend sa partition de jeunesse et l’augmente de douze numéros pour deux voix de femmes, choeur et orchestre à la  demande de Frédéric-Guillaume IV de Prusse. C’est cette version du Songe qu’il a été donné d’entendre avec les passages, chantés (interprétés par la soprano Capucine Daumas et la mezzo-soprano Alice Ferrière) qui se glissent dans le texte même de la féerie de Shakespeare.

Le processus d’écriture de l’œuvre offre de multiples possibilités combinatoires parfaitement adaptées et exploitées par l’acteur William Nadylam. Dans le rôle du narrateur, il donne une pleine mesure de ses qualités acquises auprès de Peter Brook. Il en va de même du travail de Juliette Deschamps qui mixe en direct les images vidéo qu’elle a tourné en Angola, renouant avec la dimension universelle de l’œuvre et son envoûtante mise en abîme. Ces trésors de poésie, de tendresse, et de goguenardise, nous sont restitués dans une version narrative totalement contemporaine.

Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 08/11/2016

Voir aussi : Rubrique Musique, rubrique Théâtre, rubrique Littérature, Littérature Anglo-saxone, rubrique Montpellier,

Attirance magnétique

791906-antoine-et-cleopatreLes comédiens Sofia Dias et Vitor Roriz ,  grandeur et subtilité . Photo dr

Antoine et Cléopâtre mis en scène par Tiago Rodrigues.  Shakespeare est mort, vive Shakespeare…

Antoine et Cléopâtre, la pièce montée par Tiago Rodrigues, a été créée en mémoire à la tragédie de Shakespeare. « L’érosion du temps et du langage condamne la mémoire à l’incomplétude et, pour cela même, ouvre la porte à notre contribution personnelle », indique le jeune directeur du Théâtre National D. Maria à Lisbonne, invité par Rodrigo Garçia au CDN de Montpellier hTh. Les sources de la mise en scène empruntent à Plutarque comme l’avait fait lui-même le dramaturge dont on célèbre cette année les 400 ans de sa disparition.

Tiago Rodrigues change les valeurs relatives des incidences et des personnages secondaires, tire sur un fil de conscience, s’émancipe du texte pour se concentrer sur le couple prestigieux et donner toute la force au thème central de la pièce. L’histoire du couple Antoine et Cléopâtre qui assume les valeurs mythiques de leur passion dans les rapports avec l’histoire extérieure qui déterminera leur destin.

L’oeuvre en elle-même poussait à cet acte transgressif. Elle ne figure pas sur le podium des tragédies de Shakespeare en raison de sa structure construite sur une série de dichotomies?:  Orient et Occident, raison et sentiments, masculin féminin, sexe et politique… Autant d’appels à la liberté dont Tiago Rodrigues et son équipe se saisissent en réduisant la distribution pharaonique à un duo intense.

Dans un corps étranger
Suivant la trame de Plutarque selon laquelle «l’âme d’un amant vit dans un corps étranger», dans  ce spectacle, Antoine et Cléopâtre assurent et précisent la possibilité d’une transcendance des passions humaines au sein même de la corruption et du désespoir et en face de la mort. «Il est important de dire qu’étranger ne signifie pas éloigné, précise Tiago Rodrigues. Bien au contraire. Cette collaboration est née de la reconnaissance de l’affinité artistique à ce corps étranger. Bien qu’il soit étranger, nous pourrions l’imaginer nôtre.» Le propos fait écho à l’actualité, tout comme cette pièce complexe où la richesse et l’expérience humaine et poétique s’enchevêtrent. A cet endroit, Shakespeare n’infléchit pas la tragédie vers le drame politique.

Loin des contingences
Il est question d’une tragédie personnelle, dans le cadre d’une lutte gigantesque au cours de laquelle, malgré leur statut, les amants seront écrasés. Mais qu’importe, l’autre, l’étranger, ouvre sur une renaissance, sur les vastes perspectives d’un monde  où l’homme pourrait se réconcilier avec ses passions.

Cléopâtre parle obsessionnellement d’un Antoine et Antoine parle avec la même minutie de Cléopâtre. L’amante décrit tous les faits et gestes de son amant vivant dans une mise en scène imaginaire. Et vice et versa. Le procédé offre des passages d’une grande beauté. La passion est traitée au présent de manière pleine et entière. Elle ne craint pas le passage du temps. Chacun garde sa personnalité et l’infléchit chez l’autre.

Toutes les épreuves contingence, absence, infidélité, tentation de puissance, honte de la défaite, n’ont d’autre effet  que de renforcer l’emprise de l’amour, jusqu’au dépassement final.

L’espace scénique et la création lumière jouent sur l’instabilité et le mouvement permanent renforçant l’exaltation, la sensualité et la puissance des comédiens qui transmettent une énergie vitale.

JMDH

Ce soir et demain à 20h. Domaine de Grammont. Montpellier (34).
04 67 99 25 00  ou http://www.humaintrophumain.fr/web

Source : La Marseillaise 23/03/2015

Voir aussi : Rubrique  Théâtre, rubrique Montpellier,

Yves Bonnefoy : « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien »

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Yves Bonnefoy © Michal Cizek / AFP

Yves Bonnefoy vient de fêter ses 90 printemps.

Membre du groupe surréaliste après la Libération, Yves Bonnefoy s’est fait connaître, dès 1953, avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Poète majeur, traduit dans toutes les ­grandes langues, il est attaché à la présence des êtres et du monde, et a développé une œuvre ouverte : une œuvre en dialogue constant avec les peintres et les artistes, mais aussi avec les poètes étrangers, tels Shakespeare, Leopardi ou Yeats. Que ce soit au moyen de la prose, de l’essai ou du vers, Yves Bonnefoy revient, de livre en livre, avec insistance et profondeur, à ce qui environne tout un chacun : les arbres, les pierres, les sources, la neige et le rêve. Maître d’œuvre du Dictionnaire des mythologies, il aborde aujourd’hui les grandes questions qui ont orienté la pensée et la pra­tique religieuse, et qu’il a lui-même interrogées, à la lumière de ce qu’il a longtemps appelé une « théologie négative », qui, avec le temps, s’est muée en « théologie positive », soit un acquiescement au monde, à ce que son maître intime, Rimbaud, nommait « la réalité rugueuse ». Rencontre avec un maître resté humble.

Vous dites qu’il ne saurait être question en poésie d’autre chose que de se saisir soi-même, que la poésie n’est pas faite pour porter une signification. En quoi peut-elle nous permettre de nous diriger vers nous-même, de renouveler notre « être au monde », comme peut le faire la philosophie ou la spiritualité ?

Fondamentalement la poésie a pour but de rendre aux mots de la langue leur capacité d’évoquer pleinement les choses qu’ils représentent en ce qu’ont celles-ci d’existence actuelle, concrète, au sein de notre propre horizon de vie?: ces arbres, par exemple, sur ce chemin, non l’arbre du dictionnaire. Sa tâche est de faire apparaître dans la parole notre lieu et notre moment, nullement d’en analyser les aspects, comme le font les autres emplois de mots, et ainsi ne dit-elle rien, en sa profondeur, mais accueille en nous les réalités qui importent, les mettant aussi en rapport entre elles, ici, maintenant, comme ne le font évidemment pas les projets de la science ou de l’action. Mais au cours de ce travail de recentrement de notre être au monde, nous ne pouvons que rêver, à des moments, nous tromper, nous laisser prendre à des illusions, et ce seront, cela, des pensées qu’il nous faudra dire, qui emploieront ces mots pourtant réintensifiés, portés au-delà de leurs contenus conceptuels, pour à nouveau de la signification?: autrement dit, le poème, toujours en défaut sur la poésie.

Et c’est à ce niveau du poème que nous avons donc à réfléchir sur nous-mêmes, à nous demander pourquoi ces illusionnements, ces erreurs sur la voie de la présence ? : notre écriture devient le matériau d’une réflexion dont l’intention est de clarifier ce que nous sommes, de délivrer le Je profond des modes d’être du moi que lui substitue en nous la pensée conceptualisée, analytique. La poésie, en pratique, est cette recherche au sein de son propre texte. Et une recherche qui, à mon sens, est mieux placée pour se diriger vers son but que la réflexion philosophique, car elle porte sur des événements d’existence auquel ne peut accéder la généralité du philoso­phique. Et quant à la spiritualité, elle a tout à gagner à cette lecture de soi qui veut se défaire des illusions. La poésie tend à déconstruire les mythes qui l’entravent.

Rimbaud voulait changer la vie. Vous-même êtes rimbaldien. La poésie a-t-elle changé votre vie ?

Je viens de souligner la part du rêve dans l’entreprise de poésie. On a beau espérer délivrer les mots de leurs contenus conceptuels, qui réduisent le monde à des figures abstraites et incomplètes, on restera toujours en deçà de ce que Rimbaud nommait la vraie vie. Mais ce que lui a fait pour sa part, c’est d’appliquer sa lucidité à ces leurres dans lesquels s’empiégeait son espérance fondamentale. Ses utopies successives, révolution sociale, alchimie du verbe, il les a dénoncées tour à tour, même saccagées tant parfois il éprouvait de frustration, de dépit, à découvrir son erreur. Et si on veut être « rimbaldien », c’est-à-dire comprendre l’enseignement de Rimbaud, c’est donc à cette lucidité qu’il faut s’efforcer, plutôt qu’aux impératifs de plénitude physique ou métaphysique qu’il a pourtant si éloquemment formulés.
La poésie a-t-elle changé ma propre vie ? En m’aidant à me délivrer de la pensée utopique. Ce poète qui voulait que l’on soit « absolument moderne » m’a demandé de me détourner du discours naïf des avant-garde, à commencer par le surréalisme, dont j’avais aimé les mots d’ordre, à la sortie de la guerre.

Le monde est dominé par un sentiment diffus d’apocalypse. La poésie offre-t-elle des armes pour résister, pour trouver des issues ?

C’est évidemment la grande question. Craignons-nous une apocalypse ? Mais c’est bien pis qu’une crainte. Tous les signes sont là pour montrer que si on ne prend pas très rapidement les décisions qui s’imposent, et c’est peut-être déjà trop tard, la ruine du climat, la dégradation des sols, le surcroît des populations sur les ressources, en eau par exemple, et la prolifération anarchique des images irresponsables, qui décontenancent l’esprit, étouffent le surmoi, désorganisent l’action, vont faire qu’avant la fin de ce siècle l’humanité perdra son lieu sur terre et s’abîmera dans des guerres. Tout le contraire de l’espérance qu’il y a dans la poésie, cette perception de l’accord qui pourrait unir notre finitude à son lieu. Et donc cette question, oui, en effet, cette angoisse. Que faire ? Continuer de montrer le bien qu’il y aurait dans cet accord, dans ce simple. Continuer d’espérer, vaille que vaille. Continuer de penser que l’arbre et le chemin sont si beaux dans la lumière du soir que ce ne peut être pour rien, et que nous avons toujours la tâche de les montrer, dans leur évidence.

Dostoïevski a dit que la beauté sauverait le monde. Est-ce une illusion ou une prophétie ?

C’est en tous cas une pensée qu’il est bien regrettable que notre époque ne prenne pas au sérieux, si ce n’est méprise, encore que ses sarcasmes cachent mal, quelquefois, qu’elle lui reste attachée. J’ai écrit, pour ma part, un livre intitulé La Beauté dès le premier jour. J’y évoque des objets qui nous viennent des premières heures du fait humain avec en eux des aspects de beauté qui ne peuvent qu’avoir été conscients et même vraiment intentionnels. Faits pour l’emploi quotidien sous le signe de la nécessité tout immédiate de survivre, ils n’en sont pas moins, haches harmonieusement taillées, vases, pris en charge par ce souci de beauté qui peut sembler différer des tâches pourtant aussi vitales qu’urgentes. Mais il y a à cette beauté si instinctivement recherchée une raison méditable. Elle a la simplicité efficace qui permet au nageur de remonter le courant, elle métaphorise donc la confiance, la volonté de confiance, avec laquelle on peut affronter la résistance inhérente à tout environnement. Et ce qui s’exprime ainsi, c’est par conséquent un projet, un vouloir de lutte. En ces objets de nos origines la beauté n’est pas contemplation mais incitation à l’action. Et je ne la vois pas autrement dans les grands poèmes. Reste que cette action est en présence aujourd’hui, nous le disions tout à l’heure, d’obstacles bien redoutables. Cette beauté qu’on méprise est une obstination qu’on peut bien dire héroïque.

Vous liez souvent le sacré et la poésie pour les rapprocher, mais aussi les distinguer. La poésie est-elle pour vous le dernier refuge du sacré ? Vous avez écrit sur l’art gothique, la Rome de la Renaissance, mais vous avez aussi dirigé un Dictionnaire des mythologies. De quel espace sacré vous sentez-vous le plus proche ?

Oui, le sacré. Et c’est vrai que j’ai employé ce mot, à époque ancienne dans mes écrits. Mais aujourd’hui je m’en garde. Je ne me sens plus en mesure de l’employer sans risquer des malentendus qui oblitéreraient, à mes yeux désastreusement, ce que je cherche à penser. Pourquoi ? Parce que ce que je disais le sacré, c’est en fait la chose ordinaire comme elle existe à côté de nous, avec nous, la chose avec laquelle nous partageons notre temps sur terre et qui demande donc d’être reconnue comme la réalité absolue, un mot, ce dernier, lui aussi tout simple mais dont je sais bien qu’il peut être bien mal compris, lui aussi. Le sacré, ce verre avec lequel boire. Le sacré, le pain et le vin, et la maison, le ravin, le bois proche, les êtres que nous aimons et qui sont là. Rien de religieux, vous le voyez donc, rien pour associer ce sacré à quelque système de croyances que ce soit, et quand je parle de transcendance à propos de ces choses du quotidien, c’est tout simplement parce qu’il y a dans la moindre d’entre elles une infinité d’aspects qui en fait de l’inépuisable pour tout projet de la dire, c’est une transcendance par rapport à la parole bien qu’une immanence dans le vécu.

Mais j’ai eu à constater que cet emploi de « sacré » ne peut s’imposer contre les significations plus traditionnelles qui réfèrent à des religions, à de la croyance. Et je ne puis me prêter à cette équivoque, parce que pour moi la poésie, c’est ce qui plonge assez bas dans l’immédiateté de la pratique du monde pour y dissiper toutes les croyances, toutes les postulations de réalité métasensible. La poésie, si j’ose parodier Mallarmé quand il parle de la musique, c’est ce qui reprend à la religion son bien, lequel est une expérience de présence, dans la rencontre de ce qui est, que les croyances, les dogmes, nous dérobent, mais pour aussitôt l’affaiblir. Elle entend dissiper les mythes. Ceux-ci sont intéressants, passionnants même, mais par la perte de la plénitude de l’immédiat qu’on les voit faire et qu’il faut décrire et comprendre. J’ai conçu, en effet, et dirigé, un Dictionnaire des mythologies des sociétés traditionnelles et du monde antique. Mais qui collaborait à ce dictionnaire ? Jean-Pierre Vernant et ses amis du centre de sociologie de la Grèce antique, ou les chercheurs et les enseignants de l’École des hautes études. Et j’espérais, avec Mallarmé encore, ou Leopardi, que faire du mythe un objet d’étude aiderait la poésie à radicaliser son projet, à se faire ardente laïcité.

Quelle différence établissez-vous entre poésie et mystique ? Ne participent-ils pas de la même démarche ? D’autant que certains grands mystiques furent aussi de grands poètes (Angelus Silesius, John Donne, Jean de la Croix).

C’est vrai que poésie et mystique ont en commun une expérience qui les distingue des religions et de leurs croyances. L’une et l’autre se portent dans la perception de ce qui est au-delà des lectures qu’on peut en faire avec le discours conceptuel. Mais c’est en venir à un point, un carrefour, où les deux voies se séparent. La mystique veut aller toujours plus avant dans la profondeur du réel, là où l’abandon de soi à l’unité prend le pas – et c’est comme une nuit – sur tout reste de représentation de choses?: ce n’est pas seulement la langue des concepts qui est transgressée, ce sont les mots, la mystique tend au silence. Mais la poésie constate, en ce même point, que cette plongée est solitude, la présence grandissante de l’Un efface, avec le langage, le souvenir des autres êtres. Et sa décision, c’est alors de se souvenir du langage?; de considérer que le réel, ce n’est pas l’abîme cosmique mais la terre humaine?; et de revenir vers la société pour partager avec les hommes et les femmes du temps présent, historique, cette mémoire de l’infini de la chose dont je disais tout à l’heure que le conceptuel le fait méconnaître. L’infini du pain et du vin, ce qui permet le partage.

La poésie n’est pas la mystique. Mais des mystiques, ainsi Angelus Silesius ou Jean de la Croix, peuvent être des poètes quand pour un moment, qui risque d’ailleurs de durer, ils se retirent du projet de la « nuit obscure ». Ils accomplissent alors ce mouvement de retour que je viens de dire. Et Rimbaud n’est guère différent d’eux quand il écrit Alchimie du Verbe, après « des silences, des nuits », de « l’inexprimable », des « vertiges ».

Qui lisez-vous parmi les auteurs vivants ?

Tous les auteurs sont vivants. Baudelaire, à qui j’ai consacré depuis cinquante ans ces essais que je viens de réunir en volume, ou Shakespeare, que j’ai traduit pièce par pièce pendant la même période, sont vivants pour moi autant qu’aucun de mes contemporains, d’autant que les éditions critiques de leurs livres et pour Baudelaire ses lettres les rendent évidemment plus proches de nous que ces auteurs d’aujourd’hui dont nous ne connaissons que des pages, ou des tableaux. Qui je lis, parmi mes contemporains ? Qui voudrais-je lire ? Des poètes qui, certes, « feraient le négatif », dégageraient la réalité des représentations illusoires qui à travers les siècles l’ont recouverte ?; mais qui sauraient aussi que ce travail du négatif n’a de raison d’être que pour que le positif reprenne ses droits, énonce librement ses valeurs, appelle à lui l’esprit réconcilié avec soi.

Vous écrivez que Baudelaire a choisi « un chemin qui aille à la mort et que la mort grandisse en lui comme une conscience ». Pouvez-vous expliquer cette idée ? Quel rapport entretenez-vous avec la mort ?

Comprenez que ce que j’appelle la mort n’est pas l’événement qui se produit sous ce nom mais ce fait fondamental que l’être humain est délimité dans le temps aussi bien que dans l’espace, qu’il est, essentiellement, finitude, et que c’est d’ailleurs pour cela qu’il est humain, puisque c’est cette condition qui l’incite à des choix, des jugements, et qui lui a donc permis à travers les siècles d’accéder à la capacité d’aimer, ce second degré du réel. Mais se savoir finitude n’est pas facile, tous les rêves sont là pour l’oublier. Baudelaire est grand poète parce que, rêveur comme un autre, et capable de bien beaux rêves, il a choisi de ne pas rêver.

propos recueillis par Stéphane Barsacq et Jennifer Schwarz 

Source :Le monde des religions 30/12/2011

Bibliographie choisie : Le Siècle où la parole a été victime, (Mercure de France, 2010). L’Heure présente (Mercure de France, 2011). Sous le signe de Baudelaire (Gallimard, 2011).

Voir aussi : Rubrique Poésie,