Entretien Bernard Lahire. Quand les sociologues sont jugés responsables de l’état du réel

Bernard Lahire « Le problème n’est pas de préserver un mode de vie français figé » Photo EdItIons La Découverte

 

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon était l’invité de la Librairie Sauramps hier à Montpellier. Il a évoqué son dernier essai : « Pour la sociolo- gie » qui porte réponse au procès fait aux sciences sociales qu’a relayé Manuel Valls.

 

La mise en évidence des inégalités économiques, scolaires et culturelles sont des réalités qui fâchent. Suffisamment, pour intenter un procès aux sciences sociales et à la sociologie en particulier. Dans votre dernier ouvrage : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse, vous revenez sur les fondamentaux. D’où part votre motivation ?

Le point de départ est lié à l’ouvrage Malaise dans l’inculture, paru en 2015. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, s’en prend au « sociologisme » mais l’on se rend compte à la lecture, que c’est bien contre la sociologie et ses adeptes dans le monde des sciences sociales qu’il part en guerre, enl es accusant tout à la fois de justifier ou d’excuser la délinquance, les troubles à  l’ordre public, le terrorisme… Dans un mélange de méconnaissance et de résistance, ces motivations reposent sur une vision conformiste et libérale assez classique de l’individu selon laquelle celui-ci œuvre dans son propre intérêt, et la somme de ces actions concoure à l’intérêt général.

Votre ouvrage se veut très accessible.

Habituellement, j’écris des livres plutôt savants. Pour la circonstance, j’ai ressenti le besoin d’écrire de manière accessible. J’ai essayé de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste le travail des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie qui prend en compte les dimensions relationnelles. On ne pense pas un individu indépendamment des relations avec l’ensemble des éléments composant le tout dans lequel il s’inscrit. De même, nos actions sont liées au groupe, elles n’en sont pas isolées.

A propos de l’analyse relationnelle, vous citez Marx. Lorsqu’il défend que les détenteurs des moyens de production s’approprient la richesse produite par les ouvriers, il démontre aussi que les riches n’existent pas indépendamment des pauvres. Cette charge des détenteurs de privilèges ou de pouvoirs ne cherche t-elle pas à réfuter l’analyse des structures en terme de classes sociales dans une société de plus en plus inégalitaire ? Quelles sont les autres interdépendances qui se font jour ?

On voit bien que la question des différences de classes est quelque chose qui les entête beaucoup. Mais l’interdépendance n’existe pas qu’entre les riches et les pauvres. Elle existe entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants… Il est difficile de penser un « eux » indépendamment d’un « nous » parce qu’il se trouve que ce «eux» est en lien avec nous.

Cette interdépendance vaut au sein d’une société donnée, et il en va de même au sein des différentes nations qui coexistent sur terre. Le problème n’est pas, de préserver un mode de vie français en le figeant dans certaines représentations. Il est international. Cette manière de penser de façon relationnelle la réalité sociale à des échelles très différentes, interroge la politique étrangère de la France, comme elle peut interroger la politique coloniale, des Belges ou des Européens. D’une manière comme une autre, cela met en cause des politiques parce que penser en terme de relations interdépendantes n’isole pas totalement un « ennemi » sans aucun lien avec nous. Le recul que permettent les sciences sociales permet de ne pas foncer bille en tête comme le fait notre premier ministre.

Après avoir déclaré en avoir assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », Manuel Valls a rétropédalé. Cela vous satisfait-il ?

Il est revenu de manière extrêmement confuse sur ses propos . Je les ai relevés pour prendre conscience de la confusion cérébrale du Premier ministre : « Bien sûr il faut chercher à comprendre » dit-il, à propos de la plongée dans la radicalisation djihadiste. « Ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication », ajoute-t-il. Je dois dire qu’il atteint là, un degré qui m’échappe.

Dans le contexte actuel caractérisé par une montée de la violence économique, sociale, psychologique, environnemental, ne mettez- vous pas le doigt sur la violence politique ?

Le virilisme politique est très présent avec des formules toujours plus dures, plus intransigeantes. Nous sommes en présence de personnes qui occupent le terrain, pour des raisons électoralistes et qui nous disent un peu : « N’ayez pas peur, papa est là.» C’est un rappel de l’autorité, mais est-ce efficace ? On ne voit pas très bien quel dispositif sécuritaire empêcherait quelqu’un de se faire sauter.

Quel regard portez-vous sur la sociologie de la radicalisation et des travaux comme ceux de Farhad Khosrokhavar ?

Je n’ai pas d’avis sur le travail de Farhad Khosrokhavar que je ne connais pas assez. Je me méfie du terme radicalisation. Il y a des jeunes qui se sont convertis en quinze jours. Je suis aussi distant avec des gens comme Michel Onfray qui vous dise : J’ai lu les textes du Coran, il y a un problème de violence. D’abord parce que la plupart des croyants ne lisent pas les textes, et que l’argument n’est pas solide. On trouve dans la Bible aussi des textes d’une extrême violence.

Les critiques portées ne résultent-elles pas d’une incompréhension, notamment dans la différence entre comprendre et juger ?

On prête des intentions aux sciences sociales qu’elles n’ont pas. Le scientifique étudie ce qui est et n’a pas à apprécier si ce qui est «bien»ou«mal». Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » Editions La Découverte 2016, 13,5 euros

Source : La Marseillaise 25/03/2016

Voir aussi : Rubrique Science, Sciences Humaines, rubrique LivreEssais, rubrique Société, rubrique Rencontre, rubrique Montpellier,

 

La sociologie de la radicalisation : entretien avec Farhad Khosrokhavar

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fk-vignette-87x67_1452535231746-jpgChercheur de renommée internationale, Farhad Khosrokhavar est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et directeur du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Ses recherches portent sur l’islam en France, en particulier dans les banlieues et en prison, les problèmes sociaux et anthropologiques de cette religion, et l’islamisme radical et ses mutations. Il a commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. Farhad Khosrokhavar travaille également sur la sociologie de l’Iran contemporain et la philosophie des sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’islam et le phénomène de radicalisation jihadiste, il a notamment publié en France L’islam des jeunes en 1997 (Flammarion), Les Nouveaux Martyrs d’Allah en 2002 (Flammarion), L’islam dans les prisons en 2004 (Ed. Balland), Radicalisation en 2014 (Ed. Maison des sciences de l’homme), Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, avec David Bénichou et Philippe Migaux, en 2015 (Plon). Son travail sur la radicalisation est le fruit de plusieurs enquêtes empiriques, par observation et entretiens, réalisées auprès de jeunes dans des associations de banlieues et quartiers défavorisés d’une part, et auprès de détenus et de surveillants dans plusieurs prisons françaises d’autre part, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice[1]. Sa dernière enquête porte sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam.

Quel regard spécifique le sociologue porte-t-il sur le terrorisme et la radicalisation ?

Le sociologue essaie de comprendre le rôle des acteurs sociaux, la façon dont se construit une logique d’action et comment elle s’intègre dans le tissu social. Pour cela, il mobilise un certain nombre de notions, dont celle de radicalisation. Cette notion est relativement nouvelle, elle s’est imposée après les attentats du 11 septembre 2001 dans les discours politiques et médiatiques, en lien notamment avec des soucis sécuritaires. Les chercheurs en sciences sociales tentent de lui donner une signification anthropo-sociologique. Ils la préfèrent au terme générique de terrorisme qui désigne l’ensemble de ces phénomènes, en pointant leur signification politique et sociale, sans mettre l’accent sur l’acteur social, ses motivations et les processus sociaux qui mènent à la violence. La notion de radicalisation déplace l’analyse vers la subjectivité de l’individu et les interactions entre le groupe et l’individu.

Il existe une pluralité de définitions du terme radicalisation. Dans mon livre Radicalisation publié en décembre 2014, je la définis comme l’articulation entre une idéologie extrémiste et une logique d’action violente. Une action violente sans idéologie (la délinquance par exemple) n’est pas de la radicalisation, pas plus qu’une idéologie extrémiste sans action violente (certaines formes d’intégrisme religieux par exemple). Gérald Bronner[2] et bien d’autres chercheurs adoptent aussi cette définition. Il faut une combinaison des deux pour pouvoir parler de radicalisation. Les sociologues qui travaillent dans ce domaine s’intéressent au processus dynamique de cette combinaison, à la constitution des acteurs radicalisés dans l’arène sociale et à la manière dont leur action, qui est soumise à un principe de législation spécifique, prend forme dans la société.

La plupart des acteurs radicalisés le font aujourd’hui au nom d’une version radicale de l’islam. Mais l’action radicalisée ne se réduit pas à l’islam extrémiste. On peut se radicaliser au nom d’autres idéologies : le néonazisme ou le néofascisme en Europe, l’extrémisme écologique (issu de la deep ecology), les idéologies anti-avortement aux Etats-Unis.

Quelles sont les différentes approches ou théories sociologiques de la radicalisation, en particulier jihadiste ?

Il existe différentes façons de percevoir ce phénomène dans la littérature anglo-saxone, mais aussi française. Certains chercheurs mettent l’accent sur les facteurs économiques et l’exclusion sociale comme principale explication de la radicalisation, surtout chez les jeunes des banlieues. D’autres soulignent les facteurs politiques, en particulier la disparition des utopies dans nos sociétés et le rôle de l’islam radical dans la fabrication d’une nouvelle utopie transnationale (j’insiste moi-même tout particulièrement sur ce facteur, mais aussi Olivier Roy[3], entre autres). D’autres encore mettent en avant la dimension irrationnelle ou nihiliste du jihadisme, à l’instar du philosophe André Glucksmann[4] en France. A l’inverse, des sociologues comme Diego Gambetta insistent sur la rationalité des acteurs radicalisés qui optent pour la meilleure stratégie possible pour atteindre leurs buts sociopolitiques[5]. L’expert américain Marc Sageman estime quant à lui que la radicalisation est principalement l’effet de réseaux d’un nouveau type, qui affaiblissent le rôle des personnalités et donnent naissance à des groupes radicaux sans hiérarchie, et non un phénomène individuel qui naît de manière spontanée de la fréquentation d’Internet[6]. Parmi les approches culturelles, on peut citer les travaux de l’anthropologue franco-américain Scott Altran, directeur de recherche au CNRS (Institut Nicod, EHESS), qui interprète la radicalisation comme une tentative de construction d’une forme de valeur sacrée et voit dans les organisations terroristes Al Qaïda et Daesh de puissants mouvements de contre-culture dont l’attrait moral représente une réelle menace[7].

Je fais moi-même partie du groupe de chercheurs qui pensent que la radicalisation est un phénomène à plusieurs dimensions : chez les jeunes des banlieues, la radicalisation permet la sacralisation de la haine de la société, une haine produite par un sentiment d’exclusion économique et sociale, d’injustice et d’humiliation[8] ; chez les jeunes de classes moyennes, elle est une réponse au vide de l’autorité, à la fatigue d’être soi, ou à une forme d’anomie.

Pouvez-vous préciser votre point de vue sur ces questions ? Qu’ont révélé vos recherches sur le profil et le parcours des acteurs qui s’engagent dans la radicalisation et qui sont impliqués dans des attentats en France et sur le territoire européen ?

Jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo, la majorité des jeunes qui se radicalisaient en France étaient des jeunes des banlieues, socialement et économiquement exclus, cherchant à légitimiser leur guerre contre la société en l’incarnant dans l’islam radical. C’est le cas du terroriste Khaled Kelkal responsable d’une série d’attentats en France en 1995, de Mohamed Merah le tueur de Toulouse et Montauban en 2012, de Mehdi Nemmouche l’auteur de la la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly qui ont commis les attentats de janvier 2015 à Paris. Ces extrémistes originaires des classes populaires, des jeunes hommes d’origine immigrée pour l’essentiel, partagent un certain nombre de caractéristiques, à commencer par leur condition sociale. Nés ou scolarisés en France, ils viennent pour la plupart de familles éclatées, où l’autorité parentale, et surtout paternelle, est absente ou défaillante. Beaucoup d’entre eux ont été placés dans des foyers. Ils ont fait l’expérience de la précarité et de l’exclusion qui a fait naître chez eux un profond sentiment de stigmatisation, d’injustice et d’indignité. Ils partagent une contre-culture de la déviance, fruit de la certitude de ne pouvoir se réaliser et accéder à l’aisance matérielle des classes moyennes que par le vol et les trafics. Désislamisés au départ, ils découvrent l’islam radical sur Internet ou au contact d’autres jeunes et y trouvent un moyen de surmonter leur humiliation, de se construire une nouvelle identité et de donner une légitimité à leur violence. La transposition de leur désespoir et de leur rage dans le registre du religieux, dans sa version jihadiste, se fait d’autant plus facilement qu’ils sont ignorants de l’islam. La délinquance, et souvent la récidive, les a conduit généralement à la prison, et la socialisation carcérale a contribué à mûrir leur haine de l’autre et à renforcer leur vision extrémiste de l’islam. Enfin, l’écrasante majorité d’entre eux a voyagé au Moyen-Orient sur les terres de la «guerre sainte», où ils sont devenus pour un certain nombre des combattants aguerris convertis au jihad. Ce fut l’Algérie pendant la guerre civile pour Kelkal au début des années 1990, le Pakistan et l’Afghanistan pour Merah, la Syrie pour Nemmouche, le Yemen pour les frères Kouachi. Pour d’autres c’est l’Irak ou le Mali. Coulibaly n’a peut-être pas fait de séjour à l’étranger mais a rencontré en prison, en même temps que Chérif Kouachi, le grand «gourou» Djamel Beghal qui a joué un rôle déterminant dans sa radicalisation religieuse.

Les jihadistes français ont donc tous suivi à peu près la même trajectoire : une enfance difficile en banlieue ou dans des quartiers ghettoïsés, marquée par la désorganisation familiale, la violence, l’échec scolaire, la désaffiliation, qui a fait naître un sentiment de frustration et d’humiliation transformé en haine de la société ; une carrière délinquante et des séjours en prison ; l’illumination de l’islam radical qui permet de transformer le mépris de soi et sa propre indignité en mépris de l’autre et en sacralisation de soi ; un voyage initiatique sur les terres du jihad ; et enfin la conversion à l’islamisme jihadiste et l’implication dans des actes violents.

Vous avez aussi pu observer une diversification du modèle des jihadistes en France, avec l’émergence de nouveaux acteurs de la radicalisation.

En effet, depuis 2013 et le début de la guerre civile en Syrie, on constate une rupture avec l’ancien modèle jihadiste : aux jeunes «désaffiliés» qui ont grandi en banlieue s’ajoutent des jeunes radicalisés issus des classes moyennes. Si certains sont d’origine musulmane, beaucoup sont des convertis. Ils n’ont pas de passé de délinquant et n’ont pas connu la prison. A la différence des jihadistes des banlieues, ils ne se vivent pas comme des victimes. Le moteur de leur conversion à l’islam radical n’est pas la haine de la société, mais plutôt un malaise identitaire et la recherche d’autorité dans un contexte de relâchement des normes sociales et de dilution de l’autorité parentale. L’islam rigoriste leur propose un cadre normatif explicite et sacralisé, à l’opposé des idéaux de mai-68 et du projet politique de citoyenneté laïque. Le jihadisme représente pour eux la possibilité de poursuivre un objectif collectif noble (sauver les Syriens qui sont massacrés par le gouvernement sanguinaire d’Assad) et de se bâtir une nouvelle identité fondée sur l’héroïsme et les normes du sacré. Les motivations de ces jeunes prêts à partir pour combattre dans les rangs de l’Etat islamique (Daech) sont donc complexes. Elles relèvent à la fois d’un romantisme révolutionnaire naïf et de la recherche d’un sens à leur destin par l’expérience du sacré et l’adhésion à un projet collectif porteur d’espérance.

Dans ce nouveau groupe d’adeptes du jihadisme figurent aussi de plus en plus de jeunes filles et de femmes, ainsi que des adolescents et des post-adolescents. Les femmes radicalisées restent minoritaires (ce qui ne fut pas le cas pour les mouvement radicaux d’extrème gauche des années 1970-80, en particulier la Fraction armée rouge), mais elles sont beaucoup plus nombreuses chez jeunes originaires des classes moyennes que chez les jeunes des cités, même s’il y a eu quelques cas comme Hayat Boumeddiene par exemple. Leur logique d’action est quelque peu différente des jeunes hommes des classes moyennes. Leur engagement est motivé par un souci humanitaire, mais aussi la recherche d’une figure idéalisée de l’homme, à savoir un homme viril (ne craignant pas la mort), sincère et digne de confiance, qui saura les protéger tout en préservant leur dignité de femmes. Elles partagent un désenchantement à l’égard du féminisme et un refus du couple moderne, marqué par l’instabilité et une égalité entre hommes et femmes considérée comme nivelante. Mais paradoxalement, les femmes européennes qui s’engagent dans le jihadisme recherchent aussi à montrer une certaine égalité des sexes dans la violence et la mort[9].

Jusqu’à présent, ce modèle du jihadisme des classes moyennes concernaient surtout les jeunes partis en Syrie. Mais, pour la première fois en France, les attentats du 13 novembre à Paris ont été perpétrés par un mélange de jeunes de banlieue et des petites classes moyennes. Les deux frères Abdeslam avaient un bar dans le quartier de Molenbeek de Bruxelles, Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats du 13 novembre, possédait également un commerce, et l’un des kamikazes du Bataclan était titulaire d’un bac général et ancien employé de la RATP. La quasi-totalité des auteurs d’attentats ou de tentatives d’attentats sont encore d’origine immigrée. La plupart sont de la deuxième génération, mais on en trouve aussi de la troisième génération comme Abdelhamid Abaaoud. Comme les convertis, ils vont adhérer à un islam de rupture qui n’est généralement pas celui de leurs parents.

Vous accordez une place importante à la subjectivité de l’acteur dans l’analyse de la radicalisation. Comment se traduit cette subjectivité pour les jeunes jihadistes européens ?

Le jihadisme, dans sa version banlieusarde ou classe moyenne, est étroitement associé à une subjectivité qui se veut héroïque. Les jeunes qui s’enrôlent sous la bannière du jihad affrontent la mort sur un mode imaginaire qui exalte la figure du héros, les faisant du coup sortir de l’insignifiance et leur assurant la notoriété, même si celle-ci se décline sous une forme négative pour l’écrasante majorité. C’est pourquoi je parle de «héros négatif» pour désigner ce statut que leur offre l’islam jihadiste, qu’ils vont conquérir en occupant la «une» des médias, et dont ils tirent une fierté, ainsi qu’une «supériorité» sur les autres grâce à l’inversion symbolique de la hiérarchie sociale (ils inspirent la crainte et ont le pouvoir de prendre la vie de ceux qui les méprisaient).

Par «héros négatif», j’entends plus précisément celui qui s’identifie à des contre-valeurs dominantes dans la société et vise à les réaliser par la violence. Le jihadisme en Europe est fondé sur la promotion de cekui-ci : la société est-elle sécularisée, il se veut religieux ; la non-violence est-elle la valeur dominante (même si elle n’est pas nécessairement respectée dans les faits), il prône la violence absolue au nom du Sacré ; le monde social vise-t-il à promouvoir la liberté sexuelle, il est en quête de la mise sous tutelle de la libre sexualité au nom d’une conception hyper-puritaine de la foi ; la société est-elle favorable à l’égalité du genre, il cherche à recréer un ordre où l’homme et la femme auraient des rôles dissymétriques fondé sur le déni des acquis du féminisme ; la société s’identifie-t-elle à l’individu autonome, il entend promouvoir une vision néo-communautaire (la Umma[10] réinventée) où le rôle de l’individu serait subordonné à la préservation des valeurs sacrées ; le monde ambiant entend-il exalter l’autonomie des citoyens et la suprématie du peuple pour édicter des lois, il vise à imposer les lois divines au mépris des lois humaines.

Si le terrorisme au nom d’Allah est le fait d’une infime partie des musulmans européens et qu’il n’a su jusqu’à présent qu’à mettre à mort qu’un nombre limité de personnes (quelques centaines en Europe depuis les années 1995), sa portée sociale n’en est qu’incomparablement plus grande : il bouleverse la société et engendre une crise profonde au niveau des assises symboliques de l’ordre social.

Les ressorts de l’islamisme radical en Europe ou en Occident sont-ils les mêmes qu’au Moyen-Orient ?

Les ressorts ne sont pas les mêmes. Au Moyen-Orient, l’islam est enraciné dans la culture. La plupart des convertis au jihadisme sont issus des classes moyennes, ils ont fait des études universitaires et lisent le Coran. Ils font une interprétation extrémiste des textes religieux en raison de la présence d’idéologues du jihad comme Maqdisi, Abu Mus’ab al-Suri, Tartussi ou Abou Qatada… Ceux-ci se rejoignent pour dénoncer la perversité des systèmes politiques démocratiques laïques ainsi que l’impérialisme occidental, et pour prôner un néo-patriarcat suceptible de redonner du sens à la famille.

A l’inverse, la très grande majorité des jeunes européens qui adhèrent à l’islam radical ne connaissent pas l’arabe et ne lisent pas les textes religieux. Ils n’en ont qu’une connaissance indirecte et édulcorée, par oui-dire, par l’intermédiaire de copains, ou à partir de leurs lectures sur Internet qui diffuse des versions très vulgarisées des jihads en français et dans toutes les langues européennes.

Il y a donc une différence majeure entre les adeptes de l’islam radical occidentaux et ceux du Moyen-Orient et du monde arabe. Cependant, après l’étape de ce que j’appelle le «pré-jihadisme», lorsque les jeunes occidentaux vont sur les terres du jihad, une convergence se dessine entre les jihadistes du Moyen-Orient et ceux en provenance d’Europe ou de pays occidentaux. Le vécu de la guerre, l’apprentissage du maniement des armes et l’endoctrinement suivi là-bas les transforment pour la plupart en jihadistes endurcis.

Quels sont les lieux de radicalisation des jihadistes français et européens ?

Les jeunes européens se radicalisent d’abord sur la Toile, où Daech diffuse massivement sa propagande jihadiste, et au sein de petits groupes de copains, parfois dans la rue. Il suffit qu’un copain soit parti en Syrie pour qu’il devienne un pôle d’attraction pour les autres, qui vont alors chercher à l’imiter. La radicalisation s’effectue aussi au contact de «gourous» et de figures charismatiques dont l’emprise sur les individus psychologiquement fragiles peut être forte. Le rôle des mosquées s’est fortement affaibli dans les années 2000, ne serait-ce qu’en raison de leur surveillance renforcée par les services de renseignements généraux de la police. La radicalisation se déroule donc principalement à la marge des mosquées, dans des groupes restreints et sur Internet. La Toile, en particulier les réseaux sociaux, joue un rôle fondamental aujourd’hui dans la médiatisation et l’internationalisation de l’idéologie jihadiste, l’autoradicalisation individuelle et le recrutement des terroristes.

La prison peut également constituer une étape dans la trajectoire de radicalisation, dans la mesure où les détenus y passent du temps, voire des années, dans une situation permanente de promiscuité, et où la population musulmane y est surreprésentée. L’institution carcerale, avec ses tensions quotidiennes et ses sanctions, son mépris fréquent à l’égard de l’islam, conforte un certain nombre de jeunes délinquants dans leur haine de la société. Il vont aussi y approfondir l’interprétation extrémiste de leur foi au contact d’individus déjà radicalisés, en faisant une lecture unilatérale des textes, en choisissant les parties du Coran qui vont dans le sens du jihadisme et en évitant celles qui contredisent cette idéologie. Le milieu carcéral est par ailleurs un lieu propice à la constitution de réseaux de criminels ou de jihadistes, ou à l’insertion dans des réseaux déjà existant. Mais croire que la prison est le seul endroit où l’on se jihadise est faux. D’abord la radicalisation des musulmans en prison reste très minoritaire. De plus, l’immense majorité des jeunes de classes moyennes partis en Syrie n’avaient aucun dossier judiciaire et n’étaient pas passés par la case prison. En revanche, une grande partie des jeunes de banlieue radicalisés a connu une période d’emprisonnement. Pour eux, la prison est une étape relativement significative, avec toutefois des exceptions, des cas de jeunes qui ont eu des démêlés judiciaires sans passer par la prison.

Quelle influence exercent sur les jeunes radicalisés les séjours à l’étranger, dans les pays où sévit la guerre civile au nom du jihad, en particulier en Syrie ?

L’écrasante majorité des jeunes jihadistes français ou européen est passée par cette dernière étape du parcours de radicalisation. C’est lors de celle-ci que le «pré-jihadisme» ou la «pré-radicalisation» se transforme sur le terrain en jihadisme au sens fort du terme. Elle est très importante car, à côté de l’endoctrinement idéologique suivi, ils apprennent là-bas à manier des armes, à fabriquer des explosifs, et surtout à tuer sans état d’âme et à se sacrifier. Avant les printemps arabes, tant que la Syrie, l’Irak et le Yemen n’étaient pas en guerre, les terroristes dits «maison»[11] faisaient souvent preuve d’amateurisme dans la fabrication et l’utilisation d’explosifs car ils se formaient sur Internet. Les séjours à l’étranger, sur les terres de la guerre sainte, leur permettent d’acquérir un savoir faire redoutable et de devenir des individus potentiellement très dangereux. Leur expérience dans les zones de combat, surtout en Syrie, aux côtés de Daech, développent également chez eux une cruauté et une insensibilité à la souffrance des autres, parce qu’ils y font la guerre et s’identifient entièrement à celle-ci, en tout cas pour ce qui concerne les endurcis. Ils deviennent alors des combattants aguerris capables de perpétrer des actions terroristes sur le territoire européen.

Mais les voyages en Syrie ou dans d’autres zones de conflit au nom du jihad n’ont pas d’influence univoque sur les individus. Parmi ceux qui reviennent, on trouve des jihadistes endurcis, mais également des individus qui doutent, d’autres qui prennent leurs distances comprennant que ce n’est pas la bonne voie, on a des personnes qui reviennent traumatisées par la guerre et enfin quelques repentis. Les cas sont diversifiés.

C’est pourquoi les autorités cherchent à se servir des repentis de retour de Syrie pour lutter contre cette logique d’endoctrinement. C’est le cas dans les pays anglo-saxons et d’autres pays européens où l’on donne la parole aux repentis dans l’espace public afin qu’ils puissent convaincre ceux qui sont attirés par l’islam radical du caractère délétère et dangereux du jihadisme. Leur témoignage, qui a un accent de vérité pour les autres jeunes, peut aider, au moins pour certains, à éviter qu’ils empruntent cette voie scabreuse.

Selon vous, comment peut-on, plus précisément, lutter contre ces nouvelles formes de radicalisation, contre ce terrorisme «maison» dont le foyer est en Europe et non au Moyen-Orient ?

Il est tout d’abord important, bien entendu, d’empêcher les jeunes de partir en Syrie ou ailleurs. Lorsqu’ils reviennent, les mettre tous dans le «même sac» est très dangereux, car ceux qui doutent vont s’endurcir en cotoyant des aguerris (alors que l’inverse n’est pas vrai, les endurcis ne vont pas douter). Il faut donc essayer de les séparer à leur retour. Ensuite, les plus durs doivent suivre des séances de désendoctrinement étalées sur plusieurs mois, voire sur deux ou trois ans, à la condition qu’ils soient volontaires. Leur imposer serait contraire à nos règles démocratiques. En revanche, il serait possible de moduler la peine en fonction de l’acceptation des programmes de déradicalisation : donner la pénalité maximale à ceux qui refusent et la rendre flexible pour ceux qui consentent à les suivre. Par ailleurs, pour dissuader les jeunes adultes, de retour des zones de conflit ou bien seulement endoctrinés, d’adhérer à ces formes d’extrémisme religieux, il me semble nécessaire s’associer des psychiatres et des psychologues à des imams et des représentants de l’ordre. En ce qui concerne les adolescents et post-adolescents, la dimension affective est beaucoup plus présente que la dimension idéologique dans leur radicalisation, qui est souvent révélatrice d’une crise de la famille et de l’adolescence. Pour eux, l’aspect psychothérapeutique de la prise en charge doit être beaucoup plus important, alors que pour les adultes radicalisés, il faut aussi prendre en compte la motivation religieuse et idéologique de leur adhésion à l’islam radical, on ne peut en faire abstraction sous prétexte de laïcité.

L’ouverture de centres fermés de déradicalisation pour les jeunes de retour des zones de conflit est-elle une bonne solution ?

L’ouverture de ces centres pour les jihadistes est un pas plutôt positif, bien qu’ils restent toujours situés dans les prisons, avec toutes les restrictions qu’on sait, à condition qu’on puisse bien les gérer et surtout qu’on ne néglige pas le religieux comme je l’ai dit. Notre société laïque ne comprend plus très bien le sens du religieux, et surtout le sens du religieux dans la radicalisation. La dissuasion doit se faire aussi au nom du religieux.

En quoi consisterait cette dissuasion au nom du religieux ?

Il s’agit de montrer que l’islam ne se réduit pas à sa version radicale et qu’il a une épaisseur historique, civilisationnelle, culturelle, irréductible au jihadisme. La version radicale de l’islam attire les jeunes des banlieues, mais leur inculture de l’islam les aide grandement à légitimer cette identification comme étant la seule version valable de l’islam. Il s’agit de faire un travail de «sape», pour montrer le caractère hasardeux et peu fondé de cette version extrémiste, qui dissuadera une partie de cette jeunesse.

Il faut aussi comprendre que la situation de chômage et cette contre-culture de déviance en banlieue, ainsi que la situation explosive au Moyen-Orient, jouent chacune un rôle dans cette radicalisation. La solution doit se construire sur le long terme et il faut surtout tout faire pour que le lien entre «la haine de la société» et «l’islam» ne se fasse pas automatiquement sous une forme qu’encourage précisément l’inculture religieuse de ces jeunes et l’évitement du religieux par une laïcité «frileuse» qui fait de l’ignorance du religieux une vertu cardinale. Une véritable laïcité doit tout faire pour que le religieux ne soit pas tabou : le caractère «privé» du religieux doit être la conséquence d’une «culture religieuse» bien comprise et pas du rejet du religieux au nom même de la sacralisation de la sécularité.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

Pour aller plus loin :

Outre les ouvrages de Farhad Khosrokhavar mentionnés dans la présentation (voir la liste complète sur sa page personnelle), pour plus de développements, on pourra consulter les publications et interventions suivantes du sociologue :

Farhad Khosrokhavar, « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44.

Conférence en ligne de F. Khosrokhavar sur « Les deux types de jihadisme européen », Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures, PSL Research University, 21 mai 2015 (1h20).

Compte rendu de l’audition de F. Khosrokhavar à l’Assemblée Nationale, par la Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, 10 février 2015.

A signaler : La réponse de Farhad Khosrokhavar (et celle d’autres sociologues dont Bernard Lahire), dans le journal Libération, au rejet des explications sociologiques du terrorisme : « «Culture de l’excuse» ?: les sociologues répondent à Valls ».

Notes :

[1] A l’issue de cette deuxième enquête, F. Khosrokhavar a remis un rapport sur la radicalisation en prison à l’administration pénitentiaire (2014). On trouvera plus de détails sur cette enquête dans les prisons françaises dans l’intervention de Ouisa Kies (EHESS), « La radicalisation en prison », au colloque « La France et la République face à la radicalisation » (Fondation Res Publica, 9 mars 2015). Sur sa méthodologie, on pourra consulter ce compte rendu fort instructif du séminaire CEE-CERI sur les méthodes des sciences sociales à SciencePo : « Enquête sur l’islam carcéral : paroles de détenus et de surveillants » (avril 2014).

[2] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009.

[3] Olivier Roy est un politologue spécialiste des mouvements politiques et phénomènes de radicalisation islamiques. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ? avec Farhad Khosrokhavar (Seuil, 1999), L’islam mondialisé (Seuil, 2002), La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008).

[4] Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002.

[5] Diego Gambetta (dir.), Making Sense of Suicide Missions, Oxford, Oxford University Press.

[6] Marc Sageman, 2004, Understanding Terror Networks, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. M. Sageman est un spécialiste en sociologie et psychologie du terrorisme.

[7] Voir par exemple son article en français « Ce que la sociologie propose dans la lutte contre la violence extrémiste », Huffington Post, 29/06/2015.

[8] Farhad Khosrokhavar avait développé cette idée dans L’islam des jeunes (Flammarion, 1997).

[9] Pour plus de précisions sur les différentes catégories de jihadistes français, on pourra consulter l’article de Farhad Khosrokhavar : « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44 (disponible sur cairn).

[10] La communauté des musulmans.

[11] L’expression «terroristes maison» (homegrown terrorism) désigne les terroristes élevés et éduqués dans le pays où ils commettent des attentats.

Source : site SES-ENS 10/01/2016

Voir aussi : Rubrique Science, Sciences Humaines«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu, rubrique Société, Citoyenneté, Religion,