Après Nice, une classe politique « nulle » face à une France immature

Gilles Kepel dénonce une classe politique "nulle", à propos des réactions sur l'attentat de Nice Joël Saget/Afp

Gilles Kepel dénonce une classe politique « nulle », à propos des réactions sur l’attentat de Nice Joël Saget/Afp

Sur France Inter, au lendemain de la tragédie de Nice, Gilles Kepel a dénoncé une « classe politicienne nulle » face aux changements du monde. Question: l’opinion publique française a-t-elle les politiques qu’elle mérite?

« Notre classe politicienne est nulle ». Le jugement est terrible. Surtout quand il est prononcé, au lendemain d’un événement aussi épouvantable que l’attentat de Nice, par une autorité reconnue comme le spécialiste du djihadisme Gilles Kepel. C’était ce vendredi matin, sur France Inter, où le chercheur était appelé à donner son sentiment sur les réponses politiques apportées ou suggérées par les uns et les autres face à la tragédie terroriste: « débat minable, pas du tout à la hauteur du défi. Notre classe politicienne est nulle face à cela, elle donne le sentiment de courir derrière l’événement, d’être intéressée surtout par ses chamailleries ».

Le propos touche, qui vise l’ensemble d’un personnel politique qui donne le sentiment de se raccrocher à des réflexes de posture et de communication comme dépourvus de sens, comme s’il était dépassé par la dimension historique des événements auquel il est confronté.

La sentence sans appel de Gilles Kepel ne vise pas seulement la gauche de gouvernement, François Hollande, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve. Il inclut également les gauches de la gauche, dont certains représentants, en dépit de tout bon sens, continuent de dénoncer l’Etat d’urgence, Les Républicains de Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, qui oscillent entre obligation d’union nationale et tentation polémique, et le Front national de Marine Le Pen et Florian Philippot.

A en croire Kepel, les uns comme les autres ne comprennent pas le bouleversement de l’histoire auquel ils sont confrontés.

Un problème de logiciel

D’une part, en ce qu’ils ne comprennent pas l’ennemi et son fonctionnement, pourtant transparent: « le logiciel de ce terrorisme-là n’a toujours pas été compris par le pouvoir politique, quel qu’il soit (…) On est dans une autre dimension, il ne s’agit pas de dire qu’on va faire appel à la réserve, tout le monde sait que les forces de l’armée et de la police sont épuisées ».

D’autre part, en ce qu’ils n’en discernent l’objectif, présent en toutes lettres dans « les textes mis en ligne depuis 2005 par ce djihadisme de troisième génération: il faut épuiser les forces de l’ordre et il faut faire en sorte que la société, qui est totalement déboussolée, se prépare à une logique de guerre civile entre enclaves de confessions différentes ».

Face à ce danger, le gouvernement, chaque fois dans l’urgence, procède à des annonces qui ont pour objet de rassurer, autant que faire se peut, l’opinion. A chaque tragédie, le curseur du déploiement des forces policières et militaires monte d’un cran. Après Nice, c’est la Réserve qui est convoquée. Et l’état d’urgence maintenu pour trois mois encore. Le gouvernement pouvait-il faire autrement, dans les heures qui suivent un acte de la nature de celui commis à Nice? Non. Il fallait envoyer des signaux de rassurance l’opinion inquiète. Mais cette même opinion inquiète, en demande d’actes immédiats, sait aussi que ce qui a eu lieu à Nice relève de la menace auscultée par Gilles Kepel. Des sentinelles déployées ici et là ne suffisent pas à empêcher un individu déterminé à passer l’acte.

Partenaire du gouvernement, ses oppositions de droite, d’extrême droite et d’extrême gauche paraissent aussi éprouver de la peine à se hisser à la hauteur du rendez-vous de l’histoire. On ne sait pas encore tout du scénario de la tragédie de Nice que certains sont déjà affairés à dénoncer le pouvoir en place, à l’accuser les uns à dénoncer le manque de précautions et les failles sécuritaires, à l’image d’un sénateur LR, Philippe Dallier, qui s’est empressé de s’en prendre sur Twitter à François Hollande et Manuel Valls (avant de faire machine arrière toute), les autres à persévérer dans une dénonciation de l’état d’urgence devenue vide de sens. De ce point de vue, Kepel n’a pas tort de pointer ces « chamailleries » vaniteuses.

Gilles Kepel souligne, sans doute à juste titre, les failles des politiques. Mais il devrait aussi s’interroger sur l’état de cette même opinion, en fonction de laquelle les politiques réagissent, cette opinion qui leur demande encore et encore des mesures, des policiers, des troupes et des moyens, mais qui ne fait pas encore toujours la démonstration d’une maturité politique à la hauteur de l’enjeu.

Combien d’autruches béates?

On se souvient, par exemple, de la sortie d’un humoriste face à Manuel Valls, invité de l’émission On n’est pas couché, sur France 2, quelques semaines après les attentats du 13 novembre. Alors que le Premier ministre tentait de faire dans la pédagogie de guerre en période terroriste expliquée à un peuple qui en a perdu l’usage depuis la fin de la Guerre d’Algérie, Jérémie Ferrari s’était abandonné à l’une de ces sorties médiatiques qui caractérisent l’époque: « Vous avez dit qu’on était en guerre. Non, non, non! Vous, votre gouvernement est en guerre, nous on n’est pas en guerre. Nous, on se fait tirer dessus quand on va voir des concerts. Vous êtes en guerre, le gouvernement est en guerre, pas nous! »

On rappelle ici la saillie de l’humoriste prétendant au rôle de penseur parce qu’elle est emblématique du problème français. Déni de l’histoire. Refus de la réalité. Fuite. Dérobade. A l’époque, il s’était trouvé bien des gens pour saluer la sortie de Jérémie Ferrari, qui avait cloué le bec de Manuel Valls en se posant en pacifiste qui ne veut faire la guerre à personne. Cette anecdote disait pourtant toute la difficulté de faire de la politique, sous menace terroriste, face à une opinion qui ne veut pas comprendre que l’histoire redevient tragique. Combien de Jérémie Ferrari en France, à droite ou à gauche, à l’extrême droite et à l’extrême gauche? Combien d’autruches béates, la tête enfouie dans les caves de la Ligne Maginot des idéalités infantiles?

La classe politicienne est-elle « nulle » parce qu’elle est, aussi, confrontée à une opinion publique anesthésiée par un demi-siècle de paix, et qui serait devenue en grande partie toute aussi « nulle »? La question mérite d’être posée. Et vite.

Si, comme le dit Kepel, notre classe politique est nulle, tétanisée par une opinion fragmentée, clivée et divisée, le risque est alors grand de voir triompher la stratégie déployée par les ennemis de la France, à savoir « faire en sorte que la société, qui est totalement déboussolée, se prépare à une logique de guerre civile entre enclaves de confessions différentes ». Soit la possible réalisation de l’analyse développée par le directeur de la DGSI Patrick Calvar, qui, auditionné dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de 2015, a déclaré : « la confrontation entre l’ultra-droite et le monde musulman inéluctable ».

Cette perspective est-elle inéluctable? De Hollande à Sarkozy, en passant pas Juppé et Valls, les politiques vont devoir convaincre du contraire. Convaincre Jérémie Ferrari et ses semblables, voilà l’urgence. Et pour ce faire, relire Mendès France, l’apôtre du convaincre en démocratie : « Pour les dirigeants d’abord. Le premier devoir, c’est la franchise. Informer le pays, le renseigner, ne pas ruser, ne pas dissimuler ni la vérité ni les difficultés ; ne pas éluder ou ajourner les problèmes, car dans ce cas, ils s’aggravent ; les prendre de face et les exposer loyalement au pays, pour que le pays comprenne l’action du gouvernement ». Pour ne pas être « nul » aux yeux de Kepel, il faut sans doute renouer avec Mendès.

Source : Challenges 15/07/2016

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Loi travail : la menace d’un recours au 49-3 se précise

Myriam El Khomri, ministre du Travail - Denis Allard/REA

Myriam El Khomri, ministre du Travail – Denis Allard/REA

La discussion à l’Assemblée dure jusqu’à jeudi. Le gouvernement n’a toujours pas de majorité.

Article 49-3, le retour ? La menace avait été brandie par Matignon dès le début du feuilleton de la loi travail, mi-février. Elle avait été aussitôt retirée, après une vague de protestations. Il faut dire que le projet de réforme du Code du travail n’était pas encore passé au Conseil des mi­nistres. Cette fois, le texte est à l’As­semblée. Et dans une version sensiblement différente de l’avant-projet qui a mis le feu aux poudres, provoquant l’ire des députés socialistes et un mouvement social. Après les concessions de l’exécutif à la CFDT et à l’Unef, il est passé sous les fourches caudines de la commission des Affaires sociales, sous la houlette de son rapporteur, Christophe Sirugue.

Toujours pas de majorité

C’est sur cette base que, après une mise en jambes mardi et mercredi dernier , les députés vont entrer dans le vif du sujet ce lundi après-midi. La discussion est prévue pour durer jusqu’à jeudi soir, le vote du projet de loi étant programmé a priori le 17 mai. Mais l’exécutif est confronté à un problème de taille. Pas du côté de la nouvelle mobilisation contre la loi El Khomri, jeudi , car, si l’opinion publique n’a toujours pas été convaincue par Manuel Valls et reste toujours très fortement opposée à la réforme, le mouvement est en déclin. C’est du côté de l’Assemblée qu’il y a problème : il ne dispose toujours pas d’une majorité de députés pour faire voter sa réforme.

Une réunion sur ce sujet devait avoir lieu dimanche soir entre François Hollande, Manuel Valls, Myriam El Khomri et Christophe Sirugue, comme l’a révélé le «JDD». « On n’est pas sur des réglages avec des amendements mais sur la question de savoir si on peut ou pas avoir une majorité », explique un proche du dossier. Le 49-3 qui permet de se passer d’un vote sur le texte à condition d’échapper à une motion de censure  « Ce n’est pas un choix que nous privilégions », avait dit mardi dernier le Premier ministre. « Il ne faut jamais renoncer à un moyen constitutionnel », a-t-il déclaré sur Public Sénat vendredi, ajoutant : « Nous verrons la semaine prochaine, mais ce texte doit passer. » « Chef de la majorité, mon rôle est de tout faire pour construire une majorité de gauche sur [le projet de loi travail]. Chef du gouvernement, c’est ma mission de tout faire pour qu’une loi ambitieuse pour les entreprises et les salariés soit adoptée », a écrit dimanche soir Manuel Valls sur sa page Facebook . De son côté, Myriam El Khomri a stigmatisé « une logique de blocage qui est le contraire d’un dialogue sincère », dans « Ouest-France » , sa­medi. Une façon de préparer le ter­rain à un changement éventuel de pied, en renvoyant la faute aux opposants au projet de loi.

Nouvelles évolutions

Christophe Sirugue espère l’éviter. Il a travaillé à de nouvelles évolutions du projet de réforme : retour au périmètre monde pour les licenciements économiques, habilitation des branches à suspendre les ac­cords d’entreprise en cas de concurrence déloyale. Mais, pour l’instant, il n’a pas réussi à débloquer la situation. « Les avancées que j’ai proposées jusqu’à présent ont été validées par le gouvernement, en face, je n’ai rien, les pro­­positions que je fais sont toujours considérées comme insatisfaisantes, qu’ils me fassent donc des propositions », affirme Christophe Sirugue. « Il n’y a pas de stratégie d’obstruction des Aubrystes. Dans l’état, ce projet de loi n’est pas acceptable pour nous mais nous avons toujours été dans une logique de proposition. Nous avons déposé cinq amendements sur la hiérarchie des normes et les licenciements, s’ils sont adoptés, nous voterons le projet de loi », affirme pour sa part Jean-Marc Germain, l’un des fers de lance de l’opposition parlementaire socialiste au projet de loi travail. Il réclame l’affirmation de l’obligation pour les accords d’entreprise d’être globalement plus favorables que la loi et l’accord de branche. Pour le rapporteur de la loi travail, il n’est pas question de revenir sur la primauté de l’accord d’entreprise. C’est ce qui s’appelle un dialogue de sourds.

Leïla de Comarmond

Source Les Echos 08/05/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique UE, L’inspiration du projet de loi El Khomri sur le démantèlement du code du travail, rubrique Politique, Politique économiquePolitique Internationale, rubrique Société, Travail, Pauvreté,

« Culture de l’excuse » ?: les sociologues répondent à Valls

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«Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Samedi, le Premier ministre a exprimé, une nouvelle fois, sa défiance envers l’analyse sociale et culturelle de la violence terroriste. Une accusation qui passe mal auprès des intellectuels.

En matière de terrorisme, Manuel Valls ferait-il un déni de savoir ?? Voilà trois fois qu’il s’en prend à tous ceux, sociologues et chercheurs, qui tentent de comprendre les violences contemporaines. Samedi, lors de la commémoration de ­l’attaque contre l’Hyper Cacher, le Premier ministre a de nouveau rejeté toute tentative d’explication à la fabrique de jihadistes. «Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille? ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Au Sénat, le 26 novembre, il avait déjà porté la charge : «J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé.» Et la veille, le 25 novembre, devant les députés ?: «Aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle

Pourquoi ce rejet? ? Ces déclarations s’inscrivent dans une remise en cause bien plus large de la sociologie qui, à force de chercher des explications, donnerait des excuses aux contrevenants à l’ordre social. Aujourd’hui, il s’agit de jihadisme, hier, de délinquance. Cette dénonciation du «sociologisme» était un discours plutôt porté par la droite jusqu’ici. Manuel Valls innove sur ce terrain – ?soutenu par des journalistes comme Philippe Val (dans Malaise dans l’inculture, Grasset, 2015)? – quitte à se couper encore un peu plus avec les intellectuels de gauche. En 2015, il les sommait de donner de la voix contre le Front ­national ; aujourd’hui, il répète leur inutilité. Face à un Valls multirécidiviste, la colère monte. «Il n’y a que la sociologie qui peut ­expliquer pourquoi la France est gouvernée par un PM [Premier ministre, ndlr] si médiocre. Mais ce n’est pas une excuse», tweetait dimanche l’historien des images André Gunthert. Même le pondéré Marcel Gauchet, historien et philosophe, juge «particulièrement regrettable» la phrase de Valls. «Pour bien combattre un adversaire, a-t-il rappelé lundi à la matinale de France Inter, il faut le connaître. C’est le moyen de mobiliser les esprits et de donner une efficacité à l’action publique.»

Mais sur le fond, la sociologie se confond-elle vraiment avec la culture de l’excuse? ? Comprendre n’est ni excuser ni déresponsabiliser, rappelle le sociologue Bernard Lahire dans un essai qui vient de paraître (lire ci-dessous). Le propre de la recherche est de mettre à jour les déterminismes sociaux et replacer l’individu dans des interactions aussi fortes que souterraines. La sociologie n’a donc pas pour but de juger ou de rendre irresponsable, c’est à la justice d’effectuer ce travail. Pourquoi alors une telle hargne contre l’analyse sociologique ?? «En fait, écrit Lahire, la sociologie vient ­contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et respon­sable Or, Valls, dans sa rénovation du socialisme, souhaite promouvoir un être respon­sable. En dénonçant la culture de l’excuse, il souscrit à cette vision libérale de l’individu.

Au sein d’une autre gauche pourtant, certains revendiquent le mot. «Excuser, c’est un beau programme, estime le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie (dans Juger?: l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Il prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies.» Un mot qu’il veut revaloriser dans les pratiques juridiques. «Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique? ? Ne serait-ce pas une conquête de la raison sur les pulsions répressives et de jugement??» (lire ci-dessous).

Plus largement, l’attitude de Valls serait symptomatique d’un déni de tout savoir sur la compréhension de la violence. «Ce qui s’est passé ressemble à une opération de non-penser de grande envergure, explique le philosophe Alain Badiou à Libération. De toute évidence, les pouvoirs ont intérêt à bloquer la chose dans son caractère incompréhensible.»

A l’inverse de Valls, on pourrait reprocher aux ­sociologues de ne pas assez expliquer. Les accusations répétées contre cette discipline ­sont peut-être aussi le reflet d’une déception. Celle d’une sociologie privilégiant les études qualitatives et l’enquête de terrain au détriment du chiffre et d’une vision globale de la société – ?voire du travail avec les politiques. Quatre sociologues réagissent aux propos du Premier ministre.

Bernard Lahire :
« Il rompt avec l’esprit des Lumières »

 

«Déclaration après déclaration, Manuel Valls manifeste un rejet public très net de toute explication des attentats de 2015. Il ramène toute explication à une forme de justification ou d’excuse. Pire, il laisse penser qu’existerait une complicité entre ceux qui s’efforcent d’expliquer et ceux qui commettent des actes terroristes. Il fait odieusement porter un lourd soupçon sur tous ceux qui ont pour métier d’étudier le monde social. Ce discours est problématique à trois égards.

«Tout d’abord, le Premier ministre, comme tous ceux qui manient l’expression « culture de l’excuse », confond explication et justification. Il accuse les sciences sociales d’excuser, montrant par là son ignorance. Tout le monde trouverait ridicule de dire qu’en étudiant les phénomènes climatiques, les chercheurs se rendent complices des tempêtes meurtrières. C’est pourtant bien le type de propos que tient Manuel Valls au sujet des explications scientifiques sur le monde social. Non, comprendre ou expliquer n’est pas excuser. Nous ne sommes ni des procureurs, ni des avocats de la défense, ni des juges, mais des chercheurs, et notre métier consiste à rendre raison, de la façon la plus rigoureuse et la plus empiriquement fondée, de ce qui se passe dans le monde social.

«Ensuite, le Premier ministre préfère marteler un discours « guerrier », qui met en scène une fermeté un peu puérile censée rassurer tout le monde (mais qui ne fait qu’entretenir les peurs), plutôt que de prendre le recul nécessaire à la bonne gestion des affaires humaines. En faisant de la surenchère verbale pour clamer l’intransigeance du gouvernement, il prouve la montée dans l’espace public des discours d’autorité et des thématiques sécuritaires. Il devient ainsi une sorte de superministre de l’Intérieur. Il se cantonne dans un registre affectif au lieu de tenir un discours de raison, fondée sur une connaissance des réalités en jeu.

«Enfin, il rompt avec l’esprit des ­Lumières, qui est pourtant au fondement de notre système scolaire, de l’école primaire à l’université ?: doit-on demander aux professeurs d’histoire et de géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie de cesser de mettre en question les évidences, de cesser d’argumenter, d’expliquer et de transmettre les connaissances accumulées sur la société? ? A écouter certains de nos responsables politiques, on pourrait en déduire qu’une démocratie a besoin de policiers, de militaires, d’entrepreneurs et de professeurs de morale mais en aucun cas de savants. Ceux qui sont censés nous gouverner ont bien du mal à se gouverner eux-mêmes. Du calme et de la raison ?: voilà ce dont nous aurions besoin.»

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue «culture de l’excuse», La Découverte, janvier 2016.

 

Farhad Khosrokhavar :
«Il flatte une opinion publique blessée»

 

«La position de Manuel Valls sur les excuses sociologiques du terrorisme est indigne. Le Premier ministre semble oublier que la sociologie, en regardant à la loupe les trajec­toires de jihadistes, peut donner des clés de compréhension et donc des pistes pour en sortir. J’ai travaillé pendant plus de vingt ans sur les phénomènes de radicalisation, ce sont des sujets complexes qui ne peuvent être balayés d’un revers de main. Expliquer ne veut pas dire justifier. Mais dire l’état d’esprit de ces acteurs, c’est donner un sens et rendre intelligible le phénomène.

«Contextualiser permet de combattre les différentes formes de radicalisation et d’examiner de quelle façon la société peut y parer. Plus que jamais, on devrait donc analyser plutôt que d’abandonner ces phénomènes à des impensés. Comprendre, c’est précisément restituer, pénétrer l’intentionnalité des acteurs. Empathie ne veut pas dire sympathie. Dire qu’expliquer, c’est en partie excuser équivaut à dire qu’il ne faut surtout pas chercher à comprendre. C’est faire des jihadistes des bêtes féroces, ou alors des fous. Cette ­seconde hypothèse existe en partie. J’ai d’ailleurs souligné les fragilités mentales de certains. Pour les autres, il ne reste que la première, celle des bêtes féroces, qui consiste à souligner leur inhumanité et dire «on les tue». D’ailleurs, à la suite à la récente attaque dans un commissariat du XVIIIarrondissement de Paris, personne ne s’est interrogé sur la mort de l’assaillant.

«Finalement, il n’est pas vraiment question de sociologie. Le Premier ministre cherche à prendre des positions électoralement rentables comme il le fait avec la déchéance de la nationalité. Il tente de flatter une opinion publique blessée, en plein désarroi. La réalité demeure qu’il existe en Europe une armée de réserve jihadiste dont les acteurs sont des jeunes Européens souffrant d’exclusion sociale ou ayant grandi en banlieues. Pour la neutraliser sur le long terme, la mort ou la prison ne suffiront pas. Il faudra la neutraliser par des mesures socio-économiques, faire sortir du ghetto ces jeunes et inventer un nouveau mode d’urbanisme et de socialisation. Et pour cela, mobiliser l’ensemble des sciences sociales.»

Avec David Bénichou et Philippe Migaux, Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, Plon, 2015.

 

Nilüfer Göle :
« Il franchit une nouvelle étape dans le débat sur l’islam »

 

«En accusant la sociologie de propager une culture de l’excuse, Manuel Valls franchit une nouvelle étape dans le débat autour de l’islam. Cette dynamique est une régression intellectuelle qui va de pair avec une politique basée sur la construction d’ennemis. En 2002 déjà, Oriana Fallaci, journaliste italienne de renom, appelait à ignorer « le chant » des intellectuels et leur prétendue tolérance pour pouvoir ­librement et courageusement exprimer la rage contre l’islam. Depuis, la rhétorique anti–intellectuelle ne cesse de se propager, trouvant d’autres porte-parole aussi bien à droite et à gauche, et ce dans toute l’Europe.

«En érigeant la liberté d’expression comme une arme dans la bataille contre l’islam, un appel à l’intransigeance gagne du terrain. A chaque étape, les tabous tombent les uns après les autres, on cherche à se libérer de la culpabilité du passé colonial, on annonce la fin du multiculturalisme, on refuse l’appellation raciste, et on ridi­culise la pensée bienveillante, «politiquement correcte». C’est la sociologie, accusée d’être porteuse de cette culture de l’excuse, qui entraverait la fermeté des politiques publiques.

«Certes, on ne peut pas expliquer des actes de violence par les seuls facteurs d’inéga­lités et d’exclusion. Ce serait bien trop superficiel. Mais il est tout aussi paradoxal d’ignorer que c’est par les enquêtes sociologiques que nous comprenons comment l’islam, les musulmans « ordinaires » comme les « jihadistes », font partie des sociétés européennes. Le confort des frontières qui séparent les citoyens de « souche » de ceux issus de l’immigration a disparu. Les attaques terroristes en témoignent d’une manière violente et tragique. Les débats sur la présence des musulmans, la visibilité des signes religieux dans la vie de la cité en sont aussi la preuve. Le souhait de ne pas faire l’amalgame entre les différents musulmans n’a plus vraiment cours depuis le 13 Novembre. Vouloir ­juxtaposer une communauté ­monolithique de la nation avec la société, qui est de plus en plus constituée de ­citoyens aux multiples appartenances, est pourtant une nostalgie du passé républicain. Le désir d’adhérer à l’identité nationale et d’expulser ceux qui ne font pas corps avec la nation et ses valeurs conduit à une impasse politique. Plus que jamais, la sociologie peut nous aider à comprendre la possibilité de faire lien et de faire cité.»

Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.

 

Geoffroy de Lagasnerie :
« Excuser, c’est un beau programme de gauche »

 

«Je revendique totalement le mot « excuse ». C’est un beau mot. Dans le débat rituel sur « explication », « compréhension » et « excuse », les deux attitudes qui s’affrontent me paraissent problématiques et me gênent beaucoup. Celle qui nie, comme Manuel Valls, la pertinence même de la sociologie : le déterminisme n’existerait pas, les individus seraient responsables de leurs actes. Cette position a au moins le mérite de la cohérence. Elle sent bien que le savoir sociologique met en crise les fondements du système de la responsabilité individuelle, du jugement et de la répression ; mais comme elle veut donc laisser intact ce système, elle doit nier la pertinence de la vision sociologique du monde.

«La deuxième position me paraît la plus étrange et incohérente. C’est celle de nombreux sociologues ou chercheurs en sciences sociales qui font un usage dépolitisant de leur pratique et leur savoir, et qui affirment ainsi que la tâche de connaître les phénomènes – qui relèverait de la « connaissance » – ne doit pas être confondue une prise de position critique sur les institutions – qui relève de l’engagement –, ou que comprendre un système relèverait de la science quand la responsabilité relèverait du droit, en sorte que nous aurions affaire ici à deux mondes différents. Expliquer ne serait pas excuser. Comment peut-on à ce point désamorcer la portée critique de la sociologie ?

«Je pense qu’il faut récupérer le mot d’excuse. On cède trop facilement aux offensives de la pensée réactionnaire ou conservatrice. Excuser, c’est un beau programme de gauche. Oui, c’est un beau mot « excuser », qui prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies, les cadres dans lesquels ils vivent, etc. Il faut revaloriser ce mot dans la culture juridique et politique. C’est d’autant plus légitime que le droit prévoit déjà des excuses – ce qui montre à quel point des deux côtés, le débat se fonde sur une ignorance du fonctionnement du droit contemporain.

«On peut penser à « l’excuse de minorité » pour les enfants, mais aussi à l’irresponsabilité pénale pour les malades mentaux. Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique ? J’ai assisté à de nombreux procès d’assises pour mon dernier livre. A plusieurs d’entre eux, les accusés étaient des SDF : ils boivent, ils se battent, l’un d’entre eux tombe et meurt. Je pourrais très bien comprendre qu’on déclare ce SDF irresponsable de ces coups mortels, ou qu’on atténue sa responsabilité, en raison de la façon dont son geste fut prescrit et engendré par la situation dans laquelle il s’est trouvé pris. Ne serait-ce pas une conquête de la raison sociologique et politique sur les pulsions répressives et de jugement ?»

Juger, l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, janvier 2016

Sonya Faure , Cécile Daumas , Anastasia Vécrin

Source Libération 12/01/2016

Voir aussi ; Actualité France, Rubrique PolitiquePolitique de l’éducation, Grandir sans patrie, rubrique Science, Sciences humaines, Rubrique Livres, Essais,

En rire pour éviter d’avoir à en pleurer

IMG_0845Album. Le dessinateur montpelliérain Aurel vient de faire paraître son quatrième ouvrage consacré à la vie politique sous Hollande : La droite complexée.

« J’ai fait un dessin hier soir disant qu’on ne pouvait pas pleurer, parce que les larmes sur un dessin, ça fait baver l’encre » confiait Aurel au lendemain des attentats du 7 janvier. Après la tristesse, il a repris le travail pour plusieurs titres* en suivant les frasques de nos politiques, histoire de se rétablir et nous soigner par l’humour.

L’entreprise débutée il y a quatre ans, retrace le soap opéra d’un quinquennat dramatique que la mise en évidence des dessins d’Aurel rend franchement comique. C’est une grande vertu du dessin de presse de nous faire rire là où un bon papier sur le même sujet nous fait fulminer.

Après Hollande et ses deux femmes, C’est dur d’être de gauche, et Un monde de merde, vient de paraître La droite complexée avec sur la couverture Hollande entouré de ses deux complices Valls et Macron. Placé sur le trône au cinquième étage de Bercy par notre auguste président, ce dernier rejeton de la banque d’affaire Rothschild, se taille la part du lion dans la première partie du recueil intitulée Un gouvernement qui aime l’entreprise.

Le journaliste politique Renaud Dély qui signe l’introduction des cinq chapitres, rappelle les mots du chouchou du CAC 40 venu en août dernier fustiger les 35h devant les patrons du MEDEF : « Il y a l’amour… et il y a les preuves d’amour », leur a-t-il susurré.

Après les numéros d’équilibre de la sainte trinité du patronat Hollande-Valls-Macron, Aurel se consacre à la foire d’empoigne qui sévit chez les nouveaux Républicains. Dépités que le PS leur ait piqué leur programme ils pillent celui de Marine. L’opus clownesque à pour titre: A droite toute, on y retrouve ceux qui s’étouffent d’entendre le ministre de la justice chanter La Marseillaise.

Le recueil se poursuit sur une question en forme d’état des lieux ; La gauche, pour ce qu’il en reste. On y voit un couple de quinquagénaires tout vert, tirer sur un pétard pour comprendre la logique du Gouvernement, ou le Premier ministre débouler à l’université du P.S en char d’assaut. C’est assurément lui qui tient le rôle de la vedette sur la ligne évolutive nous ayant conduit de l’union de la gauche, à la gauche plurielle pour arriver à la gauche plus rien.

L’ouvrage se conclut sur le désarroi des peuples français et grec « L’humour est vecteur de pédagogie. Le court-circuit du rire agit comme un précieux révélateur, » souligne Cécile Duflot invitée avec quelques politiques et journalistes ( Kosciusko-Morizet, Pécresse, Hortefeux, Sieffert…) à commenter la lecture d’un dessin.

C’est sur un conseil de Tignous que le dessinateur de presse avait frappé à la porte de La Marseillaise à Montpellier qui a publié ses premiers dessins. Il avait 18-19 ans. On s’en souvient toujours, Aurel qui dédit son livre  à Tignous, aussi.

JMDH

w * Aurel  dessine  pour Le Monde, Marianne et Politis, le nouvel Obs.

Aurel, La Droite complexée, Editions Glénat 15 euros

Source :  La Marseillaise 19/11/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, BD, rubrique Politique, rubrique Médias, Dessin de presse,

Aéroport de Toulouse: les preuves du mensonge

macron-vallsEmmanuel Macron prétend que l’aéroport de Toulouse restera contrôlé à 50,1 % par des actionnaires publics. Mediapart publie des fac-similés du pacte d’actionnaires secret qui attestent du contraire : les trois membres du directoire seront désignés par les investisseurs chinois. Et l’État a signé une clause stupéfiante, s’engageant à soutenir par avance toutes leurs décisions.

Dans le dossier de la privatisation de l’aéroport de Toulouse, Emmanuel Macron a décidément pris une incompréhensible posture. Prétendant que la cession aux investisseurs chinois ne portera que sur une part minoritaire du capital, et suggérant du même coup que l’État et les collectivités locales resteront aux commandes de l’entreprise, il s’en est pris, samedi, très vivement aux détracteurs du projet.

Dans le prolongement de notre précédente enquête, dans laquelle nous pointions plusieurs contrevérités énoncées par le ministre de l’économie (lire Privatisation de l’aéroport de Toulouse : Emmanuel Macron a menti), Mediapart est pourtant en mesure de révéler la teneur précise du pacte d’actionnaires qui lie désormais l’État aux investisseurs chinois ayant remporté l’appel d’offres lancé pour la privatisation. Ce document a pour l’instant été tenu soigneusement secret par Emmanuel Macon. Les reproductions que nous sommes en mesure de révéler établissent clairement que le ministre de l’économie a menti.

Laurent Mauduit

Avant d’examiner le détail de ce pacte d’actionnaires secrets, reprenons le fil des événements récents pour comprendre l’importance de ce document. Annonçant au journal La Dépêche que l’aéroport de Toulouse-Blagnac allait être vendu au groupe chinois Symbiose, composé du Shandong Hi Speed Group et Friedmann Pacific Investment Group (FPIG), allié à un groupe canadien dénommé SNC Lavalin, Emmanuel Macron avait fait ces commentaires : « Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une privatisation mais bien d’une ouverture de capital dans laquelle les collectivités locales et l’État restent majoritaires avec 50,01 % du capital. On ne vend pas l’aéroport, on ne vend pas les pistes ni les bâtiments qui restent propriété de l’État. […] Nous avons cédé cette participation pour un montant de 308 millions d’euros », avait dit le ministre de l’économie. Au cours de cet entretien, le ministre appelait aussi « ceux qui, à Toulouse, sont attachés à l’emploi et au succès d’Airbus, [à] réfléchir à deux fois aux propos qu’ils tiennent. Notre pays doit rester attractif car c’est bon pour la croissance et donc l’emploi », avait-il dit.

Dans la foulée, le président socialiste de la région Midi-Pyrénées, Martin Malvy, avait aussi laissé miroiter l’idée, dans un communiqué publié dans la soirée de jeudi, que cette privatisation n’en serait pas véritablement une et que l’État pourrait rester majoritaire. « J’ai dit au premier ministre et au ministre de l’économie et des finances, depuis plusieurs semaines, que si l’État cédait 49,9 % des parts qu’il détient – et quel que soit le concessionnaire retenu –, je souhaitais que la puissance publique demeure majoritaire dans le capital de Toulouse-Blagnac. C’est possible. Soit que l’État garde les parts qu’il possédera encore – 10,1 % – soit que le candidat désigné cède une partie de celles qu’il va acquérir. Emmanuel Macron confirme que le consortium sino-canadien n’y serait pas opposé. Je suis prêt à étudier cette hypothèse avec les autres collectivités locales, la Chambre de commerce et d’industrie et le réseau bancaire régional, voire d’autres investisseurs. Nous pourrions nous réunir au tout début de la semaine prochaine pour faire avancer une réflexion déjà engagée sur la base d’un consortium ou d’un pacte d’actionnaires en y associant l’État », avait-il déclaré.

Invité dimanche soir du journal de France 2, Manuel Valls a, lui aussi, fait entendre la même petite musique lénifiante. L’aéroport de Toulouse, a-t-il fait valoir, « va rester majoritairement dans les mains des collectivités territoriales et de l’Etat (…) il faut assumer que nous vivons dans une économie ouverte », a-t-il déclaré. « Nous, nous avons le droit de vendre des Airbus, d’investir en Chine et les Chinois ne pourraient pas investir chez nous ? Mais dans quel monde sommes-nous ? », s’est-il insurgé, avant d’ajouter : « Il faut assumer que nous vivons dans une économie ouverte et, en même temps, nous préservons bien sûr nos intérêts fondamentaux. Ce que nous faisons pour un aéroport, nous ne le ferons évidemment pas dans d’autres filières, je pense par exemple au nucléaire ».

En somme, le ministre de l’économie, le président socialiste de la région et le premier ministre ont, tous les trois, fait comprendre que l’aéroport de Toulouse resterait entre les mains de l’État et des collectivités locales, l’investisseur chinois ne mettant la main que sur 49,9 % du capital, l’État gardant 10,1 %, la Région, le département et la ville de Toulouse détenant le solde, soit 40 %.

En apparence dans son bon droit, Emmanuel Macron a donc monté encore d’un cran, en prenant très vivement à partie, samedi, tous ceux – et ils sont nombreux, au plan national comme au plan régional – qui s’inquiètent de ce projet de privatisation soi-disant partielle. « Celles et ceux que j’ai pu entendre, qui s’indignent de cette cession minoritaire de la société de gestion de l’aéroport de Toulouse, ont pour profession d’une part d’invectiver le gouvernement et d’autre part d’inquiéter les Français », a-t-il déclaré, en marge du congrès de l’Union nationale des professions libérales.

La formule volontairement féroce contre ceux qui « ont pour profession d’une part d’invectiver le gouvernement et d’autre part d’inquiéter les Français » risque fort, toutefois, de se retourner contre son auteur car la combinaison du mensonge et du dénigrement des opposants est une curieuse vision de l’exercice du pouvoir en démocratie.

Oui, du mensonge ! Le terme n’est pas exagéré. Déjà dans notre précédente enquête, nous avions usé de cette formulation et, pour l’étayer, nous avions révélé quelques courts extraits du pacte d’actionnaires qui va désormais lier l’État français aux acquéreurs – pacte d’actionnaires dont ont eu connaissance certaines des collectivités publiques concernées par le projet et auprès desquelles nous avions obtenu ces informations. Mais comme le ministre de l’économie persiste à dire qu’il s’agit d’une privatisation partielle et suggère que les actionnaires publics gardent la main, nous sommes en mesure de rendre publics les fac-similés des passages les plus importants de ce pacte d’actionnaires secret, qui établissent le mensonge du ministre et que ces mêmes collectivités nous ont transmis.

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Dès le premier coup d’œil, on trouve donc la confirmation que le pacte d’actionnaires lie bel et bien l’État, qui conserve pour l’instant 10,1 % du capital, non pas à la Chambre de commerce et d’industrie de Toulouse (25 % du capital), le Conseil général du département (5 %), le Conseil régional (5 %) et la Ville de Toulouse (5 %). Non ! Alors que sur le papier les actionnaires publics restent majoritaires, l’État trahit ses alliés naturels et conclut un pacte d’actionnaires avec l’acquéreur chinois. En clair, les investisseurs chinois sont des actionnaires minoritaires, mais l’État leur offre les clefs de l’entreprise pour qu’ils en prennent les commandes.

Les dispositions prévues par ce pacte d’actionnaires secret pour les règles de gouvernance de la société viennent confirmer que les investisseurs chinois, pour minoritaires qu’ils soient, seront les seuls patrons de la société. Voici les règles de gouvernance prévues.

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D’abord, la société sera supervisée par un conseil de surveillance de 15 membres, dont 2 désignés par l’État et 6 désignés par l’investisseur chinois, selon la disposition « 2.1.2 » du pacte. Autrement dit, ces huit membres du conseil de surveillance, liés par le pacte, garantiront aux investisseurs chinois minoritaires de faire strictement ce qu’ils veulent et d’être majoritaires au conseil de surveillance.

Le point « 2.1.3 » du pacte consolide cette garantie offerte aux investisseurs chinois puisqu’il y est précisé que « l’État s’engage à voter en faveur des candidats à la fonction de membres du conseil de surveillance présentés par l’Acquéreur, de telle sorte que l’Acquéreur dispose de six (6) représentants au Conseil de surveillance ».

Mais il y a encore plus grave que cela. Au point « 2.2.2 », l’État donne la garantie quasi formelle à l’investisseur chinois, aussi minoritaire qu’il soit, qu’il pourra décider strictement ce qu’il veut et que la puissance publique française ne se mettra jamais en travers de ses visées ou de ses projets. C’est consigné noir sur blanc – et c’est la clause la plus stupéfiante : « L’État s’engage d’ores et déjà à ne pas faire obstacle à l’adoption des décisions prises en conformité avec le projet industriel tel que développé par l’Acquéreur dans son Offre et notamment les investissements et budgets conformes avec les lignes directrices de cette Offre. »

Qu’adviendrait-il ainsi si l’investisseur chinois décidait d’augmenter le trafic de l’aéroport dans des proportions telles que cela génère de graves nuisances pour le voisinage ? Par un pacte secret, l’État a déjà pris l’engagement qu’il ne voterait pas aux côtés des collectivités locales pour bloquer ce projet, mais qu’il apporterait ses voix aux investisseurs chinois.

Si on prolonge la lecture de ce pacte d’actionnaires pour s’arrêter aux « décisions importantes » pour lesquelles l’État sera contraint d’apporter ses suffrages aux investisseurs chinois, on a tôt fait de vérifier que cela concerne tous les volets de la vie de l’entreprise. Voici en effet, au point « 4 » les « décisions importantes » qui sont en cause :

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En clair, les « décisions importantes » concernent tout à la fois « l’adoption du plan stratégique pluriannuel », « l’adoption du plan d’investissement pluriannuel », « l’adoption du budget », etc.

Bref, les investisseurs chinois ont carte blanche pour faire ce qu’ils veulent. Au point « 3 », on en trouve d’ailleurs la confirmation, avec cette autre clause stupéfiante : « Le Directoire sera composé de (3) trois membres. L’État s’engage à voter en faveur des candidats à la fonction de membre du directoire et de Président du directoire présentés par l’acquéreur, étant précisé que ces candidats feront l’objet d’une concertation entre l’État et l’Acquéreur préalablement à la séance du  Conseil de surveillance concerné, afin de s’assurer que l’État n’a pas de motif légitime pour s’opposer à la désignation de l’un quelconque des candidats proposés par l’Acquéreur. » En clair, là encore, l’État trahit ses alliés naturels que sont les collectivités locales, pour offrir les pleins pouvoirs aux investisseurs chinois, même s’ils sont minoritaires.

Au passage, l’État donne aussi les pleins pouvoirs aux investisseurs chinois, sans le moindre garde-fou, pour qu’ils pratiquent la politique de rémunération qu’ils souhaitent au profit de ceux qui dirigeront la société. « Les mêmes dispositions s’appliqueront, mutatis mutandis, s’agissant de la détermination de la rémunération de ces mêmes candidats », lit-on à ce même point « 3 ».

Et toute la suite du pacte est à l’avenant. Voici la fin du point « 4 » et les points « 5 » et « 6 » :

57SkhxEo8XK8pJyH0toFaKbsZnEEt il est prévu au point « 10 » que ce pacte liera les parties pour une très longue durée. Voici ce point « 10 » :

Id4DgdyyOkRXumQX_0aixQZqk3wLe pacte est donc prévu pour une durée de douze ans, reconductible ensuite pour les dix années suivantes.

Alors, avec le recul, les belles assurances ou les anathèmes du ministre de l’économie prennent une bien étrange résonance. Comment comprendre que le ministre de l’économie ait pu jurer, croix de bois, croix de fer, « qu’il ne s’agit pas d’une privatisation mais bien d’une ouverture de capital dans laquelle les collectivités locales et l’État restent majoritaires avec 50,01 % du capital » ? Comment comprendre cette sortie tonitruante contre ceux qui « ont pour profession d’une part d’invectiver le gouvernement et d’autre part d’inquiéter les Français » ? Un mélange de mensonge et de cynisme…

Gerard Karageorgis

Source Médiapart et Sans langue de bois : 07/12/2014

Voir aussi : Actualité France, Aéroport de Toulouse Document, Rubrique Politique, Affaires, Politique économique, On Line, Autoroutes: le rapport de la Cour des comptes ,