Comment élever son fils pour qu’il ne devienne pas sexiste

Capture d'écran du film "About a boy" inspiré du livre de Nick Hornby (DR)

Capture d’écran du film « About a boy » inspiré du livre de Nick Hornby (DR)

C’est au moment de l’entrée à l’école que ça a lieu. Ce petit garçon dont la première grande amie fut une fille et qui jouait indifféremment avec ses figurines « Reine des neiges » et « Livre de la jungle » se transforme en chantre de la masculinité.

Son petit frère, encore à la crèche, une douceur toute ronde surnommée « pomme poussin », se met par mimétisme à crier « à l’attaque » et « à l’abordage » en dévalant les rues pavées et ne porte plus qu’un T-shirt Spider-Man heurtant. Ou l’autre, avec « un dragon feu ».

Le soir, l’aîné, en moyenne section de maternelle, vous raconte que lui et ses potes sont poursuivis dans la cour par une petite fille qui veut leur faire des bisous et qui chante du Balavoine, « Qu’est ce qui pourrait sauver l’amour » ? pour déconcentrer leurs jeux de bagarre.

Quand on lui répond que cette petite fille a l’air d’être un génie, qu’elle mériterait un portrait en der de Libé, il entre dans une colère noire et lance des coups de pied en l’air (c’était pas la bonne réponse). Plus tard, les deux garçons dessinent. L’aîné commente. « Maman, là, il y a un gentil qui a un sabre laser. Et un pistolet qui lance des lasers. Des rayons laser. C’est la guerre. » OK, cool. Je me tourne vers le petit. Et toi, c’est quoi ces traits rouges alors ? « Un gros soldat de Napoléon. » Silence. Bon. C’est l’horreur et c’est tout à fait normal.

Recyclage

Sachez-le, cette genrification soudaine et radicale de vos enfants est banale. L’une des explications : l’entrée à l’école.

Julie Pagis, chercheuse en sociologie politique au CNRS, qui a écrit « l’Enfance de l’ordre » (Seuil), s’exclame :

« Quand ses enfants se transforment comme ça, on se dit ‘mais c’est une catastrophe, c’est dans les gènes !’ Mais non, c’est l’école. »

La chercheuse explique dans son livre que les enfants recyclent les injonctions domestiques (sois propre, tiens-toi bien) pour construire leur modèle social. C’est la raison pour laquelle ils vantent les mérites d’une société hygiéniste et sécuritaire. Mais ce n’est pas tout.

« Les enfants recyclent aussi les injonctions quotidiennes de leur groupe de pairs, dont la principale est de ne pas déroger aux normes de sa classe de sexe. Il y a sanction dès qu’il y a déviance de genre. C’est raconté dans le livre : j’ai vu un petit garçon devoir se justifier parce que son slip était violet… Trop proche du rose. »

Alors que doit-on/peut-on faire, en tant que parent, pour contrebalancer ce modelage spectaculaire (sachant qu’il ne s’agit pas de dire ici que seule une réponse individuelle est souhaitable) ?

« Laissez-les pleurer »

Acheter une poupée au plus petit, faire de « Ce rêve bleu » d’Aladin l’hymne du bain (toi aussi, jeune mâle, apprends l’amour dégoulinant), arrêter d’acheter des T-shirts super-héros, inviter la petite fille qui chante du Balavoine à la maison (il a l’air de bien l’aimer, en fait), expliquer aux garçons que notre corps de mère n’est pas à leur disposition pour s’y lover ou y grimper (« là je fais autre chose, t’as vu ? »).

Pourquoi pas. L’article du « New York Times » « How to raise a feminist son », « Comment faire pour que son garçon soit féministe », fait ses propres préconisations. Onze conseils et parmi eux :

  • laissez pleurer vos petits garçons,
  • apprenez-lui à s’occuper de lui,
  • aidez les amitiés féminines,
  • apprenez-lui que non veut dire non,
  • et que « fille » n’est pas une insulte,
  • indignez-vous contre l’intolérance et le sexisme devant lui,
  • lisez-lui des livres sur des héroïnes.

Décence ou féminisme ?

Publié début juin, l’article a divisé le monde en deux.

Une partie des lecteurs a dénoncé la furie féministe qui veut désormais troubler la construction identitaire des jeunes garçons. Nouveau projet mondial. Les autres, qui se posent ces questions tous les jours, étaient  reconnaissants (l’article a été partagé 360.000 fois).

A noter, Melinda Gates, la femme de Bill, fait partie du deuxième groupe. Sur Facebook, elle écrit :

« En élevant mon garçon, Rory, j’ai compris qu’on ne peut pas enseigner le genre en une seule conversation. C’est quelque chose qui s’inscrit doucement et silencieusement à l’intérieur de petits moments. »

Sur les réseaux, le titre de l’article a aussi été indéfiniment discuté. Parle-t-on ici d’une éducation féministe ou simplement décente ? A notre avis, ce dont il s’agit se situe entre les deux. C’est plus que de la décence et c’est peut-être moins que du féminisme. Disons que c’est une éducation résistante aux stéréotypes.

C’est là-dessus que nous avons interrogé plusieurs parents, intéressés par ces questions, et voici comment ça se passe chez eux.

1 La tranche « speed »

Montrer à ses enfants une répartition des tâches égalitaire, c’est évidemment par là qu’il faut commencer. Dans l’article du « New York Times », l’une des sociologues interrogées :

« Les garçons qui ont été élevés par des mères qui travaillent sont significativement plus égalitaires dans leurs comportements. »

Un autre précise :

« Quand c’est possible, il vaut mieux ne pas tomber dans une répartition des tâches genrée. »

Problème : même dans les couples où il y a une bonne répartition des tâches, cette dernière reste souvent genrée.

Xavier, journaliste de 40 ans, nous explique qu’il en fait à peu près autant que sa femme. Mais que lui se consacre plutôt aux tâches extérieures (courses) et elle intérieures (ménage).

La grande réussite de ce couple, quand même, c’est que la « tranche speed » des enfants (18/20 heures) est quasiment toujours réalisée à deux.

« Je n’ai jamais fait d’horaires à rallonge. »

Avant de raccrocher, la sociologue Christine Mennesson me lance :

« L’important, c’est quand même ce qu’on donne à voir en termes d’organisation de la vie familiale. Il n’y a pas que la répartition des tâches, il y aussi la question de savoir qui dépense l’argent et qui prend les décisions. »

Ou qui sauve les situations. Anne*, maman d’un petit garçon de 2 ans et demi, très au fait des questions de genre, se marre :

« Si à chaque fois que j’ai un problème avec l’évier, je vais voir le papa de mon fils… C’est un problème. »

 

2 La mère n’est pas un terrain vague

Xavier, père de deux jeunes garçons, raconte :

« Il y a autre chose qu’on a vraiment fait, c’est mettre des barrières. On a des moments et des espaces à nous. Le lit parental, par exemple. Je trouve que c’est une bonne manière de leur faire prendre conscience que nous ne sommes pas à disposition, surtout leur mère…

Qu’elle n’est pas là pour éponger tous leurs désirs et leurs caprices à n’importe quel moment. »

Xavier dit que les femmes sont souvent « plus en prises » avec les caprices. Quand un enfant ne veut pas dormir, ce sont elles qui vont dans la chambre une fois, deux fois… Et le père intervient la cinquième fois.

« Quand ils sont durs avec leur mère et ils le sont souvent plus avec elle, je ne réagis jamais en me disant ‘c’est leur histoire à eux’, je me range de son côté tout de suite. On ne peut pas la pousser plus que moi. »

 

3 Se déconditionner

Le matin, quand j’habille mon fils de 4 ans et demi, je soulève une jambe inerte, puis l’autre. Je tire sur son pantalon comme si son corps était un tuyau de chair. A ce moment-là, en général, je me plains. Je dis un truc du genre, « ça va durer combien de temps ce problème de motricité fine ». Et il rigole :

« Oui je sais maman, je serais une fille, je m’habillerais tout seul depuis au moins un an et demi. »

Rires complices. Problème : je continue de l’habiller.

Je me dis qu’il va mal faire, ou faire trop lentement ou alors j’aime ça plus que je ne le prétends. Mais il faut que je me surveille.

Gaëlle-Marie, mère féministe de grands enfants, trouve que c’est déjà « vraiment cool » que j’en aie conscience.

« Un garçon, on va avoir tendance à considérer qu’il n’est pas capable de ramasser une chaussette avant ses 18 ans. Tandis qu’avec une fille, on va tisser une complicité de maîtresse de l’espace domestique. »

Mais en tant que parent, à force de ne pas agir de la même façon pour les filles et les garçons, on crée des problèmes. Dans son livre « le Meilleur pour mon enfant » (éd. Les Arènes, 2015), Guillemette Faure cite la neurologue Lise Eliot :

« On observe bien quelques différences entre les cerveaux masculin et féminin à la naissance, mais ces différences sont minimes. »

Le cerveau, très plastique, évolue avec l’expérience.

Comme le note le « New York Times », il est important d’apprendre aux garçons à s’occuper d’eux. Pour que ça rentre. Gaëlle-Marie :

« Avec moi, c’est simple, ils ont tous allés se faire foutre. Il n’était pas question que je fasse la boniche à la maison. Je n’ai pas plié un tee-shirt de mon gamin depuis dix ans. Au moment de son bac, j’ai proposé de l’aider avec sa chambre : il m’a dit que c’était sympa mais que je n’étais pas obligée. Le message était passé. »

 

4 Doucement sur le « t’es fort »

L’enfant fait une petite acrobatie, un tour sur lui-même, en criant « t’as vu maman ? » Que répondre à part un truc genre « wow, bravo, trop fort » ? (J’ai essayé le « ouais bof » mais c’est vraiment pas sympa.)

Et que dire aux puéricultrices de la crèche qui font une fête quand votre petite fille arrive avec une robe ? « Mais mon Dieu, que tu es belle ! »

Voilà comment on se retrouve devant cette vidéo mentionnée par Virginie Despentes dans une récente interview qui montre des enfants des deux sexes manger des yaourts dégueulasses (trop salés). Alors que les garçons, confiants, disent « beurk », les filles se retiennent de dire ce qu’elles pensent, avalent le truc et sourient.

Dans son livre, la sociologue Julie Pagis raconte que les filles, observées dans le cadre de son étude, plaçaient le métier de fleuriste plus haut dans la liste hiérarchique des professions. « Parce que c’est joli. »

« Quand on dit tous les matins à sa fille qu’elle est belle… Ça veut dire « il faut que tu le sois », c’est une injonction implicite et ça peut avoir un vrai effet à long terme. »

Ça vaut aussi avec le « t’es fort » pour les garçons.

5 Essayer le roller

Christine Mennesson, sociologue, nous dit que les activités sportives jouent un rôle important dans la construction des normes de genre.

« Cela participe à la fabrication d’une forme de masculinité que certains qualifient d’hégémonique ou traditionnelle. »

Mais, d’un autre côté, les compétences sportives sont importantes pour l’intégration sociale avec le groupe de pairs :

« Très souvent, le garçon en périphérie dans la cour de récréation a un déficit de compétence sportive. »

On peut donc faire une balance coûts-avantages.

Christine Mennesson précise qu’il existe des contextes qui favorisent l’apprentissage d’une plus grande tolérance (comme les séances de roller mixte, par exemple).

Xavier ajoute que les activités culturelles rapprochent les sexes. Son fils, qui a lu « Harry Potter » huit fois, en parle avec les filles de sa classe.

Dans une sorte de combo gagnant, on peut aussi croiser le sport et la culture. Adeline, dont le fils est fan du PSG, nous dit :

« Je lui fais une éducation en parallèle : on regarde des vieux matchs des années 1970 et du foot féminin. »

 

6 Le bon commentaire

Un commentaire au moment où il se passe un truc sexiste. Gaëlle-Marie :

« Nous, pendant des années, on a désapprouvé les pubs pendant les soirées télé mais sans se tourner vers eux. »

Ou après. Dans son livre autobiographique « Saturday’s Child », la féministe américaine Robin Morgan parle de l’éducation de son petit garçon Blake ? devenu lui-même un féministe revendiqué.

« Aucun livre, aucune émission, aucun film n’est interdit, mais on en parle après autant qu’il faut. »

 

7 Les grandes discussions

Pour ça, Gaëlle-Marie pense qu’il y a des créneaux :

« Ce que j’ai noté, c’est qu’il y a quand même des périodes où ils sont plus réceptifs. Dans le cadre des vacances scolaires, par exemple. »

Xavier commence doucement à penser à la discussion qu’il va avoir d’ici un ou deux ans avec son aîné.

« Je veux lui parler du consentement et du désir masculin qui n’est pas forcément en adéquation avec le plaisir féminin. Lui dire qu’il n’y a pas que la pénétration vaginale, mais aussi le clitoris. Que le sexe ne se termine pas avec l’orgasme masculin. C’est important de savoir ça, et ça permet de changer plus globalement la représentation de la femme… Moi, personne ne me l’a dit. »

Il sourit :

« Mais je n’ai aucune idée de comment je vais faire ça. »

 

8 Mettre du féminin à la maison

Anne, qui a un petit garçon de 2 ans et demi, se sent démunie face à toutes ces questions. Elle tâtonne :

« Quand on est féministe, on croit savoir ce qu’on devrait faire avec une fille… Mais un garçon, c’est encore autre chose. »

Il y a une asymétrie des normes de genre. Si une fille doit être poussée à s’autoriser plus de choses, que faire avec un garçon ?

Anne tente de faire entrer du féminin dans l’imaginaire très développé de son petit garçon. Elle fait attention à ce qu’il y ait, dans sa bibliothèque, autant d’héroïnes que d’héros. Elle essaye de mixer les boîtes Playmobil. Et féminise les peluches de son fils. Ce n’est pas son renard, mais sa renarde.

« On s’est beaucoup moqué de moi pour ça. Mais c’est toujours le masculin qui l’emporte par défaut… Sauf quand c’est une girafe ou une tortue. »

Dans son livre, Robin Morgan raconte qu’elle imaginait pour son fils des alternatives aux « fêtes patriarcales ». « La fête des sorcières », par exemple.

9 Pas la guerre, mais…

Robin Morgan écrit aussi qu’elle a acheté des poupées et des camions à son fils. Et interdit les jouets de guerre. Mais pour donner le change au groupe de pairs de l’école, elle a imaginé des substituts.

Elle a raconté à son fils les légendes médiévales (la Table ronde).

« Au moins, les batailles peuvent être déconnectées de la réalité : les massues et les lances ne sont pas un enjeu au Vietnam. Il ne pourra pas se dire que les armes actuelles sont des jouets et vice-versa. »

 

10 Une femme n’est ni une mère ni une amoureuse

Voilà un réflexe à la con particulièrement répandu. Ça m’est arrivé l’autre jour au square. Mon fils de 2 ans et demi jouait avec une petite Nina. A un moment, ils se sont pris la main. Excitation générale comme s’il était un vieux célibataire dégoûtant et qu’il avait enfin une occaz.

« Vous vous faites un bisou pour vous dire au revoir ? »

Mauvais réflexe. Nina est une petite fille qui n’a pas demandé à avoir un petit peu de salive sur la joue.

Anne a un autre problème avec son fils : quand il pointe du doigt les femmes des publicités dans la rue, il les appelle « des mamans ».

« C’est très difficile de trouver dans les livres d’enfants des adultes qui ne soient que des adultes… Ce sont toujours des parents. »

Et si elle n’est pas une mère, elle n’est pas une putain. Dans son étude sur la diffusion du féminisme dans la sphère familiale, Camille Masclet, sociologue, raconte l’histoire de Jeanne « qui interdisait à son fils de dire ‘putain’ parce que c’est une injure faite aux femmes ».

11 De la délicatesse

Une fois qu’on a dit tout ça, il faut faire attention à ce qu’on fait.

Gaëlle-Marie :

« La grosse propagande est contre-productive et peut mettre les enfants dans des situations de décalage trop grandes.

A un petit garçon en maternelle, on peut tenter d’expliquer doucement qu’il n’est pas normal de fendre un groupe de filles dans la cour de récréation, mais il faut le faire avec des pincettes. »

Julie Pagis dit aussi que ce travail anti-normes peut alimenter le mépris de classe :

« Si on apprend à sa fille à ne pas aimer le rose, elle peut se mettre à dire des choses comme ‘Solène, je l’aime pas, c’est le genre de filles qui aiment le rose’. Comme il y a plus de sexualisation dans les classes populaires, cela va créer d’autres tensions. »

Robin Morgan dit que son fils a toujours été un peu à l’écart à l’école. Le petit garçon de 5 ans ultrapolitisé et connaissant Shakespeare.

« Mais il a réussi à faire face aux cruautés des autres enfants avec son sens de l’humour. »

Dans l’étude de Camille Masclet, Laurent, fils de féministe, râle :

« C’est vrai que ce qui était un peu chiant, c’était d’entendre les trucs ‘les hommes, les hommes’, alors elle généralise pas, enfin je sais qu’au fond elle généralise pas mais […] par rapport à certaines choses, on a l’impression d’être […] un con alors qu’on a pas encore été un homme. »

 

12 Mais des carafes

De la délicatesse, donc. Mais aussi, si l’occasion se présente, quelques coups d’éclat mémorables.

Après notre échange, Anne nous a envoyé un mail qui se terminait ainsi :

« J’ai été très émue récemment par le discours de Jean Veil sur sa mère, qui fait écho à ces préoccupations… »

Pendant l’hommage national, il s’est adressé à sa mère décédée :

« Aujourd’hui je te pardonne d’avoir renversé sur ma tête l’eau de la carafe lorsque nous étions à table, sous prétexte que j’aurais tenu des propos que tu trouvais misogynes. »

Nolwenn Le Blevennec

Source ; Rue 89 19/07/2017

Voir aussi : Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Education,  rubrique Société, Droit des femmes, Travail, Justice, Religion, rubrique Politique, Politique de l’Education,

Etats généraux de l’alimentation : comprendre comment les prix, les marges et les subventions sont fixés

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Les états généraux de l’alimentation se donnent pour but un partage plus équitable des marges entre producteurs, industriel et distributeur.

C’était une promesse de campagne d’Emmanuel Macron : permettre aux agriculteurs de vivre dignement, freiner la guerre des prix dans la distribution et répondre aux nouvelles attentes des consommateurs à la recherche de qualité. Lancés le jeudi 20 juillet, les états généraux de l’alimentation tenteront de donner une réponse concrète à ces objectifs d’ici le mois novembre. Pour les producteurs, qui dénoncent cette situation depuis plusieurs années, il y a péril dans la demeure si un partage plus équitable des marges n’est pas trouvé.

1. Comment sont fixés les prix des produits agricoles ?

Le système est assez complexe et dépend du type de produit :

Porc : une bourse en Bretagne

Le prix du porc est fixé en Bretagne, au marché au cadran de Plérin – la Bretagne représente 60 % de la production de porc en France. Là, les éleveurs proposent leurs marchandises aux abattoirs, selon un principe d’enchères dégressives. L’acheteur propose un prix, c’est aux éleveurs de l’accepter ou non.

Le marché de Plérin établit ensuite la tendance nationale des prix. Puis les abattoirs revendent la viande achetée à la grande distribution, en fixant les prix de gré à gré. Enfin, la viande est vendue dans les super et hypermarchés, à un prix que fixe l’enseigne.

Deux importants transformateurs de viande, la coopérative Cooperl et la société Bigard-Socopa, ont boycotté plusieurs ventes en août car ils ont estimé que les hausses successives du prix du porc, convenues lors de l’accord avec les éleveurs, étaient en « total décalage avec le prix de marché européen ».

Bœuf : un prix moyen et libre

Pour le bœuf, le prix d’achat est négocié entre éleveurs et négociants ou abatteurs. C’est ensuite un organisme public, France AgriMer, qui calcule une tendance moyenne à partir des prix d’achat déclarés par les abatteurs. Mais la grande distribution peut aussi proposer des achats en grande quantité à un prix fixe, ce qui fait pression sur l’abatteur, qu’il répercute sur le livreur.

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Lait : un double système

Le lait, lui, obéit à des règles plus complexes encore : près de la moitié des éleveurs travaille avec des entreprises sous la forme de contrats quinquennaux, quand l’autre vend à des coopératives. Depuis 2010 et 2012, une loi et une directive européenne renforcent le recours à des négociations entre acteurs de la filière pour, notamment, décider du prix d’achat au producteur. Une structure, le CNIEL (centre interprofessionnel de l’économie laitière) aide à la fixation de ces prix grâce à des grilles de référence et des indicateurs.

Parmi ceux-ci le prix de produits issus du lait (beurre, poudre de lait, fromages), qui est, lui, fixé au niveau mondial, mais aussi le prix de vente dans d’autres pays, en premier lieu l’Allemagne. Le prix fixé dans le cadre des accords peut également fluctuer régulièrement, notamment en fonction de la qualité du lait.

Evidemment, rien n’interdit à une enseigne de grande distribution de se fournir en viande ou en lait à l’étranger si elle le souhaite, même si des actions ont été mises en place pour favoriser l’achat de viande française, notamment un label qualité.

2. Qui touche quoi ?

Ce principe de prix crée des tensions récurrentes au sein de la filière : de l’éleveur au consommateur, en passant par l’équarrisseur ou la grande distribution, chacun essaye de tirer son épingle du jeu. Et en cas de crise, chacun se renvoie la balle.

En juin 2015, l’ensemble de la filière s’était déjà réuni pour se mettre d’accord sur le fait d’augmenter progressivement les prix, de manière à ce que les éleveurs puissent couvrir leurs coûts de production. Mais dès le mois de juillet 2015, les éleveurs et le médiateur désigné par le gouvernement ont constaté que certains autres acteurs n’ont pas joué le jeu.

Le rapport du médiateur semble pointer plusieurs points : d’une part, si la filière porcine a respecté l’accord et augmenté les prix, ce n’est pas le cas pour le bœuf, où seulement « la moitié du chemin a été fait », selon l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin. Un constat corroboré par les chiffres du ministère : depuis 2012, la marge brute de l’industrie et de la grande distribution a bien augmenté.

3. Quelles subventions ?

A cela s’ajoute la question des subventions européennes et françaises. En moyenne, selon un rapport des services de statistiques du ministère de l’agriculture (Agreste), elles représentent 11 % du chiffre d’affaires de l’agriculture en 2012, mais peuvent aller jusqu’à 15 % (dans 30 départements), voire 20 % (13 départements).

Selon l’Insee, en 2006, les aides atteignaient 40 800 euros par an en moyenne pour les exploitations spécialisées en bovins à viande, et 26 300 euros pour les exploitations spécialisées en bovins laitiers. L’institut montre la progression inexorable du poids des subventions dans le résultat des exploitations. Depuis 2000, plusieurs secteurs affichent une part supérieure à 100 %, du fait du déficit chronique des exploitations.

Si les aides sont importantes, voire maintiennent en vie des filières agricoles qui ne s’en sortiraient pas sans, elles ne sont pas corrélées avec le revenu généré par les agriculteurs selon les filières, qui peut être très disparate. Comme on le voit dans le graphique ci-dessous, tiré d’une étude de l’Agreste en 2013, les céréaliers génèrent en moyenne un résultat largement supérieur à celui des éleveurs, particulièrement de vaches à viande. Les éleveurs de porc, eux, sont mieux lotis, sans atteindre les niveaux de résultat des céréaliers.

4. Une crise ancienne et complexe

L’agriculture française est en crise depuis des décennies, mais son état semble s’aggraver. Pourtant, il n’est pas évident de pointer une cause unique.

La taille des exploitations françaises, notamment face aux allemandes, mais aussi la multiplication des normes, des labels et des contraintes, qui obligent les agriculteurs à des investissements de plus en plus conséquents pour les mises aux normes, ou encore la variabilité des prix des matières premières (le soja ou le maïs qui servent à l’alimentation des bêtes, par exemple). Des critiques se font également jour au sein de la filière agricole contre certaines situations jugées privilégiées par rapport à d’autres (les grands céréaliers, notamment).

Mais les choses sont loin d’être si simples : certaines exploitations plus petites, qui n’ont pas eu besoin de grands investissements structurels, s’en sortent parfois aussi bien en termes de revenu que de gros agriculteurs ayant acheté beaucoup de matériel et ayant amassé des terres dont ils ont du mal à s’occuper seuls. De même, la production bio peut s’avérer plus rentable qu’une production plus classique.

Les éleveurs, eux, citent la chute des cours des produits et la hausse de leurs coûts (alimentation des animaux, cotisations sociales, engrais, etc.). Autre élément de difficulté, la météo, et la sécheresse, qui rend difficile de nourrir les animaux sans recourir au foin prévu pour l’hiver, et qu’il faudra donc racheter…

Une chose est certaine : on constate une double diminution sur long terme, à la fois du nombre d’exploitations pratiquant l’élevage bovin et sur le nombre de têtes de bétail.

Selon les chiffres du ministère, on comptait un peu moins de 515 000 exploitations agricoles en 2010, contre presque 700 000 en 2000, soit un quart de moins en dix ans.

La situation des filières d’élevage est pire : on compte 34 % d’exploitations laitières et 27 % des exploitations de vaches à viande de moins en 2010 qu’en 2000. Au total, ce sont environ 85 000 élevages bovins qui ont disparu en dix ans, dans des exploitations dont la taille a plutôt tendance à augmenter.

Le cheptel bovin a également diminué en France : il était de 20,3 millions de têtes de bétail en 2000, il n’est plus que de 19,5 millions aujourd’hui, soit presque 800 000 bêtes en moins.

La carte ci-dessous montre, pour chaque département, l’évolution du nombre d’exploitations d’élevage bovin et du nombre de têtes de bétail. L’ouest de la France, où se concentrent les actions des agriculteurs, fait partie des régions les plus touchées.

Dernier problème connu, le vieillissement des agriculteurs. Selon la mutuelle sociale agricole (MSA), en 2011, les chefs d’exploitation avaient un âge moyen de 47,8 ans. Les 50-54 ans représentent à eux seuls près de 20 % des chefs d’exploitation.

Jérémie Baruch et Samuel Laurent

Source Le Monde 20/07/2017

Voir aussi : Actualité France, rubrique Economie, rubrique UE, rubrique Politique, Politique économique, rubrique Société, Travail, Pauvreté,

De la démocratie selon Macron: la pensée d’un authentique idéologue

Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l'enferme.

Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme.

Emmanuel Macron est tout sauf un aventurier de la politique. C’est un penseur qui agit avec méthode et semble s’inspirer en toutes choses de Tocqueville. Pour le meilleur et au risque du pire.

Beaucoup voudraient réduire la victoire d’Emmanuel Macron à une simple aventure personnelle et ramener son succès à un étonnant concours de circonstances. Même si la chance, le caractère, l’ambition sont toujours des éléments déterminants dans la réussite, ils ne font en vérité pas tout. Bref, le macronisme n’est pas un simple opportunisme. Inutile également de s’ébahir, comme beaucoup, sur les vertus intellectuelles de cet homme et l’ampleur de sa culture. Elles sont indéniables mais, pour ceux qui ont la mémoire courte, la France a connu dans le passé des présidents, à l’exception sans doute de ses deux prédécesseurs, tout aussi voire plus brillants. Il est donc vain de comparer ses qualités et ses défauts avec celles des hommes qui ont occupé l’Elysée avant lui. Il n’en demeure pas moins qu’Emmanuel Macron a fréquenté tout au long de sa formation, notamment auprès du philosophe Paul Ricoeur, de grands auteurs, en particulier Alexis de Tocqueville, à la fois comme penseur du libéralisme et surtout de la démocratie.

Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme. Macron a une stratégie fondée sur une analyse politique profonde  inspirée de la quatrième partie  de l’œuvre phare de Tocqueville  » De la démocratie en Amérique  » intitulée  » Regard sur le destin politique des sociétés démocratiques. « 

Les risques du corps social en poussière

Ce texte consacré aux  » effets politiques que produit l’égalité des conditions voulue par la démocratie  » éclaire la lecture politique que le nouveau chef de l’Etat fait du pays et les conséquences qu’il en a tirées pour conquérir le pouvoir et, désormais, pour l’exercer. Emmanuel Macron a deviné avec brio que notre démocratie entrait dans une phase nouvelle née de l’échec des idéologies de droite et de gauche dans  le redressement économique et social du pays. Il a réalisé que la France était proche de ce désordre qui, écrit Tocqueville,  » réduit tout à coup le corps social en poussière « . Cette analyse s’est vérifiée dans les résultats du premier tour avec la forte poussée des extrêmes, de l’abstention et du vote blanc ou nul.

Cette situation est l’expression claire que les citoyens ont perdu confiance dans les forces politiques traditionnelles. Leur faillite aurait pu, au demeurant, précipiter le pays dans l’anarchie. Imaginons un seul instant une victoire de Marine Le Pen ! La France serait, aujourd’hui, plongée dans un effroyable climat de tensions. Emmanuel Macron a préempté ce danger et compris, comme l’explique Tocqueville, que le peuple est lucide et sait résister à cette pente dangereuse dans les sociétés démocratiques. En général, il choisit donc l’autre voie ainsi décrite il y a bientôt deux siècles  mais d’une actualité étonnante :  » Les hommes de nos jours sont moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les droits et les devoirs de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. « 

Une centralisation du pouvoir qui coupe les ponts entre la base et le sommet

On ne peut mieux décrire le projet qui se développe sous nos yeux. Emmanuel Macron a compris que les échecs répétés des partis dits de gouvernement étaient le terreau d’un désordre qui provoquerait une réaction positive, notamment l’espoir de voir surgir un homme nouveau, imaginatif, inspiré, autoritaire et tenant d’un rapport direct avec le peuple. Bref tout ce qu’il a mis en œuvre tout au long de sa campagne et qu’il installe à présent au sommet de l’Etat.

C’est, en effet, un pouvoir fort que nous découvrons au fil des jours. On réduit trop la méthode Macron à l’art du marketing ou de la communication. Une philosophie du pouvoir l’anime que Tocqueville a parfaitement décrite :  » La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste plus d’énergie ni de loisirs à chacun pour la vie politique[…] L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même… « 

C’est bien ce que nous vivons depuis qu’Emmanuel Macron a déposé ses valises à l’Elysée. Soulagé d’avoir évité le pire, le peuple s’en remet à son nouveau Prince trop heureux de pouvoir développer sa toute puissance. Toutes ses décisions, ses faits, ses gestes témoignent de sa volonté de centralisation du pouvoir. Il se dresse en chef militaire et même en guerrier lorsqu’il transforme le ministère de la Défense en ministère des Armées. Plus qu’un symbole, un acte d’autorité. Il balaie également l’idée de pouvoirs secondaires entre lui et les citoyens. L’ordre donné à ses ministres de renoncer à leurs mandats locaux en est la traduction. Cette idée simple, voire simpliste, naturellement plaît. Elle est conforme à l’esprit de la loi sur le non cumul des mandats. Bref, elle est dans l’air du temps. Pourtant elle consiste à couper les ponts entre la base et le sommet en charge de tout, notamment de l’égalité et d’une législation uniforme pour en respecter le principe.

Dormez braves gens…

Etrange utopie qui réduit la diversité des points de vue pour les placer sous la seule tutelle présidentielle. Le recours aux ordonnances, notamment pour la réforme du droit du travail, traduit également la volonté de court-circuiter les pouvoirs intermédiaires disqualifiés au nom d’un principe d’efficacité séduisant pour le peuple au regard des trente dernières années. Autre symptôme de cette centralisation du pouvoir autour du seul président : le choix par l’Elysée des directeurs de cabinets des ministres sommés en outre de ne jamais sortir du rang. Dernière exemple, cette volonté sans précédent du chef de l’Etat de désigner soi-même ses interlocuteurs dans les médias et les journalistes autorisés à le suivre. L’objectif est évident, si bien décrit par Tocqueville : faire en sorte que les citoyens s’inclinent devant un Etat seul en charge de tous les détails du gouvernement.

La vision qu’a Emmanuel Macron du paysage politique futur est à l’unisson. Il l’a décrite sans détour sur RTL avant le second tour : d’un côté, ce qui est on ne peut plus légitime, une majorité présidentielle soudée, pour éviter les couacs désastreux de la période Hollande ; de l’autre, le Front national. De Gaulle disait en 1965  » Moi ou le chaos « , Macron a été élu sur le slogan  » Moi ou l’extrême droite  »  et entend l’utiliser à présent pour régner et mettre de fait le principe démocratique de l’alternance en pointillés. La tactique  » macronienne  » rejoint ici l’analyse de Tocqueville :  » Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. « 

Ce tutorat n’a rien de despotique. Nos contemporains ne sauraient, cependant, en trouver l’image dans leurs souvenirs. L’expérience est inédite et chacun a envie de croire à sa réussite. Elle ressemble certes à la cohabitation que les Français ont toujours apprécié mais sans la tension partisane au sein même du pouvoir exécutif. Après avoir été secoués de droite et de gauche, les électeurs ont envie de calme, certes toujours libres mais appréciant d’être conduits par un pouvoir national rassembleur, tempéré et tutélaire. Dormez braves gens… Exactement ce que leur propose Emmanuel Macron. Ce qui devrait, en bonne logique, les conduire à lui donner les moyens d’exercer pleinement son tutorat à l’issue des élections législatives.

Denis Jeambar

Source Challenges 22/05/2017

Demain, le travail sans l’emploi

Image à la Une : Arnold Schwarzenegger et un robot taxi dans Total Recall (1990)

Image à la Une : Arnold Schwarzenegger et un robot taxi dans Total Recall (1990)

« Réinventer le travail sans l’emploi. Pourquoi le numérique nous contraint à changer notre conception du travail » . Tel est le titre de la note écrite pour l’Institut Diderot par l’essayiste Ariel Kyrou. L’auteur a souhaité partager ce texte à Usbek & Rica, dans une version légèrement augmentée. Au cours des prochains jours, nous allons donc publier ce texte, chapitre par chapitre, en commençant – en toute logique – par une introduction savoureuse, dans laquelle Ariel Kyrou expose les enjeux du travail de demain à l’aune d’une fable de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick.

Ce texte a été publié en mars 2017 sous la forme d’une « note » de l’Institut Diderot. Dirigé par le philosophe Dominique Lecourt, l’Institut Diderot est un laboratoire d’idées français lancé en 2009 dont le but est de « favoriser une approche multidisciplinaire et une vision prospective sur les grands thèmes qui préoccupent la société ». N’aimant rien tant qu’utiliser la science-fiction pour penser notre présent comme notre futur, Ariel Kyrou participera, le samedi 1er avril de 11 à 18 heures, à « L’avenir du travail n’est pas un poisson d’avril » : quatre conférences-lectures en compagnie des auteurs Catherine Dufour, Alain Damasio et Norbert Merjagnan (sous réserve) à la Cité du design de Saint-Étienne dans le cadre de l’exposition EXTRAVAILLANCES ? WORKING DEAD. L’occasion rêvée pour engager ce feuilleton réflexif sur la fin de l’emploi et la nécessité de penser autrement le travail, finalement pas si futuriste que ça.

New York, 2180 : le New York Times sans journaliste

2180. Nous sommes à New York, dans la cave souterraine où était imprimé le plus grand « quotidien homéostatique » de la Terre, le New York Times, sans aucun besoin de journalistes biologiquement humains.

Jusque l’accident nucléaire qui a dévasté le monde, ce journal intégralement automatisé fonctionnait grâce à son « céphalon », c’est-à-dire son cerveau électronique, à ses capteurs, senseurs et autres terminaux disséminés partout sur la planète. Dix ans après le cataclysme, Terriens et envoyés du Bureau centaurien de renouveau urbain, venus de Proxima du Centaure, ressuscitent la machine avec une facilité déconcertante. Et voilà ce New York Times robotisé d’un lointain futur qui imprime à nouveau ses « milliers d’éditions différentes chaque jour », accessibles via une myriade de distributeurs eux aussi automatiques dans ce qui subsiste des États-Unis.

Nous qui, en 2017, nous interrogeons sur la façon dont le numérique est en train de bouleverser nos emplois, nous ne serons vraisemblablement plus là dans la deuxième moitié du XXIIe siècle pour constater si l’auteur de science-fiction Philip K. Dick avait vu juste dans Si Benny Cemoli n’existait pas…, nouvelle publiée en 1963. Sa mise en scène d’un journal sans journaliste, dont les « divers capteurs d’informations » seraient capables de « mener leurs investigations » jusqu’au cœur de la discussion de deux personnages du roman, n’en demeure pas moins fascinant de prémonition…

« Un paysage pas si étranger à la France de 2017 »

Par son exagération même, la fable futuriste crée un point de vue décalé d’où analyser notre présent. La première question que son décor soulève tient à la fin de l’emploi – en l’occurrence des journalistes, et par extension des classes moyennes, notamment pour des métiers que l’on croyait protégés comme ceux des juristes, des financiers et autres forts manipulateurs de données.

Le paysage qu’il décrit n’est donc pas étranger, même si ce n’est que de façon lointaine, à la France du début 2017, avec ses 3,47 millions de chômeurs sans la moindre activité et, surtout, sa masse, bien plus conséquente, de « sans emploi fixe » et de personnes vivant dans la plus grande précarité [1].

« La prose de K. Dick construit un phare d’où étudier le remplacement potentiel, anticipé par une myriade d’études, d’un nombre impressionnant de femmes et d’hommes par des robots »

Sur le registre prospectif, elle construit un phare d’où étudier le remplacement potentiel, anticipé par une myriade d’études, d’un nombre impressionnant de femmes et d’hommes par des robots, des logiciels et des dispositifs digitaux toujours plus smart. Pour preuve, les débats qui agitent dorénavant le monde de la presse à propos des « algorédacteurs » qui pointent leurs programmes dans les rédactions, notamment anglo-saxonnes, et qui annoncent la concrétisation à venir du New York Times intégralement automatisé du texte de science-fiction.

La prose de Philip K. Dick pose également l’horizon d’une apocalypse, que celle-ci soit nucléaire, climatique, politique ou… économique. Elle nous incite à envisager le pire pour l’humanité, c’est-à-dire notre incapacité à agir pour anticiper, donc éviter ou du moins amortir le choc de chamboulements considérables de notre environnement et, partant, de nos vies. Elle constitue ainsi l’un de ces « mythes rationnels » permettant d’en conjurer en toute lucidité la venue, à la façon du catastrophisme éclairé théorisé par l’ingénieur et philosophe Jean-Pierre Dupuy.

« Qu’est-ce qui nous différencie d’une machine, aussi intelligente soit-elle ? »

Enfin, les ressorts de la fable de cet avenir parmi d’autres, aux retournements multiples, mettent en place une expérience de pensée, à la façon des meilleures installations d’art numérique ou d’art contemporain. Ils positionnent en effet le facteur humain au centre de l’action fictionnelle où se projeter, donc de notre réflexion sur le devenir du travail et de nos rapports à nos rutilantes mécaniques.

Qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement d’une machine, aussi intelligente soit-elle ? Avons-nous les moyens de jouer et de nous jouer d’elle ? Et donc d’imaginer le travail – activité au-delà de la notion utilitaire et conjoncturelle d’emploi – qu’elle ne pourrait jamais effectuer sans nous, imprévisibles êtres vivants au scepticisme chevillé au corps ?

 Ariel Kyrou

 1. Selon les chiffres officiels, publiés en février 2017, il y avait en France, fin novembre 2016, 3 473 100 de « demandeurs d’emploi de catégorie 1 », sans aucune activité, mais 6 575 000 demandeurs d’emplois « toutes catégories confondues » pour la France entière.

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Motion AFP adoptée au congrès du SNJ-CGT

Motion adoptée au congrès du SNJ-CGT le 8 mars 2017

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Motion AFP

De nouveaux accords d’entreprise viennent d’être signés à l’AFP, qui sort ainsi d’une période de 15 mois de turbulence après la dénonciation brutale par la direction de l’Agence de l’ensemble des précédents accords, fruits d’un demi-siècle de négociations paritaires.
Toutes les composantes de la CGT de l’AFP (journalistes, cadres techniques et administratifs, ouvriers et employés) ont travaillé main dans la main pour négocier pied-à-pied et arracher un nouvel accord global, qui est certes « défensif » mais préserve l’essentiel des droits sociaux pour les journalistes, voire apporte des améliorations sur certains points, ce qui n’était pas gagné d’avance avec l’entrée en vigueur de la Loi Travail.
Les plus ciblés par la direction ont été les ouvriers et les employés – censés être des nantis –, mais la solidarité entre les catégories de personnel a permis de limiter la casse.
La CGT, de loin la première force syndicale à l’AFP, a signé les nouveaux accords, aux côtés du SNJ autonome et de la CFDT (ces trois syndicats représentant 70% des voix). FO, SUD et la CFE-CGC ne les ont pas signés.

Pour les journalistes, la grille de salaire et le plan de carrière sont préservés et même un peu améliorés. L’essentiel du débat a porté sur le temps de travail. Les organisations syndicales avaient obtenu un accord très favorable aux salariés après la loi sur les 35 heures en 2001, avec jusqu’à 18 jours de RTT et 7 semaines de congés payés par an. Mais cet accord a été dévoyé dans la pratique, les 35 heures de travail hebdomadaires n’étant absolument pas respectées. Le temps de travail des journalistes de l’AFP était en réalité illimité, tant que l’actualité l’exigeait. Une situation que le SNJ-CGT dénonçait, et que ces négociations auront eu le mérite de remettre en débat.

Les nouveaux accords instituent plusieurs options pour les journalistes, soit un décompte horaire de 35 ou 39 heures, soit un forfait jour, une nouveauté à l’Agence. Ce dernier a donné lieu à un débat intense non seulement entre la direction et les syndicats, mais aussi à l’intérieur des syndicats, y compris le SNJ-CGT.

En négociant fermement, et fort de l’expérience d’autres entreprises (merci notamment aux camarades de France Télévision et de Mediapart de nous avoir tuyautés), nous avons obtenu des garanties qui nous semblent suffisantes pour tenter l’expérience : capage du temps de travail quotidien et hebdomadaire, auto-déclaration du temps de travail, mécanisme de suivi régulier de la charge de travail, et réversibilité toujours possible vers le décompte horaire.

Comme nous l’avons fait valoir aux salariés, il faudra « faire vivre » ces nouveaux accords, et il reviendra à chacun, en s’appuyant sur les syndicats, de faire respecter des horaires de travail décents, qui permettent un équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée. Ce qui contribuera également à redonner du sens à notre métier pour beaucoup de nos journalistes noyés dans l’information en continu – un gros problème à l’AFP.
Car si l’Agence n’est pas tombée sous la coupe d’un milliardaire ou d’un groupe industriel – contrairement à de nombreux médias- et que la rédaction y jouit d’une large indépendance, la question du sens de notre métier se pose pour beaucoup de journalistes, y compris des jeunes, avec le « toujours plus, toujours plus vite » réclamé par la hiérarchie sous la pression d’internet et des réseaux sociaux, avec la polyvalence texte-photo-vidéo-multimédia qui tend à devenir une obligation, et enfin le caporalisme de la hiérarchie et le manque de débat rédactionnel sur les angles et les choix de couverture.
L’AFP doit par ailleurs faire face à un lourd défi sur le plan économique et financier. La crise internationale du marché des médias entraîne la stagnation du chiffre d’affaire de l’Agence depuis 2010, et la gestion hasardeuse du PDG Emmanuel Hoog, depuis six ans, a plombé les comptes, avec une dette de 75 millions d’euros et des déficits récurrents depuis plusieurs années.

La direction a procédé à de lourds investissements sans avoir les financements correspondants : si le lancement d’un nouveau système rédactionnel multimédia était incontestablement nécessaire – quoique mal géré, ce qui a entraîné des surcoûts et des problèmes techniques récurrents- la rénovation simultanée des locaux du siège de l’Agence est contestable, notamment les travaux somptuaires de 2 millions d’euros effectués à l’étage de la direction générale, où ne travaillent qu’une douzaine de personnes. A quoi s’ajoutent des dépenses inconsidérées en frais de réception, en contrats de consultants, ainsi que le coût des nombreux procès (plusieurs millions d’euros) gagnés par des salariés titulaires ou pigistes du fait de violations graves du droit du travail (notons que l’AFP a été lourdement condamnée pour discrimination syndicale à l’encontre d’un délégué du personnel SNJ-CGT), plus un autre procès coûteux financièrement (plus d’un million de dollars) et en termes d’image contre un photographe haïtien à qui l’Agence a volé des photos, ou encore les indemnités de départ à cinq zéros accordés à une demi-douzaine de directeurs.

Les nouveaux accords d’entreprise devraient générer à terme quelques économies, mais cela ne règlera pas l’équation financière difficile de l’Agence.

La question qui se pose en fait est celle de la pérennité de l’AFP comme agence mondiale d’information. Aucune des grandes agences mondiales (les deux autres étant Reuters et Associated Press) n’est rentable, pour la bonne et simple raison que l’activité même d’agence internationale d’informations générales n’est structurellement pas rentable. Les grandes agences fonctionnent comme des services mutualisés pour l’ensemble des médias, utiles aussi pour les gouvernements, les grandes institutions et entreprises.
Il est donc insensé d’exiger de l’AFP qu’elle soit rentable et finance son développement sur ses marges bénéficiaires comme une entreprise privée classique. C’est pourtant ce à quoi tendent les directives de Bercy à travers le contrat d’objectif et de moyens imposé à l’AFP et le contrôle tatillon de la Commission européenne sur les aides accordées par l’Etat au titre de la « mission d’intérêt général » de l’Agence. Que l’AFP soit dirigée depuis 20 ans par une succession d’énarques carriéristes, qui se suivent et ressemblent – dont M. Hoog est le dernier avatar – sans réelle compétence ni légitimité, et fondamentalement sans vision industrielle pour développer l’Agence, participe évidemment au problème.

Les restrictions budgétaires qui frappent l’Agence depuis plusieurs années ont déjà eu un impact sur sa mission d’information, avec la baisse conséquente des budgets de reportage dans tous les services et bureaux en France et à l’étranger, et la dégradation générale des conditions de travail.

Le service AFP-TV, dont le développement se fait façon « low cost », avec du personnel précaire et pressuré, ne doit pas devenir la norme à l’Agence. Enfin le gel des salaires de l’ensemble du personnel depuis cinq ans n’est plus tenable. L’AFP, qui a été créée par une loi votée au parlement en 1957, a besoin d’une vraie volonté politique pour continuer à vivre et à se développer.

Le SNJ-CGT appelle les pouvoirs publics, la représentation nationale, la profession et les syndicats à tout mettre en oeuvre pour pérenniser le budget de l’Agence afin qu’elle demeure une des trois grandes agences mondiales d’informations.

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Médias,