Frédéric Worms : « La démocratie fait émerger des problèmes à résoudre »

Frédéric Worms : « L’esprit a besoin de confiance pour pénétrer la démocratie et la faire vivre »

Frédéric Worms : « L’esprit a besoin de confiance pour pénétrer la démocratie et la faire vivre »

Invité des Chapiteaux du livre de Béziers, le philosophe Frédéric Worms donne ce soir au Théâtre sortieOuest, une conférence sur le thème « Les maladies chroniques de la démocratie ».

Frédéric Worms est philosophe, professeur de philosophie contemporaine, membre du Comité consultatif national d’éthique et depuis septembre 2015, directeur-adjoint de l’École normale supérieure. Frédéric Worms s’intéresse à l’histoire de la philosophie. Il est considéré comme un spécialiste de l’œuvre de Bergson.

Dans votre dernier ouvrage*, vous vous portez au chevet de la démocratie en crise pour poser un diagnostic. Pourquoi avoir user des termes de maladie chronique à propos de la démocratie ?
Pour deux raisons : la thèse de maladie chronique permet de la distinguer de la maladie aiguë. Elle soutient  que les problèmes de la démocratie sont structurels à la démocratie elle-même. La crise correspond à une inflation de problèmes structurels qui  doivent être contenus. Il nous incombe de les conjurer, de les affronter pour qu’ils ne débordent pas du cadre. Par ailleurs, l’usage du mot maladie, implique que la démocratie peut être plus ou moins en bonne santé et qu’elle fait partie de la vie.

Votre approche s’applique-t-elle  à la crise de manière globale ?  Relève-t-on par exemple, les mêmes symptômes de Rangoun à Damas ou de la Floride à la Meuse ?
Non, on distingue des seuils. Aucun pays n’est une démocratie parfaite. La France remplit un certain nombre de critères qui restent inexistants dans d’autres pays.

Vous soulignez l’état d’une partie grandissante de l’opinion qui pense que la démocratie est terminée, pour avoir gagné un statut incontournable ou parce qu’elle est perdue. Ce qui dans les deux cas revient à éluder les questions…
Exactement, ce sont deux erreurs qui se nourrissent l’une l’autre, la démocratie ce n’est justement pas tout ou rien. Ce raisonnement peut conduire à faire la guerre au nom de la démocratie. Je me prononce plutôt en faveur des tribunaux internationaux,  que pour les interventions militaires. Parce que la guerre contribue à renverser tous les principes moraux et politiques de la démocratie. Aucune démocratie n’est complète, elle doit toujours être pensée, programmée. La démocratie fait émerger des problèmes à résoudre, elle n’a pas vocation à les faire disparaître.

Votre démarche ne se limite pas au mode de gouvernance cependant, peut-on considérer que le régime politique français est tempéré d’une part de monarchie voire d’aristocratie  ?
Je ne le pense pas. Ceux qui évoquent une monarchie constitutionnelle, liée au présidentialisme font planer l’idée que nous ne serions plus dans une République, hors, c’est faux ! Cette posture présente le risque de leurrer les citoyens. C’est une forme rhétorique permettant d’exporter les principes pour finalement abandonner la défense de ces principes. Cela n’empêche pas pour autant de critiquer la 5e République mais il faut formuler des critiques avec des exigences précises. Le  système français n’est pas parfait mais il permet de peser sur le gouvernement.

Dans votre interprétation de la crise, vous soulevez la convergence de trois dangers que sont le soupçon, le racisme et l’ultralibéralisme. En quoi le cynisme contemporain repose-t il sur un déni de démocratie ?
L’esprit a besoin d’une confiance pour pénétrer la démocratie et la faire vivre. Lorsqu’on vous dit : on vous ment  ou tous pourris, on sape cette confiance.  Si certains médecins acceptent les cadeaux des laboratoires, cela ne signifie pas  que tous les médecins sont corrompus. On a le droit de critiquer mais on ne doit pas saper la démocratie au nom de la démocratie. Tout citoyen se conforme à des principes, le peuple n’a pas tous les droits. La démocratie appelle aussi à une auto-limitation.

Le racisme vous apparaît comme une maladie de la représentation de soi-même ?
Le racisme, c’est l’illusion de penser qu’il y a eux et nous. Le racisme, c’est une idée de l’autre mais aussi de soi-même qui sous-tend que nous n’avons pas de problème. C’est un piège. Un peuple fort et démocratique assume cette discussion. Il se reconnaît par ses institutions et reconnaît les différences.

Bergson définit les principes moraux comme une nécessité pour la société de régler la liberté humaine. N’est-ce pas tout le contraire que prône aujourd’hui l’Occident ultra libéral sous couvert d’assurer notre sécurité  ?
Même les libertés peuvent devenir des idéologies si on ne voit pas qu’il faut les construire à travers les institutions. L’erreur du libéralisme est d’avoir opposé la liberté à la loi. La liberté c’est bien, mais il faut apprendre que l’on a besoin des autres. Pour les bébés ou les vieillards, c’est une évidence. Les catastrophes qui sont terribles nous le rappellent parfois.

Face à la convergence des dangers, vous prônez la résistance, sous quelle forme de lutte ?
Dans un pays comme la France, des luttes peuvent s’organiser dans le cadre des institutions, de l’université, de la presse …  Nous vivons dans une démocratie mûre, épanouie et solide qui dispose de cadre pour sa propre critique. Nous avons les moyens de lutter sans se cacher, sans avoir peur.

Pour reprendre la question d’Adorno : peut-on mener une vie bonne dans une société mauvaise ?
C’est la vraie question philosophique. J’espère que oui. Cette vie bonne peut être heureuse, mais il faut être critique. Les gens qui critiquent la démocratie sont des gens heureux. Et ce sont souvent  ceux qui sont heureux qui font progresser les choses.

Ce travail intérieur aux relations humaines vous situe dans un esprit rousseauiste, comme votre présence au sein du Comité national d’éthique. Quels sont les dossiers importants qui arrivent sur la table ?
Le dossier de la PMA, et ceux liés aux nouveaux progrès scientifiques dans le domaine  de la biomédecine, du génome, ou encore de l’intelligence artificielle, de la nouvelle médecine connectée. Dans dix ans la médecine sera transformée. Nous serons soignés à distance avec nos téléphones. Comment cela restera-t-il éthique  ? Comment cela restera-t-il  un soin  ? Comment avoir le sentiment d’être soigné par quelqu’un  dans ce cadre ? Que fera-t-on des données médicales fournies ?  Tout cela pose des problèmes relatifs à la démocratie…

« La convergence n’est pas à inventer puisqu’elle nous fait déjà vivre et avancer », votre conclusion porte à l’espérance. Est-ce un appel à l’introspection  ?
C’est un appel à l’endurance lucide, regarder ce qui nous fait vivre, nous permet de comprendre…

Réalisé par Jean-Marie Dinh

*Les maladies chroniques de la Démocratie, éditions Desclée de Brouwer, 18,90 euros.

Source La Marseillaise.23/09/2017

Voir aussi : Rubrique RencontreJean- Claude Milner, rubrique Philosophie, rubrique Livre, Essais,

 

 

 

De la démocratie selon Macron: la pensée d’un authentique idéologue

Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l'enferme.

Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme.

Emmanuel Macron est tout sauf un aventurier de la politique. C’est un penseur qui agit avec méthode et semble s’inspirer en toutes choses de Tocqueville. Pour le meilleur et au risque du pire.

Beaucoup voudraient réduire la victoire d’Emmanuel Macron à une simple aventure personnelle et ramener son succès à un étonnant concours de circonstances. Même si la chance, le caractère, l’ambition sont toujours des éléments déterminants dans la réussite, ils ne font en vérité pas tout. Bref, le macronisme n’est pas un simple opportunisme. Inutile également de s’ébahir, comme beaucoup, sur les vertus intellectuelles de cet homme et l’ampleur de sa culture. Elles sont indéniables mais, pour ceux qui ont la mémoire courte, la France a connu dans le passé des présidents, à l’exception sans doute de ses deux prédécesseurs, tout aussi voire plus brillants. Il est donc vain de comparer ses qualités et ses défauts avec celles des hommes qui ont occupé l’Elysée avant lui. Il n’en demeure pas moins qu’Emmanuel Macron a fréquenté tout au long de sa formation, notamment auprès du philosophe Paul Ricoeur, de grands auteurs, en particulier Alexis de Tocqueville, à la fois comme penseur du libéralisme et surtout de la démocratie.

Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme. Macron a une stratégie fondée sur une analyse politique profonde  inspirée de la quatrième partie  de l’œuvre phare de Tocqueville  » De la démocratie en Amérique  » intitulée  » Regard sur le destin politique des sociétés démocratiques. « 

Les risques du corps social en poussière

Ce texte consacré aux  » effets politiques que produit l’égalité des conditions voulue par la démocratie  » éclaire la lecture politique que le nouveau chef de l’Etat fait du pays et les conséquences qu’il en a tirées pour conquérir le pouvoir et, désormais, pour l’exercer. Emmanuel Macron a deviné avec brio que notre démocratie entrait dans une phase nouvelle née de l’échec des idéologies de droite et de gauche dans  le redressement économique et social du pays. Il a réalisé que la France était proche de ce désordre qui, écrit Tocqueville,  » réduit tout à coup le corps social en poussière « . Cette analyse s’est vérifiée dans les résultats du premier tour avec la forte poussée des extrêmes, de l’abstention et du vote blanc ou nul.

Cette situation est l’expression claire que les citoyens ont perdu confiance dans les forces politiques traditionnelles. Leur faillite aurait pu, au demeurant, précipiter le pays dans l’anarchie. Imaginons un seul instant une victoire de Marine Le Pen ! La France serait, aujourd’hui, plongée dans un effroyable climat de tensions. Emmanuel Macron a préempté ce danger et compris, comme l’explique Tocqueville, que le peuple est lucide et sait résister à cette pente dangereuse dans les sociétés démocratiques. En général, il choisit donc l’autre voie ainsi décrite il y a bientôt deux siècles  mais d’une actualité étonnante :  » Les hommes de nos jours sont moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les droits et les devoirs de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. « 

Une centralisation du pouvoir qui coupe les ponts entre la base et le sommet

On ne peut mieux décrire le projet qui se développe sous nos yeux. Emmanuel Macron a compris que les échecs répétés des partis dits de gouvernement étaient le terreau d’un désordre qui provoquerait une réaction positive, notamment l’espoir de voir surgir un homme nouveau, imaginatif, inspiré, autoritaire et tenant d’un rapport direct avec le peuple. Bref tout ce qu’il a mis en œuvre tout au long de sa campagne et qu’il installe à présent au sommet de l’Etat.

C’est, en effet, un pouvoir fort que nous découvrons au fil des jours. On réduit trop la méthode Macron à l’art du marketing ou de la communication. Une philosophie du pouvoir l’anime que Tocqueville a parfaitement décrite :  » La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste plus d’énergie ni de loisirs à chacun pour la vie politique[…] L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même… « 

C’est bien ce que nous vivons depuis qu’Emmanuel Macron a déposé ses valises à l’Elysée. Soulagé d’avoir évité le pire, le peuple s’en remet à son nouveau Prince trop heureux de pouvoir développer sa toute puissance. Toutes ses décisions, ses faits, ses gestes témoignent de sa volonté de centralisation du pouvoir. Il se dresse en chef militaire et même en guerrier lorsqu’il transforme le ministère de la Défense en ministère des Armées. Plus qu’un symbole, un acte d’autorité. Il balaie également l’idée de pouvoirs secondaires entre lui et les citoyens. L’ordre donné à ses ministres de renoncer à leurs mandats locaux en est la traduction. Cette idée simple, voire simpliste, naturellement plaît. Elle est conforme à l’esprit de la loi sur le non cumul des mandats. Bref, elle est dans l’air du temps. Pourtant elle consiste à couper les ponts entre la base et le sommet en charge de tout, notamment de l’égalité et d’une législation uniforme pour en respecter le principe.

Dormez braves gens…

Etrange utopie qui réduit la diversité des points de vue pour les placer sous la seule tutelle présidentielle. Le recours aux ordonnances, notamment pour la réforme du droit du travail, traduit également la volonté de court-circuiter les pouvoirs intermédiaires disqualifiés au nom d’un principe d’efficacité séduisant pour le peuple au regard des trente dernières années. Autre symptôme de cette centralisation du pouvoir autour du seul président : le choix par l’Elysée des directeurs de cabinets des ministres sommés en outre de ne jamais sortir du rang. Dernière exemple, cette volonté sans précédent du chef de l’Etat de désigner soi-même ses interlocuteurs dans les médias et les journalistes autorisés à le suivre. L’objectif est évident, si bien décrit par Tocqueville : faire en sorte que les citoyens s’inclinent devant un Etat seul en charge de tous les détails du gouvernement.

La vision qu’a Emmanuel Macron du paysage politique futur est à l’unisson. Il l’a décrite sans détour sur RTL avant le second tour : d’un côté, ce qui est on ne peut plus légitime, une majorité présidentielle soudée, pour éviter les couacs désastreux de la période Hollande ; de l’autre, le Front national. De Gaulle disait en 1965  » Moi ou le chaos « , Macron a été élu sur le slogan  » Moi ou l’extrême droite  »  et entend l’utiliser à présent pour régner et mettre de fait le principe démocratique de l’alternance en pointillés. La tactique  » macronienne  » rejoint ici l’analyse de Tocqueville :  » Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. « 

Ce tutorat n’a rien de despotique. Nos contemporains ne sauraient, cependant, en trouver l’image dans leurs souvenirs. L’expérience est inédite et chacun a envie de croire à sa réussite. Elle ressemble certes à la cohabitation que les Français ont toujours apprécié mais sans la tension partisane au sein même du pouvoir exécutif. Après avoir été secoués de droite et de gauche, les électeurs ont envie de calme, certes toujours libres mais appréciant d’être conduits par un pouvoir national rassembleur, tempéré et tutélaire. Dormez braves gens… Exactement ce que leur propose Emmanuel Macron. Ce qui devrait, en bonne logique, les conduire à lui donner les moyens d’exercer pleinement son tutorat à l’issue des élections législatives.

Denis Jeambar

Source Challenges 22/05/2017

Théâtre et Philosophie : Spinoza au domaine D’O

Jean marc Bourg joue Spinoza. Photo Marc Ginot

Le pari du metteur en scène montpelliérain Didier Mahieu  redonne vie aux grands philosophes en  puisant dans le Panthéon des penseurs pour en faire des êtres de chair.

C’est une expérience humaine qui est à l’origine de ce mariage osé entre philosophie et théâtre : « Je suis retourné en fac assez tardivement, pour étudier la philosophie et je m’y suis retrouvé avec des jeunes, explique Didier Mahieu. Un jour que je lisais le texte d’un philosophe à voix haute, ceux qui m’entouraient m’ont fait remarquer que cette approche leur permettait une meilleure compréhension des idées développées. Cela m’a poussé à approfondir et à formuler une proposition dans laquelle j’ai mis à profit mon expérience théâtrale. »

Ainsi est née une série de spectacles-rencontres où les auteurs parlent de leurs textes sur scène. « Dramatiquement, j’essaie de retrouver le moment où les philosophes sont en prise avec leur pensée pour la rendre lisible. Ma démarche n’est pas didactique. C’est une forme de jeu qui vise à faire remonter le spectateur vers l’auteur en respectant le texte. Chaque spectacle est suivi d’une discussion. On peut même revenir en arrière, en rejouant certains passages. »

Platon, Descartes, Nietzsche, Bachelard…, la collection Philosophie de chair compte une douzaine d’auteurs. La dernière création coproduite par le Théâtre d’O et le théâtre de Chelles est dédiée au rationaliste du XVIIe Benoît de Spinoza, interprété par le comédien Jean-Marc Bourg .

« C’est pas du Feydeau »

Le philosophe qui tire les conséquences de la révolution scientifique, n’est pas d’un abord facile. Le spectacle s’appuie sur deux textes majeurs que Spinoza ne put conduire à leur fin, Le traité de la réforme et de l’entendement, et L’Ethique qu’il avait refusé de faire paraître de son vivant.
« Monter un spectacle philosophique, c’est pas comme un Feydeau, on peut ramasser et quitter la pensée discursive. Pour Spinoza nous innovons avec un travail sur les costumes et la scénographie. Nous nous sommes appuyés sur la géométrie et sur le métier de Spinoza, qui polissait des lentilles optiques, pour élaborer un travail sur la lumière en tant qu’objet physique pour matérialiser sa pensée. »

On a souvent dit que l’auteur avait rédigé L’Ethique selon la méthode géométrique, à partir  de définitions, de postulats aboutissant à des théorèmes. Mais Spinoza est souvent infidèle à sa méthode. Ce qui fait le plaisir de Didier Mahieu : « En tant qu’homme de théâtre, je traque les faiblesses du philosophe. Stendhal disait qu’il faut être sec et froid comme banquier pour être philosophe. Parce que le philosophe essaie d’être objectif alors que c’est un homme. Cà, c’est du pain béni pour l’art dramatique. »

Les grands thèmes abordés par Spinoza se concentre dans la typologie des genres de connaissances, la distinction entre le vrai et l’adéquat, ou la relativité du bien et du mal. Le spectacle s’appuie sur un dialogue entre le philosophe et un contradicteur qui incarne sa voix intérieure. C’est à Gilles Deleuze pour qui rien n’est moins fondateur que la pensée qui dépasse la conscience, que Didier Mahieu a judicieusement confié ce rôle. « Spinoza est un philosophe fou de raison. Il défend l’idée que c’est grâce à la conscience du fait que l’on n’est pas libre, que l’on est libre, » avance le metteur en scène qui précise : « Pour moi un philosophe est un créateur

Jean-Marie Dinh

Cet Asile de l’Ignorance, du 7 au 9 décembre Resa : 0 800 200 165

Voir aussi : Rubrique  Théâtre, rubrique Sciences humaines, rubrique Philosophie,

« La guerre mondiale c’est la guerre contre le monde »

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Entretien  avec Michel Serres. A l’invitation de la Librairie Sauramps, l’académicien philosophe donne une conférence sur la nouvelle guerre salle Pétrarque.

« Je livre ici le livre de mes larmes… », peut-on lire dans votre dernier livre…

J’ai écrit ce livre pour deux raisons. La première que vous évoquez est personnelle, l’autre relève de la théorie philosophique. A mon âge, je suis devant mes enfants, mes collègues, mes étudiants, la mémoire vivante de la guerre. Et je me retrouve en présence de gens qui ne l’ont jamais connue. C’est aussi une situation historique puisque depuis la guerre de Troie, l’Europe occidentale n’a jamais connu 65 ans de paix continue sur son territoire. Aujourd’hui, peu de gens réalisent que nous sommes en paix. Parce que cela s’oublie, tandis que quand on est en guerre on ne peut pas l’oublier.

Vous constatez que les hommes au pouvoir aujourd’hui n’ont pas connu la guerre. Voyez-vous là, un danger ?

Effectivement, messieurs Bush, Obama, Aznar, Blair, Sarkozy, Angela Merkel… sont les premiers dans l’histoire à être des hommes d’Etat sans l’avoir jamais vécue. Quand Aznar, Blair et Bush décident d’intervenir en Irak, ils déclarent la guerre sans savoir ce que c’est. C’est une nouveauté qui pousse à la réflexion. Comment se fait-il que la guerre se soit arrêtée ? Cela m’a amené à approfondir mes idées sur la guerre et le terrorisme, et de passer de mon expérience personnelle à une idée philosophique. Aujourd’hui la guerre n’oppose plus les nations entre elles mais l’humanité au monde. Le sens s’est retourné.

C’est-à-dire…

Ce n’est plus un jeu à deux. On pense toujours en terme d’opposition ; Montpellier contre Bordeaux au foot, ou Obama contre McCain ou Royal contre Aubry, mais on oublie de dire que le jeu à deux est terminé. Qu’il est devenu un jeu à trois, avec le monde. On oublie toujours ce qu’on fait au monde quand on fait la guerre entre soi.

Ce nouvel enjeu à trois, pourrait nous épargner les guerres inutiles ?

Le problème est de connaître le rapport que nous avons au monde. Dans les journaux on parle des pêcheurs qui s’opposent aux décisions du gouvernement mais on oublie de dire qu’il n’y a plus de poisson. De la même façon, quand il y a une voie d’eau dans le bateau, il n’est pas sûr que les matelots poursuivent leurs disputes entre eux.

Vous définissez la guerre comme une institution de droit contrairement au terrorisme ?

J’insiste sur le fait que la guerre est une institution juridique. Elle répond en effet au droit, à travers un ensemble de règles comme la déclaration de guerre, le cessez le feu, le respect des hommes, l’armistice… La guerre est recouverte par un réseau juridique. Alors que le terrorisme est une affaire de non droit.

Que penser alors, de la guerre totale, préventive et sans fin contre le terrorisme, déclarée à la suite du 11 septembre ?

L’erreur de Monsieur Bush a été de déclarer la guerre à une institution qui n’existe pas. Si vous déclarez la guerre, c’est une guerre mais une guerre contre qui ? On ne peut lutter contre le terrorisme que par des opérations de police. Il n’y a pas de rapport possible entre guerre et terrorisme hormis le terrorisme d’Etat que pratiquaient Hitler et Staline. Bush a commis une erreur colossale qui démontre à quel point il n’avait pas les concepts dans la tête.

Est-ce vraiment une erreur si l’on considère la puissance de feu américaine et le lobby militaro-industriel qui règne à Washington en dictant la politique étrangère américaine ?

Il est probable que des contrats de vente d’armes ont été désignés à ce moment là. La preuve se constitue avec tous les mensonges autour des armes de destruction massive. Mais cela n’entrait pas tout à fait dans le cadre de mon livre qui se dirige surtout vers la nouvelle forme de guerre. La vraie guerre mondiale est celle que nous menons contre le monde.

En tant qu’ancien marin j’étais invité il y a quelques mois à donner une conférence inaugurale pour l’anniversaire de l’école navale. Et j’avais dit dans mon introduction : votre ancienne mission était de défendre la nation en mer. Votre nouvelle mission est tout simplement de défendre la mer.

Comment cela a-t-il été reçu ?

La rupture de génération s’est révélée assez nettement. Les vieux amiraux bien chenus se sont moqués de moi. Mais tous les jeunes était enthousiastes. Ils ont tout à fait compris ce que je voulais leur faire passer.

Les systèmes politiques ne tiennent pas compte de l’évolution des sociétés pour le moment. Ils restent encore dans le jeu à deux, celui du spectacle.

Quand on commente un match entre Montpellier et Bordeaux on ne pense jamais à celui qui vend les places. Et pourtant celui qui gagne, c’est celui qui ramasse la mise au guichet. »

recueilli par Jean-Marie Dinh

Michel Serres. La guerre mondiale. Ecologie philosophique

Face au déluge

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éditions Le Pommier

Imprégné des sciences et de la société, mais aussi de récits antiques, Michel Serres pratique une philosophie à large spectre. Son dernier livre aborde la question de différentes formes de violences. Celle de la guerre qui a bercé son enfance et l’a poursuivi une bonne partie de sa vie. Le vécu subjectif de la première partie s’adresse à ses contemporains qui n’ont pas connu la guerre. A tous, du matelot aux grands de ce monde, l’auteur tente de démontrer la folle expansion de la violence dans laquelle nous sommes engagés. Et les tenants ne sont pas forcément ceux qui apparaissent. Michel Serres convoque Aristote sur le terrain des opérations « Pour guérir de la violence, il faut participer au spectacle ». Tite Live et Corneille sont aussi du voyage. Depuis Troie, Rome, et la Révolution française, la guerre a suivi des règles, qui aujourd’hui ont été déconstruites. La sphère du non droit est définie par l’auteur comme celle du terrorisme. Michel Serres rappelle au passage à ceux qui prêchent qu’on importe le terrorisme sur notre sol, que celui-ci est né en France pendant la Révolution. Sur le plan de l’idée philosophique l’auteur fait référence à la remonté du temps d’Horace qui fuit la guerre. Il faut laisser aller le film à l’envers pour sortir de l’impasse, suggère Michel Serres. La partie ne se joue pas à deux mais à trois. Commençons par suspendre la guerre que les hommes mènent contre le monde.

JMDH


 » La philosophie populaire est souvent très profonde « 

Qu’est ce qui vous a conduit à vous pencher sur le patrimoine de la sagesse mondiale ?

 » Quand j’ai commencé Le cercle des menteurs dans les années 70, c’était par goût pour ce type d’histoires et un moindre goût pour d’autres. Par exemple, je n’ai jamais aimé les fables qui ont une moralité, qui démontrent les choses, même quand c’est bien fait comme chez La Fontaine. En revanche les histoires qui, au lieu de se fermer s’ouvrent, et à la fin me laissent curieux, insatisfait, celles-là m’ont toujours intéressé. Un jour j’ai décidé de composer mon manuel de philosophie personnel uniquement composé de ces histoires. Le premier tome n’ayant suffi, j’ai continué à accumuler les histoires qui aiguisent l’esprit, d’où ce nouveau livre.

Quel rapport y faites-vous avec la philosophie ?

Je n’ai jamais compris le sens des mots manuel de philosophie. J’ai remarqué en revanche que pas mal de philosophes utilisent de temps en temps des histoires quand ils ne savent pas comment dire quelque chose. Ils racontent une histoire qui ne dit rien mais montre ce qui s’est passé et c’est à nous d’en tirer les conclusions. J’ai réécrit toutes les histoires pour trouver une certaine unité.

Les auteurs de ces histoires ne sont pas connus…

Je tenais beaucoup à ce que les récits soient anonymes. Tous sont nés dans les cabarets, dans les rues. La philosophie populaire est souvent très profonde. On dit qu’aujourd’hui les histoires drôles naissent quand les journalistes attendent pendant quatre ou cinq heures devant un ministère un ministre qui n’a rien à dire. Alors ils meublent pour passer le temps et là hop ! Les histoires émergent, la même chose se passait forcément au campement des caravanes le soir.

Souhaitiez-vous réaffirmer que l’histoire est publique ?

L’Histoire n’appartient à personne, elle n’a pas d’auteur. Ces histoires là sont presque toutes des récits de résistance. C’est souvent très irrévérencieux, assez obscène, cruel quelquefois, les puissants ne sont jamais à leur avantage. C’est pour cela qu’elles restent anonymes.
Faut-il voir une volonté de positionner un propos distancié dans la réalité tumultueuse d’aujourd’hui ?

Il y a l’histoire qui raconte qu’un  jour on a repéré une planète. Et que cette planète, que l’on ne connaissait pas, s’est mise à envoyer des signaux qui étaient comme un vocabulaire. Tous les savants du monde se sont mis à chercher le sens de ce langage. On a fait appel à tous les cryptographes, tous les linguistes, sans succès. Et puis un beau jour, la planète a explosé et a disparu. Et à ce moment là, sont arrivés des indiens du Sud de l’Inde avec des bouts de papier, qui ont dit, ça y est, on a découvert ce qu’elle voulait dire. A bon ! et que disait-elle ? Elle disait au secours… au secours… au secours… Nous en viendrons peut-être là un jour.
Quelle place occupe le temps dans votre livre ?

Le propre même des histoires qui se transmettent est d’être un défi au temps. C’est-à-dire que vous, vous passerez, ceux qui les ont racontées aussi, mais les histoires, elles, resteront. Elles révèlent des vérités, des secrets que rien d’autre ne peut mettre à jour. On peut facilement faire taire Rimbaud, Shakespeare et Racine, il suffit de les censurer. Mais faire taire la vox populi qui surgit de l’inconscience collective, c’est beaucoup plus difficile. « 
Contes philosophiques du monde entier, 398 p, éditions Plon 21 euros.

 » Les histoires révèlent des secrets que rien d’autre ne peut mettre à jour « 
photo Mehdi Benhayoun