Demain, le travail sans l’emploi

Image à la Une : Arnold Schwarzenegger et un robot taxi dans Total Recall (1990)

Image à la Une : Arnold Schwarzenegger et un robot taxi dans Total Recall (1990)

« Réinventer le travail sans l’emploi. Pourquoi le numérique nous contraint à changer notre conception du travail » . Tel est le titre de la note écrite pour l’Institut Diderot par l’essayiste Ariel Kyrou. L’auteur a souhaité partager ce texte à Usbek & Rica, dans une version légèrement augmentée. Au cours des prochains jours, nous allons donc publier ce texte, chapitre par chapitre, en commençant – en toute logique – par une introduction savoureuse, dans laquelle Ariel Kyrou expose les enjeux du travail de demain à l’aune d’une fable de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick.

Ce texte a été publié en mars 2017 sous la forme d’une « note » de l’Institut Diderot. Dirigé par le philosophe Dominique Lecourt, l’Institut Diderot est un laboratoire d’idées français lancé en 2009 dont le but est de « favoriser une approche multidisciplinaire et une vision prospective sur les grands thèmes qui préoccupent la société ». N’aimant rien tant qu’utiliser la science-fiction pour penser notre présent comme notre futur, Ariel Kyrou participera, le samedi 1er avril de 11 à 18 heures, à « L’avenir du travail n’est pas un poisson d’avril » : quatre conférences-lectures en compagnie des auteurs Catherine Dufour, Alain Damasio et Norbert Merjagnan (sous réserve) à la Cité du design de Saint-Étienne dans le cadre de l’exposition EXTRAVAILLANCES ? WORKING DEAD. L’occasion rêvée pour engager ce feuilleton réflexif sur la fin de l’emploi et la nécessité de penser autrement le travail, finalement pas si futuriste que ça.

New York, 2180 : le New York Times sans journaliste

2180. Nous sommes à New York, dans la cave souterraine où était imprimé le plus grand « quotidien homéostatique » de la Terre, le New York Times, sans aucun besoin de journalistes biologiquement humains.

Jusque l’accident nucléaire qui a dévasté le monde, ce journal intégralement automatisé fonctionnait grâce à son « céphalon », c’est-à-dire son cerveau électronique, à ses capteurs, senseurs et autres terminaux disséminés partout sur la planète. Dix ans après le cataclysme, Terriens et envoyés du Bureau centaurien de renouveau urbain, venus de Proxima du Centaure, ressuscitent la machine avec une facilité déconcertante. Et voilà ce New York Times robotisé d’un lointain futur qui imprime à nouveau ses « milliers d’éditions différentes chaque jour », accessibles via une myriade de distributeurs eux aussi automatiques dans ce qui subsiste des États-Unis.

Nous qui, en 2017, nous interrogeons sur la façon dont le numérique est en train de bouleverser nos emplois, nous ne serons vraisemblablement plus là dans la deuxième moitié du XXIIe siècle pour constater si l’auteur de science-fiction Philip K. Dick avait vu juste dans Si Benny Cemoli n’existait pas…, nouvelle publiée en 1963. Sa mise en scène d’un journal sans journaliste, dont les « divers capteurs d’informations » seraient capables de « mener leurs investigations » jusqu’au cœur de la discussion de deux personnages du roman, n’en demeure pas moins fascinant de prémonition…

« Un paysage pas si étranger à la France de 2017 »

Par son exagération même, la fable futuriste crée un point de vue décalé d’où analyser notre présent. La première question que son décor soulève tient à la fin de l’emploi – en l’occurrence des journalistes, et par extension des classes moyennes, notamment pour des métiers que l’on croyait protégés comme ceux des juristes, des financiers et autres forts manipulateurs de données.

Le paysage qu’il décrit n’est donc pas étranger, même si ce n’est que de façon lointaine, à la France du début 2017, avec ses 3,47 millions de chômeurs sans la moindre activité et, surtout, sa masse, bien plus conséquente, de « sans emploi fixe » et de personnes vivant dans la plus grande précarité [1].

« La prose de K. Dick construit un phare d’où étudier le remplacement potentiel, anticipé par une myriade d’études, d’un nombre impressionnant de femmes et d’hommes par des robots »

Sur le registre prospectif, elle construit un phare d’où étudier le remplacement potentiel, anticipé par une myriade d’études, d’un nombre impressionnant de femmes et d’hommes par des robots, des logiciels et des dispositifs digitaux toujours plus smart. Pour preuve, les débats qui agitent dorénavant le monde de la presse à propos des « algorédacteurs » qui pointent leurs programmes dans les rédactions, notamment anglo-saxonnes, et qui annoncent la concrétisation à venir du New York Times intégralement automatisé du texte de science-fiction.

La prose de Philip K. Dick pose également l’horizon d’une apocalypse, que celle-ci soit nucléaire, climatique, politique ou… économique. Elle nous incite à envisager le pire pour l’humanité, c’est-à-dire notre incapacité à agir pour anticiper, donc éviter ou du moins amortir le choc de chamboulements considérables de notre environnement et, partant, de nos vies. Elle constitue ainsi l’un de ces « mythes rationnels » permettant d’en conjurer en toute lucidité la venue, à la façon du catastrophisme éclairé théorisé par l’ingénieur et philosophe Jean-Pierre Dupuy.

« Qu’est-ce qui nous différencie d’une machine, aussi intelligente soit-elle ? »

Enfin, les ressorts de la fable de cet avenir parmi d’autres, aux retournements multiples, mettent en place une expérience de pensée, à la façon des meilleures installations d’art numérique ou d’art contemporain. Ils positionnent en effet le facteur humain au centre de l’action fictionnelle où se projeter, donc de notre réflexion sur le devenir du travail et de nos rapports à nos rutilantes mécaniques.

Qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement d’une machine, aussi intelligente soit-elle ? Avons-nous les moyens de jouer et de nous jouer d’elle ? Et donc d’imaginer le travail – activité au-delà de la notion utilitaire et conjoncturelle d’emploi – qu’elle ne pourrait jamais effectuer sans nous, imprévisibles êtres vivants au scepticisme chevillé au corps ?

 Ariel Kyrou

 1. Selon les chiffres officiels, publiés en février 2017, il y avait en France, fin novembre 2016, 3 473 100 de « demandeurs d’emploi de catégorie 1 », sans aucune activité, mais 6 575 000 demandeurs d’emplois « toutes catégories confondues » pour la France entière.

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Ces corps machine qui nous fascinent

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Matt Mullican : Le lynchage de l’empathie dans la représentation humaine

Art. L’ancienne faculté de pharmacie de Montpellier devenue La Panacée renoue avec son passé à l’occasion de l’expo d’art contemporain Anatomie de l’automate.

La nouvelle exposition d’art contemporain de la Panacée Anatomie de l’automate s’inscrit dans la continuité d’une ligne programmatique qui interroge notre époque. C’est aussi un retour aux sources, aux belles heures de la dissection qui se tenaient en ce lieu au XVe siècle. Conçue en collaboration avec le Musée d’art moderne et contemporain de Genève, Manco, l’expo a trouvé localement un partenaire logique avec l’Université de Montpellier. La ville dont dépend La Panacée y a vu une occasion intéressante de valoriser l’histoire de la médecine à Montpellier.

« L’exposition prend pour point de départ l’analogie du corps humain et de la machine pour explorer les imaginaires de la vie artificielle, indique le commissaire d’exposition Paul Bernard, l’homme a souvent été perçu comme une machine et la machine peut être perçue comme un homme « , hasarde le jeune commissaire.

On est proche du champ de réflexion du Post humain développé par des philosophes comme Gilbert Simondon, qui s’intéresse au mode d’existence des objets techniques ou comme Dominique Lecourt qui nous invite à réexaminer le système des valeurs admises et à inventer de nouvelles formes de vie qui intègrent les nouvelles techniques de procréation, et les NTIC.

Au-delà du contexte manufacturier, l’avancée des techniques issues de la robotique produit paradoxalement de l’émotion. Mais elle porte aussi en germe une multiplicité d’usages et de conséquences, plus ou moins prévisibles. On sait le peu d’attention que portent les chercheurs aux bouleversements sociaux et éthiques qui pointent. Avec Anatomie de l’automate, on ne doit pas s’attendre à une résistance d’ordre artistique.

Tout au contraire, l’intérêt de l’expo est de mettre en exergue la fascination de la relation homme machine à travers l’histoire depuis les Lumières. Descartes affirmait déjà  que l’animal n’est rien d’autre qu’une machine perfectionnée et ne voyait pas de différence fondamentale entre un automate et un animal.

Une trentaine d’oeuvres de provenance internationale sont mises en regard autour de ce thème, de la frappante dissection verticale du peintre médecin G Alexandre Chicotot, (XIX e) à nos jours. Des pièces sortent du lot comme celle de l’américain Matt Mullican qui réinvente le monde dans une logique post-conceptuelle. L’oeuvre exposée fait état du lynchage de l’empathie dans la représentation humaine. On croise le travail du japonais Tetsumi Kudo, marqué par la bombe atomique, avec une installation au sol pleine de force. On vogue dans l’étrangeté avec l’artiste autrichien Markus Schinwald qui invoque les fantômes contemporains.

Autour de Anatomie de l’automate, la Panacée propose des visites guidées thématiques durant toute la durée de l’exposition.  Et présente aussi des installation plus ludiques. On pourra ainsi se faire tirer le portrait par un robot, réjouissant non ?

JMDH

Source :  La Marseillaise 20/11/2015

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