Du traité constitutionnel à Syriza : l’Europe contre les peuples

PHOed012d58-ab0e-11e4-82e2-a3a5660d4bd1-805x453Pour Jean-Claude Juncker, «il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés». Coralie Delaume rappelle qu’il n’y a pas non plus de choix qui permette qu’un traité européen ne soit pas ratifié …


L’Union européenne est décidément une étrange construction. Il est impératif d’être une démocratie pour y entrer. C’est même l’unique critère. Les élargissements hâtifs et désordonnés aux PECO (pays d’Europe centrale et orientale) opérés en 2004 et 2007 en furent une illustration. En revanche, une fois admis dans le club, requérir à son profit le respect des règles élémentaires de la démocratie est jugé avec sévérité, et donne le plus souvent lieu à des procès en «populisme».

Les menues imperfections antidémocratiques de l’édifice communautaire sont connues de tous les observateurs sincères. En revanche, jamais jusque-là un dirigeant européen n’avait eu le culot de les reconnaître. Jean-Claude Junker vient de s’en charger, sous le coup de la forte émotion qui s’est emparé des tous les défenseurs de l’Union lisbonno-mastrichienne après la large victoire de Syriza en Grèce le 25 janvier.

Certains ont eu de la fièvre et des suées. D’autres se sont mis à dire sans précaution tout ce qu’ils avaient vraiment dans la tête, à l’instar du président de la Commission européenne. Ce dernier est entré directement à la première place du «Top10» des propos les plus invraisemblables proférés la semaine dernière avec cette sortie: «dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités (…) Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens»

Pas de choix démocratique contre les traités européens…: pour un aveu, il est de taille! C’est d’ailleurs un authentique progrès pour un Jean-Claude Juncker dont on peut penser qu’il est en phase de rémission. Tous les psys le disent: pour expurger une névrose, il faut ver-ba-li-ser. Il serait donc très encourageant que le Luxembourgeois poursuive cette opération vérité. Et qu’il pousse l’audace jusqu’à concéder ceci: il n’y a pas vraiment de choix démocratique non plus pour les traités européens.

Cette réalité, encore faudrait-t-il que Junker accepte de la regarder en face. Peut-être peut-on l’y aider ? Rappelons-lui dès à présent quelques faits saillants ayant pris place dans un passé récent.

Au début des années 2000, l’Union européenne veut se doter du traité de Nice. L’Irlande, en vertu de ses institutions, doit convoquer ses électeurs aux urnes pour une ratification référendaire. Le référendum a lieu en juin 2001 et… 54% des votants irlandais rejettent le texte. On laisse alors passer un peu de temps Les peuples, c’est connu, sont oublieux. Un an et demi plus tard, le corps électoral irlandais est à nouveau mobilisé et, cette fois, il vote en faveur du traité de Nice. Du coup, puisque l’entourloupe a réussi une fois, pourquoi ne pas en abuser? Ce sera chose faite avec le traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais sont appelés à se prononcer sur celui-ci et répondent par la négative à 53% Un vote qui sera «corrigé» l’année d’après par un re-vote, afin que le «oui» l’emporte enfin.

Au Pays-Bas, on est moins téméraire. On ne sollicite pas deux fois les mal-votants car c’est dangereux: le peuple étant stupide, il arrive qu’il persiste dans la déviance. Là, quand les citoyens votent de travers, on recourt donc à leurs «représentants», qui acceptent de se transformer de bonne grâce en censeurs de leurs propres mandants. Ainsi, à la question «Êtes-vous pour ou contre l’approbation par les Pays-Bas du traité établissant une constitution pour l’Europe?», les Néerlandais avait répondu «contre» à plus de 61% en 2005. Trois ans plus tard, leur Parlement votait sans moufter le même texte, rebaptisé pour faire bien «traité de Lisbonne».

En France, nous eûmes la chance d’avoir les mêmes gros malins, pour nous écrire le même scénario. Ainsi, alors que le référendum sur le projet de traité constitutionnel organisé en mai 2005 avait placé le «non» à plus de 54 %, le Parlement adopta Lisbonne dans la joie et la bonne humeur dès 2008. Pour l’occasion, les parlementaires du Parti socialiste apportèrent un soutien touchant à leurs collègues de l’UMP, puisque 142 d’entre eux décidèrent de s’abstenir. N’écoutant que leur enthousiasme, trente environ allèrent jusqu’à voter pour. Un coup de pouce bien sympathique, qui permit à Nicolas Sarkozy d’obtenir la majorité des trois cinquièmes au Congrès dont il avait besoin pour nous glisser le traité. Après ça, il se trouve encore de braves ingénus pour s’étonner, des larmes plein les yeux, des scores mirobolants du Front national….

Bref, comme le dit Jean-Claude Junker, il n’y a pas de choix démocratique possible contre les traités européens déjà ratifiés. Mais, on vient de le voir, il n’y a pas non plus de choix qui permette qu’un traité européen ne soit pas ratifié. Or… s’il n’y a pas de choix possible quant à des textes de valeur quasi-constitutionnelle qui encadrent, dans de très nombreux domaines, la conduite des politiques nationales, peut-on nous dire ce qu’il reste, exactement, de la démocratie ?

Coralie Delaume

Coralie Delaume est journaliste. Elle a notamment publié «Europe. Les Etats désunis» (Michalon, 2014).

Source : Le Figaro vox 02/02/2015

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Cadeau : la leçon de communication politique de Pablo Iglesias (Podemos)

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Si j’avais un cadeau à faire pour ces fêtes de fin d’année à nos responsables politiques de la (vraie) gauche, ce serait la leçon de communication que vient de donner Pablo Iglesias.

À écouter cette démonstration magistrale, on comprend mieux comment ce nouveau parti issu du mouvement des Indignés a pu s’imposer en quelques mois seulement dans le paysage politique espagnol, au point d’apparaître comme le leader poil-à-gratter des futures législatives de 2015.

« La politique, ce n’est pas avoir raison, mais réussir »

Pablo Iglesias préconise de ne pas se contenter de parler au sein du seul cercle fermé des militants, mais à tous les gens, AVEC tous les gens. Non seulement pour être compris de chacun d’eux, mais aussi et surtout pour leur faire savoir qu’on s’efforce soi-même de les comprendre et de les écouter.

À ses étudiants cultivés, possédant leur Marx sur le bout des doigts, mais désespérés par cette foule hétéroclite qu’ils côtoyaient sur la Puerta del Sol (« Ils ne comprennent rien ! On leur dit qu’ils font partie de la classe ouvrière, mais ils ne le savent pas ! »), Pablo Iglesias réplique que le problème vient d’abord d’eux-mêmes.

« Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même porter un grand drapeau, puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que les gens, les travailleurs, ils préfèrent l’ennemi plutôt que vous. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Ils ne vous comprennent pas, vous. Et peut-être que c’est vous qui avez raison ! Vous pourrez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais”. »

Pablo Iglesias donne l’exemple de cette « grève générale » que les militants chevronnés appellent si souvent de leur vœux… en oubliant que la plupart des gens concernés, « les jeunes qui travaillent dans des centres d’appel, ou comme livreurs de pizzas, ou dans la vente », ne bénéficient d’aucune protection syndicale et risquent surtout d’y perdre leur boulot sitôt levés les piquets fatidiques.

C’est comme ça que l’ennemi nous veut

Faire de la politique, dit Pablo Iglesias, exige d’abord beaucoup d’humilité. Le but n’est pas de révolutionner le « sens commun » des citoyens, mais d’essayer de faire aller ce « sens commun » vers le changement. Faute de quoi, échec garanti ! Les concepts les plus brillants se brisent impitoyablement sur le mur d’indifférence de ceux que nous prétendons convaincre.

« C’est comme ça que l’ennemi nous veut : petits, parlant une langue que personne ne comprend, minoritaires, cachés derrière nos symboles habituels. Ça lui fait plaisir, à l’ennemi, car il sait qu’aussi longtemps que nous ressemblerons à cela, nous ne représenterons aucun danger. »

Aux envolées lyriques enflammées, aux incantations vengeresses, aux pensums idéologiques lourdingues, aux joutes oratoires stériles, Pablo Iglesias préfère un parler simple à la portée de tous, complice, au ras des petites pâquerettes citoyennes :

« Il y a plus de potentiel de transformation sociale chez un papa qui fait la vaisselle ou qui joue avec sa fille, ou chez un grand-père qui explique à son petit-fils qu’il faut partager les jouets, que dans tous les drapeaux rouges que vous pouvez apporter à une manif. »

Et le fait est que ça marche. Pablo Iglesias et Podemos sont capables de faire passer n’importe quel de leurs messages chez quiconque, y compris ceux qui ne parlent pas la langue de Don Quichotte. Preuve à l’appui avec cette cette invitation hilarante à une grande « marche du changement » le 31 janvier prochain :

Le Yéti

P.-S.

Le texte intégral en français de l’intervention de Pablo Iglesias se trouve ici (merci à Tatiana Ventôse pour la traduction).

Source : Politis :29/12/2014

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Vers un retour du politique aux forceps

6a00d83451b56c69e201b7c71b5390970b-500wiLe Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, a préféré prendre les devants en annonçant que le « consortium international de journalistes d’investigation » s’apprêtait à révéler un « Luxleaks II » sur les pratiques d’optimisation fiscale (type « tax ruling » ou rescrit fiscal) auxquelles se livre le Grand Duché afin d’attirer des entreprises étrangères. Jean-Claude Juncker, qui a dirigé ce pays entre 1995 et 2013, afin de prendre, le 1er novembre, la présidence de la Commission européenne, est directement visé par ces révélations en cascade. En exclusivité pour Libération, il répond à ses détracteurs. Au delà, il explique comment la Commission entend relancer l’économie de l’Union, condition sine qua non pour que les citoyens adhèrent à nouveau à l’idée européenne.

Le Luxleaks vous affaiblit-il ?

Subjectivement parlant, je n’ai rien de plus à me reprocher que ce que d’autres auraient à se reprocher. Je note d’ailleurs que les gouvernements européens n’ont rien dit à la suite de ces articles. Mais, objectivement parlant, je suis affaibli, car le Luxleaks laisse croire j’aurai participé à des manoeuvres ne répondant pas aux règles élémentaires de l’éthique et de la morale. Il y a beaucoup de doutes dans l’esprit de nombreux européens ce dont je suis profondément triste. Il est clair désormais que, malgré le caractère euro-oeucuménique de ces décisions fiscales anticipées, elles posent un problème dont nous avons tort, nous les gouvernements européens, de ne pas nous occuper avec plus d’intensité. J’ai essayé de le faire en 1997 lorsque j’ai fait adopter par le Conseil des ministres des finances, que je présidais alors, un code de bonne conduite contre la concurrence fiscale déloyale. J’ai bien essayé d’aller plus loin en proposant une directive contraignante, mais certains pays s’y sont opposés.

Jean-Claude Juncker, premier ministre, n’ayant pas lutté contre l’évasion fiscale dans son propre pays, Jean-Claude Juncker, président de la Commission, est-il le mieux à même d’y mettre fin ?

 Je ne voudrais pas qu’on me traite d’une façon isolée, détachée des agissements des autres. Ce n’est pas une excuse noble à vrai dire, mais tout le monde fut fautif, car nous n’avons pas réagi à la disparité des normes fiscales nationales qui permettent aux sociétés multinationales de trouver une chambre noire où agir. J’ai dit, lors de la campagne électorale, puis lors de mon discours d’investiture du 15 juillet devant le Parlement européen et enfin lors du vote d’investiture de l’ensemble de la Commission en octobre que je comptais agir contre l’évasion et la fraude fiscale : cela fait parti de mes dix priorités et ce n’est pas à la suite du Luxleaks que j’ai soudain découvert la nécessité d’agir. On a cru à ma sincérité, maintenant on me croit moins, mais je vais prouver que ceux qui me croient ont raison.

En matière fiscale, c’est la règle du vote à l’unanimité qui s’applique d’où le blocage de l’harmonisation fiscale…

L’atmosphère a changé depuis 20 ans. Les opinions publiques et plus particulièrement les victimes des politiques d’austérité ou de rigueur n’acceptent plus, à raison, la nonchalance avec laquelle d’autres acteurs de la vie économique et sociale sont traités. Et comme les gouvernements affirment qu’il faut lutter contre l’évasion et la fraude fiscale, j’ose croire que personne ne sera opposé à ce que l’on adopte des instruments qui nous permettront de faire en sorte que ce qu’on dit corresponde à ce qu’on fait. On peut agir, mais il faut le faire rapidement. Ainsi, une directive sur l’échange automatique d’informations sur les décisions fiscales anticipées sera présentée au cours du 1er semestre 2015. On verra à l’autopsie qui s’y opposera…

Entre les citoyens et le projet communautaire, il y a un désamour profond. Souvent, l’Union est identifiée aux cures de rigueur ou d’austérité. Comment en est-on arrivé là ?

Ce fossé entre les opinions publiques et l’Europe n’est pas l’invention des populistes et des eurosceptiques. On peut les accuser de tirer profit de la situation, mais pas de l’avoir créé. Il faut donc moins s’occuper des eurosceptiques que du phénomène en soi. Nous avons toujours expliqué l’Europe par les nécessités d’hier, la guerre, la paix. Bien que la Yougoslavie ou l’Ukraine viennent nous rappeler que la guerre n’est pas un phénomène étranger au continent européen, il faut redonner du sens au projet européen, expliquer pourquoi il est nécessaire de s’unir davantage à l’avenir. Nous devons prendre conscience que l’Europe perd en importance chaque année : déjà, géographiquement, nous sommes le plus petit continent de la planète. Ensuite, toute puissance politique est la conjugaison de la géographie et de la démographie : or, les Européens qui représentaient 20 % de la population mondiale au début du XXème siècle, ne pèseront plus que 4 % à la fin du siècle. Enfin, en terme de PIB mondial, nous sommes en perte continue. D’ici 20 ou 30 ans, nous serons toujours le plus petit continent, démographiquement nous aurons presque disparu et économiquement nous compterons moins. Voulons-nous vivre dans un monde où l’Europe et ses valeurs ne compteront plus ? Le seul moyen est d’unir nos forces et non pas retomber dans le petit étatisme : nous avons des choses à dire à l’humanité ! Les femmes et les hommes de mon âge ont un devoir, l’ardente obligation de défendre l’héritage qui nous fut légué par ceux qui ont fait la guerre. Dans 20 ans, nos sociétés seront animées par des gens qui ne connaitront même pas un témoin direct des grandes catastrophes séculaires européennes. Il ne faut pas inventer un autre narratif, mais compléter notre narratif qui venait du passé.

Mais cela ne suffira pas à combler ce fossé préoccupant…

 Il faut reconnaître que l’Union s’est occupée de trop de choses. Nous avons pensé que chaque problème qui existait en Europe était un problème pour l’Union européenne. Ce fut une lourde erreur parce que les peuples, les nations, n’acceptent plus l’ingérence des instances européennes dans leur quotidien. Il faut être grand sur les grandes ambitions et modeste sur les aspects qui n’ont pas une importance évidente. C’est pour cela que j’ai nommé un premier vice-président chargé de lutter contre les charges administratives et l’hyper réglementation. C’est aussi pour cela que j’ai lancé un plan d’investissement de 315 milliards d’euros : il faut mettre en place un triangle vertueux entre la consolidation budgétaire, les réformes structurelles et l’investissement. Il faudra aussi que nous insistions davantage sur la dimension sociale européenne qui est restée une pièce vide : c’est certes une compétence essentiellement nationale, mais c’est aussi une ambition européenne, même si elle est déclinée nationalement. Il faudra aussi mieux expliquer l’Europe. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé aux commissaires de voyager à travers l’Europe, de visiter les Parlements et pas seulement les leurs, d’être en contact avec les sociétés civiles et pas seulement les leurs, de parler non seulement de leur dossier, mais de l’ensemble de l’action politique de la Commission. On a 5 ans pour réussir. Je suis impressionné par l’ampleur de la tâche : j’aiparfois peur de prendre une mauvaise décision, je suis un type angoissé, car on ne sait pas tout. Je ne veux pas qu’il se passe des choses dans cette maison sans que je sois au courant : j’ai d’ailleurs dit à la réunion du dernier collège que je ne veux plus découvrir dans les journaux ce que la commission a décidé la veille, je veux le savoir avant que la décision ne soit prise.

Depuis la crise de la zone euro, le discours européen s’est réduit aux coupes budgétaires et aux réformes structurelles qui riment souvent avec régression sociale. L’Europe, devenu une sorte de père fouettard, ne fait plus rêver.

Il fut un temps où réforme rimait avec progrès social. Aujourd’hui, lorsqu’on parle de « réformes structurelles », une expression fourre-tout, tout le monde entend punition, réduction des acquis sociaux, insécurité. Et il est vrai que lorsqu’on voit ce qui a été fait dans certains pays, c’est bien à cela qu’on a abouti. Je sais ce que cela veut dire : si mon père avait eu un CDD, je n’aurais jamais vu une fac de l’intérieur. L’action publique est désormais perçue comme une volonté de réduire les droits que des générations ont conquis de haute lutte. C’est pour cela qu’il faut rééquilibrer notre politique économique afin de relancer la croissance et créer les emplois de demain. J’ai donc lancé ce plan européen de 315 milliards d’euros sur la période 2015-2017 : l’Europe est en panne d’investissement et il est de notre devoir d’y remédier. Pour autant, je considère que la rigueur budgétaire reste nécessaire, car on ne pas vivre au dépend des générations montantes, et que les réformes doivent être faites pour augmenter le potentiel de croissance au bénéfice des générations futures, et non pas pour punir ceux qui sont là. Je veux mettre en place un triangle vertueux entre consolidation budgétaire, réformes structurelles et investissement

Ce plan de 315 milliards d’euros est-il suffisant ?

Ceux qui disent qu’il faudrait 1000 milliards d’euros n’ont pas entièrement tort, mais je n’ai pas cette somme. Je propose donc de faire un usage plus intelligent des sommes qui sont à notre disposition. Jusqu’à présent, le budget européen payait directement des subventions pour réaliser des projets dans les pays membres. Demain, une partie de ces sommes sera transformée en montants financiers qui permettront d’ériger un socle de garantie (la « garantie de première perte ») afin que le capital privé s’investisse en Europe. Car l’argent est là, mais il n’est pas investi, il dort dans les banques. L’accueil a été généralement bon dans les Etats. Et ceux qui estiment que le capital de départ est trop modeste auront la possibilité de contribuer directement à la garantie. Ils ont même intérêt à le faire, puisque cet apport sera neutre du point de vue de l’application du Pacte de stabilité. Deux milliards d’euros de plus, ce sera trente milliards de plus au service de l’économie grâce à l’effet de levier.

Cet effet de levier n’est-il pas surestimé ?

La Banque européenne d’investissement (BEI) a vu son capital augmenter de dix milliards en 2012 et cela a permis de financer des investissements de l’ordre de 200 milliards. C’est un effet de levier compris entre 18 et 20. Celui que nous prévoyons pour notre fonds d’investissement est de 15, ce qui correspond à une moyenne historique. Notre fonds permettra de financer des investissements à haut risque contrairement à la BEI. Comme nous avons cette garantie de première perte, le capital privé sera attiré par ce mécanisme.

Quels sont les Etats qui vont le plus profiter de cette manne ?

Mon but est de sortir de cette logique du juste retour. Le choix des projets ne sera pas politique : il reviendra aux investisseurs, qui connaissent l’économie réelle, de choisir ce qu’ils veulent financer dans une gamme de projets que la Commission et la BEI auront sélectionné. Car ce qui est bon pour la croissance en Espagne, sera bénéfique à la croissance française, etc. Il faut se défaire de cette idée qu’on n’investit que dans sa propre poche.

C’est un premier pas vers l’utilisation d’une partie du budget européen pour aller sur les marchés afin de lever des fonds plus importants.

Dans les prochaines perspectives financières, après 2020, il est très probable que l’exercice sera répété si notre entreprise est couronnée de succès. On envisage d’ailleurs de ne pas limiter cette opération à la période 2015-2017, mais de la prolonger pour 2018-2020.

Est-ce un moyen de contourner le véto allemand à tout emprunt européen ? Car, au fond, vous utilisez le budget de l’Union pour emprunter sur les marchés…

Attention : c’est la BEI qui va emprunter pas l’Union. Je reste favorable aux obligations européennes, mais cela n’a aucun sens de répéter une idée qui rencontre de farouches oppositions.

L’Europe est au bord de la déflation. Pensez-vous que votre plan d’investissement permettra de l’éviter ?

Il faut tout faire pour l’éviter. Heureusement, l’environnement économique s’est fortement amélioré : baisse du prix du pétrole, de l’euro, des taux d’intérêt, inflation basse, etc.

Avec les risques de déflation, ne faudrait-il pas faire une pause dans les politiques de consolidation budgétaire ?

Ce que nous avons fait à l’égard de la France et de l’Italie montre que la Commission n’a pas uniquement une approche chiffrée des questions budgétaires. Nous avons adopté une nouvelle lecture plus politique : il s’agit de mettre l’accent sur les réformes structurelles qui auront pour résultat d’améliorer la compétitivité de l’économie européenne. En janvier, nous ferons d’ailleurs une communication sur la flexibilité dans le Pacte de stabilité.

Vous n’aviez pas envie de devenir président de la Commission, mais plutôt président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, un travail moins contraignant.

Je suis retombé amoureux de l’Europe au cours de la campagne électorale. J’ai parcouru 22 pays en six semaines, un voyage enthousiasmant ! Cela a été un vrai bain de jouvence ! Je suis très heureux d’être où je suis : j’ai cinq ans pour redonner envie d’Europe aux citoyens qui seraient désabusés.

Envisagez-vous un second mandat ?

Comme premier ministre, on ne peut pas dire que l’on ne sera plus candidat, sinon on est mort. Pas comme président de Commission : cinq ans, ça suffit !

Photo: Reuters

N.B.: version longue de l’interview paru dans Libération daté du 10 décembre

Voir aussi : Rubrique AffairesJean-Claude Juncker (archives), Rapport SREL, rubrique UE, Luxembourg, Commission la finance aux manettes, rubrique Médias,

La Syrie est bel et bien notre guerre d’Espagne : relire Orwell

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filiu_400Les analyses sans concession que j’ai publiées au fil des mois sur la révolution syrienne m’ont amené des réactions contrastées en termes positifs ou négatifs. Mais aucun de ces textes n’a suscité autant d’hostilité que ma mise en perspective du conflit syrien à la lumière de la guerre d’Espagne.

En avril 2013, j’ai tenté, dans les colonnes du Monde, de dresser un parallèle entre, d’une part, l’Espagne de Franco soutenue par l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini et, d’autre part, la Syrie d’Assad appuyée par la Russie de Poutine et l’Iran de Khamenei. Quant je parle d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie en 1936-39, de Syrie, de Russie et d’Iran en 2011-2014, je ne parle pas des peuples de ces extraordinaires pays, mais des régimes despotiques qui en ont accaparé le devenir et les ressources.

Deux triades des dictatures

Face à cette triade des dictatures, active alors comme aujourd’hui, je mettais et je mets en exergue la résistance, alors du peuple espagnol, aujourd’hui du peuple syrien, déterminé une fois pour toutes à reprendre son destin en mains. Mais je soulignais et je souligne que cette révolution avait et a pour ennemi mortel les visées totalitaires des forces arrivées soi-disant pour la secourir, les staliniens dans l’Espagne républicaine, les jihadistes dans la Syrie soulevée contre Assad.

Que n’ai-je pas entendu pour avoir osé associer une partie de la geste « progressiste » européenne à ceux que de distingués intellectuels considèrent toujours comme des Arabes englués dans leurs querelles d’Arabes ! J’avais en effet brisé un tabou, celui du caractère exemplaire, et par définition exclusif, de notre « progrès » lorsque est en jeu la libération de peuples qui ne sont pas censés partager nos « valeurs ». Bel aveu de refus d’universalité des dites « valeurs », mais passons…

Les liens intimes de ma famille avec l’Espagne et ma haine aussi profonde du fascisme que du stalinisme m’ont préservé de la vision « sulpicienne » de la guerre d’Espagne. Ce conflit fut un épouvantable carnage, mais c’est du côté de la République qu’il fallait se tenir, quelles que soient les horreurs, et elle furent nombreuses, perpétrées en son nom. Et les franquistes avaient une indéniable base sociale, même si c’est au nom du peuple, et du peuple seul, qu’ont combattu et qu’ont été vaincus les Républicains.

Si j’invoquais au printemps 2013 les références de la guerre d’Espagne, c’est parce que la non-intervention prônée par le Front populaire en 1936 n’avait sauvé ni la République en Espagne, ni la paix en Europe. Après trois années à prôner l’abandon du peuple syrien, de crainte que les djihadistes n’en tirent profit, nous avons aujourd’hui contribué à nourrir le monstre djihadiste à l’ombre du monstre de la dictature d’Assad. Et ce monstre ne va pas éternellement rester contenu au Moyen-Orient.

« Hommage à la Catalogne »

Plutôt que les fresques héroïsantes de Malraux et d’Hemingway, toutes deux grands succès de librairie à leur sortie (« L’Espoir » en 1937, « Pour qui sonne le glas » en 1940), je préfère me replonger dans la guerre d’Espagne en compagnie d’Orwell.

Son « Hommage à la Catalogne » ne fut édité qu’à titre confidentiel en 1938 (dix-sept ans plus tard pour la version française), mais il reste pourtant inégalé dans sa description de l’exaltation populaire, du désordre milicien et de la volonté farouche qui firent de Barcelone en 1936-37 le bastion de la résistance au fascisme et au stalinisme.

Orwell, se confiant à Koestler, méditait sur le tournant essentiel de la guerre d’Espagne :

« En Espagne pour la première fois, je vis des articles de journaux qui n’avaient absolument aucun rapport avec la réalité des faits, pas même ce type de relation que conserve encore un mensonge ordinaire. Et je vis des journaux de Londres colporter ces mensonges, et des intellectuels zélés édifier toute une superstructure d’émotions sur des événements qui ne s’étaient jamais produits. Je vis en fait l’Histoire qui s’écrivait non pas suivant ce qui s’était passé, mais suivant ce qui aurait dû se passer, selon les diverses lignes officielles ».

Depuis 2011, on ne compte plus les journalistes assassinés, enlevés et blessés en Syrie. Pourtant, combien d’articles n’ont-ils pas été écrits sur la base de contre-vérités manifestes, de négation des massacres perpétrés à l’encontre du peuple syrien, de divagations dérivées de tel ou tel service de « renseignement ». Quant aux « intellectuels zélés » qui ont glosé sur la base de ces infamies, je les laisse à leur enfer personnel.

« Socialisme signifie justice et liberté »

Ecoutons encore une fois Orwell à l’heure où le débat fait de nouveau rage pour savoir s’il est « bien » ou « mal » d’intervenir en Syrie :

« La plupart d’entre nous persistent à croire que tous les choix, et même les choix politiques, se font entre le bien et le mal et que, du moment qu’une chose est nécessaire, elle doit aussi être bonne. Il nous faudrait, je pense, dépouiller cette croyance qui relève du jardin d’enfants. La guerre, par exemple, est parfois nécessaire, mais elle ne saurait être ni bonne, ni sensée. »

Orwell était libre, passionnément libre, et son exigence de justice et de liberté s’appelait « socialisme ». En Syrie, la même exigence de justice et de liberté, envers et contre tout, peut se parer d’autres couleurs, elle n’en demeure pas moins éminemment digne de respect et de soutien. Que chacun agisse selon sa conscience, avec le dernier mot à Orwell l’indémodable.

« Socialisme signifie précisément justice et liberté, une fois qu’on l’a débarrassé de toutes les sottises qui l’encombrent. C’est sur ces valeurs essentielles et sur elles seules que nous devons fixer notre attention. Rejeter le socialisme simplement parce que tant de socialistes, individuellement, sont des gens lamentables, serait aussi absurde que de refuser de voyager en chemin de fer parce qu’on n’aime pas la figure du contrôleur. »

Tant pis pour la tronche du contrôleur, je persiste et signe : la Syrie est notre guerre d’Espagne.

Source Blog de Rue 89 : 01/09/2014
* Professeur à Sciences-Po (Paris), après avoir enseigné dans les universités américaines de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington).
Voir aussi : Rubrique Politique internationale, Rubrique Société, Opinion, Rubrique Livre, Orwell un cran à gauche,

Thomas Piketty : Un capital moderne

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Piketty renouvelle la théorie. dr

Essai. Remettre en question la répartition au cœur de l’analyse économique.

Retour sur un essai qui fait couler beaucoup d’encre :  Le Capital au XXIème  siècle (Le Seuil) de Thomas Piketty * qui a prononcé  la leçon inaugurale des Rencontres Pétrarques à Montpellier en juillet . Une des idées centrales de ce chercheur en sciences-sociales, est que la question de la répartition des richesses, qui intéresse et concerne tout le monde, est trop importante pour être laissé aux mains des seules économistes.

Thomas Piketty s’intéresse à l’évolution de l’accumulation du capital privé en se gardant des préjugés idéologiques qui ne manquent pas sur le sujet. Pour se faire il a rassemblé des données historiques et comparatives portant sur trois siècles et vingt pays.

Best-seller aux Etats-Unis

Son travail établit patiemment des faits, et des régularités, et analyse les mécanismes, économiques, sociaux, politiques susceptibles d’en rendre compte. Une vaste entreprise d’enquête, en partie partagée par des chercheurs britanniques et américains, qui renouvelle le cadre théorique pour se baser sur les mécaniques actuellement à l’oeuvre. La démarche reconnue internationalement éclaire le débat démocratique sur la question des inégalités et contribue à redéfinir le débat. Le livre a rencontré un immense succès dans le monde anglo-saxon où il s’est vendu à 450 000 exemplaires contre 150 000 pour la version francophone (chiffres en juin 2014). Avec l’écho  rencontré, l’ouvrage fait l’objet de nombreuses controverses auxquelles l’auteur répond point par point. «Dès lors que Le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu, le capitalisme produit mécaniquement, des inégalités insoutenables, arbitraire, remettant radicalement en cause  les valeurs méritocratiques sur lesquels se fondent notre société démocratique», souligne l’auteur qui revisite les théories généralement admises sans approfondissement par les économistes.

Les grandes théories revisitées

L’approche transversale, notamment historique et spaciale, de la démarche permet à Piketty de recontextualiser le débat. Ainsi à propos de L’essai sur le principe de population de l’économiste Thomas Malthus publié en 1798, il commente : «Tout n’est pas faux mais Malthus était très inquiet des nouvelles politiques et persuadé que la France courait à sa perte en acceptant de faire siéger le Tiers état au Parlement.» De même il souligne à propos de Marx : « Il écrivait dans un climat de grande exaltation politique (…) Il ne s’est guère posé la question de l’organisation politique et économique d’une société où la propriété privée du capital aurait été entièrement abolie.» Tout en reconnaissant : il conserve sur plusieurs points une certaine pertinence. Il part d’une vraie  question, celle de l’invraisemblable concentration des richesses pendant la révolution industrielle, une démarche dont les économistes d’aujourd’hui ferait bien de s’inspirer. Le principe de l’accumulation infinie qu’il défend contient une intuition fondamentale pour l’analyse du XXI.»  Et Piketty démontre l’ampleur du déséquilibre avec la très forte hausse de la valeur totale des patrimoines privés, mesurés en années de revenu national depuis les années 70 dans l’ensemble des pays riches.

Kuznets et la guerre froide

Plus proche de nous, l’auteur revient sur la théorie de Kuznets proposée en 1955, selon laquelle les inégalités de revenus sont spontanément appelées à diminuer dans les phases avancées du développement capitaliste, quelles que soient les politiques suivies  ou les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau acceptable. S’il s’inspire du travail statistique approfondie de Kuznets, Piketty élargie l’étude des revenus dans le temps et l’espace et montre que la réduction des inégalités de revenus observée entre 1914 et 1945 est avant tout le produit des guerres mondiales et des chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés.

Dans sa dernière partie il tente de faire des propositions, comme l’impôt progressif sur le patrimoine privé, l’imposition des multinationales,  ou des sanctions contre les paradis fiscaux… pour que la démocratie et l’intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés. «Trop lourd». C’est dans ces mots que Michel Sapin, ministre du Travail, a justifié son refus de lire le livre de Thomas Piketty

Jean-Marie Dinh

* Directeur d’études à l’EHESS il a publié Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset), Pour une révolution fiscale (Seuil)

Source : La Marseillaise 08/08/14

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