Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme.
Emmanuel Macron est tout sauf un aventurier de la politique. C’est un penseur qui agit avec méthode et semble s’inspirer en toutes choses de Tocqueville. Pour le meilleur et au risque du pire.
Beaucoup voudraient réduire la victoire d’Emmanuel Macron à une simple aventure personnelle et ramener son succès à un étonnant concours de circonstances. Même si la chance, le caractère, l’ambition sont toujours des éléments déterminants dans la réussite, ils ne font en vérité pas tout. Bref, le macronisme n’est pas un simple opportunisme. Inutile également de s’ébahir, comme beaucoup, sur les vertus intellectuelles de cet homme et l’ampleur de sa culture. Elles sont indéniables mais, pour ceux qui ont la mémoire courte, la France a connu dans le passé des présidents, à l’exception sans doute de ses deux prédécesseurs, tout aussi voire plus brillants. Il est donc vain de comparer ses qualités et ses défauts avec celles des hommes qui ont occupé l’Elysée avant lui. Il n’en demeure pas moins qu’Emmanuel Macron a fréquenté tout au long de sa formation, notamment auprès du philosophe Paul Ricoeur, de grands auteurs, en particulier Alexis de Tocqueville, à la fois comme penseur du libéralisme et surtout de la démocratie.
Décrypter Emmanuel Macron à travers Tocqueville est un exercice édifiant. On découvre ainsi un authentique idéologue, bien loin du pragmatisme simpliste dans lequel on l’enferme. Macron a une stratégie fondée sur une analyse politique profonde inspirée de la quatrième partie de l’œuvre phare de Tocqueville » De la démocratie en Amérique » intitulée » Regard sur le destin politique des sociétés démocratiques. «
Les risques du corps social en poussière
Ce texte consacré aux » effets politiques que produit l’égalité des conditions voulue par la démocratie » éclaire la lecture politique que le nouveau chef de l’Etat fait du pays et les conséquences qu’il en a tirées pour conquérir le pouvoir et, désormais, pour l’exercer. Emmanuel Macron a deviné avec brio que notre démocratie entrait dans une phase nouvelle née de l’échec des idéologies de droite et de gauche dans le redressement économique et social du pays. Il a réalisé que la France était proche de ce désordre qui, écrit Tocqueville, » réduit tout à coup le corps social en poussière « . Cette analyse s’est vérifiée dans les résultats du premier tour avec la forte poussée des extrêmes, de l’abstention et du vote blanc ou nul.
Cette situation est l’expression claire que les citoyens ont perdu confiance dans les forces politiques traditionnelles. Leur faillite aurait pu, au demeurant, précipiter le pays dans l’anarchie. Imaginons un seul instant une victoire de Marine Le Pen ! La France serait, aujourd’hui, plongée dans un effroyable climat de tensions. Emmanuel Macron a préempté ce danger et compris, comme l’explique Tocqueville, que le peuple est lucide et sait résister à cette pente dangereuse dans les sociétés démocratiques. En général, il choisit donc l’autre voie ainsi décrite il y a bientôt deux siècles mais d’une actualité étonnante : » Les hommes de nos jours sont moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les droits et les devoirs de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. «
Une centralisation du pouvoir qui coupe les ponts entre la base et le sommet
On ne peut mieux décrire le projet qui se développe sous nos yeux. Emmanuel Macron a compris que les échecs répétés des partis dits de gouvernement étaient le terreau d’un désordre qui provoquerait une réaction positive, notamment l’espoir de voir surgir un homme nouveau, imaginatif, inspiré, autoritaire et tenant d’un rapport direct avec le peuple. Bref tout ce qu’il a mis en œuvre tout au long de sa campagne et qu’il installe à présent au sommet de l’Etat.
C’est, en effet, un pouvoir fort que nous découvrons au fil des jours. On réduit trop la méthode Macron à l’art du marketing ou de la communication. Une philosophie du pouvoir l’anime que Tocqueville a parfaitement décrite : » La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu’il ne reste plus d’énergie ni de loisirs à chacun pour la vie politique[…] L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même… «
C’est bien ce que nous vivons depuis qu’Emmanuel Macron a déposé ses valises à l’Elysée. Soulagé d’avoir évité le pire, le peuple s’en remet à son nouveau Prince trop heureux de pouvoir développer sa toute puissance. Toutes ses décisions, ses faits, ses gestes témoignent de sa volonté de centralisation du pouvoir. Il se dresse en chef militaire et même en guerrier lorsqu’il transforme le ministère de la Défense en ministère des Armées. Plus qu’un symbole, un acte d’autorité. Il balaie également l’idée de pouvoirs secondaires entre lui et les citoyens. L’ordre donné à ses ministres de renoncer à leurs mandats locaux en est la traduction. Cette idée simple, voire simpliste, naturellement plaît. Elle est conforme à l’esprit de la loi sur le non cumul des mandats. Bref, elle est dans l’air du temps. Pourtant elle consiste à couper les ponts entre la base et le sommet en charge de tout, notamment de l’égalité et d’une législation uniforme pour en respecter le principe.
Dormez braves gens…
Etrange utopie qui réduit la diversité des points de vue pour les placer sous la seule tutelle présidentielle. Le recours aux ordonnances, notamment pour la réforme du droit du travail, traduit également la volonté de court-circuiter les pouvoirs intermédiaires disqualifiés au nom d’un principe d’efficacité séduisant pour le peuple au regard des trente dernières années. Autre symptôme de cette centralisation du pouvoir autour du seul président : le choix par l’Elysée des directeurs de cabinets des ministres sommés en outre de ne jamais sortir du rang. Dernière exemple, cette volonté sans précédent du chef de l’Etat de désigner soi-même ses interlocuteurs dans les médias et les journalistes autorisés à le suivre. L’objectif est évident, si bien décrit par Tocqueville : faire en sorte que les citoyens s’inclinent devant un Etat seul en charge de tous les détails du gouvernement.
La vision qu’a Emmanuel Macron du paysage politique futur est à l’unisson. Il l’a décrite sans détour sur RTL avant le second tour : d’un côté, ce qui est on ne peut plus légitime, une majorité présidentielle soudée, pour éviter les couacs désastreux de la période Hollande ; de l’autre, le Front national. De Gaulle disait en 1965 » Moi ou le chaos « , Macron a été élu sur le slogan » Moi ou l’extrême droite » et entend l’utiliser à présent pour régner et mettre de fait le principe démocratique de l’alternance en pointillés. La tactique » macronienne » rejoint ici l’analyse de Tocqueville : » Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. «
Ce tutorat n’a rien de despotique. Nos contemporains ne sauraient, cependant, en trouver l’image dans leurs souvenirs. L’expérience est inédite et chacun a envie de croire à sa réussite. Elle ressemble certes à la cohabitation que les Français ont toujours apprécié mais sans la tension partisane au sein même du pouvoir exécutif. Après avoir été secoués de droite et de gauche, les électeurs ont envie de calme, certes toujours libres mais appréciant d’être conduits par un pouvoir national rassembleur, tempéré et tutélaire. Dormez braves gens… Exactement ce que leur propose Emmanuel Macron. Ce qui devrait, en bonne logique, les conduire à lui donner les moyens d’exercer pleinement son tutorat à l’issue des élections législatives.
La qualification pour le second tour d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen a mis en exergue la défiance de plus en plus forte des Français vis-à-vis de la politique et des partis traditionnels. Pour éviter l’arrivée au pouvoir de partis populistes, les élites politiques, intellectuelles et médiatiques seraient bien inspirées de se reconnecter avec les classes populaires.
Le premier tour de l’élection Présidentielle a permis à Emmanuel Macron et à Marine Le Pen d’être qualifiés pour le second tour. Sur le temps long, comment juger un tel bouleversement politique ? En quoi la qualification promise de Marine Le Pen dans les sondages a-t-elle pu participer à l’émergence du mouvement en Marche ! ?
Ce qui est intéressant, c’est que les deux candidats sont ceux qui se positionnent en dehors du clivage gauche-droite. Ceux qui ont été identifiés à droite et à gauche, issus des primaires, ne sont pas au second tour. La structure n’est plus le clivage gauche / droite. Le clivage qui émerge est lié complètement au temps long, c’est-à-dire à l’adaptation de l’économie française à l’économie monde. Dès 1992, avec Maastricht, ce clivage était apparu, avec la contestation d’un modèle mondialisé. Si on veut remonter plus loin, les causes sont à chercher dans le virage libéral, qui est le basculement des sociétés occidentales dans le néolibéralisme.
C’est une logique ou les sociétés vont se désindustrialiser au profit de la Chine ou de l’Inde par exemple. Cela est aussi vrai avec Donald Trump ou le Brexit, qui nait de la financiarisation de l’économie américaine sous Clinton et du thatchérisme.
Ce sont des dynamiques de temps long qui vont avoir un impact d’abord sur les catégories qui sont concernées par ce grand plan social de l’histoire : celui des classes moyennes. Tout cela se fait au rythme de la sortie de la classe moyenne. Logiquement, ce sont d’abord les ouvriers, qui subissent ce processus de désaffiliation politique et culturelle, qui sont les premiers à grossir le nombre des abstentionnistes et à rejoindre les mouvements populistes. Puis, ce sont les employés, les agriculteurs, qui suivent ce mouvement. La désaffiliation aux appartenances s’accentue. Les ouvriers qui votaient à gauche se retrouvent dans l’abstention ou dans le vote Front national, c’est également le cas aujourd’hui du monde rural qui votait à droite.
Ce que l’on constate, c’est que l’effet majeur de la disparition des classes moyennes est de mettre hors-jeu les partis traditionnels. Parce que le Parti socialiste ou Les Républicains ont été conçus pour et par la classe moyenne. Or, ces partis continuent de s’adresser à une classe moyenne qui n’existe plus, qui est mythique. Il ne reste plus que les retraités, cela a d’ailleurs été le problème de François Fillon, qui a perdu par son incapacité à capter le vote de la France périphérique, ces gens qui sont au front de la mondialisation. Il ne capte que ceux qui sont protégés de la mondialisation ; les retraités. C’est le même constat à gauche, dont le socle électoral reste la fonction publique, qui est aussi plus ou moins protégée de la mondialisation. Nous parlons d’électorats qui se réduisent d’année en année, ce n’est donc pas un hasard que les partis qui s’adressent à eux ne parviennent plus à franchir le premier tour.
C’est aussi ce qui passe en Europe, ou aux États Unis. Les territoires populistes sont toujours les mêmes, l’Amérique périphérique, l’Europe périphérique. Ce sont toujours ces territoires où l’on créé le moins d’emplois qui produisent ces résultats : les petites villes, les villes moyennes désindustrialisées et les zones rurales
La difficulté est intellectuelle pour ce monde d’en haut ; les politiques, les journalistes, les universitaires etc… Il faut penser deux choses à la fois. Objectivement, nous avons une économie qui créée de la richesse, mais ce modèle fonctionne sur un marché de l’emploi très polarisé, et qui intègre de moins en moins et créé toujours plus d’inégalités sociales et territoriales C’est ce qui a fait exploser ce clivage droite gauche qui était parfait, aussi longtemps que 2 Français sur 3 faisaient partie de la classe moyenne. Si on n’intègre pas les gens économiquement, ils se désaffilient politiquement.
Dès lors, peut-on parler de système « réflexif » ? Entre un Front national qui a pu émerger dans les années 80, aussi bien sur la base du « surgissement » du chômage de masse que sur les questions migratoires, jusqu’à la présence de Jean Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, et l’émergence d’un mouvement cherchant à dépasser le clivage droite gauche au travers d’Emmanuel Macron ?
C’est son modèle inversé. Emmanuel Macron comme Marine Le Pen ont fait le constat que cela ne se jouait plus autour du clivage gauche / droite. Ils ont pris en compte la polarisation de l’économie, entre un haut et un bas, et sans classes moyennes. Dans ce sens-là, l’un est la réponse de l’autre.
Géographiquement, et sociologiquement, en quoi le mouvement En Marche ! se définit il en miroir du Front National ?
Géographiquement, c’est l’opposition entre la France des métropoles et la France périphérique qui structure le match Emmanuel Macron/ Marine Le Pen. On a déjà pu voir quelques cartes sur l’opposition est ouest, mais ce clivage est ancien, hérité, il ne dit rien des dynamiques en cours. Lorsque j’étais étudiant ces cartes est ouest existaient déjà, elles expriment l’héritage de l’industrie, et donc de la désindustrialisation. C’est là où il y a le plus de chômage, de pauvreté, d’ouvriers, et le plus de gens qui votent FN. Ce qui est intéressant, c’est de voir les dynamiques. C’est en zoomant à partir des territoires qui créent le plus d’emplois et ceux qui en créent le moins. Par exemple, en Bretagne, ou Marine Le Pen fait 6% à Rennes, et 20% dans les zones rurales. C’est toujours un distinguo entre les dynamiques économiques. Aujourd’hui les classes populaires ne vivent plus aux endroits où se créent les emplois et la richesse.
Le marché de l’immobilier s’est chargé, non pas dans une logique de complot, évidemment, mais dans une simple logique de marché, de chasser les catégories dont le marché de l’emploi n’avait pas besoin. Ces gens se trouvent déportés vers les territoires où il ne se passe rien. Or, les élites n’ont de cesse de parier sur la métropolisation, il est donc nécessaire que s’opère une révolution intellectuelle. Il serait peut-être temps de penser aux gens qui ne bénéficient pas de ces dynamiques, si on ne veut pas finir avec un parti populiste en 2022.
En perdant une partie de leurs bases, la gauche avec les ouvriers, la droite avec les agriculteurs, les partis de gouvernement semblent s’être détournés des classes populaires. Quelles sont les conditions permettant une « normalisation » de la situation, dont l’objectif serait de récréer des partis de masse ?
Tout le bas ne peut pas être représenté que par le Front national. Il faut que les partis aillent sur ces thématiques. Il y a toujours eu un haut et un bas, et des inégalités, la question est qu’il faut que le haut soit exemplaire pour le bas, et qu’il puisse se connecter avec le bas. Il faut que le « haut » intègre les problématiques du « bas » de façon sincère. C’est exactement ce qui s’était passé avec le parti communiste, qui était composé d’une base ouvrière, mais aussi avec des intellectuels, des gens qui parlaient « au nom de ». Aujourd’hui c’est la grande différence, il n’y a pas de haut qui est exemplaire pour le bas. La conséquence se lit dans le processus de désaffiliation et de défiance des milieux populaires dans la France périphérique mais aussi en banlieues.
Plus personne n’y croit et c’est cela l’immense problème de la classe politique, des journalistes etc. et plus généralement de la France d’en haut. Ces gens-là considèrent que le diagnostic des gens d’en bas n’est pas légitime. Ce qui est appelé « populisme ». Et cela est hyper fort dans les milieux académiques, et cela pèse énormément. On ne prend pas au sérieux ce que disent les gens. Et là, toute la machinerie se met en place. Parce que l’aveuglement face aux revendications des classes populaires se double d’une volonté de se protéger en ostracisant ces mêmes classes populaires. La posture de supériorité morale de la France d’en haut permet en réalité de disqualifier tout diagnostic social. La nouvelle bourgeoisie protège ainsi efficacement son modèle grâce à la posture antifasciste et antiraciste. L’antifascisme est devenu une arme de classe, car elle permet de dire que ce racontent les gens n’est de toute façon pas légitime puisque fasciste, puisque raciste. La bien-pensance est vraiment devenue une arme de classe. Notons à ce titre que dans les milieux populaires, dans la vie réelle les gens, quels que soient leurs origines ne se parlent pas de fascisme ou d’antifascistes, ça, ce n’est qu’un truc de la bourgeoisie. Dans la vie, les gens savent que tout est compliqué, et les gens sont en réalité d’une hyper subtilité et cherchent depuis des décennies à préserver leur capital social et culturel sans recourir à la violence. Le niveau de violence raciste en France reste très bas par rapport à la situation aux États Unis ou au Royaume Uni.
Cette posture antifasciste, à la fin, c’est un assèchement complet de la pensée. Plus personne ne pense la question sociale, la question des flux migratoires, la question de l’insécurité culturelle, celle du modèle économique et territorial. Mais le haut ne pourra se régénérer et survivre que s’il parvient à parler et à se connecter avec le bas. Ce que j’espère, c’est que ce clivage Macron Le Pen, plutôt que de se régler par la violence, se règle par la politique. Cela implique que les partis intègrent toutes ces questions ; mondialisation, protectionnisme, identité, migrations etc… On ne peut pas traiter ces questions derrière le masque du fascisme ou de l’antifascisme.
Christophe Guilluy est géographe. Il est l’auteur, avec Christophe Noyé, de « L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France » (Autrement, 2004) et d’un essai remarqué, « Fractures françaises » (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 « La France périphérique » aux éditions Flammarion.
Nicolas Bouchaud, Judith Henry dans l’exercice de l’interview
Interview de Nicolas Truong, avec Nicolas Bouchaud et Judih Henry du 22 au 24 mars à sortieOuest.
Béziers
Conçue et mise en scène par Nicolas Truong, la pièce Interview part de la pratique d’un journalisme chasseur d’idées. Noble intention, et exercice relevant des techniques médiatiques, ici considéré comme « art de l’accouchement des pensées. »
L’inépuisable matière mise en situations dans des contextes et humeurs diverses, l’interview s’impose assurément comme un théâtre de la parole qui appelle pour ainsi dire le plateau et une mise en jeu. Le fil scénique de ce projet repose sur des entretiens réalisés avec des interviewers menés par les comédiens, Judith Henry et Nicolas Bouchaud ainsi que Nicolas Truong lui-même.
« Nous sommes allés à la rencontre de la journaliste Florence Aubenas, de l’écrivain Jean Hatzfeld, du sociologue Edgar Morin, du médiologue Régis Debray et des cinéastes Raymond Depardon et Claudine Nougaret. Nous les avons interrogés sur leurs façons de questionner, d’approcher, de mettre en confiance leurs interlocuteurs. Comment s’adresse-t-on à un sportif, à un paysan, à un jeune des cités, à un tueur de masse ou un rescapé ? »
Loin de la télé réalité et des entretiens promotionnels, si l’on en juge par les personnes rencontrées, la matière de base du texte suscite en soi de l’intérêt. Sa mise en scène qui explore « les différentes figures de l’interview, le fait de jouer avec, et de voir ce que l’interview fait au jeu : refus, connivence, séduction, langue de bois, manipulation, révélation…» ouvre à la curiosité.
Si le portrait de l’interviewé apparaît assez couramment il n’en va pas de même de celui de l’intervieweur couvert par le système ou le jeu médiatique dont il participe et dans lequel il évolue.
Les témoignages recueillis qui constituent la matière textuelle de la pièce, éclairent différents positionnements aboutissant à des éclairages divergents, qui peuvent mettre l’accent sur une réalité préétablie à travers la recherche des liens de causalité entre les faits, ou s’orienter comme le fait Hatzfeld dans son enquête sur le Rwanda, vers l’émergence d’une réalité inexistante parce que non apparue.
JMDH
Source La Marseillaise 16/03/2017 réactualisé le 23/03/2017
L’anniversaire de la mort du sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad, décédé le 13 mars 1998, est l’occasion de republier un article que lui a consacré Saïd Bouamama, paru dans le n° 16 de Contretemps (première série) en mai 2006.
La question dite de « l’héritage colonial » est désormais posée. Des polémiques surgissent périodiquement pour stigmatiser ou caricaturer les partisans d’une prise en compte du « fait colonial » comme un des éléments importants structurant, encore aujourd’hui, les rapports de domination subis par les immigrés issus des anciennes colonies et par leurs enfants français. Les accusations pleuvent pêle-mêle : repli communautariste, démarche racialiste et/ou raciste, approximations historiques, analogies excessives, divisions des dominés, production d’une autonomie de repli suicidaire. Abdelmalek Sayad fut précurseur sur cette question. Le fait que son œuvre soit méconnue n’est pas une réalité anodine : dans le domaine scientifique, comme dans le domaine politique, agissent des facteurs qui bloquent la prise en compte de la réalité sociale de l’immigration et de ses enfants français. Pierre Bourdieu caractérisait Abdelmalek Sayad comme « un analyste de l’inconscient ». Effectivement, en débusquant les implicites, Sayad ne pouvait que rencontrer le « fait colonial » comme un des éléments clef de l’inconscient collectif français.
Une immigration exemplaire issue d’une colonisation exemplaire
La vigueur de la polémique qu’a suscitée la publication de l’Appel des indigènes de la République est un révélateur de la difficulté à prendre en compte la spécificité de l’immigration issue des anciennes colonies. Une des critiques les plus récurrentes a ainsi été de rappeler les difficultés vécues par les immigrations non coloniales antérieures ou présentes. Pour ce faire, la comparaison a été fréquemment réalisée avec des pays n’ayant pas eu d’empire colonial et dans lesquels les populations issues de l’immigration rencontrent des difficultés « similaires » à celles rencontrées en France par les descendants des anciens colonisés. Un des apports essentiels d’Abdelmalek Sayad est justement de refuser la scission binaire entre deux problématisations tout aussi réductrices : celle consistant à nier les invariances à toutes les immigrations ; celle consistant à nier les dimensions particulières de l’immigration issue des anciennes colonies. En soulignant le caractère « exemplaire » de l’immigration algérienne, il souligne son caractère « d’idéal-type » de l’immigration en tant que rapport de domination. L’immigration algérienne réunit, en les poussant à l’extrême, les traits et les processus en œuvre pour toute immigration à des degrés moindres et moins exacerbés. L’idée clef de Sayad sur cette question est de relier « l’exemplarité » de l’immigration algérienne à « l’exemplarité » de la colonisation de l’Algérie :
« colonisation totale, systématique, intensive, colonisation de peuplement, colonisation des biens et des richesses, du sol et sous-sol, colonisation des hommes (corps et âmes), surtout colonisation précoce ne pouvant qu’entraîner des effets majeurs ».
C’est donc parce qu’en Algérie l’idée coloniale a été poussée le plus loin dans ses dimensions de « peuplement », de « dépossession de la paysannerie », de « violence de la conquête », qu’elle constitue en quelque sorte un « laboratoire » des autres immigrations. Dans les deux cas, nous avons affaire à des rapports de domination et d’exploitation. Mais, pour l’immigration postcoloniale, l’activation d’un « imaginaire colonial » lui fait jouer une fonction de « miroir grossissant » ou de « révélateur » des processus en œuvre. La sous-estimation de ces « spécificités » essentielles conduit à une cécité de l’analyse.
La prolongation en métropole de « l’imaginaire » et du « rapport » colonial
L’analyse des implicites présidant au fonctionnement des foyers pour travailleurs migrants permet à Sayad de souligner l’importation en métropole de « l’imaginaire colonial ». Que ce soit dans les personnels recrutés lors de la mise en place de ces foyers, dans les conceptions architecturales, dans la définition des droits et devoirs du résident, dans les représentations sociales des besoins des locataires, l’analogie avec la colonisation est permanente. Voici par exemple comment il analyse l’absence d’intimité qui caractérise ces foyers :
« Ainsi la perception naïve et très ethnocentrique qu’on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire. Il s’y ajoute, dans le cas des immigrés algériens et plus largement marocains et tunisiens, la représentation de la “nature” psychologique de l’Arabe, telle qu’elle est vulgarisée par les “spécialistes” de la “mentalité primitive”, de “l’âme et de la psychologie nord-africaine, musulmane” (…). “Nature” grégaire, qui ne peut être satisfaite que par la vie en groupe, nature “patriarcale”, “tribale”, etc.»[1].
Nous retrouvons dans cette représentation sociale de la « nature de l’Arabe » ou du « musulman » ce qui fait le cœur de la domination coloniale : la légitimation d’un traitement d’exception par une « nature » ou une « culture » censées produire des besoins spécifiques. L’inégalité est à la fois reconnue et présentée comme nécessaire et légitime. Dans le regard du colonisateur, les inégalités produites par le système colonial ne sont pas niées mais leur genèse est refoulée, recouverte par une explication biologique ou culturelle : le manque d’ardeur au travail du colonisé n’est pas expliqué par le rapport social colonial qui impose au colonisé des conditions de travail éreintantes tout en le privant de toute initiative et de toute jouissance du fruit de son travail, mais par l’indolence congénitale de « l’Africain » ou par l’incorrigible indiscipline du Maghrébin[2]. Cette reproduction de l’imaginaire colonial conduit ainsi inévitablement à l’idée d’une « mission éducative » des foyers, étrangement ressemblante avec la « mission civilisatrice » de triste renom. Sayad met en évidence les fonctions de cette « mission éducative » en les mettant en analogie avec celles de la « mission civilisatrice » : justifier un traitement d’exception tout en valorisant l’image du dominant. La « mission civilisatrice » se caractérise en effet par une double fonction : légitimer l’inégalité présente tout en valorisant l’image du colonisateur. Le rapport colonial inverse donc l’ensemble de la relation. Il présente les dominants comme des « altruistes » soucieux de faire « évoluer » les colonisés et de développer les « lumières » et met en scène les dominés comme étant les véritables bénéficiaires de la colonisation. La société d’immigration
« n’a que trop tendance, écrit encore Sayad, à porter à son bénéfice ce qui, pourtant, est l’œuvre des immigrés eux-mêmes : aussi est-ce fréquemment qu’on présente au moins les aspects les plus positifs (ou considérés comme tels) de l’expérience des immigrés, c’est-à-dire, en gros, l’ensemble des acquisitions qu’ils ont su imposer au gré de leur immigration (…) comme le résultat d’un travail diffus ou systématique d’inculcation, d’éducation qui s’opère à la faveur de l’immigration (travail qui consiste à produire ce qu’on appelle les “évolués” et du même coup, à discriminer ces immigrés “évoluables”, “éducables”, “amendables” des immigrés qui ne le sont pas ou ne veulent pas l’être) et dont le mérite revient à la société d’accueil et à elle seule »[3].
Il suffit d’entendre aujourd’hui certains propos ministériels sur la récente révolte sociale des jeunes des quartiers populaires (polygamie, démission des parents, réseaux intégristes), de lire le rapport Bennisti et son analyse de la délinquance comme issue des « patois » parlés au sein de la famille, d’analyser les débats justifiant la loi du 23 février 2005, pour saisir l’actualité politique d’Abdelmalek Sayad. Nous ne sommes pas en présence de survivances anodines et marginales du passé que le temps fera disparaître par épuisement. Nous avons à faire à un rapport social qui se reproduit, caractérisé par une « ethnicisation » du dominé, une teneur « éducative » ou « civilisatrice » du rapport avec lui, une négation des violences sociales qu’il subit.
Les jeunes issus de la colonisation
Sayad s’attache également à déconstruire les discours sur les enfants de l’immigration devenus Français. L’expression « jeunes issus de l’immigration » participe de la reproduction du rapport colonial mais cette fois-ci à l’endroit de « Français ». Nés et socialisés en France, dotés de la nationalité française, ils restent perçus comme des « immigrés » et construits comme tels. Pour eux aussi se met en place un rapport « éducatif » ou « civilisateur », les injonctions « d’invisibilité » et de « politesse » sont émises officiellement, les « visibilités » sont jugées ostentatoires et nécessitant des interventions étatiques fermes. Pour eux, la distinction permanente est faite entre la figure du héros positif (l’intégré) et le héros négatif (la racaille).
C’est en déconstruisant de manière remarquable le concept « d’intégration » et les discours qu’il structure, que Sayad met en évidence la reproduction, par delà les générations, du rapport colonial.
« Une des premières manifestations du changement qui s’opère de la sorte, écrit-il, se traduit à travers le langage, surabondant aujourd’hui, de l’intégration : l’intégration est ici non seulement celle de personnes “extérieures” à la société française (…) mais celle du phénomène lui-même, l’immigration étant “rapatriée”, “internalisée” pour ne pas dire “intériorisée”, perdant de la sorte une bonne partie de la représentation qu’on en avait comme pure extériorité »[4].
Nous avons à faire à une réalité sociale spécifique : la production d’immigrés qui n’ont immigré de nulle part. C’est au travers du prisme de la reproduction du rapport colonial que Sayad analyse les nombreuses caractéristiques du discours tenu sur et à ces français construits socialement comme « exceptionnels ». Le processus idéologique d’inversion de la relation par ethnicisation du colonisé (puis de l’immigré et de ses enfants français) et par imposition d’une « grille éducative de lecture » se réalise à partir du paradigme « intégrationniste ». Ce dernier réalise le tour de force d’imputer la responsabilité des inégalités à ceux qui les subissent :
« L’invite à l’intégration, la surabondance du discours sur l’intégration ne manquent pas d’apparaître aux yeux des plus avertis ou des plus lucides quant à leur position au sein de la société en tous les domaines de l’existence, comme un reproche pour manque d’intégration, déficit d’intégration, voire comme une sanction ou un parti pris sur une intégration “impossible”, jamais totalement acquise »[5].
Alors que « l’intégration » au sens sociologique du terme interroge la société dite « d’accueil », l’usage idéologique du terme (y compris à gauche et à l’extrême gauche) oriente la réflexion et l’action vers des dimensions culturalistes imputant aux premiers concernés (ou à leur culture, leur religion, leur héritage) la responsabilité de leur situation. Au-delà de la polysémie du concept d’intégration qui rend impossible le débat serein, c’est l’usage social, politique et idéologique de ce concept auquel s’intéresse Sayad. Ce faisant, il aide à penser une sociologie anti-intégrationniste qui s’attache aux processus de domination touchant ces Français construits comme « sujets à intégrer ».
L’assimilation derrière l’intégration
L’approche critique de l’intégrationnisme à la française permet à Sayad de souligner la reproduction d’un autre trait de l’imaginaire colonial : la scission binaire et permanente entre « intégrés » à valoriser et « inintégrés » à réprimer. C’est au travers de l’analyse des discours tenus sur les « beurs » que Sayad souligne la signification de ce processus : l’assimilationnisme. La volonté de distendre artificiellement la relation entre « parents immigrés » et « enfants français » qui a caractérisé la décennie 1980 apparaît alors comme une des conséquences logiques d’un « chauvinisme de l’universel », celui-là même qui avait servi à justifier « l’œuvre coloniale » :
« Aussi comprend-on l’intérêt objectif – intérêt qui s’ignore comme tel – qu’on a à distendre au maximum la relation entre, d’une part, des parents immigrés (…), et, d’autre part, les “enfants de parents immigrés” qui seraient alors, selon une représentation commode, sans passé, sans mémoire, sans histoire (…), et par là même vierges de tout, facilement modelables, acquis d’avance à toutes les entreprises assimilationnistes (…) mues par une espèce de “chauvinisme de l’universel” »[6].
Nous retrouvons, ici, à propos des « beurs », les deux formes historiques de l’idéologie coloniale. Si cette idéologie a pris une première forme explicitement raciste, elle a également eu une forme « de gauche », « bien intentionnée », c’est-à-dire s’argumentant d’une « œuvre positive » de la colonisation. Sayad souligne les formes contemporaines de ce « chauvinisme de l’universel » à travers l’analyse de « toute une série de clichés, de lieux communs » mais également à travers la déconstruction des « discours savants » : la célébration du pouvoir d’intégration de l’école française, la réussite ou l’échec scolaire des jeunes issus de la colonisation, l’islam et les signes extérieurs d’appartenance à cette « religion d’immigrés », la dénonciation de l’intégrisme musulman, les femmes issues de la colonisation.
Le « chauvinisme de l’universel », qui a jadis été à la source d’un « colonialisme bien intentionné », conduit aujourd’hui à des logiques de raisonnement lourdes de conséquences en termes de violences sociales subies par les immigrés et leurs enfants français. Il conduit selon Sayad à s’autoriser l’idée d’une « émancipation contrainte » qui correspondrait « aux vrais intérêts de la nouvelle génération », même si celle-ci n’en a pas conscience. Les implicites des débats sur la loi sur le « foulard » relèvent à l’évidence de cette logique. De la même façon, Sayad souligne la parenté entre ce « chauvinisme de l’universel » et les discours récurrents sur la « perte d’autorité » des pères, sur leur « démission », leur « infériorisation », leur « disqualification ». Enfin, la même parenté permet à Sayad de donner sens aux explications sur les hystéries régulières à l’égard des jeunes issus de la colonisation : ceux-ci sont coupables d’être ingrats, d’être trop visibles, d’être ostentatoires, de ne pas se comporter en « immigrés » ou en « colonisés » ou encore de se comporter simplement comme s’ils étaient chez eux. Nous sommes ici en présence d’une autre analogie avec la période coloniale : l’illégitimité de la présence chez soi. Se comporter comme citoyens exigeant des droits est une attitude impensable pour l’imaginaire colonial qui ne laisse place qu’au statut de sujet. Le processus de diabolisation des attitudes revendicatives en œuvre aujourd’hui à l’égard des enfants français a d’ailleurs commencé avec leurs parents immigrés algériens. Cette virulence particulière à l’égard des immigrés algériens, Sayad l’explique par la relation avec l’époque coloniale:
« C’est, sans doute, pour apurer ce contentieux colonial et ses vestiges (parmi lesquels l’immigration), qu’on s’acharne volontiers sur les jeunes (…). Si on s’attaque plus précisément à l’immigration qu’on dit “non européenne”, n’est-ce pas dans une certaine mesure, en raison du passé colonial qui a produit cette immigration et dont elle constitue une manière de survivance : colonisés comme n’ont pas été les sujets coloniaux, les immigrés algériens se comportent en France comme ne se comportent pas les autres immigrés. Ayant acquis de la société française et de ses mécanismes, malgré les handicaps qu’ils subissent, une familiarité que seul un long “commerce” peut donner (et cela avant même l’émigration), les Algériens immigrés d’aujourd’hui – hier immigrés originaires de la colonie – peuvent s’autoriser de plus grandes libertés, à commencer par la liberté de défendre leurs droits »[7].
La décolonisation des territoires n’a pas signifié la remise en cause du « chauvinisme de l’universel » qui avait permis la légitimation « bien intentionnée » de la colonisation. L’idée d’assimilation que porte ce type particulier de chauvinisme ne fait alors que se transférer des anciens colonisés vers les nouveaux immigrés puis sur leurs enfants. Ces derniers restent perçus et construits au travers des droits et devoirs (c’est-à-dire essentiellement des devoirs) du sujet : la politesse, l’invisibilité et l’apolitisme.
Les trois séries d’analogies entre immigration et colonisation
Il existe certes des invariances réunissant toutes les immigrations. Celles-ci sont en particulier issues de la fonction économique de l’immigration dans une économie de marché. Ces invariances étant posées, elles ne suffisent pas à décrire l’ensemble de ce « fait social total » que constitue chaque immigration. Elles ne nous autorisent pas à faire l’économie de la prise en compte des contextes historiques qui déterminent les modalités concrètes de l’existence sociale et politique de chaque immigration et, pour celles issues des anciennes colonies, de ses enfants français. En fonction de ces contextes historiques différents, des représentations de l’Autre qu’ils véhiculent et ancrent dans les imaginaires politiques et les inconscients collectifs, l’acuité du rapport de domination, son champ d’exercice et sa durée varieront. Marx a bien étudié cette interaction entre passé et présent, et le rôle que joue l’imaginaire social hérité[8]. C’est à travers cet imaginaire que les hommes déchiffrent leur réalité vécue, qu’ils déterminent les frontières entre un « nous » et un « eux » et fondent leur action présente. C’est, en l’occurrence, au travers de l’imaginaire colonial qu’ont été appréhendés les immigrés postcoloniaux et qu’a été légitimée leur relégation économique, sociale et politique.
La virulence des critiques à l’égard de l’Appel des indigènes de la République souligne l’existence d’une véritable difficulté à intégrer les spécificités issues de la colonisation dans l’analyse des dominations concernant l’immigration. Trois d’entre elles nous semblent significatives. La première critique faite aux « indigènes » est celle de nier les autres formes de racismes et ainsi de contribuer à une « concurrence des victimes ». Or, affirmer fortement l’existence d’une forme de racisme sous-estimée ne signifie pas nier l’existence d’autres formes de racisme. Le racisme en tant que processus de hiérarchisation sociale, économique et politique, c’est-à-dire en tant qu’outil des systèmes de domination, s’ancre dans un terreau historique. L’Appel ne dit rien d’autre que ceci : la colonisation n’est pas un aspect secondaire du terreau historique français. Ailleurs (pour des pays n’ayant pas eu d’empire colonial) ou ici, pour d’autres populations (n’ayant pas été colonisées), ce sont d’autres moments historiques et d’autres imaginaires hérités qui sont mobilisés. Si les Indigènes voient la « colonisation » à l’œuvre là où beaucoup ne veulent pas la voir, cela ne signifie pas qu’ils la voient partout. La deuxième critique importante a été la dénonciation de l’amalgame que réaliserait l’Appel entre la période coloniale et la situation actuelle. Ici aussi l’on fait dire aux indigènes de la République ce qu’ils n’ont pas dit. Mettre en analogie deux facteurs ne signifie pas qu’on les considère comme identiques. C’est tout simplement souligner qu’ils empruntent des processus, des logiques et des représentations qui sont en proximité. Parler de racisme postcolonial, ce n’est donc pas non plus prétendre que les descendants de colonisés vivent une situation identique en tous points à celle de leurs ancêtres. Le préfixe « post » utilisé par les Indigènes est à cet égard suffisamment clair : il marque à la fois un changement d’ère, une filiation et un héritage. La troisième critique récurrente à été celle « d’ethnicisation » du débat, de la situation et de la question sociale. La grille de lecture en termes de classes sociales est, dans ce cas de figure, brandie en opposition à l’Appel. Or, l’Appel des indigènes n’a jamais posé que la grille sociale de lecture était erronée et/ou dépassée. Bien au contraire : souligner le facteur postcolonial, c’est insister sur une des dimensions nodales des processus de domination, à savoir l’opposition des dominé(e)s entre eux par la gestion d’un ordre des dominations qui s’appuie sur des imaginaires hérités (celui du patriarcat pour le genre, celui de la colonisation pour notre sujet). Ainsi, de la même façon que Sayad ne considérait pas comme contradictoire de poser des invariances tout en soulignant des spécificités, il n’est pas irraisonnable de penser l’explication en termes de classes sociales comme non contradictoire avec l’analyse en termes de rapport colonial, ce dernier n’étant en définitive qu’une des formes exacerbée des rapports de domination. La négation des spécificités liées à la colonisation, la mise en avant frénétique des ressemblances n’est donc pas un non-sens : elle participe, volontairement ou non, aux processus de domination de cette immigration.
Le principe de l’existence d’analogies entre immigration et colonisation avait d’ailleurs été déjà formulé de manière précise par Sayad. Celui-ci soulignait en particulier trois facteurs confortant le raisonnement analogique. En premier lieu, il mentionnait les liens historiques entre certaines immigrations et la colonisation. L’immigration est fille de la colonisation, directement ou indirectement. Il suffit d’appréhender la colonisation et l’immigration comme un rapport social, pour saisir comment les caractéristiques des rapports colonisateur / colonisé / système de colonisation peuvent se reproduire dans le nouveau rapport social groupe majoritaire/groupes minoritaires/système social capitaliste. Il est bien entendu évident pour Sayad qu’analogie ne signifie pas similitude. Il s’agit d’une reproduction, c’est-à-dire d’une articulation nouvelle entre invariance et mutation faisant survivre dans le présent des traits du passé en fonction de besoins contemporains du système social et économique. La deuxième analogie mise en exergue est celle de structure. Sayad ne pense pas les rapports sociaux « colonisation » et « immigration » comme étant constitués de deux partenaires : colonisés / colonisateurs et immigrés / Français. Il réintroduit un troisième partenaire essentiel : la société colonisatrice pour l’un et la société d’immigration pour l’autre. De la même façon que le colonisé comme le colonisateur sont le résultat d’un système social, le groupe majoritaire comme les groupes minoritaires sont des produits d’un système social. Ce dernier, ayant pour finalité la production et la légitimation de la domination, est fondateur d’un ordre dans lequel le colonisé hier, l’immigré postcolonial et ses enfants français aujourd’hui, occupent la place la plus désavantageuse. La troisième analogie est logiquement celle de système. La colonisation comme l’immigration font système : les rapports de domination qui les caractérisent sont travestis et intégrés dans le fonctionnement légal et banal des institutions, des procédures, des différentes sphères de la vie sociale. Sayad démontre ainsi comment l’existence de discriminations légales (comme par exemple l’exclusion des droits politiques ou de certains emplois dits « réservés ») conduit à autoriser la production massive de discriminations illégales. De la même façon, les discriminations et inégalités liées au logement ont des effets logiques en termes d’inégalité dans les domaines scolaires ou d’accès à l’emploi. C’est, comme à l’époque coloniale, l’ensemble d’un système qui est en œuvre et non simplement quelques colonisateurs véreux hier ou quelques racistes repérables aujourd’hui :
« Outre la série d’analogies qu’on peut saisir entre les deux phénomènes – analogies d’ordre historique (l’immigration est souvent fille de la colonisation directe ou indirecte) et analogies de structure (l’immigration, actuellement, occupe dans l’ordre des relations de domination la place qu’occupait hier la colonisation) – l’immigration s’est, d’une certaine façon, érigée en système de la même manière qu’on disait que la “colonisation est un système” (selon l’expression de Sartre) »[9].
En nous invitant à questionner notre système social pour comprendre l’immigration, Sayad nous mène au développement d’une véritable sociologie critique. Ses hypothèses doivent certes être discutées et/ou contestées. Cependant, nombre d’entre elles nous semblent avoir des effets heuristiques d’une grande actualité : l’articulation entre émigration et immigration, l’articulation entre colonisation et immigration, la notion d’imaginaire et de transfert de celui-ci, la prise en compte de l’héritage que constitue le « chauvinisme de l’universel », l’appréhension de l’immigration comme rapport social, la prise en compte du système comme structurant ce rapport social et produisant le groupe majoritaire, les groupes minoritaires et le type d’interactions inégalitaires qui les relient, le lien entre domination des « pays d’origine » et domination dans la société française des immigrés qui en sont originaires.
Le savoir des premiers concernés
Il n’est pas possible de conclure sans mentionner le rapport que Sayad avait lui même avec les immigrés et leurs enfants français, c’est-à-dire sans mettre en exergue la posture adoptée vis-à-vis des dominés qui constituaient ses objets de recherches. La pratique de longs entretiens était sa méthode privilégiée. Leur lecture est suffisante pour souligner l’existence d’un savoir des dominés. Certes, il est éparpillé, empli de contradictions, non formulé de manière logique et structurée, mais il est bien présent. La pratique de l’entretien est d’ailleurs le moment d’une mise en ordre des éléments de ce savoir transformant ces moments de parole en véritable autoanalyse. Nous sommes ici à l’antipode des postures dominant le monde de la recherche aujourd’hui. Ces dernières cantonnent en effet les premiers concernés au rôle d’acteurs (ou de témoins) ne sachant rien de l’histoire qu’ils font, laissant ainsi au « scientifique » la prétention de dire le « vrai ». Outre le refus d’une coupure entre pratique (qui serait le fait des acteurs) et savoir (qui serait le fait de « savants » étudiant les acteurs), la posture de Sayad est également celle du refus de l’opposition entre une approche des trajectoires individuelles et une approche macrosociologique. Pour Sayad, les trajectoires individuelles et/ou familiales incorporent, dans tous les sens du terme, y compris le sens fort de marques sur le corps en termes de maladies professionnelles ou liées à la place sociale, les effets de l’histoire sociale et politique et des dominations qui les caractérisent. L’immigration ne saurait ainsi se réduire à de simples décisions individuelles, celles-ci étant elles-mêmes déterminées par un contexte historique, économique et social. Il n’est pas étonnant que ses derniers travaux se soient orientés vers une sociologie de l’État. Sayad nous invite ainsi à dépasser les acteurs visibles pour interroger les liens entre État, nation et immigration. Ce faisant, son œuvre est un apport immense à la dynamique militante de ceux qui prétendent agir contre les inégalités. Transformer les rapports de forces suppose en effet de s’attaquer aux causes et non seulement aux conséquences, au système producteur et non seulement à ses effets, aux acteurs réels et non seulement aux acteurs visibles, au « Dieu caché » (et donc efficace parce que caché) et non seulement à l’apparence.
L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.
Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.
Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy
Le regard d’un anthropologue sur la philosophie
J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.
À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.
À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.
J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.
En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.
L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.
Le faire et l’art de produire
Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.
J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.
Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.
Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?
De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.
C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.
Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.
Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.
Anthropologie versus acteur-réseau ?
J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.
J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.
Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.
Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.
L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique
Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.
Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.