Théâtre « Interview » : Exploration incisive du dire et des médias

Nicolas Bouchaud, Judith Henry dans l'exercice de l'interview

Nicolas Bouchaud, Judith Henry dans l’exercice de l’interview

Interview de Nicolas Truong, avec Nicolas Bouchaud et Judih Henry du 22 au 24 mars à sortieOuest.
Béziers


Conçue et mise en scène par Nicolas Truong, la pièce Interview part de la pratique d’un journalisme chasseur d’idées. Noble intention, et exercice relevant des techniques médiatiques, ici considéré comme « art de l’accouchement des pensées. »

L’inépuisable matière mise en situations dans des contextes et humeurs diverses, l’interview s’impose assurément comme un théâtre de la parole qui appelle pour ainsi dire le plateau et une mise en jeu. Le fil scénique de ce projet repose sur des entretiens réalisés avec des interviewers menés par les comédiens, Judith Henry et Nicolas Bouchaud ainsi que Nicolas Truong lui-même.

« Nous sommes allés à la rencontre de la journaliste Florence Aubenas, de l’écrivain Jean Hatzfeld, du sociologue Edgar Morin, du médiologue Régis Debray et des cinéastes Raymond Depardon et Claudine Nougaret. Nous les avons interrogés sur leurs façons de questionner, d’approcher, de mettre en confiance leurs interlocuteurs. Comment s’adresse-t-on à un sportif, à un paysan, à un jeune des cités, à un tueur de masse ou un rescapé ? »

Loin de la télé réalité et des entretiens promotionnels, si l’on en juge par les personnes rencontrées, la matière de base du texte suscite en soi de l’intérêt. Sa  mise en scène qui explore « les différentes figures de l’interview, le fait de jouer avec, et de voir ce que l’interview fait au jeu : refus, connivence, séduction, langue de bois, manipulation, révélation…» ouvre à la curiosité.

Si le portrait de l’interviewé apparaît assez couramment il n’en va pas de même de celui de l’intervieweur couvert par le système ou le jeu médiatique dont il participe et dans lequel il évolue.

Les témoignages recueillis qui constituent la matière textuelle de la pièce, éclairent différents positionnements aboutissant à des éclairages divergents, qui peuvent mettre l’accent sur une réalité préétablie à travers la recherche des liens de causalité entre les faits, ou s’orienter  comme le fait Hatzfeld dans son enquête sur le Rwanda, vers l’émergence d’une réalité inexistante parce que non apparue.


JMDH

Source La Marseillaise 16/03/2017 réactualisé le 23/03/2017

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Médias, rubrique Société, rubrique Science, Sciences Humaines,

Syrie : parions sur la voie du compromis, par Edgar Morin

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Décider c’est parier. Décider l’intervention en Syrie, plus de deux ans après le début d’une protestation pacifique dont la répression a provoqué une horrible guerre civile, est un pari risqué. Une telle intervention dès le début pour soutenir des résistants en majorité démocrates aurait été risquée, mais elle aurait couru des risques moindres qu’aujourd’hui.

L’utilisation du gaz sarin sur une population civile est avérée. Reste à prouver que ces gaz ont été employés par l’armée régulière, et non par un éventuel groupe rebelle « al-qaïdiste » ou autre. Haute probabilité ne signifie pas certitude. Le mensonge américain sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein crée un doute qui pèse sur les esprits.

Même s’il était enfin prouvé que M. Al-Assad a employé ce gaz contre son propre peuple, même si le gaz est une arme prohibée depuis la première guerre mondiale et n’a pas été utilisé même au cours de la seconde, cette arme immonde ne massacre pas plus les civils que les bombardements massifs à gros calibres et bien entendu la plus petite bombe atomique. Toutefois, c’est un pas de plus dans l’horreur d’une guerre. Que cette tuerie déclenche une réaction morale tardive qui se traduit en intervention militaire, cela se comprend. Mais nous sommes devant une contradiction énorme : intervenir, c’est parier dangereusement, mais ne pas intervenir c’est parier non moins dangereusement, et nous payons déjà les conséquences de ce pari passif, comme l’a été le pari passif de la non-intervention pendant la guerre d’Espagne en 1937. Les ennemis de l’intervention ont montré ses dangers. Les ennemis de la non-intervention ont montré ses dangers. Ajoutons que dans l’un et l’autre cas, il est impossible de prédire la chaîne des interactions et rétroactions qui vont suivre.

Le pari d’intervention est un pari limité à des frappes de « punition ». Il n’est prévu aucune intervention au sol, et il semble difficile de penser que ces frappes puissent atteindre des objectifs capables de renverser la situation en Syrie. La guerre civile est déjà en fait une guerre internationale : l‘Iran, la Russie, le Hezbollah y participent du côté du régime ; des aides limitées parviennent aux rebelles de la part de pays arabes et occidentaux, des volontaires islamistes de multiples pays participent aux combats. Une intervention accroît les débordements du conflit hors Syrie, notamment au Liban, ce qui risque de transformer une guerre internationale limitée en un embrasement plus large : elle serait une aventure dont les effets sont inconnus.

EFFETS NÉGATIFS PROBABLES

Toute action en situation incertaine risque d’aller à l’encontre de l’intention qui l’a provoquée. C’est ce qui est arrivé au « printemps arabe » de Tunisie et d’Egypte. En Libye, la conséquence de l’élimination de Kadhafi a été le développement d’Al-Qaida au Sahel. On ne peut donc éliminer l’idée que l’intervention éventuelle ait des effets positifs très limités et des effets négatifs très grands. On ne peut éliminer qu’elle ajoute de l’huile sur un brasier et provoque son extension. On ne peut éliminer l’idée que la « punition » dégénère en punissant les punisseurs. Elle est de plus mal partie : pas de légitimité de l’ONU, pas de soutien affirmé des pays arabes, défection anglaise. Un vote négatif du Congrès américain conduirait à l’inaction, car la France ne saurait intervenir seule.

Mais l’inaction est elle-même un pari très dangereux, car la logique aboutit soit à une victoire implacable et épouvantable de M. Al-Assad, soit, en cas de défaite du président syrien, à une nouvelle guerre civile entre rebelles laïques et démocrates, sunnites, alaouites, kurdes, djihadistes, et à une décomposition de la Syrie en fragments ennemis, ce qui est le chemin que prend l’Irak, stimulé par les conflits interreligieux et interethniques de Syrie.

On ne peut donc échapper à la contradiction qu’en essayant la seule voie qui arrêterait la spirale des pires périls de l’intervention et de la non-intervention. C’est le compromis. Un tel compromis doit commencer par être un compromis entre les puissances. Un accord pourrait se faire sur le compromis entre la Russie, l’Iran, les nations arabes, les nations occidentales, peut-être sous l’égide de l’ONU, et proposé, voire imposé aux combattants. Il peut sembler inconcevable à beaucoup que Bachar Al-Assad ne soit pas éliminé. Mais la démocratie n’a été rétablie au Chili qu’avec un compromis qui a laissé le bourreau Pinochet deux ans à la tête de l’Etat et six ans à la tête de l’armée. L’irrésistible processus pacifique a abouti à la condamnation de Pinochet. Si une paix avait été conclue en Algérie en 1956 sur un compromis temporaire, la France n’aurait pas couru le risque d’une dictature militaire qu’a pu éviter le « coup de judo » de De Gaulle, l’Algérie n’aurait pas sombré dans la dictature du Front de libération nationale (FLN), on aurait évité tant de massacres ultimes provoqués par l’Organisation armée secrète (OAS) et le FLN.

Le compromis devrait se faire sous garantie internationale, voire avec la présence de forces de l’ONU. Il arrêterait les massacres et le processus de décomposition de la Syrie. Il arrêterait – avec la radicalisation actuelle – l’irrésistible progression d’Al-Qaida. Il inhiberait les puissances déchaînées de mort et de folie. Entre des impératifs éthico-politiques contradictoires, il constitue le plus prudent pour la Syrie, le Moyen-Orient, la planète. Ce n’est pas la solution, mais c’est le vrai moindre mal et c’est la possibilité d’une évolution pacifique. C’est donc le troisième pari qu’il faut tenter, incertain et risqué, mais moins que les deux autres, et, lui, humain et humanitaire pour un peuple martyr.

 Edgar Morin

Source : Le Monde 04/09/2013

Voir aussi : Rubrique Politique Internationale, rubrique Syrie,

« La culture pour tous, c’est la démocratie tout court»

Ivan_Renar_Saison09Ivan Renar, né en 1937, Sénateur honoraire, préside l’Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas de Calais / Dunkerque-Tourcoing depuis septembre 2011. Il est intervenu devant les étudiants de l’école, les 3 et 11 avril 2013, à Tourcoing et Dunkerque, sur le thème de la politique culturelle dont il fut toujours un ardent promoteur.

En ce début de siècle tourmenté où « personne ne sait plus parler à la foule et quel but lui donner et que lui dire demain » comme disait le poète Louis ARAGON

et par ces temps de barbarie ordinaire, où l’on a parfois l’impression de tâter l’avenir avec une canne blanche, avec ces « terrifiants pépins de la réalité », dont parlait le Jacques PREVERT de notre enfance, comment ne pas percevoir à quel point l’art et la culture sont déterminants pour construire nos vies.

 Aux militants du partage, du Beau, du Sensible, de l’Emotion et de l’Imaginaire, que vous êtes ou que vous serez, je n’ai pas besoin de dire que la culture, n’est ni un luxe, ni un superflu, elle est de première nécessité.

Dans un monde où l’on assiste à l’offensive de l’ « argent absolu », comme on disait monarchie absolue, l’enjeu de la culture, de la création artistique, comme de l’enseignement artistique, c’est bien d’éclairer la richesse des hommes et des femmes. Et l’homme est notre patrimoine le plus précieux.

Investir dans la culture, comme dans toute la « matière grise », est donc une décision éminemment politique au meilleur sens du terme : la politique qui fait qu’on assume son destin au lieu de le subir. C’est pourquoi, la puissance publique à tous les niveaux se doit de faire preuve de courage, à la création, mais aussi dans son action à l’égard des publics afin que tous, et chacun, puissent trouver dans l’art et la culture les moyens d’épanouissement personnel mais aussi l’émancipation citoyenne.

J’aime à citer l’auteur et metteur en scène Jean-Luc LAGARCE trop tôt disparu :

« Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même »

Au-delà des débats sur la définition de la culture, il est indiscutable qu’elle agit sur le réel, la relation à autrui, innove le rapport social et cimente les raisons du « vivre-ensemble »  et de l’en-commun des hommes. Pour autant, je ne confonds pas art et culture. Comme disait Jean-Luc GODART : « la culture, c’est la règle, l’art : l’exception » !

En ce qui me concerne, si j’avais un message à délivrer aujourd’hui, ce serait : n’ayons pas peur de la création, du neuf, de l’invention, de l’imagination. Les artistes travaillent avec des mains d’avenir !

Je pense à ces mots vibrants de Guillaume Apollinaire qui en une phrase nous fait comprendre toute la merveilleuse profondeur de la création contemporaine : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe ».

Il faut replacer la culture au centre de la vie, au cœur de la cité, car quand le capitalisme invente l’homme-jetable, quand tout va mal, l’art et la culture permettent aux hommes et aux femmes de rester debout, de continuer à inventer demain quand l’avenir semble interdit. L’Art, ça change la vie ! Et en cette période de crise profonde, on ne rappellera jamais assez que le temps de l’art, c’est la longue durée et que dans les Re-naissances, les artistes, les créateurs jouent un rôle fondamental.

Comment ne pas voir que les œuvres des artistes, qu’ils soient poètes, acteurs, danseurs, chanteurs, peintres ou musiciens, sont à la fois le reflet et le projet de cette époque tourmentée, de ce monde en transition, d’un monde qui marche sur la tête et qu’ils contribuent à remettre sur pieds. Comme le disait si bien le chanteur Jacques BREL : « L’artiste est celui qui a mal aux autres ».

La culture doit être vue sous l’angle du développement humain. Elle transmet aux descendants tout ce que l’hérédité ne fait pas. Elle n’est donc pas une pièce rapportée, un ornement, une décoration que l’on porte à la boutonnière. Il n’y a pas de citoyenneté sans accès aux savoirs, sans partage des connaissances, sans émergence des capacités à créer du symbolique. Elle est aussi un élément déterminant pour humaniser la mondialisation libérale qui uniformise l’imaginaire, abolit les singularités, standardise la pensée.

Et c’est parce que la culture est aussi nécessaire à l’’homme que le travail, la nourriture, le logement, la santé, qu’elle est une dimension capitale de l’intervention publique.

C’est pourquoi je l’avoue, je suis de parti pris. Une pétition de principe m’a toujours guidé, inspirée de la philosophie des Lumières, la même inspiration qui faisait stipuler dans le préambule de la Constitution de l’An I, jamais appliquée ! « Le pain et l’’éducation sont les deux premiers besoins du peuple ». Le pain à notre époque, c’est bien entendu l’emploi et l’éducation : la formation et la culture.

On ne rappellera jamais assez que la culture est un droit et un droit fondamental : elle apporte les outils critiques indispensables du libre arbitre.

Le préambule de la constitution de 1946 repris dans celle de 1958 affirme : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, la formation et à la culture » ; La République, décentralisée depuis la réforme de la Constitution, fait que l’Etat, comme l’ensemble des collectivités, portent la responsabilité conjointe de l’application de ce principe. Et la culture n’est pas une compétence comme une autre. Comme pour les droits de l’homme, elle est de la responsabilité de tous et de chacun, et de chaque niveau de collectivités. C’est le partage même de cette responsabilité qui a permis le succès de la décentralisation culturelle et la vitalité impressionnante de la vie culturelle de notre pays, malgré les coups portés ces dernières années.

En cette période de crise financière, économique et sociale majeure, c’est trop souvent le budget de la culture qu’on sacrifie. « On pousse à de bien maigres économies pour de bien grands dégâts ! » comme le disait Victor HUGO ;

Reconnaître le rôle de la culture dans la société reste bien un combat ! A ceux qui déclarent qu’il y a trop de théâtres, de compagnies, d’orchestre, de musées, etc… pour trop peu de public, je réponds : imagine-t-on quelqu’un trouvant qu’il y a trop de suffrage universel parce qu’il y aurait trop d’abstentions ?

L’art et la culture se portent bien à condition qu’on les sauve !

Pourquoi ne pas nous appuyer résolument sur le rapport de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, qui montre combien la seule prise en compte du Produit intérieur brut, de la productivité, le culte de l’argent, du chiffre et de la performance n’ont pas beaucoup de sens pour évaluer la richesse et le bien-être d’un pays. Par contre les services publics, le niveau d’éducation, les critères sociaux et environnementaux, la culture et le lien social qu’elle génère, constituent de véritables richesses essentielles à la qualité de la vie et du vivre ensemble ! Voilà qui pourrait ouvrir des perspectives. Même si ce rapport est hélas abandonné à la critique rongeuse des souris.

Et plus que jamais l’art et la culture pour tous restent une urgence et une priorité. C’est pourquoi il est indispensable d’en faire une grande cause nationale, européenne et mondiale. Qu’on le veuille ou pas, ce sont les idées qui mènent le monde.

Le non partage de l’art, c’est comme une bombe « antipersonnel », ça fait des mutilations terribles ! L’inégalité face aux richesses de l’esprit devrait être éradiquée de la même façon que, dans notre histoire, a été mis fin à l’esclavage. Comme le disait Condorcet, « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant » ! L’art est le champ de tous les possibles. Or même si les salles de spectacles sont pleines, si on fait la queue pour certaines expositions dans les musées, la démocratisation et la démocratie culturelle demeurent un grand défi.

Je m’explique :Roger PLANCHON disait que les ouvriers ne vont dans les théâtres que pour les construire. Il ne proposait pas pour autant de fermer les théâtres, mais il posait là, il y a plus de quarante ans, le grand problème de la ségrégation sociale dans le domaine de la culture. La plaie reste ouverte. Si l’on veut vraiment s’attaquer aux inégalités culturelles, il faut évidemment commencer par s’attaquer aux inégalités sociales et économiques qui ne font que s’accentuer.

Certains s’appuient sur la persistance des inégalités culturelles pour mettre en cause la démocratisation culturelle lui reprochant d’être un échec. Le terme même de démocratisation semble être devenu un « gros mot ». Les crédits dévolus à l’action culturelle sont en baisse constante. Et « la culture pour chacun » qui exacerbe l’individualisme essaye de se substituer à la « culture pour tous ». On n’arrête pas de forger de nouvelles armes contre le collectif. Plutôt que la culture du « chacun pour soi », cultivons l’option d’autrui ! N’opposons pas, mais réconcilions culture populaire et culture savante, culture de masse et culture cultivée. Plus que jamais nous devons renouer avec l’éducation populaire ! C’est le non-partage qui crée le non-public. Si le Ministère de la culture a fait marche arrière sur cette mise en avant de la « culture pour chacun » et évoque dorénavant la culture pour tous et la culture partagée, les crédits affectés à cette mission n’en sont pas moins en baisse.

Les associations culturelles sont sommées de faire toujours plus avec moins. Et l’innovation technique dissimule trop souvent une culture au rabais. Une visite virtuelle de musée sur Internet ne remplacera jamais la confrontation directe avec l’œuvre vivante, plastique, patrimoniale ou monumentale ! Pour autant il faut tout faire pour que toutes les familles puissent avoir accès à Internet et également accès aux outils critiques pour s’approprier les nouvelles technologies, sans en être dupe. En quelque sorte comme le disait malicieusement Jean VILAR / « Eau, gaz, électricité et culture à tous les étages »

 L’Art disait Pablo Picasso, c’est comme le chinois : ça s’apprend. Et nous devons lutter contre tous les analphabétismes. Et c’est mépriser le peuple que de croire qu’il n’a pas soif de culture, de savoir, de découverte.

Et nous vivons hélas dans une société qui fait plutôt la guerre aux pauvres au lieu de faire la guerre à la pauvreté ! Je veux évoquer devant vous ces exclus, que certains artisans de la société multi-vitesse osent appeler « hommes à part », « hommes dépréciés ». A leur égard, les pouvoirs publics agissent le plus souvent à partir de leur malheur et non du mal, c’est-à-dire qu’ils soignent le pauvre dans l’homme et non l’homme dans le pauvre.

Tout exclu est alors « victimisé », l’exclusion n’a pas de cause, pas de responsabilité identifiée ; elle est « fatalisée »… Et l’exclusion se banalise et parfois l’indifférence s’installe… et l’on ne propose que des réponses « a minima » : une allocation, un emploi précaire, un savoir et une culture au rabais.

Or le droit, comme le respect, ne se divise pas. Et vous savez bien que le monde du peu se satisfait finalement de la démocratie du petit : un petit peu de sous, un petit peu de bonheur, un petit peu d’égalité, un petit peu de liberté ! Un RMI/RSA de vie quoi !

Et je ne parle là que de l’aspect « monnaie ». L’exclusion, c’est aussi la mise à l’écart de l’échange social, de l’échange symbolique sans lequel la vie n’est plus la vie.

De ce point de vue, la place de l’Art, dans la lutte contre l’exclusion, toutes les exclusions est à plus d’un titre essentiel parce que l’Art est le champ de tous les possibles et de toutes les différences. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant doit avoir une « piste d’envol » ! C’est pourquoi, je dis Non ! et résolument Non ! à une culture de deuxième classe !

Et l’enjeu de la culture pour tous est l’enjeu de la démocratie tout court. Plus que jamais, face à la montée des intégrismes religieux, politiques, idéologiques ou nationalistes, nous avons à lutter contre tous les analphabétismes. Apprendre l’art comme on apprend à lire et à compter. L’art n’a pas à être optionnel si on souhaite n’en éloigner personne. C’est à l’épreuve du feu qu’on se brûle, c’est à l’épreuve de l’art qu’on en suscite le désir. D’où l’importance de la place de l’art et des artistes à l’école, dès le plus jeune âge. Comme le formule si bien le philosophe Edgar MORIN : « la culture, c’est ce qui relie les savoirs et les féconde ». Elle est indispensable pour comprendre le monde mais aussi développer l’esprit critique et forger son libre-arbitre.

L’œuvre ne rencontre pas mécaniquement son public. L’accès à la culture aujourd’hui devrait marcher sur deux pieds : l’école (de la maternelle à l’université) et le service public de la télévision. Pour réussir la démocratisation de la culture, il est nécessaire d’intervenir sur ces deux vecteurs.

Pour l’école, ne faut-il pas modifier en profondeur et durablement une réalité qui a trop perduré d’une éducation artistique minimisée et marginale, pour ne pas dire en souffrance en dépit de son importance dans le développement des potentialités de la personne comme l’ont confirmé toutes les études ? Soyons « élitaires pour tous » comme le préconisait avec chaleur Antoine VITEZ ! Le service public de la culture doit enfin pouvoir s’appuyer sur le service public de l’éducation et réciproquement ! C’est une question de justice sociale, de solidarité, d’égalité des citoyens et de respect du droit à la culture pour tous. Or, l’éducation artistique et culturelle est perçue comme secondaire et se trouve condamnée à ne constituer que la variable d’ajustement des politiques éducatives, alors qu’elle est au centre de la vie, de l’humain.

En ce qui concerne la télévision, il n’est pas besoin de faire la démonstration qu’elle pourrait être un outil pédagogique capital d’accès à la culture et aux savoirs et générer une formidable appétence. Tout le monde la regarde et de plus en plus longtemps. En se spécialisant, les chaînes ont contribué à fabriquer des ghettos. Pire : les magazines culturels de plus en plus rares sont relégués à des heures tardives, les sujets culturels ont quasiment disparus des journaux télévisés, pourtant le rendez-vous le plus fréquenté du petit écran.

Enfin, nous assistons à une véritable colonisation du culturel par le marché qui menace la liberté de création artistique et son indispensable pluralisme. Et ne nous y trompons pas, la course effrénée à l’audience est synonyme de censure. L’art n’existe pas pour faire l’unanimité. Au contraire et c’est aussi l’une de ses raisons d’être, il invite au débat, à la confrontation, suscite un espace de partage qui s’oppose à la fusion « uniformisante » et s’enrichit des diversités et du pluralisme.

La question, qui en fait est fondamentale, cruciale : la société en 2013 est-elle prête à accueillir l’art contemporain, se l’approprier, s’en faire une force de réflexion pour tous quelle que soit sa situation géographique ou sociale ?

C’est pourquoi, je n’accepte pas qu’on nous dise que la culture coûte cher. Certains experts, certains comptables supérieurs, arrogants et glacés nous parlent toujours du coût de la culture, mais se gardent bien de se poser la question du coût de l’absence de culture. On le voit dans nos quartiers en difficulté.

Il y a ceux qui disent qu’ils aiment l’art, la culture, les artistes et dans le même temps, ils leur coupent les vivres. Cela nous renvoie à Jacques PREVERT, dont vous connaissez l’insolence et l’impertinence, qui sont d’ailleurs des valeurs de la démocratie qui disait à la femme aimée : « Tu dis que tu aimes les fleurs et tu leur coupes la queue, alors quand tu dis que tu m’aimes, j’ai un peu peur »

Face à la mondialisation libérale, comment ne pas voir que la diversité culturelle est de plus en plus menacée par les lois du marché, d’un marché « sans conscience ni miséricorde » pour reprendre l’expression du Prix Nobel Octavio PAZ.

Nous avons aujourd’hui une impression de choix, mais l’abondance de l’offre ne signifie pas pour autant « diversité ». Et il n’est pas de diversité sans politique de la diversité.

C’est fondamental, car la diversité culturelle est un véritable patrimoine commun de l’humanité aussi nécessaire pour le genre humain que la biodiversité dans l’ordre du vivant. Sa défense est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne. Elle est un élément déterminant pour humaniser la mondialisation.

L’art et la culture sont le socle pour mieux construire le monde de demain. L’art, la création, l’imaginaire, l’émotion n’ont pas de frontières. Face à la mondialisation libérale qui désespère les hommes et les femmes, je plaide pour une « mondialité » en forme d’échanges dont la loi ne serait plus « le profit le plus profitable » mais les « équilibres du donner-recevoir ». La planète est devenue un gros village et il est essentiel aujourd’hui à la fois d’ « Agir dans son lieu, et de Penser avec le monde ! ». Le destin des peuples est désormais inextricablement lié comme en témoigne les effets néfastes de la crise financière ou les conséquences du réchauffement climatique qui frappent tout le monde sur tous les continents.

En un mot, l’art et la culture sont plus que jamais de véritables enjeux de civilisation et la condition même de notre civilisation. Face au communautarisme, au repli identitaire, l’art ne nous rappelle-t-il pas en permanence que nous faisons partie d’une communauté qui s’appelle l’Humanité ?

Le XXIème siècle a été à la fois celui de tous les tourments, de tous les espoirs et idéaux bien souvent bafoués, de toutes les tempêtes et de toutes les aspirations, où le meilleur de l’homme a côtoyé les pires horreurs.

 Le XXIème siècle a débuté en portant les mêmes contradictions. Les artistes ont contribué à maintenir debout un monde qui a beaucoup titubé. Ils aident, parfois « avec une vitalité désespérée » pour reprendre la belle expression du poète et cinéaste italien Pasolini, les hommes à se dépasser.

La culture et les arts sont des armes de construction massive !

Il faudra bien un jour sortir de la démarche trop répandue, qu’il est fatal qu’il soit fatal que la culture soit toujours traitée après, que ce soit au niveau local, national ou européen, avec son budget timbre-poste ou plutôt confetti alors qu’elle est au centre de la vie, qu’elle est la réponse de civilisation aux difficultés et aux crises. Pour reprendre André Malraux, « l’art est le plus court chemin qui mène de l’homme vers l’homme ».

Et l’intelligence est la première ressource de notre planète qui l’oublie trop souvent.

Les artistes nous disent en permanence que la création est une mémoire en avant.

Et heureusement qu’ils sont là les artistes, les créateurs, dans leur diversité. Ils nous aident à vivre, à aimer, à ne pas mépriser les rêves, à poser la seule question qui vaille : dans quel monde voulons-nous vivre demain ? Ils nous rappellent également que le bonheur reste une idée neuve.

Je vous remercie et souhaite vous avoir apporté de nouvelles raisons de construire, non pas le meilleur des mondes qui débouche sur le totalitarisme, mais un monde meilleur. Et c’est déjà pas mal.»

Stéphane Hessel et Edgar Morin : Pour que la France retrouve le chemin de l’espérance

Appel lancé par Stéphane Hessel et Edgar Morin sur Médiapart, le 19/10/2011

1. Nous constatons que la force libertaire de la jeunesse, utilisant les moyens informatiques nouveaux, a été capable d’abattre des despotismes dans les pays arabes, d’y réveiller tous les âges et toutes les classes sociales, et qu’elle est devenue une force déferlante d’indignés sur la planète, défiant les pouvoirs, notamment le pouvoir sans entraves du capitalisme financier. Si cette force est apte à provoquer des ruptures et des éveils, il lui manque une pensée politique capable d’ouvrir une voie qui unisse les forces vives des peuples sur un chemin d’espérance. C’est la formulation d’une telle pensée que nous proposons aux candidats.

2. Comme la France n’est pas seule dans le monde et que son destin en dépend en partie, elle devrait proposer une réforme de l’ONU qui la rende apte à traiter les conflits en cours, dont le douloureux conflit israélo-palestinien, et qui instituerait trois instances planétaires dotés de pouvoirs :
– pour surmonter la crise mondiale actuelle en régulant véritablement son économie ;
– pour protéger la biosphère dont la dégradation accélérée dégrade les conditions de vie de l’humanité ;
– pour entreprendre l’élimination des armes de destruction massive.

3. Comme la France est dans l’Union européenne, elle devrait y militer pour y développer une politique commune de protection de ses populations, de développement de ses coopérations, d’intégration des immigrations, et de justes propositions pour la paix dans le monde.

4. La politique en France devrait avoir pour orientation le « bien vivre » qui englobe et dépasse le bien-être matériel pour restaurer une qualité de vie de plus en plus dégradée.

5. Une telle politique pourrait, en même temps, traiter la crise économique et réduire le chômage en développant des mesures appropriées pour :
– juguler la spéculation financière ;
– combiner la mondialisation de coopérations et d’échanges à une démondialisation de protection des intérêts vitaux locaux, régionaux, nationaux ;
– opérer une vive croissance de l’économie verte, de l’économie sociale et solidaire, du commerce équitable, et une décroissance parallèle de l’économie du futile, du jetable, du gaspillage, elle-même liée au développement d’une consommation désintoxiquée ;
– favoriser la croissance de l’agriculture et de l’élevage fermiers et biologiques et la décroissance de la grande exploitation industrialisée.

6. Une telle politique entreprendrait la réduction des inégalités, notamment par une réforme fiscale et la création d’un observatoire des inégalités, qui ferait annuellement ses recommandations.

7. Une telle politique opérerait une régénération de la solidarité notamment en instituant dans toutes villes de maisons de fraternité et en établissant un service civique de solidarité.

8. Une telle politique inciterait à une débureaucratisation des administrations et des entreprises par décompartimentation des travailleurs et restitution de leurs possibilités d’initiatives.

9. Une telle politique inciterait à la démocratie participative en instituant des conseils de gouvernance urbaine et municipale, comportant élus, administrateurs, professions compétentes et citoyens.

10. Une telle politique comporterait une reforme de l’enseignement à tous niveaux de façon à ce que les problèmes fondamentaux et globaux, qui nécessitent des compétences polydisciplinaires y soient enseignées des les petites classes. Elle répondrait à ce que prescrivait Jean-Jacques Rousseau : « Enseigner à vivre ».

11. Toutes ce réformes devraient s’entre-compléter et converger en un grand dessein qui ouvrirait à la France le chemin de l’espérance.

12. Un Président de la République doit d’abord prendre acte des grands défis devant les quels se trouve notre monde, où la France a sa place et sa responsabilité (l’énergie, l’eau, la faim, le climat, la pollution, etc.). Il doit avoir le courage de réduire drastiquement les énormes dépenses inutiles ou nocives, comme les dépenses d’armement et de guerre et l’investissement nucléaire, et de réduire tous les énormes gaspillages qui empêchent l’essor d’une économie saine et productive. Il doit savoir que d’immenses ressources humaines sont inemployées, qu’il y a dans le peuple de France, s’il est rendu à l’initiative et à l’espérance, de très grandes potentialités créatrices. La nouvelle politique se mettre au service des citoyens, et ceux-ci se mettront à son service.

Nous sommes au seuil d’une nouvelle Histoire humaine et déjà partout, notamment dans les jeunes générations, naissent des initiatives porteuses d’un futur d’espérance.

Stéphane Hessel et Edgar Morin
Paris, le 19 octobre 2011

Voir aussi : Rubrique  Débat, Pierre Rosanvallon, Jürgen Habermas pour une Europe démocratique, rubrique Rencontre,

Edgar Morin : « L’une des tragédies de l’Europe, c’est que les nations sont égocentriques »

« Il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves. »

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Dans un  entretien publié le 10 mai dans La Tribune, le sociologue et philosophe français Edgar Morin revient longuement sur la crise grecque et ses conséquences.

La Tribune : l’impuissance à apporter une solution au problème grec n’est-elle pas la démonstration d’une crise des finalités de l’Europe ?

Edgar Morin : La finalité première de l’Europe, c’était d’en finir avec les guerres suicidaires. Face à l’Union soviétique et ses satellites, il fallait créer et sauvegarder un espace de démocratie et de liberté. Donc, l’idée première était fondamentalement politique. Mais la résistance des Etats nationaux à abandonner une parcelle de souveraineté pour créer une entité politique supranationale a bloqué cette évolution. Dans les années 50, les grands courants économiques qui traversaient l’Europe occidentale ont permis de constituer une unité économique qui s’est achevé avec la constitution de l’euro. Mais sans aller au-delà. Nous avons payé cher cette débilité politique, par exemple avec la guerre de Yougoslavie. Et aujourd’hui, dans le cas de la Grèce, on mesure bien l’absence d’une autorité politique légitime. L’Europe est arrivée dans un état d’impuissance. Elle est paralysée par son élargissement et son approfondissement est bloqué par la crise actuelle.

La montée du nationalisme en Europe vous inquiète-t-elle ?

Avant même 2008-2009, il y avait déjà des poussées de nationalisme, certes limités à 10 ou 15% des voix, mais qui représentaient quelque chose de nouveau dans le paysage européen. Là-dessus s’est greffée la crise financière et économique, qui favorise ces tendances xénophobes ou racistes. L’Europe est arrivée à une situation « crisique » puisque pour la première fois, l’hypothèse que l’euro puisse être abandonné par un pays comme la Grèce a été émise, même si cela a été pour la rejeter. L’euro que l’on pensait institué de façon irréversible ne l’est pas. En fait, on ne sait pas très bien vers quoi le monde se dirige. Et, bien qu’il s’agisse d’une situation très différente de celle de 1929 ne serait ce que par le contexte européen, il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves.

Quelle est la nature profonde de la crise que nous traversons ?

Par delà son déclenchement local, aux Etats-Unis, cette crise est liée à l’autonomisation du capitalisme financier, à l’ampleur de la spéculation, au recours de plus en plus important au crédit chez les classes moyennes appauvries, et aux excès d’un crédit incontrôlé. Mais la cause globale est l’absence de régulation du système économique mondial. Le règne du libéralisme économique est fondé sur la croyance que le marché possède en lui des pouvoirs d’autorégulation, et aussi des pouvoirs bénéfiques sur l’ensemble de la vie humaine et sociale. Mais le marché a toujours eu besoin de régulations externes dans le cadre des Etats nationaux. Après la mythologie du communisme salvateur, la mythologie du marché salvateur a produit des ravages, de nature différente, mais tout aussi dangereux.

Une autorité planétaire telle que le G20 apporte-t-elle la réponse ?

Nous sommes dans le paradoxe de la gestation d’une société monde où l’économie et les territoires sont reliés entre eux, mais pour qu’il y ait au-dessus de cela une autorité légitime, il faudrait qu’il y ait le sentiment d’une communauté de destin partagé. Pour des problèmes vitaux comme la biosphère, la prolifération des armes nucléaires ou l’économie, il n’y a pas de véritable régulation mondiale. Ce qui se passe dans l’économie est à l’image des autres débordements, des autres crises du monde. La crise économique n’est pas un phénomène isolé. Elle éclate au moment où nous vivons une crise écologique.

C’est une crise de civilisation ?

C’est une crise des civilisation traditionnelles, mais aussi de la civilisation occidentale. Les civilisations traditionnelles sont attaquées par le développement, la mondialisation et l’occidentalisation, qui sont les trois faces d’une même réalité : le développement détruit leurs solidarités, leurs structures politiques, produit une nouvelle classe moyenne qui s’occidentalise, mais aussi en même temps un gigantesque accroissement de la misère. Le développement à l’occidentale est un standard qui ne tient pas compte des singularités culturelles. Le paradoxe c’est que nous donnons comme modèle aux autres ce qui est en crise chez nous. Partout où règne le bien être matériel, la civilisation apporte un mal être psychologique et moral dont témoignent l’usage des tranquillisants.

L’individualisme n’a pas apporté seulement des autonomies individuelles et un sens de la responsabilité, mais aussi des égoïsmes. La famille traditionnelle, les solidarités de travail, de quartier se désintègrent et la compartimentation de chacun dans son petit cercle lui fait perdre de vue l’ensemble dont il fait partie. Il y a les stress de la vie urbaine, la désertification des campagnes, toutes les dégradation écologiques, la crise de l’agriculture industrialisée. C’est pour cela que j’ai écrit un livre qui s’appelle « politique de civilisation », pour exprimer l’urgence et l’importance des problèmes que les politiques ne traitent pas.

Nicolas Sarkozy a semblé un temps s’en inspirer …

Il a complètement abandonné cette idée. Quand il l’a lancé aux vœux du nouvel an 2008, beaucoup de médias ont dit qu’il reprenait mon expression. J’ai été interrogé, j’ai rencontré le président mais on a vite vu que l’on parlait de deux choses différentes. Il pensait à l’identité, aux valeurs, à la Nation, moi à une politique de correction des dégâts du développement économique.

L’Allemagne a pris une position très dure sur la Grèce. Est-elle tentée de faire éclater l’Europe actuelle ?

L’une des tragédies de l’Europe, c’est que les nations sont égocentriques. L’Allemagne a une politique germanocentrique et forte de son poids elle essaie de l’imposer aux autres. La décomposition de l’Europe pourrait être une des conséquences de la crise. Mais pour le moment, ce n’est pas l’hypothèse la plus probable. La relation entre la France et l’Allemagne est toujours solide. Il faudrait arriver à une nouvelle phase de la crise avec une montée des nationalismes.. Les partis néo-nationalistes sont à peu près au même stade que le parti hitlérien avant la crise de 1929 mais cela ne veut pas dire qu’ils ne pourraient pas représenter 30% dans des circonstances catastrophiques. Nous avons vécu dans l’illusion que le progrès était une loi de l’histoire. On se rend compte désormais que l’avenir est surtout incertain et dangereux. Cela crée une angoisse qui pousse les gens à se réfugier dans le passé et à se plonger dans les racines. C’est d’ailleurs un phénomène mondial, pas seulement européen parce que la crise du progrès a frappé toute la planète avec dans de nombreux pays l’idée que l’occidentalisation des mœurs allait leur faire perdre leur identité. Nous vivons une situation planétaire régressive. Le test, c’est qu’est arrivé au pouvoir aux Etats-Unis un homme aux qualités intellectuelles exceptionnelles, un américain qui a une vraie expérience de la planète, un politique qui a montré une maturité extraordinaire – le discours sur le racisme, le discours du Caire -, et voilà que cet homme est aussitôt paralysé comme Gulliver. La seule chose qu’Obama a réussi en partie après un gigantesque effort est la réforme de la sécurité sociale. Mais bien qu’il ait conscience que le conflit israélo-palestinien est un cancer qui ronge la planète, il n’a pas réussi à faire plier Netanyaou. L’Amérique est toujours enlisée en Irak, prisonnière d’une guerre en Afghanistan, le Pakistan est une poudrière. Obama est arrivé au pouvoir trop tard dans un monde qui a mal évolué.

La Chine devient une puissance de plus en plus autonome. Quel rôle lui voyez-vous jouer à l’avenir ?

La Chine est une formidable civilisation, a une énorme population, beaucoup d’intelligence, une possibilité d’avenir exceptionnelle. Mais son développement actuel se fonde sur la sur-exploitation des travailleurs, avec tous les vices conjugués du totalitarisme et du capitalisme. Son taux de croissance fabuleux permet certes l’émergence d’une classe moyenne et d’une classe aisée, mais il ne favorise pas l’ensemble de la population. Il y a une énorme corruption et de puissants déséquilibres potentiellement dangereux pour la stabilité du pays. Le parti communiste chinois n’assoit plus son pouvoir sur un socialisme fantôme, il s’appuie sur le nationalisme. On le voit avec Taiwan, le Tibet. C’est un pays qui a absorbé le maximum de la technique occidentale et qui maintenant réalise d’énormes investissements en Afrique et ailleurs pour assurer ses approvisionnements en pétrole et en matières premières. C’est un pays qui est devenu le premier émetteur de CO2 du monde. Il faudrait trois planètes pour permettre le développement de la Chine au rythme actuel. Cela reste un point d’interrogation pour l’avenir.

Vous venez de ressortir des textes sur Marx. Pourquoi aujourd’hui ?

Je ne suis plus marxiste. J’ai été marxien, meta-maxiste. Marx est une étoile dans une constellation qui compte bien d’autres penseurs. Même quand j’ai été marxiste, j’ai intégré comme dans « L’homme et la mort », Freud et Ferenczi , beaucoup d’auteurs qui étaient maudits par les orthodoxes marxisants. J’ai toujours pensé qu’il fallait unir les différentes sciences, unir science, politique et philosophie. Il faut un savoir non pas complet mais complexe sur les réalités humaines et sociales. Toute ma culture universitaire a été faite dans ce sens là, dans ce que j’appellerai une anthropologie complexe, réunissant les acquis de toutes les connaissances qui permettent de penser l’homme et d’appréhender la réalité humaine. Jamais on n’a su autant de choses sur l’homme et pourtant jamais on n’a aussi peu su ce que signifiait être humain, a dit Heidegger, parce que toutes ces connaissances sont compartimentées et dispersées. Mon esprit transdisciplinaire doit donc quelque chose à Marx.

Mais dans ce livre aussi, je montre toutes les énormes carences qu’il y a dans la pensée de Marx qui ignore la subjectivité, l’intériorité humaine. L’essentiel de l’humain n’est pas d’être un producteur matériel. Il y a aussi toute cette part de mythe, de religion, qui existe même dans la société la plus technique comme les Etats-Unis. Ma vision tente donc de dépasser Marx. Mais ce qui le rend important aujourd’hui, c’est que c’était le penseur de la mondialisation. Celle-ci est une étape de l’ère planétaire qui commence avec la conquête des Amériques et qui se déchaîne au 19ème siècle au moment où écrit Marx. Marx a très bien compris le marché mondial qui conduirait à une culture mondiale. Marx était très ambivalent. Par exemple, il voyait que le capitalisme détruisait les relations de personne à personne.

Il avait vu la montée de l’individualisme anonyme qui déferle aujourd’hui sur nous. Ce que je retiens, c’est Marx, le penseur de l’ère planétaire. Sa grande erreur, prophétique, était de penser que le capitalisme était son propre fossoyeur. Selon lui, en créant un gigantesque prolétariat, il détruirait les classes moyennes et provoquerait la révolution qui mettrait fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Prophétie totalement erronée car les classes moyennes, loin de disparaître, ont tenu comme l’a vu Bernstein. Mais aujourd’hui, Marx reste un bon guide des dérives du capitalisme financier. Ce que n’avait pas prévu Marx, c’était la capacité de métamorphose du capitalisme qui renaît de ses cendres.

Recueillis par Robert Jules et Philippe Mabille

(La Tribune)

 

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