Pierre Rosanvallon recevra, samedi 31 octobre, les honneurs de l’Université de Neuchâtel lors de son «Dies Academicus». Dans son dernier livre, il met en garde contre la colère engendrée par la «crise de la représentation» et contre les impasses de la démocratie directe
Après son intervention, samedi, lors du «Dies Academicus» de l’Université de Neuchâtel, Pierre Rosanvallon, 67 ans, s’envolera pour l’Argentine et les Etats-Unis. Au programme du professeur titulaire de la Chaire d’histoire moderne et contemporaine du Politique au Collège de France Une série de conférences sur le fil conducteur de son œuvre: vivre dans un régime dit démocratique ne signifie pas être gouverné démocratiquement, y compris en Suisse.
Son dernier livre, « Le Bon gouvernement », paru au Seuil, complète la fresque brossée au fil de ses trois précédents ouvrages: «La Contre-démocratie», «La Légitimité démocratique» et la «Société des égaux». Entretien avec un observateur engagé, inquiet de la montée des populismes alimentée par le désenchantement des citoyens occidentaux et par la forte dégradation du rapport de confiance entre gouvernants et gouvernés, dans les pays dits démocratiques.
Le Temps: Impossible, après avoir lu «Le bon gouvernement», de ne pas s’inquiéter sur l’état de nos démocraties occidentales…
Pierre Rosanvallon: Je nuancerai. L’histoire de la démocratie est celle d’une crise permanente et de citoyens perpétuellement désenchantés. La recherche d’une bonne représentativité découle des limites du principe majoritaire. Entre l’idée de base démocratique, qui consiste à déléguer le pouvoir pour œuvrer à l’intérêt général, et la réalité qui aboutit à l’exercice du pouvoir par le parti majoritaire – ou par le parti arrivé en tête dans les urnes – la source de frustration est évidente. Cette logique majoritaire se justifie bien sûr par un principe d’action et de décision. Il faut pouvoir trancher.
Mais elle illustre ce que j’appelle la souveraineté intermittente des électeurs, et la contradiction inhérente entre la validation démocratique d’un pouvoir, et le permis de gouverner accordé à celui-ci. C’est pour cela que l’on a progressivement doté nos systèmes démocratiques d’institutions présumées indépendantes et impartiales, comme les Cours constitutionnelles. Il faut toujours garder à l’esprit cette «fiction démocratique» originelle.
La démocratie directe, telle que pratiquée en Suisse, ne préserve-t-elle pas, justement, une plus grande souveraineté des électeurs ?
Cela se discute. Historiquement, la Suisse paraît en effet rimer avec démocratie. La preuve, En 1788, soit un an avant la révolution française, la démocratie est définie dans les livres comme un mot «vieilli», faisant référence «à la gestion de quelques cantons helvétiques»! Mais je ne crois pas que les citoyens rêvent de démocratie directe, au sens strict du terme. Ils acceptent la division du travail entre gouvernants et gouvernés si les premiers font correctement leur travail. Regardons les faits: la Confédération accorde avant tout une plus grande importance que la moyenne des Etats démocratiques aux décisions prises par référendum. Elle fonctionne donc totalement sur le principe majoritaire, ce qui nourrit de sérieuses questions. Le citoyen y reste avant tout un électeur.
Or la démocratie ne peut pas être qu’un ensemble de décisions sorties des urnes. Pourquoi ? Parce que la réalité politique est complexe, donc difficile à résumer par des questions simples. Parce que le temps de délibération et d’information, mais aussi les circonstances au moment du vote, pèsent lourd sur les résultats. Et parce que le référendum ne prend pas en compte les conditions juridiques d’application de ces décisions lorsqu’elles contreviennent, par exemple, aux règles que la Suisse a adoptées et aux accords qu’elle a signés. Le citoyen, l’histoire le montre, tend à aimer les solutions et les décisions simples. Or la démocratie ne va pas de pair avec les idées simples.
Le lien a longtemps été fait entre prospérité économique et bon fonctionnement démocratique. Vous le contestez ?
Je constate que la croissance économique, lorsqu’elle s’accommode de trop grandes inégalités ou pire, quand elle contribue à les creuser, engendre un «mal à vivre la démocratie». C’est, entre autres, le problème que doivent affronter les Etats-nations européens, où les fractures sociales, sur fond de relatif bien-être économique, nourrissent un désenchantement démocratique. Un autre élément perturbateur est, en Europe, la question de la souveraineté. A force d’insister sur la souveraineté démocratique à l’intérieur des frontières nationales et de refuser une forme de fédéralisme qui correspondrait aux nouvelles frontières de l’économie européenne, on aboutit à une impasse.
Tout mon travail consiste par conséquent à réfléchir aux moyens pour mettre en œuvre une démocratie qui ne soit pas seulement intermittente, limitée aux élections. Mettre l’accent sur la lisibilité des décisions, la transparence, la réactivité, le parler vrai, l’intégrité, ce que j’appelle la «démocratie d’exercice», est aujourd’hui indispensable. Pour perdurer, la démocratie doit améliorer la qualité de son fonctionnement. C’est un impératif.
Les Occidentaux donnent pourtant des leçons de démocratie au monde entier…
– Vous soulevez un réel problème. Il y a une arrogance démocratique de l’Occident, aveugle sur le désenchantement croissant de ses propres citoyens. L’insistance mise sur l’organisation d’élections est révélatrice, car elles aboutissent souvent à donner la parole à un peuple introuvable.
L’Europe doit réapprendre à parler de sa démocratie comme une expérience, pas comme un modèle. Nous ferions mieux, parfois, d’enseigner nos échecs démocratiques, nos tâtonnements problématiques. Le pire est de favoriser, dans des pays en transition, des situations où l’emballement des promesses démocratiques est suivi d’un retrait désenchanté et brutal, de la part de citoyens déboussolés.
Conséquence: l’émergence de régimes «illibéraux», ces régimes autoritaires qui se maintiennent au pouvoir via des élections plus ou moins contrôlées, tout en laissant ouvertes quelques «fenêtres démocratiques». Cela vous rend pessimiste sur l’avenir de la démocratie ?
A court terme, il y a en effet des raisons d’être pessimiste. L’exercice du pouvoir en Russie, en Turquie ou en Chine, pour parler des grands pays à la fois partenaires et rivaux de l’Occident, pose de sérieuses questions. Tout comme le vent mauvais des populismes et des extrémismes en Europe. En Chine, les citoyens ne peuvent pas être des électeurs démocratiques car ils mettraient à bas, sinon, l’oligarchie au pouvoir. Pékin n’est pas près d’accepter des élections pluralistes et concurrentielles.
N’empêche: face aux pressions citoyennes, le Parti communiste chinois doit couper des branches et se résoudre à des mœurs plus démocratiques dans un certain nombre de domaines. Mais ne nous laissons pas abuser par la propagande de ces régimes: la liberté de la presse, la transparence, le principe de responsabilité demeurent les conditions indispensables d’une vraie «démocratie d’exercice».
Aux côtés de Pierre Rosanvallon, trois autres personnalités du monde académique recevront samedi le titre de docteur honoris causa à l’Université de Neuchâtel: Georges Lüdi, professeur de linguistique, John Anthony Cherry, professeur émérite d’hydrogéologie à l’Université de Waterloo (Canada), et James Richard Crawford, juge à la Cour internationale de justice et professeur de droit international.
Selon le chercheur et essayiste Evgeny Morozov, la technologie sert le néolibéralisme et la domination des Etats-Unis. « Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique et l’affronter en tant que tel », dit-il.
Evgeny Morozov s’est imposé en quelques années comme l’un des contempteurs les plus féroces de la Silicon Valley. A travers trois ouvrages – « The Net Delusion » (2011, non traduit en français), « Pour tout résoudre, cliquez ici » (2014, FYP éditions) et « Le Mirage numérique » (qui paraît ces jours-ci aux Prairies ordinaires) –, à travers une multitudes d’articles publiés dans la presse du monde entier et des interventions partout où on l’invite, il se fait le porteur d’une critique radicale envers la technologie en tant qu’elle sert la domination des Etats-Unis.
A 31 ans, originaire de Biélorussie, il apprend toutes les langues, donne l’impression d’avoir tout lu, ne se trouve pas beaucoup d’égal et maîtrise sa communication avec un mélange de charme et de froideur toujours désarmant.
L’écouter est une expérience stimulante car il pense largement et brasse aussi bien des références historiques de la pensée (Marx, Simondon…) que l’actualité la plus récente et la plus locale. On se demande toujours ce qui, dans ses propos, est de l’ordre de la posture, d’un agenda indécelable, ou de la virtuosité d’un esprit qui réfléchit très vite, et « worldwide » (à moins que ce soit tout ça ensemble).
Nous nous sommes retrouvés dans un aérogare de Roissy-Charles-de-Gaulle, il était entre deux avions. Nous avons erré pour trouver une salade niçoise, car il voulait absolument une salade niçoise.
Rue89 : Est-ce qu’on se trompe en ayant l’impression que vous êtes de plus en plus radical dans votre critique de la Silicon Valley ?
Evgeny Morozov : Non. Je suis en effet plus radical qu’au début. Mais parce que j’étais dans une forme de confusion, je doutais de ce qu’il fallait faire et penser. J’ai aujourd’hui dépassé cette confusion en comprenant que la Silicon Valley était au centre de ce qui nous arrive, qu’il fallait comprendre sa logique profonde, mais aussi l’intégrer dans un contexte plus large.
Or, la plupart des critiques ne font pas ce travail. Uber, Apple, Microsoft, Google, sont les conséquences de phénomènes de long terme, ils agissent au cœur de notre culture.Il faut bien comprendre que ces entreprises n’existeraient pas – et leur modèle consistant à valoriser nos données personnelles serait impossible – si toute une série de choses n’avaient pas eu lieu : par exemple, la privatisation des entreprises télécoms ou l’amoncellement de données par d’énormes chaînes de grands magasins.
Cette histoire, il faut la raconter de manière plus politique et plus radicale. Il faut traiter cela comme un ensemble, qui existe dans un certain contexte.
Et ce contexte, c’est, il faut le dire, le néolibéralisme. Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme.
Le travail critique de la Silicon Valley ne suffit pas. Il faut expliquer que le néolibéralisme qu’elle promeut n’est pas désirable. Il faut expliquer que :
A : le néolibéralisme est un problème ;
B : il y a des alternatives.
Il faut travailler à l’émergence d’une gauche qui se dresse contre ce néolibéralisme qui s’insinue notamment par les technologies.
Le travail que fait Podemos en Espagne est intéressant. Mais voir les plateformes seulement comme un moyen de se passer des anciens médias et de promouvoir un renouvellement démocratique ne suffit pas. Il faut aller plus en profondeur et comprendre comment les technologies agissent sur la politique, et ça, Podemos, comme tous les mouvements de gauche radicale en Europe, ne le fait pas.
Mais vous voyez des endroits où ce travail est fait ?
En Amérique latine, on voit émerger ce type de travail. En Argentine, en Bolivie, en Equateur, on peut en voir des ébauches.
En Equateur par exemple, où la question de la souveraineté est essentielle – notamment parce que l’économie reste très dépendante du dollar américain -,- on l’a vue s’articuler à un mouvement en faveur d’une souveraineté technologique.
Mais on ne voit pas de tels mouvements en Europe. C’est certain.
La Silicon Valley va au-delà de tout ce qu’on avait connu auparavant en termes d’impérialisme économique. La Silicon Valley dépasse largement ce qu’on considérait auparavant comme les paragons du néolibéralisme américain – McDonald’s par exemple – car elle affecte tous les secteurs de notre vie.
C’est pourquoi il faut imaginer un projet politique qui rénove en fond notre conception de la politique et de l’économie, un projet qui intègre la question des infrastructures en garantissant leur indépendance par rapport aux Etats-Unis.
Mais si je suis pessimiste quant à l’avenir de l’Europe, c’est moins à cause de son impensée technologique que de l’absence flagrante d’esprit de rébellion qui l’anime aujourd’hui.
Mais est-ce que votre dénonciation tous azimuts de la Silicon Valley ne surestime pas la place de la technologie dans nos vies ? Il y a bien des lieux de nos vies – et ô combien importants – qui ne sont pas ou peu affectés par la technologie…
Je me permets d’être un peu dramatique car je parle de choses fondamentales comme le travail, l’éducation, la santé, la sécurité, les assurances. Dans tous ces secteurs, des changements majeurs sont en train d’avoir lieu et cela va continuer. La nature humaine, ça n’est pas vraiment mon objet, je m’intéresse plus à ses conditions d’existence.
Et puis je suis obligé de constater que la plupart des changements que j’ai pu annoncés il y a quelques années sont en train d’avoir lieu. Donc je ne pense pas surestimer la force de la Silicon Valley.
D’ailleurs, ce ne sont pas les modes de vie que je critique. Ce qui m’intéresse, ce sont les discours de la Silicon Valley, ce sont les buts qu’elle se donne. Peu importe si, au moment où j’en parle, ce sont seulement 2% de la population qui utilisent un service. Il se peut qu’un jour, ce soient 20% de la population qui l’utilisent. Cette possibilité à elle seule justifie d’en faire la critique.
D’accord, mais en vous intéressant à des discours, ne prenez-vous pas le risque de leur donner trop de crédit ? Dans bien des cas, ce ne sont que des discours.
En effet, on peut toujours se dire que tout ça ne marchera pas. Mais ce n’est pas la bonne manière de faire. Car d’autres y croient.
Regardez par exemple ce qui se passe avec ce qu’on appelle les « smart cities ». Quand vous regardez dans le détail ce qui est vendu aux villes, c’est d’une pauvreté confondante. Le problème, c’est que les villes y croient et paient pour ça. Elles croient à cette idée du logiciel qui va faire que tout fonctionne mieux, et plus rationnellement. Donc si la technologie en elle-même ne marche pas vraiment, le discours, lui, fonctionne à plein. Et ce discours porte un agenda propre.
Il est intéressant de regarder ce qui s’est passé avec la reconnaissance faciale. Il y a presque quinze ans, dans la suite du 11 Septembre, les grandes entreprises sont allées vendre aux Etats le discours de la reconnaissance faciale comme solution à tous leurs problèmes de sécurité. Or, à l’époque, la reconnaissance faciale ne marchait absolument pas. Mais avec tout l’argent des contrats, ces entreprises ont investi dans la recherche, et aujourd’hui, la reconnaissance faciale marche. Et c’est un énorme problème. Il faut prendre en compte le caractère autoréalisateur du discours technologique.
Quelle stratégie adopter ?
Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel.
Ça veut donc dire qu’un projet politique concurrent sera forcément un projet technologique aussi ?
Oui, mais il n’existe pas d’alternative à Google qui puisse être fabriquée par Linux. La domination de Google ne provient pas seulement de sa part logicielle, mais aussi d’une infrastructure qui recueille et stocke les données, de capteurs et d’autres machines très matérielles. Une alternative ne peut pas seulement être logicielle, elle doit aussi être hardware.
Donc, à l’exception peut-être de la Chine, aucun Etat ne peut construire cette alternative à Google, ça ne peut être qu’un ensemble de pays.
Mais c’est un défi gigantesque parce qu’il comporte deux aspects :
un aspect impérialiste : Facebook, Google, Apple, IBM sont très liés aux intérêts extérieurs des Etats-Unis. En son cœur même, la politique économique américaine dépend aujourd’hui de ces entreprises. Un réflexe d’ordre souverainiste se heurterait frontalement à ces intérêts et serait donc voué à l’échec car il n’existe aucun gouvernement aujourd’hui qui soit prêt à affronter les Etats-Unis ;
un aspect philosophico-politique : on pris l’habitude de parler de « post-capitalisme » en parlant de l’idéologie de la Silicon Valley, mais on devrait parler de « post-sociale-démocratie ».
Car quand on regarde comment fonctionne Uber – sans embaucher, en n’assumant aucune des fonctions de protection minimale du travailleur –, quand on regarde les processus d’individualisation des assurances de santé – où revient à la charge de l’assuré de contrôler ses paramètres de santé –, on s’aperçoit à quel point le marché est seul juge.
L’Etat non seulement l’accepte, mais se contente de réguler. Est complètement oubliée la solidarité, qui est au fondement de la sociale-démocratie. Qui sait encore que dans le prix que nous payons un taxi, une part – minime certes – sert à subventionner le transport des malvoyants ? Vous imaginez imposer ça à Uber….
Il faut lire le livre d’Alain Supiot, « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015), il a tout juste : nous sommes passés d’un capitalisme tempéré par un compromis social-démocrate à un capitalisme sans protection. C’est donc qu’on en a bien fini avec la sociale-démocratie.
Ce qui m’intrigue, si l’on suit votre raisonnement, c’est : comment on a accepté cela ?
Mais parce que la gauche en Europe est dévastée ! Il suffit de regarder comment, avec le feuilleton grec de cet été, les gauches européennes en ont appelé à la Commission européenne, qui n’est pas une grande défenseure des solidarités, pour sauver l’Europe.
Aujourd’hui, la gauche a fait sienne la logique de l’innovation et de la compétition, elle ne parle plus de justice ou d’égalité.
La Commission européenne est aujourd’hui – on le voit dans les négociations de l’accord Tafta – l’avocate d’un marché de la donnée libre, c’est incroyable ! Son unique objectif est de promouvoir la croissance économique. Si la vie privée est un obstacle à la croissance, il faut la faire sauter !
D’accord, mais je repose alors ma question : comment on en est venus à accepter cela ?
Certains l’ont fait avec plaisir, d’autres avec angoisse, la plupart avec confusion.
Car certains à gauche – notamment dans la gauche radicale – ont pu croire que la Silicon Valley était une alliée dans le mesure où ils avaient un ennemi commun en la personne des médias de masse. Il est facile de croire dans cette idée fausse que les technologies promues par la Silicon Valley permettront l’émergence d’un autre discours.
On a accepté cela comme on accepte toujours les idées dominantes, parce qu’on est convaincus. Ça vient parfois de très loin. L’Europe occidentale vit encore avec l’idée que les Américains ont été des libérateurs, qu’ils ont ensuite été ceux qui ont empêché le communisme de conquérir l’Europe. L’installation de la domination idéologique américaine – de McDonald’s à la Silicon Valley – s’est faite sur ce terreau.
Il y a beaucoup de confusion dans cette Histoire. Il faut donc théoriser la technologie dans un cadre géopolitique et économique global.
En Europe, on a tendance à faire une critique psychologique, philosophique (comme on peut le voir en France chez des gens comme Simondon ou Stiegler). C’est très bien pour comprendre ce qui se passe dans les consciences. Mais il faut monter d’un niveau et regarder ce qui se passe dans les infrastructures, il faut élargir le point de vue.
Il faut oser répondre simplement à la question : Google, c’est bien ou pas ?
Aux Etats-Unis, on a tendance à répondre à la question sur un plan juridique, en imposant des concepts tels que la neutralité du Net. Mais qu’on s’appuie en Europe sur ce concept est encore un signe de la suprématie américaine car, au fond, la neutralité du Net prend racine dans l’idée de Roosevelt d’un Etat qui n’est là que pour réguler le marché d’un point de vue légal.
Il faut aller plus loin et voir comment nous avons succombé à une intériorisation de l’idéologie libérale jusque dans nos infrastructures technologiques.
Et c’est peut-être en Amérique latine, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’on trouve la pensée la plus intéressante. Eux sont des marxistes qui n’ont pas lu Simondon. Ils se donnent la liberté de penser des alternatives.
Pour vous, le marxisme reste donc un cadre de pensée opérant aujourd’hui pour agir contre la Silicon Valley ?
En tant qu’il permet de penser les questions liées au travail ou à la valeur, oui. Ces concepts doivent être utilisés. Mais il ne s’agit pas de faire une transposition mécanique. Tout ce qui concerne les données – et qui est essentiel aujourd’hui – n’est évidemment pas dans Marx. Il faut le trouver ailleurs.
Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et codirecteur de l’Ecole de droit de la Sorbonne depuis 2013. Avec Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, il développe des suggestions assez hardies pour sortir de la crise de l’Etat-nation. Une réflexion neuve, et qui donne assurément à penser.
Pourquoi faudrait-il « radicaliser la démocratie » ?
Parce que la société craque de partout. Toutes les institutions sur laquelle elle reposait jusqu’à présent sont remises en cause : le suffrage universel perd sa force légitimante du fait de l’abstention, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde, le Parlement ne délibère plus… Mais ce n’est pas seulement une crise de l’Etat, c’est aussi une crise de la justice, de la médecine, l’éducation, du journalisme, de la famille, … Toutes ces institutions qui fonctionnaient sur des règles établies, routinisés, s’interrogent, en même temps – et c’est cette coïncidence qui fait la crise – sur les principes qui les faisaient fonctionner. Il faut donc repenser toute l’organisation sociale.
Radicaliser signifie revenir aux principes, à la racine de la chose démocratique, c’est-à-dire au peuple. Or le peuple a été oublié : il a été englouti par le marché – le consommateur a pris le pas sur le citoyen, et par la représentation – les représentants parlent à la place des citoyens.
La France est pourtant l’un des pays qui a inventé la démocratie représentative ?
L’expression « démocratie représentative » est contradictoire. La France a effectivement apporté au monde le régime représentatif. Mais Sièyes l’a très bien dit dans son discours du 7 septembre 1789 : le régime représentatif n’est pas, et ne saurait être, la démocratie, puisque, dit-il, dans le régime représentatif, le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants. Ce qu’on demande au peuple dans la démocratie représentative, c’est de voter, et de se taire, afin de laisser les représentants parler en son nom. Tout mon propos consiste à imaginer un au-delà de la représentation, pour faire intervenir le peuple de manière continue, entre deux moments électoraux, dans la fabrication de la loi. Créer en somme une démocratie continue, par le droit reconnu aux citoyens de réclamer, d’agir, de participer à l’élaboration de la volonté générale.
Comment définissez-vous le peuple ?
Le peuple est défini par un accord sur le droit. Si l’on ne définit par le peuple par les droits, comment le définit-on ? Par la race ? Par la religion ? Par le sang ? Par quel autre instrument à portée démocratique universel que le droit peut-on définir le peuple ? Dans nos sociétés post-métaphysiques, le droit reste l’instrument par lequel le peuple se construit. Les députés, en 1789, n’avaient pas autre chose à faire qu’à rédiger la déclaration des droits de l’homme ? Ils auraient pu couper la tête au roi tout de suite. Non, ils font la déclaration parce que c’est l’acte par lequel le peuple français se créait en tant que peuple. Le peuple n’est pas une réalité objective, une donnée naturelle de la conscience, c’est une création artificielle, dans laquelle le droit a une place déterminante. Le droit, c’est-à-dire les libertés fondamentales, les droits de l’homme. Ceux qui transforment un individu en citoyen. Ce sont eux qui font passer de l’état de nature à l’état civil. On ne naît pas citoyen, on le devient.
Je suis Charlie
La marche du 11 janvier, après les attentats, en apporte d’une certaine façon la preuve. Le peuple a marché sur les slogans « je suis juif, je suis musulman, je suis chrétien, je suis policier, je suis Charlie ». Autrement dit, ce qui faisait le peuple, c’est le fait de partager la même conception du droit, le droit à la même liberté d’expression et le droit à l’égalité des différences. « Je suis Charlie » est une critique de la conception jacobine de l’égalité – je nie toutes les différences, d’origine, de sexe, de richesse, je ne veux voir que l’être abstrait – mais aussi la condamnation du communautarisme, où chacun s’enferme dans son identité et exige des règles spécifiques.
Ce qu’a dit le peuple le 11 janvier, c’est « nous sommes différents, et nous sommes égaux ». La reconnaissance de l’égalité par la reconnaissance des différences. On n’a jamais défini aussi bien que par ce slogan la force du principe d’égalité. Il n’est pas de réduire les différences, de se replier sur son identité, c’est reconnaître l’autre parce qu’il est autre, comme un égal. C’est ce qui me paraît définir le peuple : le peuple n’est pas une association d’individus, mais une association politique d’individus. C’est cet accord sur le droit, ce bien commun, qui transforme la foule en peuple.
On a beaucoup reproché à certains jeunes de ne pas respecter la minute de silence, ou de dire « je ne suis pas Charlie ». A tort : ceux qui n’ont pas respecté la minute de silence, ce sont qui n’ont pas accès aux droits. Qui n’ont pas accès au droit au logement, au droit à la santé, au droit au travail, au droit à l’éducation. Comme ils n’ont pas accès au droit, ils se définissent autrement. Par les quartiers, par la religion, par le sang. On voit bien là ce qui est en jeu dans la crise d’aujourd’hui : le peuple qui se construit par le droit et qui a défilé le 11 janvier, et le peuple des « sans-droits » qui se construit par d’autres instruments, et c’est cette coupure qui fragilise aujourd’hui le bien social, notre société.
Quelle différence faites-vous entre le peuple et la Nation ?
La Nation est un être abstrait, un concept. La démocratie représentative s’appuie sur la Nation, la démocratie continue sur le peuple, entendu comme ensemble des membres singuliers du corps social. Le peuple, ce sont les individus concrets, qui s’accordent sur le droit, et qui sont les oubliés de la démocratie représentative. Or la démocratie représentative craque de partout, et ce qui fait le tragique du moment. L’abstentionnisme monte, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde…
C’est toujours un moment tragique que celui où on est au milieu du gué. Celui où on abandonne une forme dans laquelle on avait ses repères, pour la forme qu’on sent venir mais qu’on ne voit pas. Dans ce moment-là, la première réaction, c’est d’aller voir dans le passé, pour se rassurer : c’est le discours du Front national. On rétablit le franc, l’Etat-Nation, le principe de la souveraineté, on rétablit le modèle papa-maman, le fils, la maîtresse et l’amant… Ce qui fait la force du Front national, c’est qu’en face, aucun parti politique organisé ne propose un discours réellement alternatif. Quel homme politique aurait le courage de dire, « c’est vrai, l’Etat-Nation, c’est fini. C’était une belle expérience, qui a permis à la France de devenir ce qu’elle est, mais c’est maintenant fini, et ce n’est pas grave. Ce qu’on va construire, avec vous, c’est une autre forme politique que l’Etat ».
La démocratie continue serait cette autre forme politique ?
Absolument. Un des éléments qui la caractérise, c’est une autre façon d’entendre la représentation. La représentation, c’est tout simplement une division du travail politique entre deux catégories de personnes, les représentants, et les représentés. Il y a deux cas de figures possibles. Le premier est ce que j’appelle la représentation-fusion : le corps des représentés fusionne avec et dans le corps des représentants, elle caractérise le principe monarchique. C’est ce qu’affirme Louis XV lors d’un fameux discours du 3 mars 1766, où il s’élève contre l’idée qu’il puisse y avoir entre les intérêts de la nation et le corps du roi un intermédiaire, car dit-il, les intérêts de la Nation sont unis au corps du roi. En 1789, on a séparé le corps du roi des intérêts de la Nation, mais on les a immédiatement recollés dans le corps législatif, celui des représentants, des élus. Il y a donc une continuité de la représentation-fusion, perpétuée dans le principe étatique.
L’autre conception est ce que j’appelle la représentation-écart. Parce que la fusion est totalitaire, il faut trouver des institutions permettant de maintenir l’écart entre le corps des représentants et celui des citoyens, Notamment par l’institutionalisation d’un droit de réclamer pour les citoyens, d’un droit d’intervenir, de parler entre deux moments électoraux à côté, voire contre, leurs représentants. La crise de la représentation ne signifie pas qu’il n’y ait plus de représentants, mais que les représentés puissent continuer à pouvoir intervenir. Cela me paraît très caractéristique de ce qui est en train de se passer dans l’indifférence générale.
Il y a un outil pour cela, pour lequel vous avez des réserves, c’est le référendum ?
Oui, parce que le référendum, c’est la fusion. Dans notre histoire, si la démocratie est née en 1793 avec le référendum, elle est morte avec, avec notamment ceux de Napoléon. Le référendum reste un acte d’acclamation au chef, alors que la démocratie continue est un acte de délibération.
Vous proposez quelques remèdes hardis…
Notre démocratie représentative représente quoi ? La Nation. L’être abstrait. Qui est à l’assemblée nationale, comme son nom l’indique. Les individus concrets, les citoyens concrets, ne peuvent pas peser dans la détermination de la norme, de la règle de la vie en commun. Je propose, comme Pierre Mendès-France, de créer une assemblée sociale, à côté de l’assemblée nationale, qui représenterait les citoyens concrets, les citoyens pris dans leur activité sociale, professionnelle, associative, et qui aurait un pouvoir délibératif, et pas simplement consultatif.
Pourquoi « délibératif » ? Parce que le risque est celui des corps intermédiaires, le risque du corporatisme. Avec un simple pouvoir consultatif, celui d’émettre des voeux, des souhaits, cette assemblée ne s’engagerait à rien et se replierait sur la défense des intérêts particuliers alors qu’avec un pouvoir délibératif, elle serait obligée de construire des compromis, elle serait responsabilisée. Cette assemblée sociale serait l’expression de cette partie du peuple, le peuple de tous le jours, le peuple de quartiers, qui n’a pas aujourd’hui de lieu pour s’exprimer. Que demandait le Tiers-Etat en 1789 ? A avoir une assemblée à lui. A être visible institutionnellement. Ce que je demande, c’est que le peuple de tous les jours ait une visibilité institutionnelle. La démocratie représentative oublie le peuple concret, la démocratie directe oublie le peuple abstrait, la démocratie continue prend en charge cette double identité et cherche à la faire vivre institutionnellement.
N’y a-t-il dit pas un risque que cette assemblée sociale durcisse le lois, revienne à un passé révolu ?
Je ne crois pas. Je constate que lorsque dans une école maternelle un gamin Rom va être expulsé, toutes les familles se mobilisent pour empêcher l’expulsion. Il existe une solidarité dans les quartiers, dans les villes, qui n’est pas visible, dont on ne parle pas. Et il y a ce formidable ressort de la délibération. Pensez au film Douze hommes en colère. Onze jurés sont pour la peine de mort et n’ont pas de temps à perdre, et par la délibération, progressivement, ils quittent leur statut d’individu pour rentrer dans celui de citoyen-juré. On ne naît pas citoyen-juré, on le devient. Par le droit, par la délibération. Le droit est le code de la délibération.
Comment seraient désignés les membres de cette assemblée sociale ?
Le débat reste ouvert. Soit dans un premier temps par les associations, syndicats, groupes représentatifs des différentes activités socio-professionnelles, soit par l’intermédiaire du suffrage universel, voire par le tirage au sort. On s’aperçoit dans les cours d’assises que n’importe qui, après un moment de désarroi, prend au sérieux sa fonction de juré et passe d’une conscience immédiate à une conscience plus élaborée. Ce qui transforme un individu tiré au sort en magistrat, c’est la délibération. Pour toutes les grandes questions de société, organiser des conventions de citoyens, des réunions de gens tirés au sort pour émettre sur la question choisie un avis, me paraît ouvrir sur le peuple de tous les jours cette possibilité de participer directement à la fabrication de la loi. Il y a une demande d’échevinage, d’être dans la boucle qui conduit à la production de la règle. Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile mais pas les institutions qui lui permettent de les acter. Tout ce qu’on appelle les Grenelles, ou les conférences de consensus montrent bien qu’existe ce besoin d’élargir à la société le travail de production de la norme. On ne peut plus laisser à la représentation le monopole de la fabrication de la loi.
Avec l’élection à la proportionnelle de l’assemblée nationale, vous semblez vouloir en revenir à la IVe République ?
Pas du tout. L’élection populaire du président de la République est un élément d’unité, de stabilité, du système politique. Cela oblige tous les cinq ans les partis politiques à se regrouper autour de deux grands pôles pour pouvoir participer au second tour. C’est la première différence avec la IVe République. La seconde, c’est que je propose un mode de scrutin proportionnel sur le modèle allemand, pour aller vite, qui soit accompagné d’un contrat de législature. C’est-à-dire qu’il y ait entre la majorité de l’assemblée nationale et le gouvernement un accord sur le programme à appliquer sur les cinq ans. S’il y a rupture du contrat, chacun retourne devant les électeurs. Le gouvernement tombe et l’assemblée est dissoute. C’est un élément fort de stabilité, qui conduit le gouvernement et sa majorité a un exercice responsable du pouvoir.
Quant au président de la République, il a un rôle d’arbitre. Dans tous les pays où le président est élu au suffrage universel, c’est le premier ministre qui gouverne. Portugal, Autriche, Islande, Roumanie, Pologne, Irlande… Il n’y a pas de lien mécanique entre élection populaire du chef de l’Etat et présidence qui gouverne. Pour clarifier les choses, je propose que ce soit désormais le premier ministre qui préside à Matignon le conseil des ministres, le président de la République ne siégerait plus là où se détermine et se conduit la politique de la nation. Ce qui le mettrait dans une position d’arbitre.
Suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat
Je propose également la suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat, qui ont été très utiles dans la période de construction de l’Etat, mais sont aujourd’hui un obstacle à l’expression de la société civile. Non pas qu’un pays n’ait pas besoin d’élite : mais elles sont en France monoformatées par une pensée d’Etat, élaborée à l’ENA et qu’on retrouve ensuite dispersée dans les cabinets ministériels. Chaque fois qu’une question se pose, on créé une commission et on y place à la tête un conseiller d’État, comme si tous les autres étaient incapables de réfléchir aux problèmes de société. La pensée d’Etat est aujourd’hui un des éléments du blocage de la société française.
On pourrait très bien imaginer que le contentieux administratif soit attribué à une chambre administrative de la Cour de cassation – comme il y a une chambre sociale, une chambre criminelle, … – et supprimer ainsi le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat a été créé contre la Cour de cassation, il s’agissait d’interdire aux juges d’examiner les actes de l’administration. Le Conseil a progressivement fait évoluer sa jurisprudence pour ne plus donner cette apparence de juge spécial de l’administration protégeant l’administration. Y a-t-il réussi ? Pas totalement. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours été réservée sur la double fonction du Conseil d’Etat, conseiller du gouvernement et juge de l’administration. De quelque manière qu’on tourne les choses, cela pose un problème au moins constitutionnel sinon politique.
Ce qui mène à revoir le rôle du ministère de la justice ?
Là aussi je propose la suppression du ministère de la justice, dans la mesure où les qualités d’un gouvernement et celles de la justice sont incompatibles. La justice doit être neutre, impartiale, objective. Un gouvernement est légitimement partial et partisan. ll faut donc sortir la justice du gouvernement pour confier la gestion du service public de la justice à une autorité constitutionnelle, le Conseil supérieur de la justice – et pas de la magistrature – qui aura à prendre en charge le recrutement, la formation, la discipline des magistrats et le budget de la justice.
On avait autrefois un ministère de l’information : on a sorti l’information pour la confier à une autorité constitutionnelle. On a créé en économie une autorité de la concurrence. On a enlevé à l’Etat la gestion des télécommunications pour la confier à une autorité indépendante. Il y a bien aujourd’hui cette idée que la société peut se prendre en charge par d’autres moyens que la forme Etat.
Vous réhabilitez l’utopie ?
J’assume. L’utopie est ce qui fait accéder à la réalité qui vient. Ce dont on a besoin, c’est de montrer la forme politique qui arrive, même si elle n’existe pas, d’imaginer les mots et les institutions qui vont faire voir cette société qui vient. Une société a besoin d’horizon. Peut-être que je me trompe avec mon assemblée sociale. Ce que je vois, c’est que la société essaie de contourner nos institutions, inventées au XIXe siècle, en inventant d’autres formes du vivre ensemble.
On me dit souvent, si la société n’est plus gérée par l’Etat, elle va l’être par le marché. Il suffit de penser à la chèvre de monsieur Séguin. C’est une représentation très forte, qu’on a tous dans la tête dès notre plus jeune âge. La chèvre, c’est la société, monsieur Seguin, c’est l’Etat. La chèvre était heureuse et tranquille avec monsieur Seguin. Elle veut être libre, elle s’en va et se fait manger par le loup – le marché. On a donc tous en tête que si la société quitte l’Etat, le CAC 40 va la dévorer. Tout mon propos consiste à dire qu’on n’est pas condamné à cette alternative, et qu’il faut trouver les institutions qui permettent à la chèvre de monsieur Seguin de ne pas mourir au petit matin, mais au contraire de pouvoir parcourir tous les chemins de la liberté.
Dans Retournez vos fusils! le sociologue suisse choisit clairement son camp et livre des éléments d’analyse concrets pour comprendre et résister à la barbarie libérale.
Rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Jean Ziegler est professeur émérite de sociologie à l’université de Genève. Son dernier essai apporte des clés pour comprendre notre situation et indique les voies d’action pour sa transformation.
Retournez les fusils ! Choisir son camp : vous n’y allez pas par quatre chemins…
La dictature du capital financier globalisé qui asservit aujourd’hui l’humanité non plus… Nous vivons dans un ordre cannibale du monde : toutes les cinq secondes un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente, alors que d’immenses richesses s’accumulent dans les mains d’une mince oligarchie quasi toute puissante.
Selon la Banque mondiale, en 2014, les 500 plus puissantes sociétés privées transcontinentales, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut, Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court.
Contre cet ordre absurde et meurtrier, les Etats eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Les faits sont accablants, les risques encourus énormes. Les fusils dont il est question dans le titre de mon livre sont les droits démocratiques dont nous disposons dans les pays dominateurs.
Aujourd’hui, « faire ce qu’on veut et vouloir ce qu’on fait est devenu quasiment impossible » soulignez-vous. Ce regard critique réconforte, en quoi peut-il porter remède à ce monde malade ?
Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle était l’injonction de Jean-Paul Sartre. C’est la tâche de l’intellectuel, mais aussi de tout démocrate : faire l’effort d’étudier le capitalisme financier globalisé dans ses moindres stratégies, confronter celles-ci à l’intérêt général, choisir son camp, rallier les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences à venir.
Vous évoquez l’utilité des intellectuels. Faut-il mettre en regard leur rôle avec la régression de l’histoire des idées depuis plus de trois décennies ?
Ces trente ans écoulés ont vu l’effondrement du bloc soviétique, dont l’influence couvrait la moitié de la planète, l’unification économique du monde, le tsunami du néolibéralisme qui a dévasté l’idée de l’État-providence, privatisé le monde, tenté d’anéantir les politiques publiques, d’enchaîner les pays dépendants de l’hémisphère sud. Le triomphe de l’idéologie néolibérale correspond à une véritable contre-révolution qui a aussi ravagé les intellectuels.
En vertu des « lois naturelles » de l’économie, dites-vous, le but de toute politique est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, marchandises et services. Le reste serait une histoire d’emballage ?
Oui, c’est le grand succès de l’idéologie néolibérale que de réussir à faire croire que l’économie obéit à des «lois naturelles», que la privatisation et la libéralisation, autrement dit la suppression de toute forme de contrôle public, crée le terrain favorable à l’expansion de l’économie, que la pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres découlent d’une fatalité contre laquelle toute résistance serait vaine, que c’est à l’apogée de l’expansion que se fait « naturellement » la redistribution…
En Europe, on commence à se rendre compte du danger mortel de cet « emballage » idéologique. On réalise progressivement qu’il soumet les gouvernements et les citoyens à ces forces économiques aveugles.
L’idéologie néolibérale est-elle le socle du retour du racisme et de la xénophobie ?
Le désespoir qu’il provoque, oui. Racisme et xénophobie d’un côté, sentiment d’exclusion et d’apartheid de l’autre. En France, la droite française connaît une scission importante entre son courant gaulliste en train de disparaître et son aile néoconservatrice qui s’aligne sur la montée de l’extrême droite en Europe.
Dans ce contexte, l’unité républicaine prend-elle sens ?
Oui, toute unité républicaine vaut mieux que l’extrême-droite au pouvoir. Mais elle ne peut pas durer sans changement profond de la société, de l’économie, de la politique, sans retour de la souveraineté populaire. Sinon la République, la nation, l’héritage formidables de la Révolution française, seront bientôt des coquilles vides.
Comment la gauche de gouvernement qui adopte le langage néolibéral pourrait-elle produire un récit alternatif ?
Telle qu’elle est jusqu’à ce jour, c’est sans espoir. Il faudrait un sursaut gigantesque au PS, je ne l’en crois pas capable.
Que vous évoque les attentats terroristes survenus à Charlie Hebdo et dans le supermarché casher ?
Un antisémitisme nauséabond monte en France. Mais aussi dangereux, au moins à égalité, est l’anti-islamisme. Entre le gouvernement soi-disant socialiste et un grand nombre de Français d’obédience musulmane, le contrat social, le lien de confiance sont fragilisés. C’est sur le terreau de la misère que prospère le monstre djihadiste.
Alors que peut, que doit faire le gouvernement français ? Essayer, par des investissements sociaux massifs, de briser l’isolement et la misère économique des millions d’habitants des banlieues sordides, dont une importante partie sont des musulmans. Prendre enfin sur la tragédie du peuple martyr de Palestine une position officielle claire : non à la colonisation et au terrorisme d’Etat du gouvernement Netanyhaou, oui à la création d’un Etat palestinien souverain.
Où situez-vous la relève ?
La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, ATTAC, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc.
Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Je suis persuadé qu’en Europe aussi l’insurrection des consciences est proche. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Retournez les fusils ! Choisir son camp, Ed. du Seuil, 2014.
Pour la philosophe Cynthia Fleury, le manque de collectif empêche le raffermissement de la confiance.
Pour Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, les Français redécouvrent aujourd’hui la nécessité d’un récit collectif.
Critiques à l’extrême, pessimistes en diable, les Français donnent le sentiment de ne plus s’aimer. Une forme de dépression collective ?
La France déprime, c’est certain. Déprime-t-elle parce qu’elle ne s’aime pas ou parce qu’elle s’aime trop ? Je pense qu’il y a du Narcisse blessé dans ce pessimisme, donc plutôt la preuve d’une passion pour soi-même qui ne s’assume pas, et surtout qui n’a plus les moyens de s’assumer comme telle. Et puis l’autodénigrement chez les Français, c’est presqu’une affaire de style.
Que voulez-vous dire ?
Ceux qu’Antoine Compagnon a appelés les «antimodernes» ont gagné la bataille du style. Ce qui s’est démocratisé dans la doxa française, après le XIXe siècle, c’est le spleen, le désenchantement, la mélancolie intelligente. En fait, on pourrait même considérer que cela remonte à plus tôt. Nous sommes certes les enfants des Lumières et du XVIIIe siècle mais nous demeurons étrangement ceux du XVIIe et du jansénisme (incarné par La Rochefoucauld) qui porte un regard âpre sur le genre humain. Hugo était l’héritier des Lumières. Qui aujourd’hui est l’héritier de Hugo ? Regardez les XXe et XXIe siècles : Céline et Houellebecq, ce n’est pas vraiment la générosité solaire d’un Hugo. Et puis le jansénisme s’est parodié, cette haine de soi est d’une telle complaisance qu’elle en devient suspecte.
N’oubliez-vous pas l’aspiration universaliste matérialisée par la Révolution ?
Sur ce sujet, l’historien Timothy Tackett a émis une hypothèse intéressante : considérer que l’événement majeur de la Révolution, c’est Varennes et la trahison du roi. Autrement dit, la Révolution s’inaugure sur un traumatisme indépassable, la trahison de celui qui représente la nation, non pas seulement la trahison de l’extérieur mais aussi celle de l’intérieur. Résultat, la paranoïa est sans doute devenue dans l’inconscient collectif le meilleur rempart contre les menaces. Qui sait si le sentiment actuel de trahison des élites n’est pas une énième réminiscence de cette trahison originelle ? Phénomène aggravant, la trahison est, chaque jour, étayée par les chiffres, rendue transparente, hypervisible.
La mondialisation n’a-t-elle pas aussi contribué au sentiment de relégation ?
Le tropisme des Français pour le statut (professionnel et social) résiste mal aux déstabilisations provoquées par la mondialisation. Déchus dans leur statut, ils ont le sentiment d’être déclassés, menacés dans leur mode de vie. La précarisation sociale, bien réelle, n’arrange rien. Pour l’heure, comme personne ne sait ni de quoi est fait le nouveau charisme français ni comment l’exprimer, l’impression dominante c’est la déperdition de soi.
Cela explique selon vous la poussée des partis antisystème ?
Nous sommes dans la queue de comète de la défiance, dans la mesure où sa verbalisation a commencé il y a quinze ans. Il n’est pas rare d’entendre maintenant une forme d’autorisation nouvelle chez les citoyens : l’alternance traditionnelle n’a plus le monopole du changement, voire est identifiée au non-changement. Partant, certains qualifient le FN de «vote utile». Au sens où lui seul serait susceptible de «casser» quelque chose.
Est-il possible de reconstruire un récit collectif ?
Nous sommes à un moment inédit de l’histoire : jamais les individus n’ont, à juste titre, autant revendiqué l’autonomisation de leurs désirs. Et, en même temps, ils redécouvrent enfin la nécessité des récits collectifs. Je crois qu’il y a, dans le geste constituant, la matrice d’une restauration de la confiance que l’on a tort de laisser en friches. Le traumatisme du référendum de 2005 est encore très présent. Une nouvelle république, construite avec les citoyens, permettrait aux Français de renouer avec leur tradition universaliste et pionnière. Le «made in France», ce n’est pas la tradition ou le vintage, c’est la vertu pionnière. Le fait que la France soit le premier territoire européen en termes de Fab Labs (et donc d’open innovation) me dit que, peut-être, les Français vont se ressaisir de ce talent.
Renouer avec l’optimisme est-il envisageable dans un avenir proche ?
Le désenchantement est souvent corollaire du sentiment d’isolement. Or, il est possible aujourd’hui de repérer des individus et des réseaux avec lesquels s’associer et inventer les modes socio-économiques de demain. Le dénigrement systématique de l’existant, c’est bon pour ceux qui s’intéressent à la conquête du pouvoir. Mais pour les autres, qui ont déconstruit la notion de pouvoir, ils savent que la politique et le pouvoir ne se recoupent pas, que la première est bien plus vaste et moins illusoire que le second. Résultat, ils n’attendent plus les politiques pour transformer le monde.