L’égalité n’a pas à être « performante »

84552-parite-dans-les-ca-publicis-et-bnp-paribas-montrent-lexemple-600x315-1Par Réjane Sénac *

Plus de femmes dans les instances dirigeantes des entreprises, c’est une valeur ajoutée » ; « La diversité, c’est bon pour le business » ; « Plus d’immigrés, ça améliore la croissance ». Ces arguments sont de plus en plus fréquents, à gauche comme à droite. Peut-on encore, en France, défendre l’égalité sans conditions, comme un principe fondamental, sans avoir besoin de prouver son « utilité » ? Que se passera-t-il si le coût de l’égalité est prouvé ? Cela justifierait-il les discriminations sexistes, racistes et/ou la fermeture des frontières ?

De nombreux rapports légitiment les politiques d’égalité comme un investissement coûtant moins qu’il ne rapporte

La survie de l’Etat-providence et des politiques d’égalité semble reposer sur la démonstration que l’égalité est « meilleure pour tous », pour reprendre le titre de l’ouvrage des Britanniques Kate Pickett et Richard Wilkinson1, qui a connu un franc succès dans notre pays. Dans un récent rapport2, l’OCDE montre par exemple que les politiques de redistribution et d’égalité femmes-hommes sont nécessaires pour augmenter la croissance économique, en particulier parce qu’elles permettent que l’éducation soit un investissement rentable pour tou.te.s et pas seulement pour les plus aisés. De nombreux rapports3 légitiment ainsi les politiques d’égalité comme des investissements coûtant moins qu’ils ne rapportent, si l’on tient compte de leur « performance » économique et sociale sur le moyen-long terme.

Double risque

Il est naïf et/ou cynique de croire que des arguments de justice et d’utilité peuvent cohabiter sans que les premiers ne soient conditionnés par les seconds. Dépassons l’attrait de formules telles que le « gagnant-gagnant » ou « la fin justifie les moyens » : il faut assumer qu’une victoire pour certain.e.s est une perte pour d’autres. Il est urgent de dépasser une lecture enchantée où la lutte contre le néolibéralisme justifierait d’avoir recours à la marchandisation de l’égalité. Promouvoir l’égalité entre femmes et hommes4, la diversité ou l’immigration comme une démarche économiquement rationnelle et rentable, c’est les mettre sous conditions de la démonstration de leur performance. En demeure de prouver leur « utilité ».

S’il est démontré que la sortie des femmes de l’emploi et la préférence nationale pourraient contribuer à résorber le chômage, que ferons-nous ?

Le risque est alors double. Si la performance de l’égalité est prouvée, le premier risque est d’enfermer les inégaux dans une mise en scène de leur « plus-value ». Loin de remettre en cause leur assignation à une singularité sexuée ou/et racialisée, il les « modernise ». Concrètement : justifier l’inclusion des femmes ou des « non-Blancs » au nom de la rentabilité de la mixité, c’est attendre d’elles/d’eux qu’ils soient et demeurent des compléments rentables (le trop fameux « management au féminin » ou « capital féminin ») et non des égaux. Le second risque est que l’égalité de principe devienne une option sous conditions de performance. Les recherches sur les rapports entre mixité et performance5 montrent que leur lien de causalité est discuté et discutable. Dans cette logique, s’il est prouvé que les inégalités sont performantes, les politiques discriminatoires et d’exclusion sont légitimées. S’il est démontré que la sortie des femmes de l’emploi et la préférence nationale pourraient contribuer à résorber le chômage, que ferons-nous ?

Soumission du politique à l’économique

En procédant à ce type d’argumentation, nous acceptons implicitement d’indexer les choix politiques à des variables économiques. La brèche est ouverte au questionnement sur la « rentabilité » des dépenses publiques de solidarité et de redistribution, en particulier dans le domaine de la santé et de l’éducation. Est-on sûr que les bourses sur critère social « rapportent » plus qu’elles ne coûtent ? Que la gratuité de l’école soit un « plus » pour la croissance ? Qu’il soit économiquement fondé d’héberger des SDF l’hiver ?

Les débats sur les coûts ou les bénéfices liés à l’immigration6 constituent une bonne illustration de cette évolution idéologique. Le lien entre performance et mixité et celui entre performance et immigration participent d’une même logique de soumission du politique à l’économique. Quand arrêtera-t-on de justifier les entrées de migrants par leur « apport » à l’économie ou inversement de les refuser du fait de leur coût pour le pays, pour l’Europe ?

Il faut politiser le principe d’égalité en le libérant de son conditionnement à la performance

La tentation est forte de défendre l’égalité comme une valeur dans laquelle on investit, sans prendre conscience qu’elle est ainsi sacrifiée, en tant que principe de justice, à la valorisation et à la performance de la différence. Finalement, tout se passe aujourd’hui comme si les tenant.e.s de l’égalité abandonnaient la bataille idéologique pour s’en remettre aux thèses néolibérales qu’ils contestent. Pour que l’égalité retrouve un sens et une épaisseur politiques, il faut dénoncer cette ruse de la raison néolibérale qui consiste à la paralyser, voire à l’empoisonner, en l’exaltant à son profit.

Egalité

Afin de ne pas être contraint.e de participer à un arbitrage cynique entre les inégalités coûteuses et les inégalités rentables, les politiques d’égalité « performantes » et celles qui ne le sont pas, il faut politiser le principe d’égalité en le libérant de son conditionnement à la performance. C’est accepter de passer par la porte étroite d’un principe de justice d’égalité qui n’a jamais été appliqué pour celles et ceux qui ne font pas partie de la « fraternité républicaine » : les femmes et les « non-Blancs ». C’est remettre en cause un mouvement historique et théorique qui les a exclu.e.s au nom de leur prétendue « moins-value » naturelle et qui les inclut aujourd’hui au nom de leur prétendue « plus-value » culturelle, sociale et économique et non en tant que pairs.

Pour cela, proclamons « L’égalité est morte, vive l’égalité ! » pour dire la nécessité de faire le diagnostic de l’incompatibilité entre l’application du principe républicain d’égalité et sa justification par son efficacité, qu’elle soit politique, sociale et/ou économique. Loin d’être accessoire, cette justification participe d’un processus de soumission du principe d’égalité aux « valeurs du marché »7 à travers une sorte de modernisation du mythe de la complémentarité sexuée et raciale.

 

* Réjane Sénac, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences-Po/Cevipof. Auteure de L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Presses de Sciences-Po, 2015.

Tribune initialement publiée sur le site de l’Observatoire des inégalités. Article original à lire ici.

Voir aussi : Rubrique Science, Science Politique, rubrique Société, Droit des femmes, Citoyenneté, rubrique Economie, rubrique Débat,

  • 1. Les Petits Matins, 2013. Préface de Pascal Canfin, alors ministre en charge du Développement.
  • 2. « Tous concernés. Pourquoi moins d’inégalité profite à tous », OCDE, mai 2015.
  • 3. « Féminisation et performances économiques et sociales des entreprises », par Thomas Breda, rapport de l’Institut des politiques publiques (IPP) n° 12, décembre 2015. Etude réalisée dans le cadre d’une convention entre l’IPP et le secrétariat d’Etat chargé des Droits des femmes ; « La stratégie d’investissement social », par Bruno Palier, étude du Conseil économique, social et environnemental, février 2014 ; « L’apport économique des politiques de diversité à la performance de l’entreprise : le cas des jeunes diplômés d’origine étrangère », par Sonia Hamoudi, étude du Conseil économique, social et environnemental, septembre 2014.
  • 4. http://www.oecd.org/fr/parite/ ; « L’égalité hommes-femmes peut stimuler l’économie », par Willem Adema, L’observateur de l’OCDE n° 298, 1er trimestre 2014.
  • 5. Cf. en particulier « Not-So-Strong Evidence for Gender Differences in Risk Taking », par Julie A. Nelson, Feminist Economics, juillet 2015.
  • 6. Cf. en particulier les rapports de l’OCDE, ainsi que pour le cas français « Bénéfices et coûts de l’immigration : les perspectives macroéconomiques d’une politique d’immigration active en France », par Xavier Chojnicki, e-migrinter n° 12, 2014 ; Immigration Policy and Macroeconomic Performance in France, par Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane et Dramane Coulibaly, Documents de travail du Centre d’économie de la Sorbonne 2015.23.
  • 7. Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, par Wendy Brown, Les prairies ordinaires, 2007, page 50.

Source : AlterecoPlus 09/02/2016

 

Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

4836815_6_1168_2015-12-22-2dbcb43-5630-1qdvkpd_7f36f0846d909bc08dcd35018ef782a9


L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Ci-git le hollandisme, Comment Hollande prépare sa réélection face au FNPolitique de l’immigration, rubrique Société, Vertus et vices de la comédie sécuritaireCitoyenneté , Rubrique JusticeLa France déroge à la convention européenne des Droits de l’Homme, On Line Recensement des joies de l’Etat d’urgence,

« Le vote blanc : de l’anti-vote à l’alter-vote ? »

1992+Affiche+Gerard+Gautier+Votez+Blanc+c_est+Exprime

Par Jérémie Moualek

Au lendemain du 1er tour de l’élection présidentielle de 1969, Georges Pompidou – alors premier ministre et candidat en tête – prend une mesure destinée à freiner l’abstention annoncée importante, en avançant d’une semaine l’ouverture de la pêche prévue initialement la veille du second tour ! Sans même évoquer l’inanité évidente de cette décision, c’était aussi sans compter sur les électeurs qui choisirent de voter blanc et nul : 1 303 798. Depuis lors, l’ampleur de ce phénomène électoral n’a jamais été démentie (901 301 voix au 1er tour des régionales ; 4,6% des votants en moyenne entre 1992 et 2015), ni même sa perpétuelle négation institutionnelle. Comptés mais non comptabilisés dans les suffrages exprimés, ces « votes sans voix » n’ont aucun poids dans la balance électorale (depuis la loi électorale du 15 mars 1849).

Au lendemain des régionales, le sujet « vote blanc » est revenu à la table des débats médiatico-politiques. Et ce, en raison de la présence du Front national (FN) qui bouleverse l’offre politique. Dans plusieurs régions, l’électeur (dit de « gauche », notamment) n’aurait plus l’embarras du choix mais le choix de l’embarras. Et, ce n’est pas la loi du 21 février 2014 « visant à reconnaître le vote blanc » qui va lui simplifier la tâche.

Appliquée la première fois lors des dernières élections européennes, cette loi, adoptée suite à un accord transpartisan, répondait à une « demande » ancienne qui se faisait de plus en plus intense (des 61 propositions de loi déposées depuis 1880, 43 l’ont été après 1993). Certains scrutins – rimant avec des pourcentages conséquents de votes blancs et nuls (seconds tours des présidentielles 1969 et 2012 ; législatives 1993 et 1997 ; référendum 2000) ou une configuration « extraordinaire » (2nd tour de la présidentielle 2002) – ont semble-t-il été des moments propices à la multiplication des initiatives parlementaires. Après la présidentielle de 2002, 11 propositions de loi ont ainsi été émises, notamment dans le but d’ « enrayer » la hausse de l’abstention et des partis dits « extrêmes ».

Le non-choix volontaire

Passé d’anti-vote – étant vu, depuis près d’un siècle et demi, comme contraire à la définition légitime du vote – à antidote – à l’abstention, à la montée des « extrêmes »,…-, le « vote blanc » s’est donc affirmé depuis les années 1990 comme une alternative électorale de plus en plus légitime. D’abord mis en évidence dans le seul cadre d’une offre politique trop restreinte (candidat ou liste unique, référendum), celui-ci tend à devenir l’expression plus générale du non-choix volontaire, voire de la neutralité (une opinion « blanche »). Et ce, au point que la loi lui a octroyé le statut de catégorie électorale autonome en le distinguant – dans le décompte des voix et la présentation des résultats – du « vote nul ».

En résumé, pour le législateur, soit l’électeur refuse ou est en incapacité de choisir (vote blanc), soit il est incapable de voter « normalement », c’est-à-dire en suivant les règles prescrites (vote nul). Cette binarité presque manichéenne – mettant dos à dos un acte « positif » et un acte « négatif » – et cette hiérarchisation des voix non exprimées est factice : voter blanc ou nul demeure encore un vote « à blanc », sans conséquence sur l’issue d’un scrutin.

Surtout, la loi se méprend sur les réalités sociologiques des électeurs et sur leurs pratiques de vote. Car, ce qui est devenu commun d’appeler aujourd’hui « vote blanc » correspond pourtant, toujours, à un usage pluriel du bulletin de vote. En quoi, par exemple, une profession de foi, un papier avec un texte revendicatif ou encore un mouchoir blanc – tous considérés légalement comme des « votes nuls » – ne pourraient-ils pas chacun être des « vote blancs » aux yeux de l’électeur ?

Tant que des bulletins blancs officiels ne seront pas mis à disposition et que le « vote blanc » n’est pas reconnu dans les suffrages exprimés, il semblera hasardeux d’analyser celui-ci distinctement du « vote nul ».

Ils choisissent de « crier »

Beaucoup de ceux qui souhaiteraient voter blanc continuent en effet de céder à la tentation de livrer des « bulletins blancs à message » : à force de ne pas être pris en compte, ils choisissent de « crier » (en ornant leur bulletin d’inscriptions diverses et en le rendant, de fait, nul) plutôt que de « se taire » en livrant une enveloppe vide. Par ailleurs, cette dernière – seule modalité fiable pour voter blanc car un papier vierge est considéré comme nul s’il n’est pas aux mêmes dimensions qu’un bulletin officiel – rebute un bon nombre d’électeurs qui craignent que la légèreté (matérielle) de leur vote ne les trahisse auprès des assesseurs capables alors de deviner la nature de celui-ci. Dès lors, la distinction effectuée avec le « vote nul » ne provoque qu’une nouvelle euphémisation de la portée chiffrée du phénomène, en divisant le pourcentage, autrefois obtenu, en deux.

À l’heure où de plus en plus d’électeurs ne trouvent pas « bulletins à leur urne » ou les désertent (52,8 des inscrits au 1er tour des régionales, sans compter les 3 millions de non-inscrits), l’ambiguïté du code électorale et sa faiblesse (puisque la loi n’est pas vouée à s’appliquer pour les référendums et, surtout, pour la présidentielle) sont à déplorer. Car, tout en étant un refus de choisir dans l’offre politique proposée, le vote blanc et nul est aussi un refus citoyen de renoncer à voter. Il s’avère être un droit de choisir de ne pas choisir : un « alter-vote » qui fait parfois du bulletin bien davantage qu’un instrument destiné à désigner un gagnant. Et, même s’il peut être parfois synonyme d’indifférence, ce geste électoral est plus souvent un moyen d’exprimer une forme d’exigence démocratique à travers l’émission de « bulletins porte-voix ».

Jérémie Moualek est chercheur en sociologie politique, à l’Université d’Évry (Centre Pierre Naville). Il poursuit actuellement une thèse de doctorat sur le vote blanc et nul

Source : La Monde 14/12/2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Citoyenneté, rubrique Sciences, Sciences politiques, rubrique DébatLes Français crèvent de 30 ans de manque de courage politique, rubrique Co développement,

« Changer les choses autrement que par le vote »

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques

Au ras-le-bol de la politique traditionnelle exprimé dans l’abstention, Hélène Balazard, auteure de l’étude « Agir en démocratie », répond en exposant une alternative : le modèle du « community organizing ».

« Je revendique le fait de pouvoir faire changer les choses autrement que par le vote », témoignait récemment sur Rue89 un riverain abstentionniste.

Dans les nombreux messages que vous nous avez adressés pendant les régionales, on a lu du ras-le-bol et de la résignation. Certains d’entre vous votent sans y croire et d’autres, nombreux, ne votent pas ou plus.

Rappelons qu’en matière d’action politique, il n’y a heureusement pas que les élections : il existe des lieux et des groupes où l’on pratique la politique autrement.

A Chicago, en 1940…

Hélène Balazard, docteure en sciences politiques, a étudié deux expériences construites sur le modèle du « community organizing ». Elle a consacré à ces alternatives un ouvrage, « Agir en démocratie » (Les Editions de l’atelier, 2015).

Le « community organizing », que l’on pourrait traduire par organisation communautaire, est un mode d’action locale né aux Etats-Unis. Saul Alinsky, un sociologue américain, a expérimenté ce mode d’organisation dans un quartier de Chicago, à partir de 1940, avant de le développer dans d’autres villes.

Un de ses disciples a plus tard essaimé à Londres. London Citizens, qui a remporté plusieurs combats depuis sa création, a été le sujet de thèse d’Hélène Balazard. Cette dernière a aussi fait partie du petit collectif qui a initié en 2010, sur le modèle londonien, une Alliance citoyenne à Grenoble. Un autre collectif s’est depuis formé à Rennes.

« Créativité citoyenne »

Le « community organizing » est fondé sur l’action de terrain et le pragmatisme anglo-saxon. « Une de ses caractéristiques, c’est de fonctionner en parallèle du système politique partisan, électoral, et de faire de la politique autrement », résume Hélène Balazard.

« Ce n’est pas la panacée, simplement une organisation qui permet de faire avancer les choses, tant du point de vue de la justice sociale qu’en termes de développement du pouvoir politique et de l’engagement. Mais il y a plein d’autres choses qui se font ou qui restent à imaginer. Il ne faut surtout pas se limiter dans sa créativité citoyenne. »

 

Entretien.

Rue89 : Pendant les régionales, on a lu ou entendu du ras-le-bol, de la résignation. Comment agir là-dessus ?

Hélène Balazard : Face au problème du Front national, il y a un travail d’éducation populaire de longue haleine à faire. Le FN joue sur le fait qu’il y a une défiance croissante envers la classe politique mais il en fait lui-même partie. Dans leurs discours, ils disent que le pouvoir est entre les mains des élites politico-économiques mais au lieu d’allier les gens pour créer un contre-pouvoir, ils divisent les classes populaires. Les électeurs sont trompés.

Il y a pas mal de choses à faire en dehors de la politique partisane et des élections. On peut par exemple s’organiser au niveau local pour créer une force citoyenne capable de faire rendre des comptes à ses élus et aux dirigeants économiques.

Concrètement, ça veut dire dans un premier temps réunir des gens du quartier, essayer de faire le tour de tous les problèmes qu’ils rencontrent et qu’ils aimeraient voir changer. Il faut ensuite s’attaquer à un ou deux problèmes qui sont le plus partagés et qui pourraient être résolus assez facilement afin de sortir du fatalisme « de toute façon, on n’a pas de pouvoir, on ne peut rien faire ».

S’il y a des intérêts divergents, on laisse le problème de côté : on travaillera dessus plus tard et peut-être qu’il va se résoudre naturellement, quand on aura appris à se connaître. Le but, c’est de recréer du lien entre les gens pour redonner du sens à la politique. Faire de la politique, c’est organiser la vie en société et pour cela, il faut qu’on la vive cette société, il faut en être conscient.

La démocratie n’est pas un modèle figé. A l’école, dans les cours d’éducation civique, on a l’impression qu’on est des citoyens passifs, qu’on attend que des gens prennent des décisions à notre place. Sauf qu’on peut s’organiser en fonction d’intérêts communs pour faire pression sur les personnes qui prennent des décisions. C’est du pragmatisme.

Il y a quelque chose à tirer d’Alinsky et de l’expérience de Londres : le pragmatisme, l’action. En France, on a tendance à être un peu trop dans la théorie, à réfléchir à un modèle qui serait idéal, à être dans la critique permanente et du coup à rester plutôt inactifs. On reste fixés dans l’idéal républicain issu des Lumières – un idéal assez parfait mais qui, dans la pratique, ne marche pas.

Vous dites qu’il faut redonner du sens à la politique. Qu’entendez-vous par là ?

On a perdu le sens de pourquoi on s’organise. La politique, ce n’est pas une affaire de professionnels : cela devrait concerner tout le monde.

On a l’impression que de toute façon, on ne peut rien faire, que la politique est cette machine opaque que l’on voit à la télé, que d’autres la font à notre place… Si tout le monde remettait la main à la pâte, y compris au niveau local, cela permettrait que des gens différents se rencontrent et se rendent compte de la complexité d’organiser la vie en société : il y a des aspirations différentes, il faut ménager la chèvre et le chou et les décisions sont parfois dures à prendre.

En étant intégrés à ce processus, on serait aussi plus enclins à être dans un esprit coopératif plutôt que dans la compétition. Avec les logiques de partis, on a parfois du mal à voir en quoi ces derniers s’opposent, on est perdus. La politique devient un truc qui n’a plus de sens pour les citoyens qui ne sont pas engagés dans ces rouages-là.

Le premier pas, c’est agir. Il y a déjà plein de gens qui agissent dans des associations, qui s’impliquent dans les écoles de leurs enfants, dans un syndicat ou un CE d’entreprise, dans un parti politique… L’idée aussi, c’est de rencontrer des gens qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer, de sortir de sa zone de confort, de parler à des gens sur lesquels on a des préjugés. Il faut peut-être aussi changer la manière dont la citoyenneté est enseignée à l’école. En Angleterre, ils ont un enseignement de la citoyenneté plus actif – des écoles sont notamment membres de la London Citizens.

Qu’est-ce que le « community organizing » et comment ses participants agissent-ils ?

Le principe du « community organizing », c’est d’organiser des communautés de citoyens qui se réunissent autour de problèmes communs, d’intérêts partagés.

Le mot communauté a parfois un sens péjoratif en France, les Anglais en ont une utilisation beaucoup plus large : ils diraient par exemple que créer une association, c’est créer une communauté de gens qui partagent des intérêts, des opinions ou des valeurs.

Dans le modèle du « community organizing », on crée d’abord sa communauté d’intérêts, on identifie les sujets sur lesquels on veut agir et on se lance dans une enquête (quel est le problème ? D’où vient-il ? comment apporter une solution ?).

L’idée, c’est d’être dans la critique constructive : ne pas dire « on est contre ça » mais « on n’est pas contents et on pense que ça serait mieux ainsi, on est ouverts à la discussion ». Il faut pour cela dialoguer avec les personnes qu’on a identifiées comme responsables et qui ont le pouvoir de changer cette situation problématique.

Parfois, ces responsables ne vont pas vouloir nous rencontrer. C’est là qu’on va organiser des petites actions pour les interpeller, les forcer à nous recevoir. Comme l’idée est de susciter constamment des occasions pour que les gens se rencontrent, les actions sont conviviales, sympathiques, plutôt positives.

A Grenoble par exemple, pour un problème de poubelles non ramassées, ils ont apporté des sacs-poubelle dans le bureau du bailleur qui a fini par les écouter. En 2012, toujours à Grenoble, un autre combat a concerné des femmes de ménage dont on avait augmenté les cadences. Comme les demandes de rendez-vous restaient sans réponse, ils ont ramené du monde dans l’hôtel des impôts où les femmes étaient employées. Les gens sont arrivés avec des sceaux, des balais, des serpillères : « On va faire le ménage avec elles : elles ne peuvent plus le faire seules car les cadences ont été augmentées. » C’était une action visuelle pour les médias, qui décrit bien la situation problématique, qui mobilise du monde, qui est sympathique à faire. A Grenoble encore, les élèves sont allés faire classe dans la mairie pendant un conseil municipal. Leur école, qui avait brûlé en 2012, a fini par être reconstruite.

Par rapport à ce que je décris, vous pourriez vous dire qu’une communauté d’intérêts pourrait très bien porter sur quelque chose qui s’oppose à l’intérêt général. Dans le « community organizing », il y a une volonté de réunir des personnes différentes pour ne pas créer des groupes qui vont s’opposer à d’autres groupes dans la société. Les organisateurs sont là pour éloigner tous les sujets qui pourraient ne pas être progressistes. Pour cela, ils essaient toujours de remonter aux causes d’un problème plutôt qu’à ses conséquences qui pourraient diviser. L’idée, c’est de retisser la société civile dans son ensemble et ne pas monter des personnes les unes contre les autres. Il y a une visée humaniste derrière, l’idée de justice sociale, d’égalité…

Le fait de retisser des liens entre des personnes va recréer des liens de confiance pas officiels. Ce n’est pas comme voter tous les cinq ans pour une personne qu’on connaît à peine et à qui on fait moyennement confiance. On peut faire davantage confiance à quelqu’un qu’on voit régulièrement. Cela permet de redonner du sens à la représentation : mis à part certains élus qui font un travail de terrain, on ne connaît plus nos représentants et il n’y a pas de rendu compte du lien de confiance…

Petit à petit, les citoyens qui participent à des expériences de « community organizing » construisent un pouvoir et s’attaquent à des sujets sur lesquels ils ne pensaient pas avoir d’emprise. Ils vont plus loin dans les changements qu’ils proposent tout en continuant de mener des actions sur des sujets plus anecdotiques pour ne pas s’éloigner de la base et continuer à mobiliser du monde.

Ils utilisent aussi des moyens d’action classique (pétitions, manifs…) ?

Ils essaient d’utiliser ce qui va faire avancer les choses le plus rapidement possible. A Grenoble, ils n’ont jamais organisé de manifestations ; à Londres, si. Disons qu’ils ont globalement un répertoire d’actions plus larges. Sur les pétitions, ils vont souvent dire que ce n’est pas une action qui regroupe, qui va être conviviale. Dans leur manière d’agir, ils pensent toujours à développer l’exercice du pouvoir ainsi que les relations interpersonnelles entre les personnes qui d’habitude ne se rencontrent pas.

Le numérique fait-il partie des outils utilisés par ces groupes ?

Il l’est, forcément, mais ce n’est pas un outil principal. Ils ne se sont pas construits sur le numérique. Quand les réseaux sociaux sont apparus, ils ont même mis du temps à s’y mettre. En fait, le numérique seconde les moyens de mobilisation classique : quand ils organisent un événement, ils créent aussi un évènement Facebook par exemple.

C’est comme si les réseaux sociaux venaient seconder les vraies relations qu’ils ont construites. Ce n’est pas en créant un évènement Facebook que les gens vont venir en réunion. Eux disent que le meilleur moyen d’organiser une réunion, ce n’est pas d’envoyer un courrier, un e-mail ou distribuer des flyers, mais cela doit passer par la construction de liens – une personne vient en réunion parce qu’elle sait qu’elle va retrouver des personnes qu’elle connaît.

Quelles sont les relations entre les membres des « community organizing » et les élus ?

Ça dépend. London Citizens, par exemple, organise depuis 2000, avant chaque élection municipale, une assemblée qu’ils appellent « Accountability Assembly » [assemblée des responsabilités, ndlr]. Ce sont des grandes réunions qu’ils organisent eux-mêmes pour ainsi maîtriser toutes les règles du jeu (c’est un moyen d’action).

Avant chaque assemblée, ils font une campagne d’écoute auprès de tous leurs membres pour définir quels sujets vont être prioritaires. Ils vont ensuite travailler sur quatre propositions correspondant à des revendications. Ils demandent à chaque candidat politique : « Est-ce que, oui ou non, vous êtes prêt à agir, à mettre en place cette solution et si oui, êtes-vous prêt à nous rendre compte de la mise en place de cette action ? »

Ken Livingstone, maire de Londres de 2000 à 2008, avait bien joué le jeu en étant quand même critique. En tant que travailliste, il était plus proche d’eux idéologiquement que Boris Johnson, élu en 2008.

London Citizens n’est pas partisan : ils ne donnent pas de consigne de vote à la fin des assemblées. Ils essaient de rester très indépendants du pouvoir.

A Grenoble, quelles actions de l’Alliance ont abouti ?

Les femmes de ménage ont obtenu le retour à des cadences normales et certaines ont même été titularisées alors qu’elles enchaînaient les CDD, l’école des Buttes a été reconstruite, les étudiants étrangers de la fac ont obtenu l’ouverture d’un nouveau guichet d’accueil pour faciliter les démarches administratives… Il y a eu d’autres victoires.

Quels effets la participation a sur les gens ?

Il y a d’abord une prise de conscience de leur pouvoir. En impliquant les personnes dans une petite action qui aura de l’effet, elles vont prendre conscience qu’elles peuvent changer les choses. Il y a aussi une forme de reconnaissance : « C’est la première fois qu’on me demande mon avis, je ne pensais pas qu’il comptait. »

A travers toutes ces actions, l’idée, c’est aussi de développer des compétences politiques. Organiser des réunions, les animer, développer des compétences d’expression et de négociation… : ce sont des choses que les organisateurs essaient d’apprendre aux participants. Il y a des cours d’éducation au leadership. Ceux qui participent vont par ailleurs devenir plus engagés dans leurs activités, ça renforce leur engagement de citoyen.

L’engagement, l’action politique, ça s’apprend ?

Ça s’apprend notamment en se vivant, pas forcément en lisant des livres. Il faut pour cela que des gens nous entraînent à le faire – dans les deux sens du terme.

L’engagement, d’une certaine manière, ça s’apprend aussi. La motivation à s’engager se développe. Certaines personnes l’acquiert de par leur éducation ou leur parcours de vie, d’autres non. L’engagement peut se développer par des récits d’expérience, des rencontres, la prise de conscience d’injustices qu’on subies ou la prise de conscience qu’on a un moyen d’action dessus.

Après, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les gens ont leur emploi du temps, leur vie personnelle… Les engagements, ça va et ça vient en fonction de ses envies, de son emploi du temps et d’autres contraintes de la vie.

Il faudrait peut-être changer la manière dont on peut participer à l’organisation de la vie en société : avoir plus de temps libre, des congés de citoyenneté payés, un revenu de base universel, etc.

 Emilie Brouze

Source Rue 89 14/12/2015

* Hélène Balazard est auteure de « Agir en démocratie » aux  Editions de l’atelier, 2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Citoyenneté, rubrique Sciences, Sciences politiques, rubrique DébatLes Français crèvent de 30 ans de manque de courage politique, rubrique Co développement,

La résistible dérive oligarchique

LIB-ge?ne?alogie-partis-politiques-complet-avec-titre

A quoi servent les formations politiques ?

Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la publication de l’essai classique de Robert Michels, « Les Partis politiques ». Mais la question qu’il soulevait conserve son actualité : nos sociétés démocratiques seraient-elles condamnées à la domination des élus sur les électeurs ?

Dès le début de son essai Les Partis politiques (1), Robert Michels écarte à la fois l’hypothèse d’un gouvernement direct du peuple et tout projet reposant sur les capacités de mobilisation spontanée des masses. Dans les pays modernes, le peuple participe à la vie publique par le biais d’institutions représentatives. Et la classe ouvrière, si elle veut défendre ses intérêts, doit s’organiser par le biais de partis et de syndicats. Paradoxe : bien que l’organisation constitue une nécessité, elle divise néanmoins « tout parti ou tout syndicat professionnel en une minorité dirigeante et une majorité dirigée ». En d’autres termes, « qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie ». Tel est le problème qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage et dont l’auteur tente de comprendre tant les causes que les conséquences.

L’analyse proposée a pour particularité d’être directement nourrie par l’expérience et les observations de Michels. Né à Cologne en 1876 dans un milieu favorisé, il s’est très tôt engagé au sein du puissant Parti social-démocrate allemand, le SPD, avant de mener une carrière d’écrivain politique et d’universitaire en Suisse, puis en Italie. Jeune intellectuel cosmopolite, il a fréquenté les milieux socialistes de Belgique et de France, et cette connaissance du mouvement ouvrier européen imprègne tout son propos.

Le regard se veut sans jugement moral ni pathos : Michels n’ignore pas que le fonctionnement quasi militaire des organisations ouvrières résulte de la nécessité impérieuse de constituer des structures de combat à même d’affronter la répression féroce de la bourgeoisie. Toutefois, observe-t-il, lorsqu’elles se développent et s’insèrent davantage dans la société, à l’exemple du SPD, leurs méthodes autoritaires ne disparaissent pas.

L’explication première avancée par l’auteur renvoie à la spécialisation des tâches induite par la division du travail : plus l’organisation s’étend, plus son administration s’avère complexe, et moins le contrôle démocratique est à même de s’exercer véritablement. Le travail de mobilisation politique, et partant le fonctionnement quotidien, requiert un personnel dévoué à l’exercice des activités administratives ou de direction. Inévitablement, ce personnel manifeste des connaissances spécifiques (en droit ou en économie, par exemple) et un savoir-faire (concevoir des discours, rédiger des textes…) que tout un chacun ne possède pas spontanément. D’où le rôle essentiel joué par les intellectuels au sein des mouvements ouvriers : « Seul le socialiste d’origine bourgeoise possède ce qui manque encore totalement au prolétariat : le temps et les moyens de faire son éducation politique, la liberté physique de se transporter d’un endroit à un autre et l’indépendance matérielle sans laquelle l’exercice d’une action politique au sens vrai et propre du mot est inconcevable. »

Michels teinte son analyse de considérations psychologiques sur le besoin des masses d’être guidées par des chefs ou sur la propension des représentants à considérer leur mandat comme une charge à vie. Mais le substrat de son analyse relève d’abord de la sociologie. Les conceptions et les goûts politiques des individus sont déterminés par leurs origines sociales et leurs conditions de vie. Le journaliste, même dévoué au prolétariat, n’a pas la même expérience du monde que l’ouvrier métallurgiste.

Certes, le prolétariat a besoin de transfuges de la bourgeoisie ; mais il a tout autant besoin de former et de promouvoir à la direction des partis qui le représentent des éléments issus de la classe ouvrière (lire « Comment un appareil s’éloigne de sa base »). Même d’extraction populaire, cependant, les cadres des partis peuvent s’éloigner du monde du travail et des préoccupations de la base des adhérents. Lorsqu’il décrit une bureaucratie encline à adopter un mode de vie petit-bourgeois et à défendre des positions trop timorées à son goût, Michels songe directement au SPD.

Pour ces bureaucrates qui doivent tout à l’organisation, le parti cesse d’être un moyen pour devenir une fin en soi. Toute la stratégie se trouve alors soumise à la conquête de trophées électoraux et de postes de pouvoir au sein des institutions établies. La critique de Michels est sans ambages : « A mesure qu’augmente son besoin de tranquillité, ses griffes révolutionnaires s’atrophient, il devient un parti bravement conservateur qui continue (l’effet survivant à la cause) à se servir de sa terminologie révolutionnaire, mais qui dans la pratique ne remplit pas d’autre fonction que celle d’un parti d’opposition. » D’un côté, les chefs en appellent chaque jour à la révolution ; de l’autre, leur tactique politique orchestre routine et compromis.

A la fin de l’ouvrage, Michels généralise son propos et le teinte d’une note plus pessimiste. Influencé par des auteurs conservateurs comme Gaetano Mosca (2), il énonce une « loi d’airain de l’oligarchie » rendant inévitable la domination des élus sur les électeurs, des délégués sur les mandants, de l’élite sur la masse. « Le gouvernement, ou si l’on préfère l’Etat, ne saurait être autre chose que l’organisation d’une minorité » qui impose au reste de la société un ordre correspondant à ses intérêts. Tandis que les groupes dirigeants s’affrontent entre eux pour l’exercice de l’autorité, les classes populaires demeurent spectatrices de cet affrontement, appelées seulement à trancher épisodiquement, par les urnes ou par la rue, cette lutte pour l’accession au pouvoir.

Une telle vision, qui paraît condamner tout projet émancipateur, se prête aisément à des lectures conservatrices. L’économiste américain Albert Hirschman cite d’ailleurs l’ouvrage pour décrire le versant réactionnaire d’une rhétorique affirmant la vacuité de toute action visant à changer le monde — ce qu’il appelle l’« effet d’inanité (3) ». D’autres n’ont pas manqué de remarquer que Michels, décédé en 1936, proposait une analyse quasi prophétique du fonctionnement des partis communistes et des démocraties populaires constituées dans le giron de l’Union soviétique. L’homme peut aussi aisément être perçu comme un simple déçu de la démocratie parlementaire — en 1924, Michels adhéra au régime fasciste de Benito Mussolini.

Cependant, à l’époque de la rédaction de l’ouvrage — avant la première guerre mondiale —, il est encore proche du syndicalisme révolutionnaire, qui entend remédier à l’attentisme des partis politiques et revitaliser le socialisme plutôt que le condamner. Cette sensibilité critique anime sa réflexion.

Michels précise clairement qu’il serait erroné de conclure qu’il faudrait renoncer à limiter les tendances autoritaires des organisations. S’il a écrit son essai avec « l’intention de démolir quelques-unes des faciles et superficielles illusions démocratiques », c’est pour mieux aborder cette question de front. Contrairement, selon lui, aux dirigeants des partis ou des syndicats ouvriers qui traitent l’autoritarisme bureaucratique à la manière d’un « léger atavisme » dont ils prétendent pouvoir se débarrasser une fois parvenus au pouvoir.

S’il n’existe pas de solution toute faite à ce problème, l’histoire du mouvement ouvrier est riche des combats menés pour impliquer les classes populaires et contester la centralisation de l’autorité politique. Michels croit ainsi à l’éducation politique, qui permet de « fortifier chez l’individu l’aptitude intellectuelle à la critique et au contrôle ».

Antoine Schwartz

Coauteur avec François Denord de L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, Paris, 2009.

(1) Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens, éd. Werner Klinkhardt, Leipzig, 1911. Traduction française : Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, Paris, 1914.

(2) Politiste italien (1858-1941), considéré comme le « père » de la théorie élitiste selon laquelle le pouvoir est toujours exercé par une minorité organisée (y compris au sein des démocraties).

(3) Albert Hirschman, Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, Paris, 1991.

Source : Le Monde diplomatique Janvier 2015

 Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Politique, rubrique Science politique, rubrique Livres, Essais,