Amnesty International demande la suspension des expulsions d’Afghans

Des migrants afghans à Calais, le 27 mai 2016. PHILIPPE HUGUEN / AFP

Des migrants afghans à Calais, le 27 mai 2016. PHILIPPE HUGUEN / AFP

L’association demande à la France et à l’Europe de stopper leur politique de renvois vers ce pays où les civils ne sont plus protégés.

L’organisation Amnesty International demande, jeudi 5 octobre, un « moratoire immédiat » sur tous les renvois de migrants vers l’Afghanistan, où leur sécurité ne peut être garantie. Dans un rapport intitulé « Retour forcé vers l’insécurité » et basé sur une enquête de terrain, l’ONG rappelle que si 2016 a été une année record en matière de personnes tuées, 2017 suit la même pente.

« Jamais autant de civils n’ont été blessés, comme le soulignent les Nations unies, et parallèlement, jamais autant de renvois n’ont été effectués au départ de l’Europe », déplore Cécile Coudriou, vice-présidente d’Amnesty International France. « Désireux d’augmenter leur nombre d’expulsions, les gouvernements européens appliquent en effet une politique irresponsable et contraire au droit international. Ils exposent des hommes, des femmes et des enfants à des dangers tels que l’enlèvement, la torture ou la mort », a-t-elle ajouté mardi 3 octobre.

« Nous demandons au ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, un moratoire immédiat sur tous les renvois vers l’Afghanistan. Nous demandons à l’Europe la suspension de tous les vols conjoints organisés par Frontex pour reconduire des Afghans depuis plusieurs pays d’Europe », a relayé Jean-François Dubost, responsable du programme de protection des populations au sein de l’organisation de défense des droits de l’homme.

Au sein de l’Union européenne, le taux de protection des Afghans est tombé de 68 % en septembre 2015 à 33 % en décembre 2016. En parallèle, le nombre de renvois a presque triplé, passant sur la même période de 3 290 à 9 460. La France, elle, a remis 640 personnes à l’avion en 2016, contre 435 en 2015.

« J’ai su que le combat serait dur »

A 24 ans, Farhad a échappé de justesse à ce voyage retour. Sa chance ? Il parle un très bon anglais et a pu interpeller les passagers du vol dans lequel il était tenu menotté entre deux policiers escorteurs. C’était en juillet et le jeune homme, aujourd’hui en procédure d’asile en France, n’a pas oublié un instant de cette journée de cauchemar. « L’épreuve a duré une demi-heure. Les policiers m’avaient expliqué que je ne pouvais pas refuser d’embarquer. Ils me maintenaient assis, mais j’ai pu hurler qu’on m’expulsait de France, que je mourrais dès mon retour à Kaboul. Au départ, une femme s’est adressée aux policiers ; puis d’autres passagers se sont manifestés avant que le pilote ne vienne à son tour. » Farhad, qui promet alors qu’il ne lâchera pas son combat, est finalement descendu de l’avion avant d’être présenté au médecin du centre de rétention : il affirme ne plus pouvoir déglutir car les policiers lui ont serré le cou pour l’empêcher d’alerter les autres passagers.

Car, si la France affiche un taux de protection de 88 % pour cette nationalité, elle enferme de plus en plus souvent en centre de rétention administrative (CRA) des déboutés de l’asile, mais aussi des Afghans qui n’ont pas encore déposé de demande. « En 2011, 382 Afghans ont été enfermés en centres de rétention, en France. Quatre ans après, en 2015, ils ont été un millier, comme en 2016. Cette année, le cap des 1 600 a déjà été franchi. On sera à 2 000 à la fin de l’année si la privation de liberté des ressortissants de cette nationalité continue sur le même rythme », regrette David Rohi, de la Cimade.

Zubair, 23 ans, passé par le CRA du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), a été contraint de demander l’asile en rétention. « Mon frère a été assassiné par les talibans, alors toute la famille est partie. En Grèce, j’ai perdu tout le monde et je me suis retrouvé seul. Pendant une semaine, j’ai cherché mon père, ma mère, ma sœur, en vain, avant de reprendre la route vers Londres puisque c’était le terminus qu’on s’était fixé », raconte le jeune homme. Arrêté à Calais alors qu’il tentait de passer, il se dit aujourd’hui heureux d’être reconnu comme réfugié, mais s’interroge sur le lieu où se trouve sa famille et sur la façon dont il pourra la rejoindre puisqu’il est désormais lié à la France…

Avant ses tentatives de renvoi, Farhad avait lui aussi connu l’enfermement au CRA de Coquelles (Pas-de-Calais), puis au Mesnil-Amelot, juste derrière l’aéroport de Roissy. « Quand je suis arrivé au Mesnil-Amelot, j’ai su que le combat serait dur car deux Afghans avaient été remis à l’avion les jours précédents », rapporte le jeune homme.

« Des pressions exercées » sur Kaboul

Fin 2016, un accord a été signé entre l’Union européenne et l’Afghanistan pour faciliter ces retours. Amnesty, qui s’était déjà exprimée à l’époque, relativise une nouvelle fois la notion d’« accord » et cite des sources afghanes qui le qualifient de « coupe de poison ». L’ONG rappelle dans son rapport que, « selon des informations jugées fiables, des pressions auraient été exercées sur le gouvernement afghan pour qu’il accepte cette nécessité des renvois ». L’organisation relate des propos du ministre afghan des finances, Eklil Hakimi, qui a déclaré devant le Parlement que, « si l’Afghanistan ne coopère pas avec les pays de l’Union européenne dans le cadre de la crise des réfugiés, cela aura des conséquences négatives pour le montant de l’aide allouée à notre pays ».

Selon la Cimade et Amnesty, la France s’appuie, elle aussi, sur cet accord. Ainsi, sur les 1 700 ressortissants afghans déjà passés en rétention entre janvier et septembre, la moitié étaient visés par une mesure d’éloignement vers l’Afghanistan, puisque des laissez-passer européens peuvent désormais remplacer les laissez-passer consulaires nécessaires aux renvois, que les autorités afghanes ne s’empressaient pas de délivrer.

L’autre moitié des Afghans enfermés font l’objet d’un transfert vers un pays d’Europe qui, le plus souvent, les renvoie ensuite vers Kaboul. « Au final, 70 % de ces personnes enfermées ont été libérées par un juge », observe David Rohi, pour qui « cette donnée illustre la violation des droits ». Reste que les moins chanceux, eux, ont repris un vol. Et, si Farhad ne s’était pas opposé fermement à son transfert, il aurait été envoyé en Norvège, un pays qui réexpédie très largement vers l’Afghanistan.

Un caractère volontaire « très relatif »

« En Afghanistan, toute ma famille était menacée car mon père et mon oncle refusent de payer leur tribut aux talibans. Moi, j’étais plus particulièrement visé car j’ai été traducteur pour l’ONU », rapporte Farhad qui, au lendemain d’une tentative d’enlèvement à Kaboul, a pris un billet pour Moscou, puis un autre pour Mourmansk, dans l’extrême nord-ouest de la Russie.

Arrivé là-bas, il s’est débrouillé pour passer en Norvège. « Je n’avais pas envie d’y demander l’asile, mais j’ai été obligé de le faire car ils ont relevé mes empreintes », raconte le jeune homme. Une fois débouté, il est arrivé en France, où, arrêté le 16 février dans un parc à Calais, il s’est retrouvé sous le coup d’un renvoi vers la Norvège au nom des accords de Dublin qui permettent aux pays de l’Union de renvoyer un demandeur d’asile vers le premier pays d’Europe où il a laissé trace de son passage. Dans le cas de Farhad, la France a décidé de se charger de sa demande, à l’issue de sa rébellion dans l’avion, puis de sa libération du centre de rétention par un juge.

La Cimade observe que 640 personnes ont été renvoyées en 2016 depuis la France. Si seules 115 d’entre elles l’ont été de façon forcée, l’association reste dubitative sur le caractère volontaire des autres renvois, qu’elle estime « très relatif dans un contexte où l’accueil a été notoirement déficient et compte tenu des multiples formes de répression qu’ont subies ces personnes ».

A Calais, les demandes de retour ont été nombreuses, mais la France avait augmenté les avantages financiers pour un retour volontaire au moment de l’évacuation de la jungle. Amnesty demande la suspension de ces retours volontaires puisque la sécurité n’est pas assurée pour les civils dans ce pays. Les chercheurs de l’organisation, qui se sont entretenus avec plusieurs familles, relatent le « calvaire » que ces dernières ont « vécu après avoir été contraintes de quitter l’Europe. Certaines ont perdu des êtres chers ; d’autres ont échappé de peu à des attaques lancées contre la population civile ; d’autres encore vivent dans la peur des persécutions ».

Maryline Baumard

Source Le Monde 05/10/2017

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Les dix annonces du discours de Juncker sur l’état de l’Union

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, lors de son discours sur l'état de l'Union, au Parlement européen à Strasbourg, le 13 septembre 2017. / Patrick Hertzog/AFP

Le président de la commission européenne Jean-Claude Juncker a prononcé mercredi 13 septembre son discours sur l’état de l’Union européenne devant les eurodéputés, à Strasbourg. Un texte foisonnant qui trace les grandes lignes de la politique européenne pour l’année à venir.

) Institutions et citoyenneté

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé : « Au cours des prochains mois, nous devrions associer les parlements nationaux et la société civile au niveau national, régional et local aux travaux sur l’avenir de l’Europe », a plaidé le président de la Commission, soutenant l’initiative du président Emmanuel Macron d’organiser en 2018 des « conventions démocratiques dans toute l’Europe en 2018 ».

Il plaide par ailleurs en faveur de la création de listes transnationales, ce qui rendrait « les élections au Parlement européen plus européennes et plus démocratiques ».

Concernant l’exécutif européen, Jean-Claude Juncker a également estimé que « le paysage européen serait plus lisible et plus compréhensible si le navire européen était piloté par un seul capitaine ». En clair, il propose de fusionner sa propre fonction avec celle du président du conseil européen, Donald Tusk.

Analyse. Réticent à lâcher de ses prérogatives concernant la gouvernance de la zone euro, Jean-Claude Juncker donne d’autres gages à Emmanuel Macron en soutenant son initiative de consultation citoyenne. Il rejoint également le président français sur la composition de listes transnationales, mais la mesure déjà maintes fois évoquée ces dernières années n’emporte pas le consensus.

En plein déficit démocratique, l’UE cherche à se légitimer auprès des citoyens qui se sentent dépossédés du projet européen, et qui parfois se retranchent sur un vote nationaliste et populiste. Les changements institutionnels proposés par Jean-Claude Juncker sur le pouvoir exécutif de l’Union, rappelant l’échec du projet de Constitution porté par Valéry Giscard d’Estaing, demanderait une modification des traités. Cette fois avec l’adhésion populaire.

Devant l’Acropole, la démocratie européenne, selon Emmanuel Macron

2) Zone euro

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé :« Je veux une union économique et monétaire plus forte », a lancé Jean-Claude Juncker mercredi 13 septembre. Pour cela, le président de la Commission européenne propose la mise en place d’un « ministre européen de l’économie et des finances qui encourage et accompagne les réformes structurelles dans nos États membres. » Il plaide aussi pour une « ligne budgétaire conséquente dédiée à la zone euro ».

Analyse : La crise de la dette en Europe a mis au jour plusieurs fragilités dans les fondations de la monnaie unique et dans son pilotage. L’euro n’a pas permis de coordonner les orientations économiques de chaque État membre tandis que, facteur aggravant, l’absence de budget spécifiquement dédié à la zone euro n’a pas permis d’atténuer les divergences économiques croissantes entre les pays partageant cette monnaie.

Face à ce constat, Jean-Claude Juncker esquisse des pistes de réformes, comme d’autres avant lui mais avec de fortes nuances. En effet, le dirigeant propose que ce soit un commissaire européen qui joue le rôle de ministre européen de l’économie et des finances, et non pas un des ministres des finances de la zone euro. De même, Jean-Claude Juncker se prononce contre un budget et un parlement spécifiques à la zone euro (deux propositions d’Emmanuel Macron, notamment). Ces deux éléments doivent selon lui être considérés selon lui comme deux sous-ensembles de l’Union européenne et de ses institutions.

Ses propositions feront partie du débat, aux côtés notamment de celles du couple franco-allemand, attendues après les élections outre-Rhin le 24 septembre.

À lire : L’avenir de l’UE passe par le renforcement de l’euro

3) Défense et sécurité

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé : « Les cyberattaques sont parfois plus dangereuses pour la stabilité des démocraties et des économies que les fusils et les chars (…) La Commission propose (…) une Agence européenne de cybersécurité, pour mieux nous défendre contre les attaques ».

« Je plaide pour la création d’une cellule européenne de renseignement chargée de veiller à ce que les données relatives aux terroristes et aux combattants étrangers soient automatiquement échangées entre les services de renseignement et la police », a ajouté Jean-Claude Juncker, plaidant pour que le « nouveau parquet européen de poursuivre les auteurs d’infractions terroristes transfrontalières ».

Analyse : Il est vrai que 4 000 cyberattaques ont été enregistrées l’an dernier, et que les actes terroristes se moquent des frontières européennes, comme l’ont encore montré les récentes tueries en Catalogne. Concernant les cyberattaques, il existe déjà, depuis 2004, une agence basée à Heraklion, en Crète, mais il s’agit plutôt d’un fonds documentaire aux ressources limitées. L’essentiel de la coopération sur les attaques se fait en réalité à Tallinn en Estonie sous l’égide de l’Otan. Plus largement, les États sont peu enclins à lâcher leurs prérogatives en matière de sécurité intérieure. La plupart des échanges d’information ont lieu en bilatéral entre pays aux services de renseignement déjà bien étoffés.

À lire : Après le Brexit, cinq scénarios pour cimenter l’Europe

4) Migrations

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé : « Nous allons travailler à l’ouverture de voies de migration légales. La migration irrégulière ne s’arrêtera que lorsque les migrants auront une autre option que d’entreprendre un voyage périlleux ». Jean-Claude Juncker soutient le HCR pour réinstaller 40 000 autres réfugiés originaires de Libye et des pays voisins et faciliter l’accès des migrants à la carte bleue européenne sur les travailleurs qualifiés.

Analyse. À mesure que les frontières européennes se referment, avec la volonté afficher d’expulser plus facilement les étrangers en situation irrégulière, le président de la commission européenne souhaite prendre la main sur le flux migratoire, tant sur le volet asile que sur celui de l’immigration de travail. Cette politique passe nécessairement par un meilleur contact avec les pays de départ. Expulser davantage, en effet, implique d’obtenir les laissez-passer consulaires indispensables au retour. Et endiguer les flux à la source nécessite de solides accords de développement. Or, Jean-Claude Juncker, qui admet les limites des budgets européens, s’en remet à des États membres peu enclins à faire des efforts pour alimenter notamment le fonds fiduciaire pour l’Afrique. Les contributions nationales, sur une enveloppe de 2,7 milliards d’euros, n’atteignent que 150 millions d’euros.

À lire : Réfugiés, les quotas d’accueil conformes au droit européen

5) Accords commerciaux

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé : « Je voudrais que nous renforcions encore notre programme commercial européen (…). Nous venons de conclure avec le Canada un accord commercial (…), nous avons trouvé un accord politique avec le Japon sur un nouveau partenariat économique. Nous avons de bonnes chances de faire de même avec le Mexique et les pays d’Amérique du Sud. Et aujourd’hui, nous proposons d’ouvrir des négociations commerciales avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Je voudrais que tous ces accords soient finalisés d’ici à la fin de ce mandat. Et je tiens à ce qu’ils soient
négociés dans la plus parfaite transparence. »

L’analyse : Là encore, Jean-Claude Juncker prend à bras-le-corps un thème sensible dans l’opinion publique européenne. L’opposition montante au Tafta, le projet de traité de libre-échange transatlantique (finalement en suspens depuis l’élection de Donald Trump), puis l’adoption chaotique du traité avec le Canada, le Ceta, a révélé une méfiance des citoyens envers une Europe jugée ultralibérale. Ses propos sur la transparence accrue des processus de négociation visent à répondre à ses préoccupations. Dans le même temps, ses annonces de projets en cours de négociation indiquent qu’il ne change pas de cap et que le commerce reste une priorité de la Commission. Parce que, justifie-t-il, « le commerce, ce sont des emplois et de nouvelles opportunités pour les entreprises européennes ».

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6) Compétences de l’Union

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé :« Je voudrais que notre Union se concentre davantage sur ce qui compte réellement (…) Nous allons créer d’ici à la fin du mois une task force (« force d’intervention ») « Subsidiarité et proportionnalité » pour regarder de plus près toutes nos politiques, afin que l’Europe n’agisse que là où elle a une vraie valeur ajoutée », a déclaré Jean-Claude Juncker. Le vice-président de la Commission, Frans Timmermans, sera personnellement chargé de piloter ce groupe qui réunira des parlementaires nationaux et européens. Il présentera un rapport dans un an.

Analyse : Régulièrement raillée pour s’intéresser davantage au calibrage des concombres qu’aux grands défis collectifs, l’Union européenne doit en effet mieux cerner son champ d’intervention pour gagner en crédibilité. Un travail a déjà été mené dans ce sens, puisque la commission européenne se félicite d’avoir proposé 25 initiatives par an, contre plus de 100 lors des mandatures précédentes.

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7) Intérêts stratégiques européens

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé :« L’Europe doit toujours défendre ses intérêts stratégiques (…). Nous proposons aujourd’hui un nouveau cadre de l’UE sur l’examen des investissements. Si une entreprise publique étrangère veut faire l’acquisition d’un port européen stratégique, d’une partie de notre infrastructure énergétique ou d’une de nos sociétés dans le domaine des technologies de défense, cela ne peut se faire que dans la transparence, à travers un examen approfondi et un débat. Il est de notre responsabilité politique de savoir ce qui se passe chez nous afin d’être en mesure, si besoin, de protéger notre sécurité collective ».

Analyse : Jean-Claude Juncker met ainsi ses pas dans ceux de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, qui ont proposé en début d’année que les États membres aient la possibilité d’intervenir sur des cas particuliers d’investissements directs étrangers sur des actifs stratégiques, en particulier lorsque ces investissements émanent d’entreprises contrôlées ou financées par des États.

Il reste maintenant à concrétiser cette volonté qui ne fait pas l’unanimité entre les États membres, partagés entre les partisans d’un libre-échange total et ceux qui veulent préserver un droit de regard.

À lire : Les six grands discours sur l’état de l’Union

8) Élargissement

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé :« Si nous voulons plus de stabilité dans notre voisinage, nous devons offrir des perspectives d’élargissement crédibles aux Balkans occidentaux (…). Si nous voulons renforcer la protection de nos frontières extérieures, nous devons laisser la Bulgarie et la Roumanie rejoindre immédiatement l’espace Schengen », estime Jean-Claude Juncker, qui souhaite aussi de faire avancer la candidature croate.

Analyse : Ces déclarations sont surprenantes à l’heure où l’opinion publique européenne s’accorde à dire que l’intégration dans l’UE des pays de l’Est notamment a été sans doute trop rapide. Pour faire passer l’idée, il évoque la protection des « frontières extérieures », les premiers pays d’entrée dans l’Union européenne étant encore aujourd’hui responsable de l’examen de la demande d’asile. C’est aussi une manière de marquer la différence entre les pays éligibles à l’adhésion et la Turquie, qui selon lui « s’éloigne à pas de géants de l’Union européenne ».

À lire : « Emmanuel Macron pose la juste question de l’identité européenne »

9) Travailleurs détachés

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé : Pour Jean-Claude Juncker, « il ne peut y avoir de travailleurs de deuxième classe » dans une « Union entre égaux ». « Ceux qui effectuent le même travail au même endroit doivent pouvoir obtenir le même salaire (…).Nous devons veiller à ce que les dispositions de l’Union concernant la mobilité des travailleurs soient justes, efficaces et imposées partout, avec le soutien d’une nouvelle autorité européenne de contrôle et d’exécution de ces mesures ». Une autorité que « nous créerons », a-t-il assuré.

Analyse : Le thème des travailleurs détachés a cristallisé dans la campagne électorale française 2017 le désamour envers une Europe accusée de mettre les salariés européens en concurrence d’un pays à l’autre. Aussitôt élu, le président Macron est intervenu dans le processus de révision de la directive européenne encadrant le travail détaché, qui était en cours, en proposant notamment de muscler les dispositifs de contrôle et de sanctions en cas de fraude. L’initiative française a provoqué la colère des pays d’Europe centrale, grands pourvoyeurs de travailleurs détachés à l’ouest du continent. Le sommet européen de la fin octobre visera à trouver un consensus entre les différents États, mais aussi la Commission et le parlement européens. Ce sera l’occasion pour Jean-Claude Juncker de préciser sa position, qui va dans le sens d’un contrôle accru mais qui reste floue dans ce discours sur les modalités d’action de cette agence.

À lire : Le travail détaché divise toujours les Européens

10) Climat

Ce que Jean-Claude Juncker a annoncé :« Je veux que l’Europe soit à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique ». En appui de son propos, Jean-Claude Juncker annonce que la Commission « présentera sous peu une proposition de réduction des émissions de carbone dans le secteur des transports ».

Analyse : Les objectifs ne manquent pas pour réduire la pollution. L’UE vise déjà une réduction de 80 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050, par rapport aux niveaux de 1990. Ce qu’il manque à présent, ce sont les moyens pour y parvenir. Car selon Eurostat, deux États membres sur trois continuent de voir leurs émissions augmenter.

Marie Dancer et Jean-Baptiste François

Source La Croix  13/09/2017

Voir aussi : Actualité internationale, Rubrique UE, Grèce, L’Europe contre les peuples, Commission Juncker la finance aux manettes, rubrique Politique, Politique économiqueSociété civile, rubrique Société, Citoyenneté, Opinion,

Dans la torpeur de l’été. L’idée des hotspots en Libye

emmanuel-macron-a-reaffirme-sa-volonte-d-une-reduction_964377_657x508pEmmanuel Macron a annoncé jeudi la création «dès cet été» de centres d’examen pour demandeurs d’asile en Libye

 

Dans l’impasse politique

La Campagne de Com  permanente d’Emmanuel Macron dans la torpeur de l’été  ne lui réussit pas. Son dernier fait d’arme photo ci-dessus, et ses déclarations sur les « hotspots en Libye suscitent des commentaires mitigés et éclairants  dans la presse européenne.

Si la démagogie sans entrave du Figaro souligne une manière de « traiter le problème à la racine ». Le quotidien Autrichien Kurier trouve au moins le mérite de s’en remettre à la raison en parlant d’assumer les conséquences des actes posés, tandis que le quotidien à grand tirage italien Il Sole 24 appelle à une circonspection de rigueur.

Traiter le problème à la racine

L’idée de hotspots en Libye plaît aussi au quotidien Le Figaro :

«Il s’agit de traiter le problème à la racine, sur le continent africain, plutôt qu’à l’intérieur de nos frontières, lorsqu’il est déjà trop tard. … Cela ne suffira évidemment pas à éliminer ce problème complexe et de très longue haleine, d’autant plus que ‘s’installer’ en territoire libyen est une mission délicate. Surtout si les Européens, souvent remarquables d’inefficacité en la matière, ne nous suivent pas ou traînent des pieds.»

Paul-Henri du Limbert

Une question de responsabilité morale

Cette idée peut être utile mais l’UE devra en assumer la responsabilité morale, juge Der Kurier :

«Nous renverrons des centaines de milliers de personnes vers un pays où elles seront maltraitées, violentées, dépouillées de tous leurs effets et contraintes de vivre dans des conditions indignes. Nous nous faisons les partenaires de milices armées, d’un dictateur qui bafoue les droits humains. Si la politique pense qu’il s’agit-là du bon moyen de protéger sa population de l’immigration clandestine, alors cette initiative est légitime. Mais elle doit alors reconnaître ouvertement ne faire aucun cas des droits humains.»

Konrad Kramar

Le pari risqué de Macron

Il Sole 24 Ore, estimant que Paris veut négocier un accord sur les réfugiés avec la Libye, appelle à la circonspection :

«La France connaît d’importants problèmes dans sa politique d’intégration et elle tente de les résoudre en fermant ses ports et en cherchant désespérément quelqu’un en Libye, que ce soit le général Haftar ou le chef de gouvernement Al-Sarraj, qui soit prêt à faire le sale boulot. Car c’est bien là la fonction des hotspots. Après l’Allemagne, qui a fermé la route des Balkans grâce à l’accord conclu avec Erdo?an, Paris tente de faire de même en Afrique du Nord et au Sahel. Elle fait ainsi un pari risqué : les Libyens pourraient concevoir des chantages bien plus pernicieux encore que ceux d’Erdo?an.»

Alberto Negri

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La Pologne vote une réforme controversée de la Cour suprême

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Le texte renforce le contrôle politique sur l’institution judiciaire. L’opposition crie au coup d’Etat.

Le Sénat du Parlement polonais, dominé par les conservateurs, a approuvé dans la nuit de vendredi 21 à samedi 22 juillet une réforme controversée de la Cour suprême, en dépit des mises en garde de l’Union européenne (UE), des appels de Washington et d’importantes manifestations.

Le texte, adopté mercredi par la chambre basse, a été soutenu par 55 sénateurs, contre 23 voix d’opposition. Deux sénateurs se sont abstenus.

Tout au long des débats qui ont duré quinze heures, des milliers de manifestants ont protesté dans toute la Pologne contre cette loi qui renforce le contrôle politique sur la Cour suprême. Après le vote, les manifestants rassemblés devant le Parlement, ont scandé « Honte ! », « Traîtres ! », « Démocratie ! ».

Pour entrer en vigueur, le texte doit être promulgué par le président Andrzej Duda, lui-même issu du parti conservateur Droit et justice (PiS) de Jaroslaw Kaczynski au pouvoir. Le chef d’Etat dispose de vingt et un jours pour signer le texte, y mettre son veto ou, en cas de doute, le soumettre au tribunal constitutionnel.

« Coup d’Etat », d’après l’opposition

L’opposition, des organisations de magistrats, le médiateur public et les manifestants ont appelé le président Duda à user de son veto à propos de cette réforme, ainsi qu’à deux autres réformes adoptées récemment qui, selon eux, accroissent le contrôle du pouvoir exécutif sur le système judiciaire.

L’opposition dénonce un « coup d’Etat », alors que le PiS présente les réformes comme indispensables pour rationaliser le système judiciaire et combattre la corruption. Il considère la résistance à ces initiatives comme la défense des privilèges et de l’impunité d’une « caste » des juges.

Mercredi, la Commission européenne avait sommé Varsovie de « mettre en suspens » ses réformes, agitant la menace de possibles sanctions comme la suspension des droits de vote de la Pologne au sein de l’UE.

Séparation des pouvoirs

Tout en soulignant que la Pologne est « un proche allié » de Washington, le département d’Etat américain a déclaré que les Etats-Unis étaient « préoccupés » par une législation « qui semble limiter le pouvoir judiciaire et potentiellement affaiblir l’Etat de droit en Pologne ».

« Nous exhortons toutes les parties à assurer qu’aucune réforme judiciaire ne viole la Constitution polonaise ou les obligations juridiques internationales et respecte les principes de l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs », selon un communiqué.

De son côté, le premier ministre hongrois Viktor Orban a, au contraire, promis de défendre la Pologne contre ce qu’il estime être une « inquisition » de Bruxelles. « Dans l’intérêt de l’Europe et dans l’esprit de l’ancienne amitié hongro-polonaise, la campagne d’inquisition contre la Pologne ne peut jamais mener au succès », a lancé le leader populiste, lors d’une visite en Roumanie.

« La Hongrie utilisera tous les moyens légaux possibles au sein de l’Union européenne afin de montrer la solidarité avec les Polonais », a-t-il insisté.

La loi sur la Cour suprême arrive juste après deux autres textes votés le 12 juillet. Le premier porte sur le Conseil national de la magistrature et mentionne que ses membres seront désormais choisis par le Parlement. Le deuxième modifie le régime des tribunaux de droit commun, dont les présidents seront nommés par le ministre de la justice.

Arrivés au pouvoir en octobre 2015, les conservateurs ont entrepris plusieurs réformes radicales. Certaines – telles celles du Tribunal constitutionnel et des médias publics – avaient déjà suscité des critiques de la Commission européenne.

Source ; Le Monde.fr avec AFP 22/07/2017

REvue de presse

La révolution culturelle de Kaczynski

Le Monde tente d’expliquer les motivations profondes du PiS :

«Sous la houlette du président du parti, le très secret Jaroslaw Kaczynski, le PiS s’est donné une mission : sortir la Pologne de l’occidentalisme décadent que lui imposerait l’UE, ramener le pays à son identité catholique la plus fondamentale. M. Kaczynski ne cache pas qu’il mène une bataille culturelle et idéologique. … Au service de sa révolution, cet homme veut un Etat fort, délesté de la machinerie des contre-pouvoirs qui caractérisent les démocraties ‘occidentales’. Il se dirait volontiers inspiré par Dieu. La question est de savoir si un tel Etat a sa place dans une Europe qui puise, elle, son inspiration chez Montesquieu.»

Fini les jours heureux en Pologne

Pour Gazeta Wyborcza, l’action du Parlement signe la mort de l’Etat de droit :

«Mercredi, les députés du parti PiS ont mis un terme à l’indépendance de la justice et confié les tribunaux au [ministre de la justice] Zbigniew Ziobro, qui dispose d’un pouvoir illimité et souhaite en découdre avec les juges. C’est la fin de l’Etat de droit. … A partir d’aujourd’hui, toute personne nommée un matin par Jaroslaw Kaczynski peut se faire lyncher le soir à la télévision [publique] nationale, mais également être mise sur écoute, traînée devant la justice, arrêtée, condamnée et déclarée coupable par toutes les instances. … Nous sommes au mois de juillet, tout le monde est à la plage, à boire de la bière en mangeant des saucisses. Malheureusement, le soleil ne sera que de courte durée. Les 27 plus belles années de l’ère démocratique polonaise s’achèvent, pour laisser place à un régime autoritaire.»

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique UE, L’UE peut-elle stopper la réforme de la justice polonaise ?Pologne, rubrique Politique, rubrique Société, Citoyenneté,

La fabrique des indésirables

 Cécile Carrière. — de la série « Barques », 2014 cecilecarriere.fr - Collection Fondation François Schneider


Cécile Carrière. — de la série « Barques », 2014
cecilecarriere.fr – Collection Fondation François Schneider

Un monde de camps

Camps de réfugiés ou de déplacés, campements de migrants, zones d’attente pour personnes en instance, camps de transit, centres de rétention ou de détention administrative, centres d’identification et d’expulsion, points de passage frontaliers, centres d’accueil de demandeurs d’asile, « ghettos », « jungles », hotspots… Ces mots occupent l’actualité de tous les pays depuis la fin des années 1990. Les camps ne sont pas seulement des lieux de vie quotidienne pour des millions de personnes ; ils deviennent l’une des composantes majeures de la « société mondiale », l’une des formes de gouvernement du monde : une manière de gérer l’indésirable.

Produit du dérèglement international qui a suivi la fin de la guerre froide, le phénomène d’« encampement » a pris des proportions considérables au XXIe siècle, dans un contexte de bouleversements politiques, écologiques et économiques. On peut désigner par ce terme le fait pour une autorité quelconque (locale, nationale ou internationale), exerçant un pouvoir sur un territoire, de placer des gens dans une forme ou une autre de camp, ou de les contraindre à s’y mettre eux-mêmes, pour une durée variable (1). En 2014, 6 millions de personnes, surtout des peuples en exil — les Karens de Birmanie en Thaïlande, les Sahraouis en Algérie, les Palestiniens au Proche-Orient… —, résidaient dans l’un des 450 camps de réfugiés « officiels », gérés par des agences internationales — tels le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens — ou, plus rarement, par des administrations nationales. Souvent établis dans l’urgence, sans que leurs initiateurs aient imaginé et encore moins planifié leur pérennisation, ces camps existent parfois depuis plus de vingt ans (comme au Kenya), trente ans (au Pakistan, en Algérie, en Zambie, au Soudan) ou même soixante ans (au Proche-Orient). Avec le temps, certains se sont mis à ressembler à de vastes zones périurbaines, denses et populaires.

La planète comptait également en 2014 plus de 1 000 camps de déplacés internes, abritant environ 6 millions d’individus, et plusieurs milliers de petits campements autoétablis, les plus éphémères et les moins visibles, qui regroupaient 4 à 5 millions d’occupants, essentiellement des migrants dits « clandestins ». Ces installations provisoires, parfois qualifiées de « sauvages », se retrouvent partout dans le monde, en périphérie des villes ou le long des frontières, sur les terrains vagues ou dans les ruines, les interstices, les immeubles abandonnés. Enfin, au moins 1 million de migrants sont passés par l’un des 1 000 centres de rétention administrative répartis dans le monde (dont 400 en Europe). Au total, en tenant compte des Irakiens et des Syriens qui ont fui leur pays ces trois dernières années, on peut estimer que 17 à 20 millions de personnes sont aujourd’hui « encampées ».

Au-delà de leur diversité, les camps présentent trois traits communs : l’extraterritorialité, l’exception et l’exclusion. Il s’agit tout d’abord d’espaces à part, physiquement délimités, des hors-lieux qui souvent ne figurent pas sur les cartes. Quoique deux à trois fois plus peuplé que le département de Garissa où il se trouve, le camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya, n’apparaît pas sur les représentations de ce département. Les camps jouissent également d’un régime d’exception : ils relèvent d’une autre loi que celle de l’État où ils sont établis. Quel que soit leur degré d’ouverture ou de fermeture, ils permettent ainsi d’écarter, de retarder ou de suspendre toute reconnaissance d’une égalité politique entre leurs occupants et les citoyens ordinaires. Enfin, cette forme de regroupement humain exerce une fonction d’exclusion sociale : elle signale en même temps qu’elle dissimule une population en excès, surnuméraire. Le fait d’être ostensiblement différent des autres, de n’être pas intégrable, affirme une altérité qui résulte de la double mise à l’écart juridique et territoriale.

Si chaque type de camp semble accueillir une population particulière — les migrants sans titre de séjour dans les centres de rétention, les réfugiés dans les structures humanitaires, etc. —, on y retrouve en fait un peu les mêmes personnes, qui viennent d’Afrique, d’Asie ou du Proche-Orient. Les catégories institutionnelles d’identification apparaissent comme des masques officiels posés provisoirement sur les visages.

Ainsi, un déplacé interne libérien vivant en 2002-2003 (soit au plus fort de la guerre civile) dans un camp à la périphérie de Monrovia sera un réfugié s’il part s’enregistrer l’année suivante dans un camp du HCR au-delà de la frontière nord de son pays, en Guinée forestière ; puis il sera un clandestin s’il le quitte en 2006 pour chercher du travail à Conakry, où il retrouvera de nombreux compatriotes vivant dans le « quartier des Libériens » de la capitale guinéenne. De là, il tentera peut-être de rejoindre l’Europe, par la mer ou à travers le continent via les routes transsahariennes ; s’il arrive en France, il sera conduit vers l’une des cent zones d’attente pour personnes en instance (ZAPI) que comptent les ports et aéroports. Il sera officiellement considéré comme un maintenu, avant de pouvoir être enregistré comme demandeur d’asile, avec de fortes chances de se voir débouté de sa demande. Il sera alors retenu dans un centre de rétention administrative (CRA) en attendant que les démarches nécessaires à son expulsion soient réglées (lire l’article page 16). S’il n’est pas légalement expulsable, il sera « libéré » puis se retrouvera, à Calais ou dans la banlieue de Rome, migrant clandestin dans un campement ou un squat de migrants africains.

Les camps et campements de réfugiés ne sont plus des réalités confinées aux contrées lointaines des pays du Sud, pas plus qu’ils n’appartiennent au passé. Depuis 2015, l’arrivée de migrants du Proche-Orient a fait émerger une nouvelle logique d’encampement en Europe. En Italie, en Grèce, à la frontière entre la Macédoine et la Serbie ou entre la Hongrie et l’Autriche, divers centres de réception, d’enregistrement et de tri des étrangers sont apparus. À caractère administratif ou policier, ils peuvent être tenus par les autorités nationales, par l’Union européenne ou par des acteurs privés. Installées dans des entrepôts désaffectés, des casernes militaires reconverties ou sur des terrains vagues où des conteneurs ont été empilés, ces structures sont rapidement saturées. Elles s’entourent alors de petits campements qualifiés de « sauvages » ou de « clandestins », ouverts par des organisations non gouvernementales (ONG), par des habitants ou par les migrants eux-mêmes. C’est ce qui s’est produit par exemple autour du camp de Moria, à Lesbos, le premier hotspot (centre de contrôle européen) créé par Bruxelles aux confins de l’espace Schengen en octobre 2015 pour identifier les migrants et prélever leurs empreintes digitales. Ces installations de fortune, qui accueillent généralement quelques dizaines de personnes, peuvent prendre des dimensions considérables, au point de ressembler à de vastes bidonvilles.

En Grèce, à côté du port du Pirée, un campement de tentes abrite entre 4 000 et 5 000 personnes, et jusqu’à 12 000 personnes ont stationné à Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne, dans une sorte de vaste zone d’attente (2). En France, également, de nombreux centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et centres d’hébergement d’urgence ont ouvert ces dernières années. Eux aussi souffrent d’un déficit chronique de places et voient se multiplier les installations sauvages à leurs abords. Les migrants refoulés de la structure ouverte par la mairie de Paris à la porte de la Chapelle à l’automne 2016 se retrouvent contraints de dormir dans des tentes, sur le trottoir ou sous le métro aérien.

Quel est l’avenir de ce paysage de camps ? Trois voies existent d’ores et déjà. L’une est la disparition, comme avec la destruction des campements de migrants à Patras, en Grèce, ou à Calais, en France, en 2009 puis en 2016, ou encore avec l’élimination répétée de campements dits « roms » autour de Paris ou de Lyon. S’agissant des camps de réfugiés anciens, leur disparition pure et simple constitue toujours un problème. En témoigne le cas de Maheba, en Zambie. Ce camp ouvert en 1971 doit fermer depuis 2002. À cette date, il comptait 58 000 occupants, dont une grande majorité de réfugiés angolais de la deuxième, voire de la troisième génération. Une autre voie est la transformation, sur la longue durée, qui peut aller jusqu’à la reconnaissance et à un certain « droit à la ville », comme le montrent les camps palestiniens au Proche-Orient, ou la progressive intégration des camps de déplacés du Soudan du Sud dans la périphérie de Khartoum. Enfin, la dernière voie, la plus répandue aujourd’hui, est celle de l’attente.

D’autres scénarios seraient pourtant possibles. L’encampement de l’Europe et du monde n’a rien d’une fatalité. Certes, les flux de réfugiés, syriens principalement, ont beaucoup augmenté depuis 2014 et 2015 ; mais ils étaient prévisibles, annoncés par l’aggravation constante des conflits au Proche-Orient, par l’accroissement des migrations durant les années précédentes, par une situation globale où la « communauté internationale » a échoué à rétablir la paix. Ces flux avaient d’ailleurs été anticipés par les agences des Nations unies et par les organisations humanitaires, qui, depuis 2012, demandaient en vain une mobilisation des États pour accueillir les nouveaux déplacés dans des conditions apaisées et dignes.

Des arrivées massives et apparemment soudaines ont provoqué la panique de nombreux gouvernements impréparés, qui, inquiets, ont transmis cette inquiétude à leurs citoyens. Une instrumentalisation du désastre humain a permis de justifier des interventions musclées et ainsi, par l’expulsion ou le confinement des migrants, de mettre en scène une défense du territoire national. À bien des égards, le démantèlement de la « jungle » de Calais en octobre 2016 a tenu la même fonction symbolique que l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie (3) ou que l’érection de murs aux frontières de divers pays (4) : ils doivent faire la démonstration que les États savent répondre à l’impératif sécuritaire, protéger des nations « fragiles » en tenant à l’écart les étrangers indésirables.

En 2016, l’Europe a finalement vu arriver trois fois moins de migrants qu’en 2015. Les plus de six mille morts en Méditerranée et dans les Balkans (5), l’externalisation de la question migratoire (vers la Turquie ou vers des pays d’Afrique du Nord) et l’encampement du continent en ont été le prix.

Michel Agier

Anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a récemment publié Les Migrants et nous. Comprendre Babel (CNRS Éditions, Paris, 2016) et dirigé l’ouvrage Un monde de camps (La Découverte, Paris, 2014), dont le titre de ce dossier s’inspire.
Source Le Monde Diplomatique Mai 2017